Sékou Touré dans les années 50, vêtu d’un costume occidental comme il le faisait encore régulièrement à l’époque, mais agitant déjà le mouchoir blanc qui sera l’un de ses signes distinctifs.
Volume I. L’enfance, la formation, les années militantes
et la marche vers le pouvoir — 1922-1956
Le premier [des huit] tomes de cette biographie traite de la période qui va de la naissance de Sékou Touré en 1922 jusqu’à l’année 1955, où Sékou Touré, élu conseiller territorial de Beyla, accentue son action militante, politique et syndicale. Enrichi de multiples témoignages personnels, de centaines de notes et de nombreuses annexes souvent inédites, ce travail s’intéresse également à son environnement familial, à ses années de formation, à ses voyages en France, en Europe et en Afrique, à ses passions et à ses inimitiés, à ses difficultés avec l’administration coloniale, à la naissance du RDA et à sa section guinéenne, le Parti Démocratique de Guinée (PDG). On y découvre les premiers pas du leader qui mènera son pays à l’indépendance et en sera le premier président, charismatique et controversé.
Table des matières
Introduction — Sékou Touré (1922-1984) Premier président de la Guinée (1958-1984)
- Chapitre 1. — 11 décembre 1919 ou 9 janvier 1922 ? Une date de naissance incertaine
- Chapitre 2. — Automne 1936. Sékou “monte” à Conakry pour son éducation, et s’y installe
- Chapitre 3. — 14 septembre 1941. Sékou devient postier et commence une vie de militant
- Chapitre 4. — Des cours du soir des catholiques à la formation doctrinale des communistes
- Chapitre 5. — 18 mars 1945. Sékou crée le syndicat des PTT
- Chapitre 6. — Décembre 1945. Premier voyage à Paris
- Chapitre 7. — 23 mars 1946. Fondation de l’Union Mandingue
- Chapitre 8. — 18 octobre 1946. Sékou Touré participe à Bamako au Congrès fondateur du RDA et reste dans ce parti jusqu’en 1958
- Chapitre 9. — 17 mai 1947. La fondation du Parti démocratique de Guinée (PDG)
- Chapitre 10. — 26 novembre 1949. Le concert de Keita Fodéba
- Chapitre 11. — 1950. “Afin que Sékou Touré ne soit pas un simple braillard de village”
- Chapitre 12. — 15 octobre 1950. Le véritable démarrage du PDG
- Chapitre 13. — 16 novembre 1950. Sékou Touré participe au Congrès mondial de la paix à Varsovie
- Chapitre 14. — 25 janvier 1951. Le gouverneur révoque Sékou Touré
- Chapitre 15. — 18 juin 1953. Sékou Touré se marie
- Chapitre 16. — 2 août 1953. Sékou Touré est élu Conseiller territorial de Beyla
- Chapitre 17. — 21 septembre 1953. La grande grève de 72 jours
- Chapitre 18. — 27 juin 1954. Sékou Touré rate son election à l’Assemblée nationale française
- Chapitre 19. — 9 février 1955. La mort de Mbalia Camara et le temps des violences
Annexes
- Chapitre 4
- Annexe I. Dominique Desanti & Jean-Toussaint Desanti. “La liberté nous aime encore”
- Annexe II. Jean-Toussaint Desanti & Roger-Pol Droit .“La compagnie des contemporains”
- Chapitre 6
- Chapitre 8
- Chapitre 9
- Chapitre 10
- Chapitre 13
- Chapitre 14
- Chapitre 16
- Annexe. Témoignage de Raymonde Léoz (lettre à l’auteur)
- Chapitre 19
- Annexe I. Lettre de Sékou Touré à Félix Houphouët-Boigny, 20 mai 1955
- Annexe II. Déclaration de Momo Jo Sylla
Cette biographie, divisée en plusieurs tomes, est la reproduction, avec quelques adjonctions et mises à jour, de la thèse de doctorat d’histoire que j’ai présentée en octobre 2008 à l’Université de Provence (Marseille et Aix-en-Provence), Maison méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Centre d’études des mondes africains (CEMAF). Le jury était composé de Mme Odile Goerg, Professeure à l’Université Paris-7, MM. Jean-Jacques Becker, Professeur émérite de l’Université Paris-X Nanterre et président du jury, Elikia M’Bokolo, Directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris, Marc Michel, Directeur de recherches à l’Université de Provence (qui fut mon patient et avisé directeur de thèse), Francis Simonis, Maître de conférences à l’Université de Provence (Aix-Marseille-1), assistés par Mme Catherine Atlan, Maître de conférences à l’Université de Provence (Aix-Marseille).
L’idée de rédiger une biographie de l’ancien président de la Guinée remonte à près d’un tiers de siècle. Et le 2 octobre 2008, la Guinée a fêté le cinquantième anniversaire de son indépendance, proclamée ce jour-là, quatre jours après qu’au référendum du 28 septembre, la très grande majorité du peuple guinéen eût, à l’appel de Sékou Touré, voté “non”. Cette commémoration aurait dû être pour tous les Guinéens un jour de fête, mais pour certains, cette célébration ne visait qu’à justifier Sékou Touré — on peut les comprendre sans pour autant les approuver, mais une sérieuse opération de dialogue-vérité-réhabilitation-réconciliation est effectivement indispensable pour expliquer sans admettre et pour pardonner sans oublier. C’est vrai que la Guinée a payé cher — et d’une certaine mesure paie encore — les conséquences de l’amertume que son choix a provoquée chez le général de Gaulle, l’ostracisme parfois extrême des réactions de Paris, l’exaspération des oppositions, l’évolution vers une révolution impitoyable qui a dévoré trop de ses fils, souvent parmi les meilleurs.
Pour d’autres, c’étaient les morts et exactions intervenues sous la 2ème République, qui exigeaient également un bilan et des explications. Un tel dialogue devait être lancé en mai 2008, sous l’autorité morale du doyen Nabi Youla. Avec la nomination à cette date, au sein d’un nouveau gouvernement, d’un ministre de la réconciliation nationale, de la solidarité et des relations avec les institutions, et avec la décision d’étaler sur tout une année les célébrations du Cinquantenaire, un tel dialogue avait sans doute une chance de s’établir et d’aboutir. Les intentions des nouvelles autorités du pays, après la mort de Lansana Conté en décembre 2008, vont dans le même sens ; il reste à prendre les décisions et à les mettre en œuvre.
De son côté, Madame Andrée, la veuve de Sékou Touré, a annoncé que le Club Ahmed Sékou Touré allait tenir à Conakry un Forum au cours duquel seront invitées “les victimes du Camp Boiro pour des débats, afin que la vérité triomphe”. Car, dit-elle “la vérité historique a été déformée, il faut la rétablir (…)”. Poursuivant, elle qualifie le bilan de son feu mari de “largement positif” ; mais elle admet aussi qu’“aucune oeuvre humaine n’est parfaite.” II y a déjà eu une rencontre entre Mohamed Touré, le fils de Sékou Touré, et Thierno Telli, le fils de Diallo Telli. Il faut qu’il en ait d’autres du même type. Il serait inconvenant de nier l’effroyable réalité du Camp Boiro, mais tout aussi impossible de nier qu’il y ait eu des tentatives — internes ou externes — pour renverser le régime de Sékou Touré. En revanche, je suis incrédule quand Madame Andrée affirme que la France cherchait encore à éliminer Sékou Touré lors du Sommet de l’OUA prévu à Conakry en 1984, et que seule sa mort a empêché de se tenir.
Je me souviens d’avoir assisté, en 1998, invité depuis Dakar où j’étais alors ambassadeur de France, aux manifestations du 40ème anniversaire de l’indépendance de la Guinée ; le président Lansana Conté a alors inauguré le nouveau Palais présidentiel, construit par les Chinois — et à la chinoise — à la place de l’ancien Palais des gouverneurs français, où Sékou Touré a habité, travaillé, gouverné et reçu de janvier 1959 jusqu’en 1983, date à laquelle ce bâtiment a été démoli, au grand regret de beaucoup — dont le mien, quelques mois avant sa mort ; le président Lansana Conté, après avoir remercié les Chinois, a ajouté : “Et maintenant, puisqu’il faut bien baptiser ce nouveau Palais, on va l’appeler Sekoutoureya” — ce qui veut dire “Chez Sékou Touré” en soussou, langue parlée sur la côte guinéenne et dans la capitale. Il y eut des mouvements divers dans l’assistance, et Lansana Conté a réagi d’un ton sans réplique: “On lui doit bien ça !” Et la promotion sortante des étudiants de l’Université Julius Nyerere de Kankan a décidé en 2008 de prendre le nom de “Promotion Ahmed Sékou Touré” ; il est vrai que Kankan est une ville située en pleine région malinké, l’ethnie de Sékou Touré.
Permettez-moi encore une incidente.
On connaît l’éminent écrivain d’origine ivoirienne Ahmadou Kourouma, qui a obtenu en 2000 le prix Renaudot et le prix Goncourt des Lycéens pour “Allah n’est pas obligé”, qui retrace le drame des enfants soldats, et dont le dernier livre, “Quand on refuse, on dit non”, est un roman inachevé d’après une réflexion de l’Almamy Samory Touré, qui préfigure évidemment l’attitude de Sékou Touré en 1958. Je lui avais téléphoné à la suite de la parution de ce dernier ouvrage en 2004, lui disant que je préparais une biographie de Sékou Touré et lui expliquant mes liens avec la Guinée. Il me demanda alors de l’aider à réunir des informations qui lui seraient utiles pour un roman qui se passerait en Guinée et justement sous le régime de Sékou Touré. Et puis en parlant davantage, nous avons évoqué la possibilité que son roman et ma biographie paraissent en même temps au Seuil, et soient présentés parallèlement, de manière à permettre aux lecteurs de se faire une idée du personnage de Sékou Touré, à partir de la double perspective d’une description romancée et d’une description historique, et de choisir la personnalité qui leur paraîtrait la plus proche de la vérité. Ahmadou Kourouma est mort en 2006, et ce roman n’a pas été écrit. Mais voici finalement ma biographie.
A quand remonte ce projet ? Peut-être est-ce aux années 1974-75, au moins inconsciemment, alors que, sous l’égide de l’ONU, je menais des négociations, d’abord pour la libération de ressortissants de la république fédérale d’Allemagne et la normalisation des relations entre Bonn et Conakry, ce qui fut réalisé en juillet 1974, ensuite, et ce fut plus difficile et plus long, pour la libération d’une vingtaine de compatriotes français et pour la normalisation entre Conakry et Paris. Cette deuxième étape fut heureusement franchie à la date symbolique —voulue par Sékou Touré — du 14 juillet 1975. Ainsi j’ai pu associer et réconcilier dans cette négociation trois pays qui me sont particulièrement proches et chers, l’Allemagne, dont je suis originaire, la France, qui m’a accueilli, formé et permis de faire, la carrière diplomatique dont je rêvais depuis mon adolescence, et la Guinée, dont vous avez compris combien j’y suis et j’y reste attaché.
Et puis, consciemment, lorsque fin 1975, je fus nommé ambassadeur de France en Guinée pour y rester jusque fin 1979. Si consciemment qu’une fois, je déclarai à Sékou Touré : “Un jour, j’écrirai votre biographie”. Il fit d’abord un geste de la main, comme pour exhorter un mauvais sort, se disant qu’on n’écrit de biographies que de personnes disparues ; ensuite, conformément à ses positions idéologiques, il répondit que ce n’était pas sa personne qui importait, mais le peuple guinéen; et puis finalement, sans doute séduit par l’idée il se mit à me raconter quelques souvenirs d’enfance ou d’adolescence et à se tourner vers quelques uns des ministres présents pour les encourager à me parler. Et au fil de nos rencontres ultérieures (fréquentes de 1974 à 1979, plus irrégulières de 1980 à sa mort en 1984), il me citait des faits me racontait des anecdotes, faisait référence a des réminiscences du passé, faisait allusion à des histoires familiales, en appelait au témoignage d’un visiteur dans son bureau ou d’un convive lors d’un repas, me conseillait d’aller voir telle ou telle personne.
Et j’ai pu rencontrer et entendre de nombreux témoins, en Afrique et ailleurs, des plus notables, comme plusieurs chefs d’État ou ministres, des universitaires, des écrivains, des artistes, aux plus modestes comme des employés, des étudiants, des secrétaires, des militaires, aussi bien parmi ses partisans les plus farouches que parmi ses adversaires les plus déterminés, y compris également parmi d’anciens détenus.
Et j’ai pu consulter de multiples archives, guinéennes, sénégalaises, françaises, américaines, israéliennes, allemandes, suédoises, ainsi que celles de l’ONU. En dehors des Archives nationales et de celles du Quai d’Orsay (dont je suis membre de la commission des archives diplomatiques), je dois une reconnaissance toute particulière aux Archives de la France d’Outre-mer installées à Aix-en-Provence. J’ai également eu accès aux archives de Jacques Foccart (conservées aux Archives de France) et à celles de Michel Debré (conservées à la Fondation nationale des Sciences Politiques).
Mais je ne pouvais m’abstraire de l’idée que m’intéresser à un homme aussi controversé posait des problèmes éthiques et moraux. Entretenir avec le chef de l’État auprès duquel on est accrédité des relations étroites, régulières, franches et confiantes faisait partie de ma mission ; c’est ainsi que je la concevais, pour la réussite même du nouvel ancrage des liens entre les deux pays et entre les deux peuples ; j’étais d’autant plus déterminé qu’une détérioration des relations aurait signifié pour moi l’échec de ce que je m’étais employé à édifier dès le début de ma mission onusienne ; de plus, le président Valéry Giscard d’Estaing, sans l’appui personnel de qui la normalisation n’aurait pu aboutir, m’avait bien entendu donné comme instructions de nouer et de maintenir Les meilleures relations possible avec “cet homme hors du commun”.
Fallait-il aller au-delà, et se lier avec lui d’une réelle amitié ? Au risque d’être, désavoué par les opposants à Sékou Touré (nombreux parmi les Guinéens, mais également dans certains milieux français, aussi bien chez les gaullistes traditionnels que parmi les défenseurs des droits de l’homme), et même d’être traité de complice de ses faits et gestes; cela m’est en effet arrivé. Bien entendu, Sékou Touré avait tendance, comme beaucoup de chefs d’Etat en Afrique et ailleurs, à qualifier tel ou tel de ses interlocuteurs d’“ami personnel”, ce qui était généralement une clause de style protocolaire. Il a assez rapidement utilisé cette formule à mon égard. Et beaucoup de ses proches, familiers ou collaborateurs, m’ont dit qu’il le pensait réellement, et qu’il ne le cachait pas, même en privé; et j’en étais satisfait et même flatté. Et sans que j’aie pour ma part usé de cette même expression, je puis dire que j’avais à son égard des sentiments similaires.
Sans pouvoir l’expliquer fondamentalement, je dois bien reconnaître que cette amitié a existé, et, contrairement à d’autres, je ne la renie pas aujourd’hui. Même si je suis lucide sur le personnage et sur les crimes qu’il a laissé ou fait commettre en son nom, ou au nom de la Révolution, ce qui pour lui était la même chose. Même si, ayant écrit il y a près de vingt ans, une biographie de Diallo Telli, j’ai pu entrer dans le détail de la mécanique à broyer progressivement les hommes, présumés adversaires, concurrents potentiels ou simplement réticents. Cette biographie a d’ailleurs été préfacée par Siradiou Diallo, alors rédacteur en chef de Jeune Afrique, opposant déterminé de Sékou Touré, qui, après y avoir exprimé ses doutes sur la capacité d’un ami de Sékou Touré de traiter objectivement de la plus illustre de ses victimes, a reconnu que j’avais réussi cette gageure.
Mes premières démarches en Guinée concernaient des détenus politiques, souvent emprisonnés depuis quatre ou cinq ans, parfois condamnés, parfois non, le plus souvent torturés pour leur arracher des confessions où une accumulation de faits parfois exacts donnait lieu à une interprétation totalement négative : c’était la volonté de démontrer que dès son indépendance, ou peu après, la Guinée était victime d’un “complot permanent” auquel contribuaient pêle-mêle les services secrets français, portugais et sud africains, la CIA, le réseau SS-nazi (!), bref, l’impérialisme international déterminé à briser la Révolution guinéenne. Ayant eu la possibilité de rendre visite à plusieurs d’entre les détenus au Camp Boiro, situé en plein centre de la capitale guinéenne, ayant pu m’entretenir longuement avec ceux que j’étais parvenu à faire libérer, j’étais sans illusion sur la manière dont les libertés individuelles et les droits de l’homme étaient bafoués en Guinée sous Sékou Touré. Même si la normalisation avec la France en 1975, puis celle intervenue avec le Sénégal et la Côte-d’Ivoire en 1978, avaient permis une sensible libéralisation du régime. Mais le mal était fait : entre les détenus torturés puis exécutés, ceux qui mouraient de la diète noire (privation d’eau et de nourriture jusqu’à ce que mort s’ensuive), ceux qui disparaissaient sans laisser de traces, on compte certainement plusieurs milliers, peut-être des dizaines de milliers, de victimes africaines (essentiellement des Guinéens, mais pas seulement), et plusieurs dizaines d’Européens et de Libanais. Quelques centaines de grâces présidentielles ou de libérations n’ont pas vraiment modifié le bilan global.
Et puis, plusieurs centaines de milliers d’exilés pour des raisons politiques ou économiques sont venus s’ajouter aux centaines de milliers de Guinéens qui traditionnellement allaient s’employer comme “navétanes”, saisonniers, cadres ou employés dans les pays voisins : ce sont deux millions de Guinéens, soit un tiers environ de la population globale, qui vivaient hors de leur patrie. A partir de 1978, les amnisties ou les appels au retour des Guinéens de l’extérieur ont ramené certains d’entre eux de manière définitive, mais le plus grand nombre ont décidé de ne pas rentrer, soit encore pour des motifs politiques, soit par prudence et méfiance, mais aussi pour des raisons économiques ; toutefois, cette libéralisation relative et progressive du régime a permis des retrouvailles familiales et des visites plus fréquentes.
Il existe plusieurs ouvrages biographiques sur Sékou Touré, les uns écrits par des opposants de toujours, d’autres par des partisans déçus ou révoltés, d’autres encore par des victimes de son régime, d’autres enfin par des thuriféraires sans nuances.
J’essaie de m’inscrire dans une autre voie, qui sera sans nul doute critiquée par les uns comme par les autres. Je cherche à décrire, à comprendre, à expliquer, non pas à justifier Sékou Touré ou à réhabiliter une personnalité complexe, qui parvenait à séduire certains même parmi ceux qu’il faisait condamner.
Il faut évidemment faire la part du caractère de l’homme, qui aimait la discussion, où il excellait, mais n’appréciait guère la contradiction, surtout sur les principes “révolutionnaires” qu’il considérait comme fondamentaux et intangibles. Mais je l’ai souvent vu et entendu infléchir ses positions, modifier des décisions, admettre des erreurs, parfois sur des points importants. Il y a sans nul doute chez lui des traces de comportement paranoïde, comme chez beaucoup de leaders politiques, mais d’autres facteurs ont influencé l’homme et le cours des choses.
L’entourage a certainement joué un rôle, en particulier l’entourage familial, même si d’autres proches, je pense en particulier à la Première Dame, Madame Andrée Touré, ont cherché à exercer une influence modératrice. Mais, que ce soit par ambition personnelle, par antagonisme jaloux, par esprit de vengeance, par bouillonnement idéologique ou par opportunisme, d’autres proches, membres de la famille du président ou de la première Dame, ont à mon avis toujours poussé dans le sens de la rigueur et de la répression. Je me souviens en particulier de la démarche qu’a fait effectuer auprès de moi le redoutable demi-frère de Sékou Touré Ismaël Touré, alors qu’il avait fait l’objet d’une brève disgrâce, m’assurant par un intermédiaire, que si la France lui fournissait sur ma recommandation de l’argent et des armes pour conquérir le pouvoir, Paris n’aurait pas à le regretter. Et à la question directe : “Qu’êtes vous prêt à faire pour Ismaël Touré ?”, j’ai répondu que ce que je pouvais faire de mieux pour lui, c’était de ne pas parler de sa proposition à Sékou Touré, auprès de qui j’avais été nommé personnellement par le président français, et que je n’avais pas l’intention de trahir leur confiance. Ce n’est qu’un peu plus tard que j’ai pensé qu’en plus, il pouvait s’agir d’une provocation !
Et puis, il y a l’action de certains hommes politiques africains, comme Félix Houphouët-Boigny, qui avait misé pendant des années sur celui qu’il considérait et traitait comme son jeune frère guinéen, et dont il a estimé en septembre 1958 qu’il l’avait trahi ; l’influence que le président ivoirien avait à Paris et dans maintes capitales africaines s’est au moins pendant une quinzaine d’années exercée au détriment de Sékou Touré. Son argument était que l’on ne pouvait traiter de la même manière la colonie qui avait voté “non” et les colonies qui avaient voté “oui”. Il fallait “mettre la Guinée au coin”.
Par ailleurs, il aurait été inconcevable qu’une évolution aussi radicale et aussi engagée que celle qu’a connue la Guinée dès les années 60, n’ait pas entraîné des oppositions déterminées, tant sur place que chez des exilés de plus en plus nombreux. Et il serait pas vraisemblable que cette opposition n’ait pas cherché — et parfois trouvé — des appuis politiques, financiers et matériels, tant à Paris qu’à Dakar ou à Abidjan. Des personnalités aussi remarquables que Siradiou Diallo, Charles Diané, Nabi Youla, Diallo Telli, et bien d’autres, ont certainement été contactées, ou ont été tentées, ou ont peut-être même été mêlées ou impliquées dans des réflexions, dans des planifications, ou dans des tentatives. Sans tomber dans la hantise du “complot permanent”, qui était sans nul doute excessive et qui a servi à tenter de justifier l’injustifiable, il n’y a dans mon esprit aucun doute qu’il y a eu de multiples contacts et de multiples ébauches, le plus souvent éventées parce que mal préparées, ou dénoncées par des participants qui jouaient double-jeu. Il existe des témoignages précis, mais dont certains tiennent à rester pour le moment encore secrets, par exemple sur la présence effective de Siradiou Diallo dans la capitale guinéenne lors du débarquement du 22 novembre 1970.
Enfin, tout en représentant de mon mieux la France en Guinée, je n’ai jamais cherché à cacher ou à minimiser le rôle que la politique française avait joué, dès le soir du 28 septembre 1958 et pratiquement sans discontinuité depuis cette date jusque dans les années 70, pour s’en prendre au régime guinéen et à celui qui l’incarnait, aux yeux en particulier du général de Gaulle.
J’ai une grande admiration pour ce dernier. Militaire du contingent en Algérie de 1957 à 1959, puis administrateur de la sous-préfecture de Ghardaïa en 1961-62, j’ai été le témoin des événements du 13 mai 1958 et du voyage de de Gaulle à Alger en juin 1958, j’ai entendu le fameux “je vous ai compris” lancé sur la place du gouvernement général (et par intuition, je l’ai peut-être mieux compris que certains autres); je l’ai revu en Algérie puis en d’autres occasions; chef de cabinet d’un de ses ministres, André Bettencourt, j’ai entre 1967 et 1969 maintes fois participé à des réunions qu’il présidait, et j’ai pu le saluer lors de réceptions qu’il donnait : par exemple pour le président Kennedy accompagné de son épouse Jackie, pour l’Indonésien Soekarno, pour l’Indien Nehru accompagné de sa fille Indira, pour le Cambodgien Sihanouk, pour le Togolais Eyadéma, pour le Centrafricain Bokassa.
Mais sa position à propos de la Guinée et de Sékou Touré, dont je ne soupçonnais pas à l’époque combien elle était viscéralement antagoniste et totalement négative, est évidemment un point sur lequel je me sens en complet désaccord avec lui; comment l’homme qui a dit “non” en juin 1940, n’a-t-il pas compris le “non” de Sékou Touré ; comment celui qui un mois après le référendum, en octobre 1958, offrait la “paix des braves” aux maquisards algériens du FLN qui combattaient la France les armes à la main, alors qu’il ne pardonnait pas à ceux qui avaient démocratiquement exprimé leur point de vue par un simple bulletin de vote ; comment celui qui, moins de dix ans plus tard, a crié au balcon de l’hôtel-de-ville de Montréal “Vive le Québec libre”, n’a-t-il pas compris le “Vive la Guinée libre” que lui signifiait le jeune leader guinéen ? Je considère que l’attitude du général, et sans doute plus encore l’interprétation qu’en faisaient ses collaborateurs, ses ministres, ses services secrets, ont joué un rôle notable dans l’évolution totalitaire et répressive de la jeune république de Guinée, dans celle du régime révolutionnaire, dans l’esprit et l’attitude de Sékou Touré lui-même.
Si je ne crois pas à la théorie du “complot permanent” de l’impérialisme contre lui et son régime, je crois — et je sais — qu’il y a eu de nombreuses tentatives menées à partir de la France, du Sénégal ou de la Côte d’Ivoire. Les ouvrages ou Mémoires de Jacques Foccart, Pierre Messmer, Mamadou Dia, Maurice Robert, Constantin Melnik, Pierre Clostermann, du général Paul Aussaresses et de quelques autres, en apportent maints témoignages sans équivoque.
Et à ma très grande surprise, alors que je n’étais plus ambassadeur en Guinée depuis plusieurs années déjà, Sékou Touré m’a un jour téléphoné pour me demander d’inviter de sa part Jacques Foccart, qu’il avait pendant deux décennies dénoncé comme son adversaire no.1, à venir à Conakry; et à ma non moins grande surprise, Jacques Foccart a immédiatement accepté; Ils se sont donc vus pendant plusieurs heures, et j’aurais aimé être petite souris sous la table pour les entendre s’expliquer; ils en étaient l’un et l’autre sortis rassérénés et réconciliés, et s’étaient promis de se revoir mais le sort c’est-à-dire la mort, en a pour l’un comme pour l’autre décidé autrement.
Cette biographie d’Ahmed Sékou Touré suit la chronologie des évènements qui ont rythmé l’existence privée et publique de l’ancien président de la Guinée, de sa naissance en janvier 1922 à sa mort en mars 1984. A partir de la deuxième guerre mondiale, et de plus en plus, les circonstances de la vie personnelle et de l’engagement syndical puis politique de Sékou Touré se confondent avec l’histoire de la Guinée elle-même, et il a parfois été difficile de faire le partage. De même, ayant été mêlé à partir de 1974 à bien des développements de la vie de ce pays, j’apparais moi-même dans cette biographie, comme témoin ou comme acteur.
Je dédie ce livre à toutes les Guinéennes et à tous les Guinéens, en espérant qu’ils comprendront l’état d’esprit qui est le mien. Certains, je le sais, m’apprécient, et d’autres, je le sais aussi, me critiquent et parfois même me souhaitent un sort que les comités révolutionnaires d’antan n’auraient pas désavoué. Au terme de cinq décennies d’indépendance mais aussi de difficultés et d’espoirs déçus de tous ordres, j’espère par dessus tout que les uns et les autres parviendront à surmonter leurs divergences et que le peuple guinéen tout entier arrivera à œuvrer enfin dans l’union et dans la ferveur à la mise en valeur de leur exceptionnel potentiel économique, culturel et humain, de manière à assurer à la Guinée le développement et la prospérité qu’elle mérite.
Ahmed Sékou Touré est-il vraiment né le 9 janvier 1922, comme l’affirme sa biographie officielle, ou a-t-il vu le jour environ deux années plus tôt, le 11 décembre 1919 ? Ou était-ce à la fin du mois de novembre de la même année, ainsi qu’il l’a lui-même confié à une amie très proche ? A cette époque, il n’existait pas encore pour les Africains d’état-civil obligatoire, aussi toutes les suppositions sont-elles permises 1. Pourquoi a-t-il voulu à toute force dissimuler la date réelle de sa naissance, lui qui s’affirmait réfractaire à toute “mystification” mais restait profondément imprégné de toutes les pratiques et traditions africaines ? Est-ce la tradition locale, hostile à toute précision parce qu’elle donne à l’“autre” un pouvoir qui pourrait être maléfique ? Ou encore la crainte de manipulations occultes basées sur l’astrologie, comme il l’a parfois laissé entendre ? Peut-être bien. “Le secret est ce qui confère un pouvoir sur l’autre, il joue le rôle d’un instrument de pouvoir, (…) un moyen de se protéger, de se préserver de l’autre.” 2
En revanche, quant au lieu de sa naissance, aucun doute : Sékou est bien né à Faranah, à l’époque très modeste village des plateaux de la Moyenne Guinée comptant à peine un millier d’habitants, mais déjà important centre de commerce et axe de communication de l’Afrique de l’Ouest.
A la fin du XIXème siècle, son père, Alfa Touré, et ses deux oncles, commerçants dioulas d’ethnie sarakolé (soninké 3) originaires de la partie occidentale de l’ancien Soudan français (l’actuel Mali), étaient venus exercer leurs activités de troc en Haute Guinée, région naguère soudanaise, mais rattachée administrativement à partir de 1899 à la Guinée française, colonie récemment créée 4. L’année précédente, les droits de douane frappant les marchandises passant du Soudan en Guinée avaient été supprimés ; le commerce de la région, jusque-là largement drainé vers le Sénégal et vers Bamako, s’orientait progressivement vers Conakry, qui venait d’être consacrée capitale de la colonie ; au début du siècle y débutaient les travaux du chemin de fer Conakry-Niger, qui s’achèveront à Kankan en 1914. Rien d’étonnant donc à ce que les trois frères Touré aient souhaité profiter de l’expansion prévisible de la Haute Guinée.
Ils se rendent d’abord à Siguiri, où s’établissent deux des frères, cependant qu’Alfa poursuit son chemin vers Kankan, Kouroussa, Kissidougou et enfin Faranah, bourgade située non loin des sources du Niger. Le cercle de Faranah, qui contrôle la frontière avec la Sierra Leone — alors colonie anglaise, fut par décret du 15 juin 1895 (celui qui créait également le Gouvernement général de l’Afrique occidentale française — AOF) transféré du Soudan à la Guinée. Kankan exceptée, l’itinéraire familial aura ainsi suivi le cours du Niger (appelé aussi Djoliba — mère nourricière, ou encore grand fleuve — par les Malinkés), fleuve pour lequel Sékou aura toujours une affection particulière.
Et lorsqu’il s’arrêtera à Faranah lors de sa visite officielle en Guinée en décembre 1978, le président français Valéry Giscard d’Estaing saura subtilement utiliser cette donnée pour flatter son hôte dans l’allocution qu’il prononça dans sa ville natale :
“Faranah, c’est la double source: la source du fleuve, la source de la famille (…) Fleuve immense, l’un des plus impressionnants de votre continent, que l’on aperçoit encore modeste sous ce pont et qui va ensuite fertiliser et vivifier des centaines et des milliers de kilomètres de terres africaines ; cette source près de Faranah est le symbole de l’unité africaine. L’autre symbole, c’est celui de la famille : c’est ici que le président Ahmed Sékou Touré plonge ses racines, c’est ici qu’il s’est formé au milieu de ses frères et soeurs, au milieu de ses parents, au milieu de vous tous (…) Comme tous ses frères africains, il est attaché à sa famille, à son village, à son histoire, à sa culture ; il connaît l’importance qu’il y a pour l’homme de se situer sur son territoire, de progresser à partir de son territoire et de se situer dans le temps, chacun étant et restant le maillon d’une longue chaine, d’avoir ainsi la pratique d’une communauté chaleureuse et fraternelle et de se sentir pleinement homme.”
Je regardais Sékou au moment où le président français prononçait cette phrase ; son visage s’éclaira et il sourit de contentement.
Et puisqu’il est question de sa famille, qu’en est-il de sa parenté avec l’illustre almamy Samory Touré, l’un des grands résistants à la pénétration française dans les dernières décennies du XIXème siècle ? Très vite, les griots guinéens feront le parallèle entre Sékou et l’illustre chef de guerre qui mit en difficultés les troupes françaises, unifia dans sa lutte plusieurs des tribus de l’Afrique de l’Ouest, chercha à organiser un État fort et centralisé, pour finir vaincu par la trahison et la division de son entourage.
Certains de ses contempteurs affirment toutefois que cette filiation est fictive ; la grand-mère de Sékou ne serait pas une fille de l’Almamy, mais celle de l’un de ses guerriers sofas mort au combat ; Samory l’aurait alors recueillie et élevée 5. D’autres au contraire précisent que la mère de Sékou, Aminata Fadiga, est bien la fille de Bagbé Ramatoulaye Touré, elle-même fille de Bagbé Mara que l’Almamy épousa vers 1871 ; celui-ci donna ensuite la toute jeune Bagbé Ramatoulaye comme épouse au marabout Issa Fadiga, un Diakhanké (donc originaire de Diakha, au Soudan-Mali), région réputée pour ses marabouts.
Bien que certains de ses proches parents fussent plus directement que lui-même apparentés à Samory (en ligne directe par les mâles), Sékou Touré mit en avant cette filiation avec l’almamy et n’hésita pas à affirmer clairement sa parenté ; c’est du moins le cas régulièrement après 1960 ; cette année là, il fait savoir qu’il est prêt à acheter à “n’importe quel prix” un exemplaire du Coran qui appartenait à Samory et qui était à ce moment-là en possession d’un Français 6. L’un des premiers discours où il fasse clairement allusion à cette parenté date du mois de janvier de cette année-là 7.
Dans son message au conseil des ministres extraordinaire de l’OUA réuni à Lagos le 9 décembre 1970 pour examiner les suites du débarquement portugais du 22 novembre, il apporte cette précision: “Mes deux grands pères, l’Almamy Samory Touré et Boubacar Sidiki (Bakary) Touré, finirent leur existence loin de notre patrie, de notre Peuple, le premier au Gabon, le second à Madagascar, victimes de l’impérialisme.”
Il le réaffirmera douze années plus tard, le 27 juin 1982, à New York, devant une centaine d’hommes d’affaires et de banquiers américains réunis au 107ème étage de l’Hôtel Vista par David Rockefeller, et encore lors de son discours à l’Hôtel-de-Ville de Paris le 17 septembre de la même année. Il l’avait rappelé enfin, parlant du seul Samory Touré, lors de son voyage à Libreville en juin 1983 : “Ma première visite au Gabon, en juin 1963, était pour moi un pèlerinage; j’avais voulu me rendre à N’Djolé m’incliner sur la tombe de mon grand-père l’almamy Samory Touré, qui a passé ici deux années d’exil et y a trouvé la mort ; malheureusement, à cette occasion-là, le voyage ne fut pas possible 8. C’est bien après que j’eus la charge et le devoir de m’adresser à mes frères du gouvernement gabonais pour solliciter de leur bienveillance le transfert des restes mortels de ce grand-père considéré comme l’un des héros de notre continent. C’est grâce à mon ami et frère le président Omar Bongo que ce rêve a pu être réalisé, et en 1968, nous avons pu recevoir à Conakry les restes mortels de l’almamy.” 9
Ainsi que le note Aimé Césaire 10 : “Quand Sékou Touré, leader d’un peuple libre, affirme fièrement : ‘Je suis le descendant de Samory,’ il ne s’agit pas d’une pure vanité généalogique ; cela, signifie qu’il assume Samory, et ce faisant, il fait une grande chose, il rétablit l’histoire (…) Il dit : la colonisation n’est pas l’histoire, ce n’est que l’accident ; ainsi, il rétablit le continuum historique”
Une légende vient conforter cette assertion : des marabouts malinkés auraient affirmé, peu avant la naissance de Sékou, qu’un descendant de Samory viendrait un jour chasser les Français de la terre de Guinée. Du 29 septembre 1898, date de la capture de Samory par les troupes françaises, au 28 septembre 1958, date du référendum pour l’indépendance, six décennies se sont écoulées. Les thuriféraires de Sékou en feront donc “l’homme que l’Afrique attendait depuis 60 ans”. Samory a également utilisé une formule qu’on ne manque pas de rappeler très régulièrement dans l’entourage de Sékou : “Quand l’homme refuse, l’homme dit non.” 11
Lors des soirées artistiques données au Palais du Peuple, parmi les morceaux les plus souvent joués, on pouvait entendre “Regards sur le Passé”, du Bembeya Jazz National 12 ou encore “L’épopée du Mandingue”, de la troupe de Kouyaté Sory Kandia. Le chanteur s’avançait toujours sur le devant de la scène lorsqu’il reprenait le refrain sur Samory Touré, et, chaque fois qu’il prononçait ce nom, il s’agenouillait en désignant d’un large geste de la main le président, qui, assis au premier rang, souriait d’un air comblé sous les applaudissements de l’assistance 13.
Lorsqu’une délégation étrangère n’avait pas bien saisi, Sékou passait un long moment à tout lui expliquer ; et si ces hôtes de marque ne comprenaient pas bien le français, les tonitruants flots de musique que déversaient vers la salle d’immenses haut-parleurs réglés au maximum empêchaient bien souvent d’entendre ces commentaires. Mais le président était un hôte très prévenant, un pédagogue inlassable; il répétait intarissablement ses explications, car à toute occasion, on organisait au Palais du Peuple de Conakry des soirées artistiques de ce genre.
Cette attitude de Sékou Touré comporte sa propre logique : pour se projeter comme “Homme-Peuple” (un qualificatif qu’il s’était décerné) et comme chef traditionnel, il lui fallait tout à la fois souligner ses origines familiales modestes et affirmer une ascendance illustre et symbolique.
Si nous voulons trouver des explications de nature psychiatrique, il faut savoir que la psychose paranoïde — et de nombreux chefs d’État semblent en être affectés — se caractérise toujours par une combinaison de craintes de persécution (hostilité généralisée, complots, agressions), de mysticisme (influence, visions, mission divine ou rédemptrice) et de grandeur (filiation illustre, parents inventés, ambition de chef d’État et de rénovateur du monde) 14.
En revanche, rien n’atteste avec certitude la déportation de son grand-père paternel à Madagascar, où il serait mort en 1923 ; il ne figure pas parmi les héros reconnus de la résistance à la colonisation et Sékou lui-même n’y a fait que des allusions épisodiques 15.
Le choix de son prénom donne lui aussi lieu à contestation : sa mère souhaitait l’appeler Samory, mais un marabout mauritanien aurait prédit un destin exceptionnel au jeune garçon à la condition qu’il fût prénommé Ahmed (ou Amadou). Mais le jeune garçon sera appelé Sékou (c’est-à-dire la forme malinké de l’arabe Cheikhou) Tidiane Touré 16. En fait, à l’africaine, il restera surtout connu sous le nom de “Sékou”, qu’il donnera lui-même comme seule indication en dehors de son patronyme familial, par exemple dans la notice qu’il rédigera lorsqu’il devient en 1956 député à l’Assemblée nationale française 17.
Sékou consultera à plusieurs reprises Chérif Fanta Mady de Kankan 18.
Cet illustre marabout lui aurait prédit qu’il régnerait un jour sur la Guinée, mais que ses mains seraient couvertes de sang ; il est en tout cas venu le consulter en 1954 en lui précisant son objectif (“Je veux la liberté de mon pays”) et en demandant sa bénédiction 19. Sékou accompagna également Kwame Nkrumah, le leader ghanéen, lorsque celui-ci, peu après l’indépendance du Ghana, en avril 1957, souhaita se rendre à Kankan sur la tombe du saint homme qui lui avait prédit bien des années auparavant qu’il serait le maître de son pays.
Peut-être Chérif Manta Mady a-t-il — involontairement — inspiré à Sékou sa méfiance, voire à certains moments son hostilité, vis-à-vis des Peuls en lui annonçant de manière ambiguë qu’il perdrait le pouvoir et la vie “quand le Fouta bougera” : dès lors, Sékou fut persuadé qu’il devrait toujours se méfier des Peuls du Fouta-Djalon, attitude qui transparaît dans beaucoup de circonstances de sa vie ; il n’aurait compris son erreur qu’à la fin de l’année 1983, trois mois à peine avant sa disparition, lorsqu’un tremblement de terre, tout à fait exceptionnel dans cette région d’Afrique, fit “bouger le Fouta” 20. Certains ont noté, mais plus tard, qu’en 1976, Mao Tsé Toung avait lui aussi disparu peu de temps après un exceptionnel tremblement de terre en Chine !
C’est donc à Faranah, localité à l’époque encore englobée dans le cercle administratif de Dabola, que naît le jeune Sékou, cadet d’une famille de huit enfants ; son père Alfa Touré 21 a pratiqué le commerce itinérant comme ses frères, puis un peu d’agriculture, avant de se sédentariser pour exercer le commerce de boucherie 22.
Sékou Touré lui-même dira bien plus tard que c’est “dans un milieu paysan, avec une infrastructure scolaire insuffisante, doté d’un simple dispensaire sans maternité ni hôpital, (…) sans adduction d’eau, sans électricité, sans cinéma, que nous avons passé notre tendre jeunesse. ” 23
Sa mère, Aminata Fadiga, donnera après lui naissance à d’autres enfants : Bakari mort prématurément ; ensuite deux filles, Ramata et Nounkoumba qui survivront à Sékou et seront emprisonnées avec le reste de sa famille en avril 1984 avant d’être libérées au début de 1988 ; et enfin un enfant mort-né, qui causera la disparition de l’accouchée 24.
L’ambiance familiale ne semble pas excellente, son père, très distant, parfois violent, ne témoigne guère d’affection et le petit Sékou en souffrira. A la mère de celui-ci, Alfa préfère ses deux autres épouses 25 et les disputes sont fréquentes ; Aminata n’est pas heureuse ; petite, de santé fragile, elle est également très dure d’oreille : elle n’entend pratiquement plus de l’oreille gauche, sans doute parce qu’elle a été frappée à la tête par son mari 26. Certains psychanalystes attachent une grande importance à la surdité d’une mère pour le développement d’un enfant : tout le reste de sa vie d’homme, il connaîtra l’angoisse de ne pas être entendu, de ne pas être compris, de devoir crier pour subjuguer et lutter pour s’imposer. Un jour, Sékou expliquera à l’auteur que s’il avait tendance à élever la voix lors de ses discours, et qu’en particulier, s’il a paru apostropher si fort le général de Gaulle lors de la fameuse visite d’août 1958, c’est parce que tout jeune, il devait déjà crier plus fort que les autres enfants pour obtenir du lait !
Sékou reste auprès de sa mère jusqu’à l’âge de sept ans, comme le font les petits garçons malinkés, puis il entre à l’école coranique, où le karamoko (enseignant islamique) lui inculque les versets du Coran indispensables à la pratique de l’Islam, ainsi que quelques rudiments de langue arabe. A huit ans, il est placé à l’école rurale primaire de Faranah. Selon certains témoins, il aurait ensuite fréquenté pendant quelques semaines l’école catholique de Kankan, où il aurait même fait partie d’une troupe de Scouts de France alors qu’il avait douze ans 27.
Mais il est régulièrement inscrit à l’école régionale de Kissidougou, où il reste deux années pour suivre le cycle du Cours moyen ; il racontera plus tard que, lors des périodes de congés, il devait faire à pied le trajet Faranah-Kissidougou, qui demandait quatre jours de marche. Il s’y lie avec un petit camarade chrétien, libanais d’origine, Albert Constantin, futur planteur et industriel prospère à Conakry (un carrefour important y porte encore aujourd’hui son nom) ; cette amitié d’enfance n’empêchera pas Sékou de faire nationaliser après 1970 les entreprises de son ami Albert 28 … quelques années après lui avoir fait organiser des obsèques nationales !
Un jour, raconte la saga familiale, le père de Sékou Touré avait acheté une quantité importante de bétail, mais une maladie avait décimé le troupeau. Incapable d’honorer sa dette, il était menacé de prison par ses créanciers. L’un des employés de la poste, Noumandian Keita, n’hésita pas à puiser nuitamment dans la caisse pour permettre au père de Sékou de payer son dû. Le larcin fut découvert, et l’administrateur local demanda à Conakry d’envoyer un inspecteur pour vérifier les comptes. Pris de peur, le jeune Noumandian Keita prit la fuite et se rendit à Labé puis à Dakar, où il s’engagea dans l’armée 29.
L’un des camarades de Sékou, Ansoumane Magassouba, remarque sa soif d’apprendre et de tout savoir : le jeune Sékou détient un calepin sur lequel il note avec ardeur tout ce qui l’intéresse dans tous les domaines, et qu’il appelle “Tout en Un”, sur le modèle d’un petit dictionnaire très complet que la Librairie Hachette, qui l’a lancé en 1905, vend alors dans les colonnes françaises au prix modique de 30 francs.
Simple et gentil, Sékou aime ses camarades et sait se faire apprécier d’eux. Mais déjà forte tête, il est considéré par ses surveillants comme un trublion et se fait parfois renvoyer de l’école : un jour par exemple, pour avoir violemment protesté lorsque le rôle de l’Almamy Samory Touré fut mis en cause au cours d’une leçon d’histoire. Une autre fois, il s’en prend au directeur qui emploie illégalement des élèves sur sa plantation personnelle et a refusé de déclarer au médecin la morsure de serpent dont l’un d’entre eux, ami de Sékou, avait été victime.
Son dossier scolaire comporte l’appréciation suivante, rédigée avant les épreuves du certificat d’études : “Élève intelligent, assidu, ponctuel, mais un danger pour l’autorité. En cas d’admission, l’orienter plutôt sur l’Ecole Georges-Poiret” (cet établissement était seulement un collège technique ne donnant pas accès à des études plus poussées). Sékou obtient pourtant de bonnes notes aux épreuves du certificat d’études et devrait décrocher le fameux diplôme ; le lui décerne-t-on effectivement ? Une incertitude a longtemps existé à ce sujet et certains auteurs le contestent 30. Il ne fait pourtant guère de doute qu’il a obtenu son certificat d’études 31.
Sékou lui-même affirme dans un discours du 6 décembre 1982 : “Le droit syndical ne concernait que le travailleur noir dit ‘évolué’ ; il fallait être titulaire du certificat d’études élémentaires pour pouvoir bénéficier de ce droit ; nous pouvons vous dire qu’en 1937, en Guinée, il n y avait pas dix éléments pouvant bénéficier du certificat d’études par an ; nous qui vous parlons en savons quelque chose puisque notre promotion était d’un effectif pas très éloigné de ce chiffre pour tout le pays.” 32
Les titulaires devenaient élèves de l’École primaire supérieure Camille-Guy 33, qui leur ouvrait ensuite la porte des écoles normales ou leur assurait des postes plus intéressants ; ceux qui avaient échoué devenaient au contraire élèves de l’École professionnelle Georges-Poiret, qui formait surtout des ouvriers peu qualifiés 34 ; or, c’est dans cette dernière école que fut admis le jeune Sékou 35. C’est que le directeur de son école, Fodé Bokar Marega, avait finalement rayé son nom de la liste des élèves reçus à l’EPS Camille-Guy. Sékou se souviendra-t-il de ce camouflet lorsque le docteur Bokar Maréga, diplômé en 1949 de l’École de médecine et de pharmacie de Dakar, médecin-chef de l’Hôpital Donka, mais surtout fils de son ancien maître, sera arrêté en 1969 dans le cadre du “complot militaire”, et exécuté deux ans plus tard ? 36
Ce coup d’arrêt dans la marche vers des études plus poussées — dont le jeune Sékou était certainement capable — et cette absence relative de diplômes expliqueraient-ils son attitude méfiante vis-à-vis des intellectuels et des cadres guinéens, particulièrement nombreux parmi les Peuls ? Mais ce sont plutôt les diplômés, sortis de l’École William Ponty ou d’autres établissements cotés, qui le mépriseront, ne prendront longtemps pas ses avis au sérieux, le considéreront comme un simple syndicaliste peut-être doué pour la lutte et pour l’organisation, mais n’ayant pas l’étoffe d’un véritable homme d’État.
Devenu maître incontesté du pays, il ne ressentira aucun complexe d’infériorité, mais éprouvera confusément le sentiment d’une injustice doublée d’une jalouse et instinctive méfiance envers ceux qui ont tendance à prendre de haut ce dirigeant dépourvu de brillants parchemins 37. Parmi les sujets les plus susceptibles d’être affectés par des facteurs paranoïaques, les psychanalystes mentionnent précisément “les autodidactes ambitieux issus du prolétariat” 38.
Et lorsque bien plus tard, en 1964, Sékou instaurera l’éducation révolutionnaire et lancera la Révolution culturelle, en privilégiant l’enseignement idéologique basé sur ses propres théories plutôt que sur les connaissances universitaires classiques, il le décidera peut-être avec le sentiment d’une revanche personnelle sur l’orthodoxie académique et sur les intellectuels diplômés 39.
Il y fera d’ailleurs une rare et assez émouvante allusion — les éléments personnels ne sont pas fréquents dans ses discours — le 17 septembre 1982, à l’occasion de sa visite officielle en France, lors de sa réception par Jacques Chirac à la mairie de Paris. Parlant de lui à la troisième personne, il déclare, répondant par avance à une question que pouvaient se poser les auditeurs :
“Qui est ce Monsieur Sékou Touré ?… Nous voudrions vous mettre à l’aise. Cet homme est un fils de la Guinée. Cet homme est un être simple qui a commencé la vie à 17 ans, qui n’a bénéficié que de l’enseignement primaire. Cet homme a été brimé tout jeune, un arrêté interdisant aux secteurs public et privé de lui donner un emploi. Cet homme n’avait rien… ”
En 1930, il perd en quelques jours son père puis sa mère 40. Conformément à la tradition, son oncle, le frère cadet de son père, vient de Siguiri pour prendre la direction de la famille ; et c’est la seconde épouse de son père, Bintou Savané, la mère d’Ismaël (né en 1925), qui s’occupera des enfants, en particulier de Sékou et de son demi-frère aîné Amara, né en 1918. Sékou aura toujours une préférence et une affection particulières pour sa marâtre Bintou, qu’il hébergera jusqu’à la fin de ses jours au Palais présidentiel, alors qu’elle était déjà très malade.
Quant à Amara, il sera ultérieurement le “parrain du clan Touré” à Faranah. Trônant sur la concession familiale de plus en plus vaste et moderne 41, il aura la haute main sur le patrimoine de la famille — qui s’accroîtra sensiblement — et jouera le rôle du patriarche traditionnel dans la société malinké, sans lequel aucune décision majeure concernant la famille ne peut être prise ; il deviendra en outre secrétaire fédéral du parti unique (PDG) pour la région de Faranah, omnipotent, autoritaire, mais plutôt débonnaire. En revanche, Ismaël, dont la mère était l’épouse préférée de leur père commun, se considérera toujours comme un fils “plus légitime” que Sékou, ce qui expliquera leur complexe relation 42, faite de jalousie et de méfiance, sentiments qui émergent à certains moments mais s’estompent au nom de la solidarité familiale.
Lors des réunions de famille, Amara Touré estimera parfois que Sékou n’avait pas vraiment droit à la parole, alors même qu’il était déjà chef d’État !
Notes
1. Sur ce sujet, l’historien guinéen Ibrahima Baba Kaké (qui fut un opposant notoire de Sékou Touré) ne tranche pas. Dans son ouvrage Sékou Touré : le héros et le tyran (Paris, Jeune Afrique Livres, collection Destins, 1987), il parle de “date que l’on ne saurait préciser avec certitude. La plupart des biographes donnent 1922 comme date de sa naissance. Rien n’est moins sûr … Sékou Touré lui-même … affirmait qu’il n’était pas né en 1922. Mais il n’a jamais pu dire quelle était sa véritable date de naissance. Celle-ci se situe selon toute vraisemblance entre 1918 et 1920.” Mais la maman de Sékou Touré ayant affirmé que la naissance avait eu lieu un lundi, jour de la semaine consacré à la lune et considéré comme faste, on peut en inférer que la date réelle est bien le lundi 9 janvier 1922. Sékou Touré ne semblait cependant pas avoir la même opinion du lundi comme d’un jour favorable pour lui, car il aurait souhaité ne pas se faire opérer le 26 mars 1984, parce que c’était précisément un lundi ; ce lundi là lui fut finalement fatal.
2. Arnaud Lévy, “Évaluation du mot ‘secret’”, in Nouvelle Revue de Psychanalyse, numéro 14, automne 1976, Gallimard. En octobre 1959, Sékou Touré demande à une astrologue qu’il a rencontrée peu auparavant, Viviane B., de lui établir son horoscope ; il a donc dû — en principe — lui donner sa vraie date de naissance.
3. Les Sarakolés sont considérés comme Malinkés car ils ont été sujets de l’empire mandingue. Mais leurs ancêtres, très tôt islamisés, avaient des liens ethniques avec les Almoravides venus du Nord du continent africain.
4. Un décret du 17 décembre 1891 crée la Guinée française, territoire jusque-là rattaché au Sénégal sous le nom de Rivières du Sud. Elle fera ensuite partie de l’AOF (Afrique occidentale française) créée par le décret du 16 juin 1895. Le 19 décembre 1892, le Conseil général du Sénégal avait protesté contre le décret consacrant l’autonomie des Rivières du Sud et la création de la Guinée française (Archives Nationales du Sénégal, Sénégal VII, 16).
5. Dr. Charles Diané Sékou Touré, l’homme et son régime. (2ème édition, 1984, Paris, Berger-Levrault). A l’inverse, le professeur Ibrahima Baba Kaké, pourtant adversaire déterminé de Sékou, accrédite cette filiation (Sékou Touré : Le héros et le tyran, op. cité). Il en est de même d’Yves Person — qui fut administrateur en Guinée, notamment à Beyla, jusqu’en 1958 — dans son ouvrage Samori. une révolution dyula, et de l’historien Ibrahima Khalil Fofana dans L’Almamy Samori Touré. Empereur, paru chez Présence Africaine en 1998. Cette parenté est même mentionnée sans être contestée dans un rapport du SDECE en date du 17 avril 1959 (Archives Foccart, fonds privé, carton 226).
6. Un tambour historique ayant appartenu à Samory a fait son apparition en 1998, lorsqu’il fut ramené en Guinée par Jean Haab, un Français, et un Guinéen, Alpha Bah, mandataires d’une nonagénaire, Madame Gisèle Binsse, fille du sous-lieutenant Paul Chanoine, qui participa à l’arrestation de l’almamy et en profita pour emporter en France de nombreux objets et armes laissés sur place. D’autres objets, plus d’une centaine (surtout des armes), provenant également du butin pris à Samory lors de la défaite de ce dernier, ont été ramenés en Guinée par Alpha Bah au cours des années récentes. Ils se trouvent maintenant au Musée de Conakry.
7. Mais il avait déjà, en octobre 1951, affirmé ses liens avec une “famille illustre” (voir au chapitre 11 le témoignage du cadre communiste Marcel Dufriche). Le dernier fils survivant de l’almamy, El Hadj Abdoulaye Touré, mort à Lola le 5 juillet 1983 à l’âge de 87 ans agriculteur de son état et fidèle militant du PDG n’a jamais infirmé ni à vrai dire confirmé cette parenté.
8. Il ne put se rendre sur place, mais rendit visite aux descendants de Samory installés au quartier Sainte-Anne.
9. C’est Léon Mba, d’ascendance gabonaise, président de l’Assemblée nationale guinéenne, qui fut chargé d’aller chercher et de convoyer les cendres de Samory.
[Erratum. — André Lewin confond ici deux Léon différents. Il s’agit plutôt de Léon Maka — membre du BPN du PDG, président de l’Assemblée nationale —, et non de Léon Mba, premier président du Gabon. — T.S. Bah. Celles-ci furent exposées dans plusieurs villes guinéennes et reposent aujourd’hui dans le Mausolée de Camayenne à Conakry, avec celles de plusieurs autres illustres personnalités guinéennes, parmi lesquelles Sékou Touré lui-même. — Tierno S. Bah]
- 10. Cité par l’universitaire sénégalais Amadou Makhtar Mbow (ministre de l’éducation nationale du Sénégal, futur directeur général de l’UNESCO) inNouveau dossier Afrique, éditions Marabout Verviers Belgique, 1971. Césaire, qui a rendu visite à la Guinée indépendante en 1961, a consacré au moins deux écrits au leader guinéen : “La pensée politique de Sékou Touré”. Présence Africaine, XXIX ( 1959-1960) et une partie d’un ouvrage collectif : Marton (Imre), Césaire (Aimé), Rabemananjara (Jacques) et Price-Mars (Jean)La pensée politique du président Ahmed Sékou Touré. Conakry, RDA, No 90, 1976, 197 p.
11. L’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma la rappelle dans son ouvrage posthume Quand on refuse, on dit non. Paris, Seuil, 2004, 150 p., qui a déjà précédemment cité cette “fameuse parole samorienne” dans Monnè, outrages et défis. En Malinké, cette “forte parole” se dit : kè bi ban a fo ntè, ainsi que l’a indiqué à l’auteur l’historien guinéen Djibril Tamsir Niane (courriel du 20 juillet 2004). Ahmadou Kourouma avait aussi en projet un roman dont le héros devait être Sékou Touré ; à la suite de contacts entre Kourouma et l’auteur, il avait même été envisagé de faire paraître simultanément le roman et cette biographie de Sékou Touré, laissant ainsi au lecteur le soin de choisir lequel des deux serait le plus conforme à la réalité !
12. A l’indépendance de la Guinée, de nouveaux orchestres modernes se constituent dans toutes les villes importantes. Fondé en 1958 et lancé officiellement en 1961 dans la localité de Beyla (que traverse la rivière Bembeya), le Bembeya Jazz National regroupe deux saxos, deux trompettes, une clarinette et une contrebasse. Bientôt complété par le guitariste électrique vedette Sékou Diabaté, dit “Diamond Fingers” (doigts de diamant) ; puis par le chanteur Demba Camara, future idole de l’Afrique de l’Ouest, qui meurt avec deux autres musiciens lors d’un accident de la circulation à Dakar en avril 1973, le groupe obtient rapidement un statut national. Jaloux, ses rivaux incitent le bureau politique du Parti Démocratique de Guinée à faire concourir les ensembles nationaux sur un thème historique. Créé au Palais du Peuple de Conakry en 1967 et enregistré en 1968, “Regards sur le Passé”, qui retrace l’épopée de Samory Touré, inclut des airs traditionnels de griots consacrés à Samory adaptés aux instruments modernes, et propulse le groupe au faîte du succès.
13. La popularité de Sékou Touré déborde les frontières, puisque le grand chanteur malien Salif Keita, par exemple, compose en 1977 l’un de ses plus grands succès, “Mandjou”, à la gloire du leader guinéen, considéré comme un véritable père dans un continent meurtri par l’esclavage et dominé par les préjugés ; c’est également un vibrant hommage à l’ethnie mandingue, commune à l’albinos malien et au leader guinéen.
Jacques Borel, médecin-chef des Hôpitaux psychiatriques de la Seine, Précis de diagnostic psychiatrique. Causse-Gratlle-Castelnau éditeurs, Montpellier, sans date (vieille édition).
15. En revanche, Sékou Touré n’a jamais prétendu avoir El Hadj Omar comme ancêtre, comme ancêtre, contrairement à ce qu’écrit Pierre Messmer dans son livre :Les blancs s’en vont. Paris, Albin Michel, 1998, p. 46). Il est vrai que l’auteur reconnaît qu’il n’aimait pas Sékou, “avec lequel ses relaton étaient exécrables”. (p. 109).
16. Un marabout mauritanien aurait prédit un destin exceptionnel au jeune garçon s’il était prénommé Ahmed. En fait, il ne semble pas que ce prénom lui ait été réellement donné, et que ce ne soit qu’à partir du début des années 60 qu’il se soit mis a en faire usage régulièrement, peut-être sur la suggestion de Nasser, comme nous le verrons. Lorsqu’il est élu député français en 1956, il déclare à l’Assemblée nationale son prénom comme étant Sékou.
17. Selon certaines sources, le prénom d’Ahmed aurait été systématiquement utilisé à partir des années 1960, parce que, lors de ses fréquents passages par Le Caire, Nasser auratt pris l’habitude de l’appeler ainsi lors de réunions publiques (témoignage cité par Philippe Aziz, “La Mecque et les pétro-dollars”, in Sékou Touré : ce qu’il fut, ce qu’il a fait, ce qu’il faut défaire. Jeune Afrique Plus, 1984).
18. Fils du marabout Sidiki Chérif (qui resta l’un des guides spirituels de l’almamy Samory Touré après lui avoir enseigné le Coran), Cheikh Mohamed Chérif, dit Fanta Mady Haidara, ou encore Kankan-Sékouba d’ascendance réputée chérifienne, est né à Kankan vers 1870 et il est mort le 8 septembre 1955. Ce marabout mystique et réputé à travers toute l’Afrique de l’Ouest. Sa loyauté apparente vis-à-vis de la France lui valut la construction dune grande mosquée, cependant qu’il manifestait dans les années 50 une vive hostilité à l’égard du PDG, qu’il accusait d’être hostile à l’Islam. A la même époque, il intervenait directement dans la vie politique locale de la Haute Guinée, s’opposant à certains chefs de canton, se mêlant aussi de l’élection des députés Lamine Kaba et Mamba Sano. Il se lia d’amitié avec Mgr Raymond Lerouge, vicaire apostolique de Guinée, et n’hésita jamais à participer aux offices catholiques importants. Pour obtenir de sa part une certaine tranquillité, l’administration coloniale le décora de la Légion d’Honneur quelques années avant sa mort. Il sera également fait — à titre posthume — Compagnon de l’Indépendance dans la première promotion de cet ordre, 1er octobre 1958. Voir aussi Lansiné Kaba (historien guinéen, ancien président des Africanistes des États-Unis.)
[Erratum. — Il fut président en 2000 de l’African Studies Association, c’est-à-dire pour la durée statutaire de cette fonction ; il distinguer ASA (en majorité blanche) de l’African Heritage Studies Association (en majorité noire). Cheikh Mouhammad Chérif et son temps : Islam et société à Kankan 1874-1955, Paris, Présence Africaine, 2004. — Tierno S. Bah]
- 19. Déclaration du président du comité du PDG de Chérifoulaye (Kankan) au cours d’une conférence publique du 17 mars 1957 (archives Guinée française. Kankan. Renseignements). L’historien Lansiné Kaba (voir note précédente) qualifie Cherif de “parrain” de Sékou Touré (dans une émission de Radio France Internationale RFI sur son ouvrage biographique le 11 janvier 2005).
20. La région de Gaoual et plusieurs autres régions de Guinée subissent dans la nuit du 21 au 22 décembre 1983 deux secousses de vaste amplitude (magnitude 6,3 sur l’échelle de Richter), suivies jusqu’au 24 de nouvelles secousses. Dans une lettre du 25 mars 1999 à l’auteur, le professeurJean Suret-Canaleécrit que les régions de Gaoual et de Koumbia sont “extérieures au Fouta-Djalon ; conquises par les chefs de diiwal du Labé, elles étaient originairement peuplées de non-peuls.” Toutefois, dans son livre La République de Guinée (Paris, Éditions Sociales, 1970) qui fait autorité, l’éminent universitaire classe bien Gaoual dans les “plateaux de transition” de la Moyenne-Guinée (Fouta-Djalon) (pages 14 et 39). On peut donc penser que, pour Sékou Touré, le Fouta a effectivement bougé.
21. A propos de la rumeur (encore une, nous en rencontrerons beaucoup concernant Sékou Touré lui-même et son entourage, en général suscitées par l’hostilité plus que par le souci de la vérité) selon laquelle Alfa Touré ne serait en réalité pas son véritable père, voir note du chapitre 9.
22. Pour s’installer, il reçoit l’aide financière d’un notable libano-guinéen de la ville, Alexandre Accar. C’est sans doute en souvenir de ce geste que son fils, le docteur Roger Najib (ou Nagib) Accar, diplômé en 1941 de l’École africaine de médecine et de pharmacie de Dakar, ministre de la santé du Conseil de gouvernement des années 57-58, puis ministre (de la santé puis des transports) dans les gouvernements d’après l’indépendance, put quitter la Guinée alors qu’il était menacé d’arrestation au lendemain du débarquement du 22 novembre 1970. Il fut cependant obligé de montrer à Sékou de (faux) certificats prouvant qu’il était atteint d’un cancer à un stade avancé afin que celui-ci le laisse partir ! (divers entretiens de l’auteur avec le docteur Accar, Paris, entre 1980 et 1984). Le docteur Accar exerça ensuite en France à l’hôpital de Sens, mais fit encore l’objet d’une tentative d’assassinat par le redoutable Sylla Momo Jo, envoyé en France peu avant la visite de Sékou Touré en 1982. Il ne dut la vie qu’au fait qu’ayant encore gardé son masque blanc de chirurgien, il ne fut pas identifié par le tueur (information donnée par Nadine Bari, lors d’une rencontre avec l’auteur à Conakry, le 7 mai 2003). Le docteur Accar est décédé à Conakry en janvier 2005.
23. D’après Mohamed Maouche, “Sékou Touré s’explique”, in Révolution Africaine, no 399: 15-21 octobre 1971. Sékou dira pourtant un jour à l’auteur qu’il avait tout jeune garçon assisté à des séances de cinéma données dans les petites villes par des commerçants libanais qui utilisaient des projecteurs et des écrans mobiles montés sur camions.
24. Hadja Ramata Touré est décédée le 27 avril 2007 à l’hôpital militaire royal de Rabat. Son fils unique Kabiné Camara est décédé en février 2009, et ses obsèques ont permis à la famille Touré de se retrouver en Guinée pour les obsèques.
25. Alfa Touré eut cinq épouses, mais les deux dernières (Sitan Koita et Sayon Camara) ne lui donnèrent pas d’enfants. Sa première épouse, Doussou Touré, donna naissance à Amara et à Bronken ; la troisième, Bintou Savané, une Peule, à Fadima Touré (décédée le 21 juin 1971) et à Ismaël.
[Note. — Savané étant un patronyme soninke, cela signifie que la mère d’Ismael Touré n’était pas ethniquement Peule, même si elle avait eu une éducation peule. — T.S. Bah]
- 26. Cette petite infirmité de leur mère, ainsi que sa cause, ont été confirmées à l’auteur lors d’une entrevue avec Nounkoumba Touré dans sa maison de Conakry le 4 mai 2003. Nounkoumba (certains écrivent Noukoumba) Touré a été mariée avec Saikou Chérif, plusieurs fois ministre sous la Ière République.
[Erratum. Le prénom de l’intéressé s’écrit Sékou ; il fit partie de la douzaine de parents de Sékou Touré qui furent fusillés sans jugement par le CMRN en juillet 1985. — T.S. Bah]
- 27. Conversation (à Conakry en juin 1987) de l’auteur avec Fernand Crépu (alors âgé de 68 ans). On disait de ce dernier qu’il était né “de Castellane” et que, rejeté par son aristocratique famille lyonnaise, il vécut en Afrique pendant plus de 50 ans. Il fut en Guinée chef de chantier de travaux publics ; mais c’est surtout à cause de son exemplaire action en faveur des multiples enfants qu’il adopta et éleva qu’il fut populaire dans ce pays ; de nombreux cadres — jusqu’à des niveaux de responsabilité élevée — lui en manifestaient leur gratitude affectueuse. Très modeste, il ne chercha jamais à profiter de ses amitiés, mais échappa également à toute provocation et accusation politiques. C’est en souvenir de ce bref passage à la troupe de Kankan que Sékou Touré aurait accepté d’être chef de troupe d’honneur des Scouts (catholiques) de son quartier de Sandervalia dans les années 1952-53.
28. Le “Groupe Constantin”, essentiellement composé des entreprises “Société Africaine des Plastiques de Guinée”, “Société Industrielle des Peintures de Conakry” et “Constructions Métalliques de Dixinn”, ainsi que d’un librairie (la seule qui n’avait pas prospéré) avait été créé en association avecEl Hadj Fofana. Après l’indépendance, Albert Constantin représenta le patronat guinéen lors des réunions de l’Organisation internationale du Travail (OIT) à Genève. Les affaires d’Albert Constantin, décédé d’une crise cardiaque le 21 avril 1963, et dont le fils était alors trop jeune, avaient été reprises après sa mort par son neveu,William Gemayel, qui avait quitté Conakry dans les années 50 pour aller s’installer à Abidjan, mais avait travaillé occasionnellement pour la Guinée immédiatement après l’indépendance (notamment pour lui trouver à Paris un bâtiment pour y installer son ambassade), Gemayel est donc revenu en Guinée en 1963. Arrêté à la suite du débarquement de novembre 1970, il sera libéré du camp Boiro le 14 juillet 1975. Il s’installera ensuite en région parisienne avec son épouse Éliane, qui avait été arrêtée en même temps que son époux, mais expulsée de Guinée en 1971. William Gemayel est décédé en 1993.
29. Noumandian Keita commence ainsi en 1931 sa carrière militaire ; il fait une guerre brillante et il est nommé capitaine en 1949, grade le plus élevé jamais atteint par un militaire guinéen dans l’armée française. Cette même année, à la demande de Sékou, Il assiste en uniforme à un meeting public du PDG à Kouroussa ; il sera sanctionné et envoyé en Indochine. Affecté en Guinée en 1956, il y est présent au moment du référendum ; dans la nuit du 28 septembre, Sékou lui demande d’organiser la nouvelle armée guinéenne. Nommé commandant, il devient en novembre 1958 chef d’État-major général. Promu général, il est arrêté en juillet 1971 dans le cadre de l’épuration déclenchée à la suite de la tentative de débarquement du 22 novembre 1970. Noumandian Keita, que Sékou Touré appelait “Papa”, sera fusillé le 29 juillet 1971.
30. Ainsi, l’écrivain et syndicaliste Ray-Autra (Mamadou Traoré) affirme qu’il n’etait qu’un laissé-pour-compte des écoles professionnelles où étaient envoyés les candidats malheureux au CEPE (“A propos de l’indépendance guinéenne”, in Bingo, décembre 1982) .
31. Par décision du 9 juillet 1936, parue au Journal officiel de la Guinée française le 1er septembre 1936, le gouverneur par intérim de la Guinée française déclare Sékou Touré admis au certificat d’études primaires supérieures, au 44ème rang sur 92 candidats (Sidiki Kobélé Keita, Ahmed Sékou Touré ; l’homme et son combat anti-colonial (1922-1958). Préface de Jean Suret-Canal, Édition SKK, Conakry, 1998). Vérification faite aux Archives de la France d’Outre-mer d’Aix-en-Provence, dans le numéro 853 du Journal Officiel de la Guinée française en date du 1er août 1936, à la page 489, il est indiqué que “par décision du 9 juillet 1936 du lieutenant gouverneur…, est déclaré définitivement admis aux examens du certificat de fin d’études primaires élémentaires de l’année 1936, Touré Seikou (orthographié de cette manière) de l’école régionale de Kissidougou, classé 44ème.
32. Sékou semble faire une erreur de date et de chiffres ; il parle de 1937 et de 30 certifiés, alors qu’il a été reçu l’année précédente et qu’il était lui-même au 44ème rang des admis.
33. Camille Guy (1860-1921), lieutenant-gouverneur du Sénégal de 1902 à 1908, réorganisa le système scolaire de l’AOF notamment par trois arrêtés du 24 novembre 1903. Il fut gouverneur de la Guinée de 1910 à 1916. L’école Camille-Guy, dont Diallo Telli fut élève et dont Nabi Youla fut surveillant général, est l’actuel Lycée du 2 octobre.
34. Cette affirmation doit être nuancée : ainsi, l’écrivain Camara Laye ( 1928-1980), “monté” lui aussi à Conakry de son Kouroussa natal, fit des études à George-Poiret, où il obtint un certificat d’études professionnelles en mécanique automobile. Dans L’Enfant noir, il écrit à ce sujet: “Aux yeux de l’opinion, il y avait une différence énorme entre les élèves de notre école et ceux du collège Camille Guy. Nous, on nous tenait simplement pour de futurs ouvriers ; certes, nous ne serions pas des manoeuvres, mais nous deviendrions tout au plus des contremaîtres ; jamais, comme les élèves du collège Camille Guy, nous n’avions accès aux écoles de Dakar.”
35. Dans le numéro 885 du Journal Officiel de la Guinée Française en date du 15 septembre 1937, à la page 529, il est indiqué que “par décision du 28 août 1937 du secrétaire général, passe de la première année à la seconde année de l’école d’apprentissage Georges Poiret, section forge et ajustage, Touré Sékou (orthographié de cette manière), classé 4ème.” (Archives d’Outre-mer, Aix en Provence). Il n’a pas été possible de trouver trace d’un arrêté concernant son admission en première année. Mais divers arrêtés des années 1936 et 1937 concernent des élèves portant le même patronyme (Touré Sékou et Touré Seikou).
36. Bokar Maréga faisait partie d’un petit groupe d’élèves guinéens qui avaient suivi à Dakar jusqu’au baccalauréat les cours du professeur Jean Suret-Canale et les enseignements de l’école William Ponty puis de l’école de médecine de l’AOF (devenue Faculté de médecine de Dakar en 1962). Il a milité pour l’indépendance en 1958, et a été nommé médecin-chef à Labé avant de prendre la direction de l’hôpital Donka à Conakry. Arrêté en 1969, il fit partie des prisonniers du camp Boiro libérés par les Portugais en novembre 1970, mais revint se constituer prisonnier pour permettre à sa famille de quitter la Guinée. Il fut exécuté dans la nuit du 26 au 27 mars 1971. Son fils, également docteur, est président de l’Association des enfants des victimes du camp Boiro.
37. En revanche Sékou est fait Docteur honoris causa de plusieurs universités qu’il visite officiellement au cours de ses voyages : Université de Caroline du Nord (États-Unis) en 1960, Université de Benghazi (Libye) en 1978, Université Al-Azhar du Caire (Egypte) en 1982, Université de Zaria (Nigeria) en 1982.
38. Kretschmer Der sensitive Beziehungswahn. Berlin, Springer, 1927, cité par Jacques Lacan dans De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité. Le Seuil, Paris, 1975. Voir aussi Lacan dans “Structure des psychoses paranoïdes”. Revue ORNICAR, printemps 1988) : “On voit parmi eux (les individus possédant une ‘structure paranoïaque’) des autodidactes et on conçoit facilement comment l’autodidactisme, dans ses caractéristiques les plus fâcheuses, trouve là son terrain élu.”
39. Dans L’action du PDG pour l’émancipation de la jeunesse guinéenne, tome 8 de “L’action politique du PDG”, paru en 1962, Sékou Touré écrit même qu’“entre les intellectuels et les analphabètes, le complexe d’infériorité ou de supériorité a disparu”.
40. Selon certains témoignages, celle-ci se serait suicidée cinq jours après la mort de son mari. Selon d’autres, elle serait décédée en accouchant d’un enfant mort-né.
41. Après la mort de Sékou Touré et la prise du pouvoir par les militaires, cette grande bâtisse fut transformée en hôte. Mal entretenue, elle a été très dégradée et même presque en ruines, mais la famille est en train de la transformer en Fondation Ahmed Sékou Touré.
42. Dans un courrier du 15 novembre 1949 à Raymonde Jonvaux (cité par Sidiki Kobélé Keita, dans Ahmed Sékou Touré. L’homme et son combat anti-colonial, 1922-1958. Conakry, Edition SKK, 1998), Sékou fait un portrait ambigu et critique de son demi-frère, avec qui il vient d’échanger quelques lettres :
“Mon jeune frère Ismaïla, un peu grisé par ses connaissances en mathématiques supérieures, croit résoudre les problèmes courants de la vie à l’aide des théorèmes, de règles absolues. Qu’il est loin de la réalité scientifique qu’est le marxisme… Ma lettre lui souligne sa grande ignorance. Plus il méditera mes pensées, plus il mesurera la profondeur de cette ignorance et plus facilement il pourra lutter contre la présomption, la suffisance, la surestimation de ses capacités intellectuelles avec lesquelles il a écrit sa lettre. Ses défauts sont : la sournoiserie, l’orgueil, la susceptibilité, la légèreté de ses propos.”
Selon l’auteur, l’influence d’Ismaël et de ses partisans aura été l’un des facteurs négatifs les plus forts dans l’évolution du régime guinéen. Pourtant, mefiant a son égard, Sékou accumulera contre lui, comme nous le verrons, de nombreuses preuves de corruption et de trahison et cherchera même à le mettre à l’écart des responsabilités du gouvernement et du Parti. Mais, l’esprit de solidarité familiale finira toujours par l’emporter. Ismaël Touré, qui, par sa mère, a du sang peul dans les veines, a fait en France (à Montpellier puis à Paris) des études de météorologie, qui ne paraissent pas avoir été sanctionnées par un diplôme officiel d’ingénieur. Il en a conçu une forte rancoeur contre certains de ses collègues plus diplômés ou davantage titrés, que sa rigueur révolutionnaire constamment mise en avant et d’une certaine manière sa suave perversité dans les relations humaines ont à plusieurs, reprises permis d’humilier, de marginaliser ou même d’éliminer, notamment lorsqu’il dirigeait les interrogatoires des membres de la “Vème colonne” à la tête des comités révolutionnaires, qu’il tenait le plus souvent à présider lui-même : Diallo Telli, Saïfoulaye Diallo, et bien d’autres. L’un des très rares à avoir échappé à cette hargne froide est Camara Sékou Menton (son surnom lui vient de son menton proéminent), qui avait fait en France des études de géomètre à la même époque qu’Ismaël, mais avait obtenu le diplôme d’ingénieur ; il n’a jamais occupé de postes ministériels, mais à enseigné à l’Université et est devenu directeur de L’Institut national de géographie de Guinée. A ce titre, il a conseillé le gouvernement guinéen devant la Cour internationale de Justice dans son litige avec la Guinée-Bissau sur les limites de la mer territoriale. Peut-être Sékou Touré, qui avait de l’estime pour lui, a-t-il voulu le préserver de la jalousie d’Ismaël en n’en faisant jamais un ministre (explication proposée à l’auteur par Pascal Faber fils de Paul Faber, ministre de la justice dans le gouvernement guinéen constitué en 1961, Paris, 31 mars 2006). Sékou Menton est décédé fin 2008.
Que faire de cet orphelin turbulent ? En 1936, après de longues discussions, la famille se décide à envoyer dans la capitale le jeune Sékou, âgé d’une quinzaine d’années à peine. Arrivé à Conakry le 7 septembre 1936, il suit pendant un an et demi les cours de la “section forge et ajustage”, l’une des trois sections (avec la menuiserie et la mécanique; une section électricité y sera ouverte en 1949) de l’École Professionnelle Georges-Poiret. Le 26 novembre 1936, il assiste au milieu de ses camarades et en compagnie de ses professeurs et des notabilités de la ville à l’inauguration de la statue de Georges Poiret43.
Cette école admet en 1936 18 élèves, et 25 l’année suivante, mais ne délivre respectivement qu’un seul et trois diplômes ; Sékou Touré n’est pas parmi les diplômés. Pendant ses études, il est interne ; l’internat est commun avec celui de l’École Primaire Supérieure. Les élèves de ce dernier établissement iront pour la plupart suivre ensuite des études à Dakar, notamment à l’École William Ponty ; ce n’est pas le cas des élèves de Georges-Poiret, parmi lesquels Sékou Touré. Ceux-ci, des “manuels”, doivent rester en Guinée.
L’avocat guinéen Jean-Maurice Cadoré se rappelle que dans les années 1937-38, “pour améliorer leur instruction et leur français”, il donnait des dictées et des rédactions à faire au jeune Sékou et à quelques commis, comme Damantang Camara — qui travaillait dans les services de la Justice — ou Ibrahima Diané, tous deux déjà ses grands copains et futurs notables du Parti. Les copies de Sékou, assez longues, dénotaient une certaine originalité; un coucher de soleil sur les îles de Los lui inspira en particulier des pages entières de descriptions poétiques, qui s’achevaient sur cette phrase : “Soudain, il (le soleil) disparaît,· le père de la vie est rentré chez lui.” 44
Sékou connaîtra à l’école de Conakry les mêmes difficultés qu’à celle de Kissidougou ; de vifs incidents l’opposent au surveillant général et à l’économe français de l’établissement, M. Allainmat, et il devra quitter l’établissement pendant plusieurs jours. L’inspecteur principal du service de l’enseignement en Guinée (l’équivalent d’un inspecteur d’Académie), un certain You, est particulièrement remonté contre lui45. Sékou Touré finira par être renvoyé pour insubordination, après avoir tenté de fomenter en janvier 1938 une grève de la faim chez les écoliers pour protester contre les corvées diverses auxquelles ils étaient astreints. Un arrêté du gouverneur l’exclut définitivement de tous les établissements d’enseignement de la colonie. Il exerce alors en ville divers petits métiers manuels, comme apprenti-maçon ou aide-ajusteur.
Après avoir quitté l’internat de l’école Georges-Poiret, Sékou habite chez sa tante, une arrière-petite-fille de Samory, Djimini Saran Touré, dont la maison se trouve “en banlieue” comme on dit alors 46, dans le quartier de Donka en face de l’actuel Stade du 28 septembre ; c’est elle qui, bien plus tard, lui fera rencontrer Félix Houphouët-Boigny47.
Sékou ne néglige pas les distractions et les plaisirs de l’adolescence. Il apprend à bien jouer aux dames, jeu dont il ne se lassera jamais même lorsqu’il sera président et qu’il pratiquait pendant de longues heures avec les partenaires les plus variés ; ceux-ci avaient en général le bon goût de le laisser gagner.
Mais il s’initie également aux sports collectifs, notamment au football, sport guinéen par excellence ; certains matchs joueront plus tard un rôle important dans les relations de la Guinée avec la Côte-d’Ivoire, le Sénégal ou l’Algérie. A côté d’équipes surtout composées de fonctionnaires de diverses origines (Guinéens, Sénégalais, Dahoméens … ), comme le Racing Club de Conakry, la Société Sportive de Guinée, la Jeanne d’Arc ou le Club des Cheminots, de nombreuses équipes de football amateur se constituent, parfois encouragées par l’administration coloniale, qui souhaite ainsi canaliser les énergies de la jeunesse. Ainsi Sékou jouait-il au football en plein centre de la ville, sur un terrain vague appartenant à la CFAO 48, près de l’église anglicane, et également sur le terrain du camp militaire, où le lieutenant d’artillerie Rétif est chargé de la liaison avec les jeunes. “Il n’était pas conciliant et murmurait en soussou des injures à l’égard des Blancs”, se souvient l’un de ses coéquipiers français 49. Ses copains français et guinéens vantent cependant sa gentillesse, son esprit de camaraderie et son entrain ; ils le surnomment —on ne sait trop pourquoi — “Franchon” 50.
Incapable de se plier durablement à la discipline scolaire, il n’en ressent pas moins le besoin de lire et de s’instruire : alors débute pour lui une longue période de boulimie livresque et de culture autodidacte ; une formule d’Anatole France s’applique à lui à merveille : “Comme je n’étudiais rien, j’apprenais beaucoup.” Il découvre la poésie, notamment grâce aux œuvres de Rimbaud dont il apprécie l’esprit d’aventure.
Il se lie avec Guy Tirolien, jeune administrateur colonial originaire des Antilles, affecté à Conakry en 1944, et qui écrit des poèmes (ceux-ci seront ultérieurement publiés par Présence Africaine). Il lit aussi des illustrés et des bandes dessinées comme tous les adolescents en raffolent ; il apprécie en particulier les productions de Walt Disney 51et gardera le souvenir du matelot Popeye 52.
Mais il prend connaissance surtout de textes que se passent discrètement les jeunes Africains entre eux, romans ou reportages dans lesquels des auteurs français donnent leur opinion sur l’Afrique, sur les qualités des Noirs ou les méfaits de la colonisation : Batouala de René Maran, un Guyanais né à la Martinique qui a au lendemain de la 1ère guerre mondiale obtenu le Prix Goncourt 53 , le Voyage au Congo d’André Gide, Terre d’Ébène d’Albert Londres 54 , L’heure du nègre de Georges Caraman (pseudonyme de Georges Simenon) … Il se passionne pour l’épopée glorieuse et tragique de Toussaint Louverture, fondateur dans les Caraïbes au début du XIXème siècle du premier État noir libre. Il lit aussi divers livres plus anciens où des écrivains français exaltent la dignité, le courage et les vertus des Noirs: Bug-Jargal de Victor Hugo; Atar Gull d’Eugène Sue ; Tamangode Prosper Mérimée… Lorsqu’il reçoit le diplôme de Docteur honoris causa de l’Université de Zaria au Nigeria, le 6 février 1982, dans son discours, il attribue même à Victor Hugo un roman que celui-ci n’a jamais écrit, Mandingus, dans lequel serait rappelé le drame des esclaves africains déportés vers les Caraïbes et le Brésil !
Il est très impressionné par un livre publié en 1935 avec un grand retentissement : L’Homme, cet inconnu. Écrit dans un style très clair par Alexis Carrel, un docteur lyonnais, prix Nobel de médecine en 1912 pour ses travaux sur les greffes d’organes, ce livre à mi-chemin de la philosophie et de la science vulgarise habilement les connaissances de l’époque 55. Sékou Touré lui empruntera, consciemment ou inconsciemment, nombre de ses idées sur le comportement des êtres humains, le rôle de l’hérédité et de l’éducation, la place des sciences et des technologies, le temps fini et infini, le sens moral et la conscience, l’individu et la société : il s’en inspirera pour forger sa formule — souvent employée — “l’homme, ce connu-inconnu, cet inconnu-connu”, qui sera le thème de beaucoup de ses discours 56. Seul le marxisme, quelques années plus tard, réussira à l’impressionner autant, à la fois comme doctrine et comme explication globale de la société ; il conviendra cependant que le marxisme n’était pas adapté à la société africaine, en raison de l’imprégnation de celle-ci à des traditions culturelles spécifiques, et aussi à la religion (notamment musulmane).
Ce ne sont donc pas les romans qui le passionnent le plus ; il dévore pêle-mêle livres d’histoire, de voyages, de philosophie 57, de théorie et de doctrine politiques 58. Il s’inscrira plus tard aux cours par correspondance de l’École Universelle, 59 Boulevard Exelmans à Paris, dont il recevra pendant longtemps par la poste les grosses enveloppes cachetées ; la réclame de cet établissement affirme : “Chacun peut aujourd’hui acquérir chez soi, à ses heures de loisir, quelles que soient ses occupations, facilement, quelles que soient ses études antérieures, avec le minimum de frais, dans le minimum de temps, toutes les connaissances utiles pour occuper la situation dont il se sent digne.”
Ceux qui ont approché Sékou pendant cette période se souviennent que dans sa chambre, son lit était entouré de piles de livres. Les amis qu’il se fait en France après la guerre ne cessent de recevoir de lui des demandes concernant surtout des ouvrages politiques 59. Ils ne se souviennent pas, en revanche, l’avoir jamais vu à l’époque faire ses prières, comme tout bon Musulman pratiquant.
Sékou parfait aussi ses connaissances de comptabilité, spécialité dont il raffole et sur laquelle, lorsqu’il sera président, il fera d’interminables discours destinés à montrer aux cadres des sociétés d’État comment gérer leur entreprise et améliorer leur productivité. “Profession: comptable”, inscrira-t-il sur ses documents d’identité de député en 1956.
Et lorsqu’il devient président du Conseil Supérieur des Normes et Comptabilités de Guinée, il invitera le Congrès Africain de la Comptabilité à se tenir à Conakry en 1985; seule sa mort en 1984 l’aura empêché d’y briller une fois de plus.
Quelques mois après le début de la guerre, en 1940, Sékou devient commis aux écritures (certains dossiers emploient même le joli terme d’“écrivain”) à la Compagnie du Niger Français ; ses connaissances déjà bonnes et son goût pour la comptabilité en feront un spécialiste du calcul des prix de revient. Le Niger Français est l’une des grandes compagnies coloniales de l’époque, filiale française du groupe anglo-hollandais Unilever, qui possède un comptoir important près du port de Conakry, à l’angle du 3ème Boulevard et de la 9ème Avenue, ainsi que des “factoreries” à Kindia, Mamou, Kankan et Siguiri. Spécialisée dans l’alimentation, la confection, la quincaillerie et les produits pétroliers, la société représente également les réfrigérateurs à pétrole Frigelux, les radios Philips, ainsi que les automobiles, camionnettes et camions Renault.
Sékou travaille un peu plus d’une année dans ses bureaux, en compagnie d’un autre commis, Barco Ousmane Bangoura, délégué syndical, futur militant du PDG, sous la direction d’un cadre d’origine camerounaise, Richard Mbamdja, qui apprécie ses qualités d’ordre et de méthode, mais déplore sa “forte tête” et son tempérament de raisonneur, affirmant même qu’il a brièvement tâté de la prison; ils resteront cependant liés d’amitié ; Richard Mbamdja militera même activement aux côtés de Sékou au début de l’époque du PDG, dont il sera le trésorier dès 1947.
L’irrésistible penchant de Sékou pour les femmes, y compris pour celles des autres, l’amènera vite à se colleter avec le directeur des achats de Niger-France, un Corse lui-même peu commode ; ce sera la fin de son emploi dans cette compagnie coloniale.
Sékou ne veut pas en rester là ; comme beaucoup de jeunes Guinéens, il est tenté par l’administration, qui lui assurerait permanence de l’emploi et sécurité financière. Les privations dues à la guerre se manifestent aussi en Guinée, et il connaît des jours difficiles. Il songe un moment à s’engager dans l’armée, mais l’armistice imposé en 1940 par les Allemands à la France en a tari le recrutement ; de plus, lors d’une visite médicale, il est exempté de service militaire.
Il parvient alors à obtenir provisoirement un emploi dans les Postes : le 14 septembre 1941, la décision 2340/CP le nomme comptable auxiliaire à la station de radio fédérale de Conakry. L’année suivante, il réussit le concours du cadre local des services financiers des PTT de Guinée ; la décision 2917/CP du 24 novembre 1942 l’intègre comme commis de 6ème classe stagiaire du cadre local des commis des PTT ; son salaire mensuel est d’environ 2.900 francs.
Il est parfois choisi comme facteur intérimaire ; peut-être même est-il envoyé à Dakar — ce serait son premier voyage hors de Guinée — pour une formation. Ses tentatives ultérieures pour passer d’autres concours dans cette administration échouent devant l’opposition de son chef de service, qui lui reproche un comportement revendicatif60.
Noté comme “fonctionnaire de valeur moyenne, indiscipliné, plus préoccupé de politique et de syndicalisme que de son travail”, il restera dans l’administration des Postes pendant six ans, jusqu’au 26 avril 1948, date de sa démission à la suite de sa réussite au concours des cadres du Trésor. C’est donc aux PTT administration dont il conservera toujours le meilleur souvenir 61, qu’il commence son activité de syndicaliste et d’agitateur politique 62.
Notes
43. Georges Poiret fut gouverneur de la Guinée française de 1916 à 1930, poste qu’il occupa donc plus longtemps que tout autre gouverneur ; il en était déjà le secrétaire général depuis 1912. Né en 1872, il mourut en 1932 d’un douloureux et long cancer à la gorge et au visage. L’ouvrage Conakry, porte de la Guinée donne pour l’inauguration de cette statue, due au sculpteur Baudry, une autre date, celle du 26 mai 1935. La statue occupait un rond-point situé entre le Grand-Hôtel (devenu après 1958 — et jusqu’en 2008 — ambassade des États-Unis) et l’école professionnelle ; elle fut démontée pendant les années de guerre sur l’ordre de l’ingénieur Dewavrin, directeur des Travaux publics de Guinée, sans doute parce qu’elle honorait un franc-maçon notoire (Poiret avait été membre de la Loge maçonnique de Conakry L’Étoile de Guinée).
44. Jean-Maurice Cadoré, d’origine martiniquaise, alors adjoint au chef du bureau politique du gouverneur de la Guinée française, plus tard avocat, candidat des Indépendants d’Outre-mer (TOM) aux élections législatives de 1951 contre Sékou Touré et le PDG, puis en 1958 premier magistrat de la Guinée indépendante : il est en effet nommé procureur général. (Lettre à l’auteur en date du 20 septembre 1986). Voir aussi son témoignage sur la suppression de la chefferie au chapitre 16.
45. “C’était un homme grand, mince, élégant, avec des lunettes et de petites moustaches, tout à fait le type anglais ; il conduisait l’une des premières voitures décapotables de Conakry”, se souvient Colette Fraisse, née Lamour, fille d’un agent des Chargeurs Réunis, qui, âgée de 12 ans environ, fréquenta cette école de 1936 à 1938. Elle se rappelle les classes mixtes, garçons et filles mêlés, avec beaucoup de petits Africains et de petits Libanais et Syriens. Le directeur, M. Drusset, faisait lui-même passer les examens (plusieurs conversations avec l’auteur au Thoureil, Maine-et-Loire, dont le 26 août 2005).
46. Le terme de “banlieue” a longtemps désigné les quartiers de Conakry situés sur la presqu’île de Kaloum, au-delà de l’ancienne île de Tumbo ; celle-ci est elle-même devenue petit à petit une presqu’île par suite de la construction successive de deux digues qui furent progressivement remblayées. Au contraire, tout ce qui se trouvait sur l’ancienne île de Tumbo était dit: “en ville”. Ces expressions sont encore employées aujourd’hui.
47. “Houphouët lui conservait une étrange mansuétude nourrie de vieux souvenirs. Il m’a raconté que c’était une tante de Sékou qui était venue le voir, qui s’était agenouillée devant lui et qui lui avait confié son neveu.” (Extrait de l’interview donnée par Siradiou Diallo sous le titre “Ce que vous ne savez pas sur Houphouët” parue dans Jeune Afrique no. 1719 du 16 décembre 1993, peu après la mort du leader ivoirien ; propos recueillis par Hamid Barrada et Philippe Gaillard). Une photo de Hadja Djimini Saran Touré figure au début de l’ouvrage Nous sommes tous responsables de Mohamed Mancona Kouyaté, publié à Conakry en avril 1996.
48. Compagnie Française de l’Afrique Occidentale.
49. Lettre de Jacques Bès à l’auteur en date du 28 juillet 1986.
50. Après la guerre, les camarades de Sékou Touré l’appellent souvent “Franchon”, nom du secrétaire général de la CGT française de 1947 à 1967. Mais il semble qu’il n’y ait pas de lien avec cet autre surnom, qui date d’avant la guerre.
51. Lorsqu’il effectuera à l’automne 1959 son premier voyage aux Etats-Unis et qu’il y rencontrera John F. Kennedy, alors en pleine campagne présidentielle, les deux hommes décident de visiter ensemble Disneyland. Kennedy loue un hélicoptère avec lequel ils se rendent en Californie où ce parc d’attractions a été ouvert quelques années plus tôt, en 1955 (voir chapitre 38 sur les relations avec les Etats-Unis).
52. L’auteur a assisté un jour à une discussion entre Sékou Touré et des représentants de sociétés aluminières qui voulaient le dissuader d’augmenter les taxes sur la bauxite en lui parlant d’une nouvelle découverte qui permettrait de faire de l’alumine à partir de l’eau de mer et ainsi de se passer de minerai. Sékou répliqua : “Vous ne m’impressionnez pas et je ne crois pas à cette menace ; j’ai lu Popeye dans mon adolescence et je sais que l’on peut faire du fer à partir d’épinards ; je pense quand même qu’on ne fermera pas les mines de fer pour les remplacer par des champs d’épinards.”
53. René Maran, Batouala, véritable roman nègre, prix Goncourt 1921 , Paris, Albin Michel, 189 p. Beaucoup plus que le roman lui-même, sa préface est un virulent réquisitoire contre le colonialisme. (voir Marc Michel, “L’affaire Batouala : René Maran anticolonialiste ou écrivain de l’ambigüité” in Identités caraïbes, sous la direction de Pierre Guillaume, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2000).
54. Paru en 1929 chez l’éditeur Albin Michel, le livre d’Albert Londres écrit à la suite de son voyage de 1928 en Afrique, fait scandale, comme l’avaient fait quelques mois auparavant ses articles parus dans le Petit Parisien. Le ministre des colonies doit s’expliquer à la Chambre des députés (notamment à propos de la construction du chemin de fer Congo-Océan), et le gouverneur général de l’AOF organise un “voyage de presse” pour contrer ses reportages.
55. Certaines de ses thèses eugénistes sont très contestées, de même que son attitude pendant la guerre et l’occupation. Paradoxalement, Carrel est aujourd’hui revendiqué à la fois par une partie de l’extrême droite française et par certains fondamentalistes islamistes. Il est infiniment probable que Sékou Touré n’a pas eu connaissance de ces controverses.
56. Ce sera par exemple le thème de son éditorial dans Horoya du 19 novembre 1971.
57. Jacques Marchandise, important dirigeant de la société Pechiney, venu en mai 1960 pour s’entretenir avec lui des problèmes de production de l’usine de Fria (qui entre en service a cette époque), se voit brusquement poser des questions sur les philosophes français du XVIIIème siècle (entretien de Jacques Marchandise et de l’auteur lors d’un colloque à Paris sur Jacques Foccart ; confirmé par Jacques Larrue, lui-même à l’époque cadre de Pechiney, dans son mémoire présenté en 1988 à l’IEDES sur “Sékou Touré et l’Islam”).
58. Maurice Jouannin dans sa thèse de doctorat en sciences politiques (Paris 1966) sur “La Pensée de Sékou Touré” se référant aux chercheurs de l’Institut américain de Columbia Wallerstein et Fischer attribue essentiellement — mais sans en apporter de preuves crédibles — à Hobbes (la théorie de la souveraineté limitée), à Spinoza (la relation entre l’homme et l’État), à Jean-Jacques Rousseau (le contrat social), voire à Teilhard de Chardin (la coïncidence entre science et religion) une forte influence sur Sékou Touré lui-même ainsi que sur l’idéologie du Parti Démocratique de Guinée. L’influence marxiste paraît singulièrement plus forte, moins d’ailleurs sur l’idéologie que sur les techniques d’organisation.
59. Ainsi, le 14 avril 1949, il demande à Raymonde Jonvaux, une militante de la CGT avec laquelle il est très lié et dont nous aurons l’occasion de reparler, de lui envoyer “livres, romans, brochures (…), les cours de doctrines sociales, d’économie, de droit, de français (utilisés par) des collègues de travail (…) et si possible les cours complets de l’École élémentaire du Parti communiste français”.
60. Ainsi, le 29 mai 1945, Sékou écrit au gouverneur général de l’AOF pour solliciter son inscription sur la liste des candidats au concours des commis du cadre commun secondaire des services financiers ; mais en transmettant cette requête au gouverneur de la Guinée, son directeur formule le 15 juin un avis négatif, soulignant que “le service des postes — de Guinée — a besoin de tout le personnel actuellement à sa disposition. D’autre part, cet agent est l’éternel candidat à tous les concours concernant différents emplois.” Finalement, le 25 juin, le gouverneur de la Guinée française, Jacques Fourneau, émet lui aussi un avis défavorable parce que l’intéressé “ne réunit pas les 5 ans de service nécessaires pour participer au concours d’entrée dans le cadre secondaire des transmissions”, ce qui est — formellement — exact. Bien entendu, Dakar ne donne aucune suite à la demande formulée par Sékou.
61. “Nous devons vous dire, et vous le savez certainement, que nous-mêmes, nous sommes postier. Nous avons eu à servir dans presque toutes les disciplines de ce secteur, aussi bien techniques qu’administratives et comptables”, rappellera-t-il le 19 avril 1983 aux participants de la 7eme reunion de la sous-commission des télécommumcations de la CEDEAO tenue à Conakry.
62. Le fait d’être comme lui commis ans l’administration des Postes le rapprochera — parmi bien d’autres choses — de Patrice Lumumba. On notera que plusieurs autres dirigeants africains ont appartenu à l’administration des Postes : outre Sékou Touré et Patrice Lumumba Omar Bongo, Simon Oyono Aba’a (le fondateur du Morenais gabonais), et, en Guinée, le sénateur Fodé Mamoudou Touré
Sékou Touré apprend vite comment fonctionnent les postes et télécommunications dans le territoire, et comprend comment on peut les utiliser — et éventuellement les paralyser. La Guinée est alors reliée à la France par le câble Conakry-Dakar, qui se prolonge du Sénégal jusqu’à Paris par trois autres câbles ; vers le Sud, Conakry est reliée, également par câble, à Freetown, Monrovia, Grand Bassam, Libreville, Cap Lopez et Loango. Un réseau téléphonique urbain dessert Conakry, Kindia, Dubréka et s’étend progressivement à d’autres centres urbains du territoire. La capitale est aussi reliée par fil télégraphique avec les principales localités du pays, qui peuvent donc communiquer entre elles.
En 1945, on trouve en Guinée 45 bureaux postaux et télégraphiques, dont 25 bureaux de plein exercice, deux agences postales, douze bureaux auxiliaires, deux bureaux de distribution rurale et quatre gares ouvertes à la télégraphie privée. Un poste de TSF installé à Conakry reçoit directement les radiotélégrammes transmis par le poste de Bordeaux-Croix d’Hins et assure le service côtier avec les navires en mer et le service local avec les autres postes de l’AOF 63.
Pour un militant syndicaliste, peut-on rêver plus beau réseau pour couvrir par son action toute la Guinée et les territoires voisins, d’autant que l’administration coloniale en poursuit l’extension et la modernisation ?
Sékou, que son tempérament revendicatif et son esprit systématique portent à militer et à organiser, est peut-être entré aux PTT par hasard, mais rien ne pouvait mieux lui mettre le pied à l’étrier pour satisfaire ses ambitions naissantes. La “personnalité dure et méthodique” de cet “homme que les masses suivent” l’y aidera 64.
Les luttes sociales n’étaient à l’époque pas inconnues en Guinée, mais restaient sporadiques et inorganisées, la main d’œuvre agricole étant très dispersée et le salariat industriel et minier encore peu nombreux. La législation du travail était quasiment inexistante et le patronat régnait en maître. Après 1918, au lendemain de la démobilisation des soldats africains revenant de la guerre, il y eut pourtant quelques grèves, déclenchées parfois à l’instigation d’anciens tirailleurs qui avaient vu en Europe comment pouvaient se défendre les travailleurs.
Le gouverneur Poiret (en poste à Conakry de 1916 à 1930, le plus long des mandats de gouverneur jamais exercés en Guinée) note dans son rapport de fin de mission: “Les grèves sont, surtout depuis 1918, l’indice d’une évolution qui se manifeste dans la population indigène des grands centres. Elles dénotent à la fois la facilité avec laquelle les travailleurs peuvent se laisser entraîner par quelques meneurs qui ont vu se pratiquer des grèves en France, et l’esprit de solidarité qui commence à régner dans la classe ouvrière de la colonie … Cet état d’esprit indique simplement que, comme d’autres pays, la Guinée est à un tournant de son évolution et il est du devoir de tous de faciliter cette évolution en dirigeant les masses vers le travail et la prospérité au lieu de laisser s’établir un détestable esprit de vagues revendications, dont se satisfait en premier lieu la paresse des éléments les moins intéressants de la population.”
Le terrain revendicatif n’est donc pas tout à fait vierge en Guinée lorsque le jeune Sékou s’éveille progressivement à la conscience du phénomène social et syndical.
Le contexte politique au lendemain de la deuxième guerre a commencé à évoluer sensiblement. La conférence de Brazzaville convoquée fin janvier 1944 par le général de Gaulle marque le début d’un nouvel état d’esprit ; le 30 janvier, de Gaulle y affirme : “La France se doit de conduire les peuples dont elle a la charge jusqu’à la liberté de gérer démocratiquement leurs propres affaires.” D’autres phrases au contraire sont nettement moins libérales, ce qui rend Sékou pour le moins méfiant vis-à-vis des positions gaullistes, d’autant que les milieux coloniaux cherchent à freiner toute velléité réformatrice.
Pourtant des réformes, souvent limitées mais parfois essentielles, se succèdent : le régime de l’indigénat (système de mesures restrictives de libertés et de droits à la discrétion des administrateurs, instauré en Algérie sous le Second Empire et progressivement étendu à l’ensemble des colonies) est supprimé par les décrets du 22 décembre 1944 (trois jours avant la création du Franc CFA) et du 20 février 1946 ; plusieurs libertés essentielles à l’exercice de l’action syndicale ou politique sont étendues aux territoires d’Outre-mer (liberté d’association par le décret du 13 mars 1946, liberté de réunion par le décret du 11 avril 1946, liberté de la presse par le décret du 27 septembre 1946) ; le travail forcé (la “corvée”) est supprimé par la loi du 11 avril 1946 votée par l’Assemblée constituante française sur proposition de Félix Houphouët-Boigny, cependant que la loi Lamine Gueye du 7 mai 1946 confère à tous les habitants des territoires d’Outre-mer la nationalité française, mais pas pour autant la citoyenneté pleine et entière : l’électorat européen et africain reste divisé en deux collèges qui votent séparément. La constitution du 27 octobre 1946, celle de la IVème République, instaure l’Union Française. Huit jours plus tôt, c’était la naissance du RDA à la conférence de Bamako.
La loi française du 21 mars 1884 sur les syndicats professionnels avait en principe été étendue aux “citoyens africains” (notamment aux travailleurs des “quatre communes” du Sénégal) en 1920, mais l’absence de décrets d’application rendait cette mesure largement illusoire. La véritable introduction du syndicalisme en Guinée (chez les employés européens surtout, car il est obligatoire d’avoir un certain niveau scolaire, en fait le certificat d’études élémentaires) remonte au gouvernement de Front Populaire en France, qui, par le décret du 11 mars 1937, autorise la constitution de syndicats en Afrique occidentale. Il faudra attendre le décret du 7 août 1944 pour que le Comité Français de Libération Nationale (René Pleven en est le Commissaire aux Colonies) libéralise plus largement et dans toutes les colonies la création de syndicats ouvriers 65 ; ceux-ci devront cependant s’en tenir aux revendications purement professionnelles et ne seront pleinement légalisés que par le Code du Travail Outre-mer (Loi du 15 décembre 1952).
Dans l’immédiat après-guerre, les centrales syndicales françaises soutiennent politiquement, financièrement et matériellement les jeunes syndicats qui se mettent en place en Afrique. Dans un premier temps, ils en sont le simple prolongement et y reproduisent les conflits intersyndicaux et idéologiques de la métropole :
- Confédération Générale du Travail (CGT), proche du Parti communiste (après le départ vers FO en 1948 de ses éléments davantage liés aux socialistes)
- Force Ouvrière (FO), née le 13 avril 1948 à la suite de la scission d’avec une CGT jugée trop procommuniste, proche du Parti socialiste, très présente dans les milieux européens et chez les fonctionnaires, mais assez peu représentative des travailleurs africains
- Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC), particulièrement active dans les régions où l’église catholique est elle-même bien implantée 66.
Les fédérations internationales (Fédération Syndicale Mondiale (FSM) pour la CGT, Confédération Internationale des Syndicats Chrétiens (CISC) pour la CFTC, Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) pour les mouvements anticommunistes) offriront de leur côté appuis politiques et aides financières 67.
Sans vraiment hésiter, sans doute sur le conseil de ses camarades côtoyés par exemple au sein du GEC, Sékou choisit la CGT, à laquelle il restera fidèle pendant dix ans, jusqu’à la naissance de la CGT A en 1956. “Il faut reconnaître (…) que rien en 1946 ne pouvait se décider ou s’organiser en Afrique sur le plan syndical sans la participation du syndicalisme métropolitain. (Celui-ci) était dominé de très haut par la CGT. A cette époque, nous avions d’une part en Afrique un pouvoir syndical disponible et d’autre part en France une force syndicale avide d’étendre son influence et son pouvoir”.
L’administration ne pense pas autre chose : le directeur de la sûreté de Guinée, Maurice Espitalier, estime que “lorsque la CGT dort, les autres centrales guinéennes dorment aussi. Sékou Touré est donc en quelque sorte non seulement l’animateur de la CGT, mais également de la CFTC et des 68 cheminots” 68.
A cette explication réaliste, il faut ajouter les sympathies indéniables de Sékou Touré pour l’idéologie marxiste et l’action progressiste, dont nous verrons plus loin l’origine. La classe ouvrière, pratiquement inexistante en Guinée avant la guerre, se développe rapidement après 1945, mais ne représente qu’une fraction très faible de la population. Que ce soit à Conakry, dans les rares centres urbains de l’intérieur ou sur les grands chantiers de chemins de fer, dans les mines ou les travaux portuaires, elle ne compte au total que quelques milliers de salariés de l’administration ou du secteur public, et quelques centaines dans les entreprises privées : selon l’Inspection du travail, il n’y a guère plus de 3.000 travailleurs et employés à Conakry au début des années 50, et 12.000 à la veille de l’indépendance 69. A cela, s’ajoutent dans les villes un nombre croissant (plus de 30.000) de manœuvres, de dockers, de domestiques, d’employés temporaires du commerce, de l’artisanat ou de l’industrie, et en dehors de la capitale, les nombreux manœuvres ruraux des plantations (près de 30.000) ; soit 80.000 salariés au total, qui bien entendu ne sont pas tous syndiqués.
Rien d’étonnant à ce que Sékou ait rapidement estimé insuffisante la force de la classe ouvrière, rompant en cela avec la doctrine marxiste classique 70 ; pour atteindre d’autres couches plus nombreuses de la population, notamment les agriculteurs, les éleveurs, les femmes, les jeunes, le syndicaliste instigateur de grèves devait se doubler d’un meneur politique capable de mobiliser les masses du pays réel 71.
“Faire l’histoire du mouvement syndical africain,” dira un jour Sékou Touré, “c’est écrire une véritable histoire de la lutte des peuples d’Afrique” 72. Pourtant, à leurs débuts du moins, les revendications syndicales ne sont pas d’essence politique, car elles concernent avant tout des problèmes locaux et ponctuels liés aux conditions de travail et aux salaires. Réunies sous la direction de l’Inspecteur du Travail de la Guinée au sein d’une commission consultative paritaire réunissant représentants des syndicats ouvriers et des groupements patronaux, les parties discutent par exemple du salaire minimum horaire ou journalier, des indemnités diverses pour l’habillement ou pour la nourriture (la ration-type journalière fixée pendant la guerre par l’arrêté du 26 juillet 1943 était de 600 grammes de riz, 200 grammes de viande ou de poisson, 50 grammes d’huile, 20 grammes de sel et 0,50 gramme de condiment ou de piment), de la sécurité du travail, du fonctionnement de l’École Professionnelle Georges-Poiret, de l’apprentissage, des cours du soir…
Les revendications d’ordre plus général concernent d’abord le vote du Code du Travail Outre-mer et sa mise en application. Un tel code avait été instauré par le décret du 17 octobre 1947, mais un décret du 25 novembre 1947 en avait ajourné sine die l’application. Après une longue période d’obstruction menée par les organisations patronales d’Outre-mer et les élus qui en sont proches 73, ce code sera finalement adopté par le Parlement français le 22 novembre 1952 et promulgué le 15 décembre, à la suite d’une grève générale des travailleurs africains le mois précédent.
Les revendications portent enfin sur la suppression des inégalités qui subsistent, tant dans le secteur privé que dans la fonction publique, entre les employés venus de métropole et leurs collègues africains : compléments de salaires, indemnités de risque climatique, allocations familiales, congés plus longs et divers autres avantages instaurés dans la ligne du “supplément colonial” prévu par le décret du 2 mars 1910, sont déniés à la plupart des Africains. C’est ainsi qu’une grève générale fut déclenchée dans les colonies du 10 au 14 janvier 1953 pour demander l’application des 40 heures de travail, depuis longtemps reconnues en métropole.
Pour obtenir satisfaction, ce n’est pas seulement contre le patronat que les syndicats doivent lutter : ils trouvent en face d’eux une administration coloniale puissante et assez bien dotée, soit pour le maintien de l’ordre et la répression des troubles, soit pour la discussion des mesures à prendre afin de mettre fin aux grèves, soit enfin pour relayer en direction du gouvernement de Paris les revendications locales.
Les discriminations seront vite imputées au système colonial lui-même, dont la disparition apparaîtra comme la meilleure solution aux inégalités sociales. Par la force des choses et pour être efficace auprès de ses interlocuteurs habituels, le syndicalisme africain se doublera donc très vite d’une action politique. Sékou Touré découvrira rapidement les vertus de cette double voie ; d’autant que pour ceux qui comme lui n’ont pas ou peu de diplômes scolaires ou universitaires, l’expérience syndicale est une remarquable école de formation, offre de réels moyens d’influence et procure une exceptionnelle tribune pour l’agitation politique.
Notes
63. Au début du XXème siècle, l’administration et les services de transmission radio s’installèrent près de l’isthme de la ville ; les antennes étaient fixées à de grands pylônes ; telle est l’origine du nom de “Sans Fil” (ou “Sanfil”) donné encore aujourd’hui à ce quartier. En 1899, la Guinée comptait déjà 17 bureaux de poste répartis sur tout le territoire de la colonie et un Office du câble est créé en 1901. Les neuf fonctionnaires européens de la poste obtiennent en 1902 un traitement triple de celui de la France. L’aviso “Conakry” dessert deux fois par mois les localités fluviales (Benty, Dubréka, Boffa, Boké) et le train assurera bientôt la desserte de l’intérieur jusque-là, les malle-poste emportaient une vingtaine de malles de lettres et de colis et pouvaient mettre deux semaines pour atteindre la Haute Guinée). Le courrier vers la France et international passe par les paquebots des Chargeurs Réunis ou de Fraissinet, à raison de quatre dessertes mensuelles).
64. Les deux expressions sont de Jean-Claude Froelich, directeur des études du Centre des Hautes Études sur l’Afrique et l’Asie Modernes (CHEAM) dans une conférence sur “La psychologie des leaders africains” prononcée le 26 mai 1959 au Centre Militaire d’Information et de Spécialisation pour l’Outre-mer (CMISOM) et publiée par La Documentation française. Voir le texte de cette conférence en annexe au chapitre 46.
65. Ce texte suit de quelques mois la Conférence de Philadelphie (avril 1944), qui transforma l’ancien Bureau international du Travail (BIT) en Organisation internationale du Travail (OIT), et encouragea l’extension des libertés et des droits syndicaux dans les colonies.
66. Hostile au syndicalisme en général, Mgr. Raymond Lerouge, Vicaire apostolique de Conakry, donna cependant en 1946 l’autorisation de fonder un syndicat chrétien pour faire pièce à la création récente de la CGT. David Soumah, clerc de notaire chez Maître Cadoré, fut assisté lors de la fondation de la CFTC par Antoine Lawrence, Marius Sinkoun, Firmin Coumbassa, Jean Diallo et Patrice Tchidimbo jeune frère de Mgr Raymond-Marie Tchidimbo — futur archevêque de Conakry — et membre du syndicat des chemins de fer).
67. La FSM (ainsi que la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique et la Fédération démocratique internationale des femmes) seront interdites en France (et dans les colonies françaises) par un arrêté publié au Journal Officiel le 26 janvier 1951 ; leurs dirigeants devront quitter le territoire français.
68. Rapport hebdomadaire de la sûreté, 22/28 décembre 1953.
69. Chiffres donnés par Jean Suret-Canal, La République de Guinée, Paris, Éditions Sociales, 1970.
70. Il le dit nettement, par exemple dans son discours du 19 novembre 1961 à la Conférence nationale de la CNTG (Confédération Nationale des Travailleurs de Guinée) : “Ces hommes qui se disent grands marxistes, ils n’ont qu’à aller à l’université, ils n’ont qu’à aller dans n’importe quelle démocratie, ils n’ont qu’à voir les rapports entre la classe ouvrière et les partis. Qui a la suprématie dans ces pays ? Ils auront la réponse. La révolution n’est pas menée exclusivement par la classe ouvrière : le 28 Septembre 1958, la classe ouvrière guinéenne représentait seulement les 5% du peuple guinéen. Quel que soit son élan révolutionnaire, elle n’aurait pas pu libérer, le 28 septembre 1958, la Guinée du régime colonial. Il a fallu le peuple organisé par le PDG pour que, aujourd’hui, nous soyons indépendants. Voilà la réalité, il ne faut pas la camoufler. Lorsque nous laissions nos camarades commettre quelques erreurs, c’est parce que nous estimions qu’ils sont de bonne volonté, de bonne foi ; Il ne faut pas les décourager lorsqu’ils disent ‘la classe ouvrière a libéré la Guinée, la classe ouvrière est l’avant-garde de la lutte en Guinée’ ; tout ça, ce sont des fausses notions et c’est le président de l’UGTAN (Union Générale des Travailleurs d’Afrique Noire) qui vous le dit ! Parce que la réalité est autre (…) En Guinée, la majorité du peuple est organisée et éduquée par un parti d’avant-garde. Le rôle d’avant-garde ne peut être assuré que par le parti politique et non par la classe ouvrière. Nous sommes obligés de vous le dire. Le rôle d’avant-garde, c’est le parti révolutionnaire.”
71. A. Sékou Touré, L’action politique du PDG pour l’émancipation africaine, Tome II, 1958.
72. Colloque sur “L’Histoire du Mouvement syndical africain” tenu le 6 décembre 1982 à Conakry.
73. Sur le patronat d’Outre-mer et ses moyens d’influence sur place et à Paris voir l’article de Catherine Hodeir paru dans la Revue d’Histoire d’Outre-mer (2000/1), ainsi que sa thèse sur le même sujet (Université de Paris-I).
Avant la fin de la guerre, Sékou Touré subit indirectement l’influence des cours du soir organisés par le père Maurice Le Mailloux. Celui-ci, né en 1913 en Bretagne, ordonné prêtre en 1939, était arrivé en Guinée en 1941 comme vicaire à la cathédrale pour s’y occuper de l’Action catholique ; il fut rapidement considéré par sa hiérarchie comme une forte tête, sinon comme un rebelle. On le soupçonna, alors que la majorité de l’administration coloniale et de la population française de Guinée était plutôt en faveur du maréchal Pétain et hostile au général de Gaulle, d’avoir fait déposer une Croix de Lorraine au monument aux morts le jour de la Sainte Jeanne d’Arc, alors fête pétainiste, le 9 mai 1943.
Le père Le Mailloux lança en 1942 les JOC (Jeunesses Ouvrières Chrétiennes) avec douze jeunes de 18 à 30 ans (ses “douze apôtres”) et poursuivit cette action en 1943 pour les jeunes de 16 à 22 ans, afin d’étudier pendant un an le rôle de l’Evangile dans la vie familiale et sociale ; ces cours, essentiellement destinés aux “Jocistes” (membres de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne), avaient lieu à la Mission le soir après les heures de travail ; on y retrouvait notamment Antoine Lawrence et David Soumah 74. Ce dernier prit l’initiative en 1943 de réunir une fois par mois et dans le même esprit des camarades chrétiens, musulmans et laïques ; Sékou Touré se retrouvait régulièrement parmi eux, ainsi que Madeira Keita 75 et Mamadou Traoré, dit Ray-Autra 76.
Mais le cercle du père Le Mailloux fut fermé après quelques mois de fonctionnement sur l’ordre du Vicaire apostolique de Conakry, Mgr Raymond Lerouge 77. Ce dernier demanda la mutation du père Le Mailloux, qui quitta donc Conakry le 5 septembre 1944 pour Bamako78. En eut-il été autrement, Sékou ne se serait peut-être pas engagé ultérieurement sous la bannière du marxisme et d’un syndicat proche du communisme ! 79
Dans le courant de l’année 1945, il participe encore assez régulièrement aux activités de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, animées par le père Chaverot et consacrées aux problèmes syndicaux et à la vie des travailleurs. Mais il s’en détachera progressivement — et puis définitivement — lorsqu’il se lie de plus en plus avec la CGT.
Car en réalité, par calcul et par inclination, Sékou Touré se sent plus proche des formations progressistes et radicales ; il fréquente successivement et parfois simultanément toutes les émanations locales du PCF, jusqu’à ce que qu’il pressente toute l’influence que pourrait exercer un parti qui serait totalement africain et guinéen et qu’il modèlerait à sa guise ; tel sera ultérieurement le RDA-PDG.
Le Parti communiste français (PCF) — ses ministres participent au gouvernement de la métropole jusqu’en mai 1947 —, dont la politique coloniale n’est pas encore très “progressiste” 80, n’eut jamais en Guinée de parti-frère officiel ; ainsi que l’écrivait l’un de ses militants, futur habitué de la Guinée, “fidèle à ses principes de non ingérence dans les affaires intérieures d’un autre peuple, il se met à la disposition des Africains progressistes pour les aider à former des cadres (…) Il ne cherche à aucun moment à constituer artificiellement un Parti communiste guinéen” 81.
Ceci est sans doute formellement exact, mais le PCF est très présent sur place dès la Libération et la fin de la guerre par l’intermédiaire du Front National, du Groupe d’Etudes Communistes (GEC), du Parti Progressiste Africain de Guinée (PPAG), de la CGT, puis par toutes sortes d’autres canaux, comme le Conseil Mondial de la Paix.
Le Comité d’Etudes Franco-Africaines, créé le 1er mars 1945, est ouvert essentiellement aux Africains, relativement peu nombreux au sein des GEC, à l’origine presque exclusivement européens ; le rapprochement entre les deux formations date de l’été 1946, après le rejet du premier projet de Constitution, lorsque l’offensive des milieux coloniaux paraît menacer les quelques acquis des années précédentes 82. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que de 1947 à fin 1950, les députés du RDA sont apparentés au groupe parlementaire communiste 83 ; cet apparentement a été décidé alor que le parti communiste était un parti gouvernemental ; après mai 1947, du fait de l’exclusion des ministres communistes du gouvernement Ramadier, le RDA se trouve de facto allié à un parti d’opposition, ce qui n’était probablement pas l’option envisagé à l’origine par les dirigeants du Rassemblement 84.
Dans les premiers jours de 1945, Sékou Touré s’inscrit à un petit mouvement politique, l’Union Patriotique, affiliée à une organisation métropolitaine placée sous le signe de la renaissance française issue de la Résistance, mais en fait proche du Parti communiste français qui la noyaute rapidement: c’est le Front national 85, créé en France le 30 janvier 1945, avant même la fin de la guerre.
Présidée par Frédéric Joliot-Curie, cette formation s’implante Outre-mer avec le concours de jeunes Français progressistes ; la section guinéenne est fondée quelques semaine après. Sékou milite au Front ational avec toute l’ardeur de la jeunesse, en compagnie de quelques “évolués” guinéens (Abdourahmane Diallo, dit “l’homme à la pipe” ou encore le “pharmacien africain”, les instituteurs Nabi Youla 86 etTibou Tounkara, Saïfoulaye Diallo 87), de Madeira Keita (originaire du Soudan français, l’actuel Mali, devenu préparateur à l’IFAN) 88 et de quelques Français aux idées avancées, parmi lesquels Gabriel Féral, chef de cabinet du gouverneur 89. L’anthropologue Georges Balandier, qui vient régulièrement depuis Dakar pour monter le centre guinéen de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) avant de s’installer pour quelque temps a Conakry, assiste parfois aux réunions, sans toutefois faire allégeance à la doctrine.
A la fin de l’été 1945, au sein d’un bureau composé essentiellement d’Européens 90, Sékou devient le secrétaire général adjoint du Front National. II prend la parole aux réunions du Front à Conakry et en banlieue. Le 13 octobre, à Kindia, il expose aux militants un programme qui inclut une série de revendications politiques et syndicales, demande que les Africains de rang modeste ne soient plus tutoyés, que les communes mixtes soient transformées en communes de plein exercice, que la justice soit unifiée pour les blancs et les noirs ; il consacre un développement prémonitoire aux soldats et anciens combattants africains, qui “sont égaux aux militaires français devant les balles ennemies, égaux à eux dans les prisons allemandes, mais sont mal habillés, mal nourris et mal logés. Quand ils sont mis à la retraite, ils perçoivent une pension moindre que celle des Français qui avaient même grade.” 91
Les amis de Sékou songent même à le présenter, pour le deuxième collège — celui des Africains — lors des premières élections législatives de l’après-guerre, dont le 1er tour se tient le 21 octobre 1945 et le 2ème le 4 novembre. Il y a en effet deux collèges, le 1er (celui des “citoyens”, c’est-à-dire des Français et assimilés) compte en Guinée 1.944 inscrits et le 2ème (celui des “non citoyens”, c’est-à-dire les Africains) 16.233 inscrits 92. Jean-Baptiste François Ferracci 93, un commerçant local, délégué de la Guinée au Conseil supérieur des Colonies, est investi comme candidat de la SFIO et du Front National au 1er collège ; en dehors de lui, il y a huit candidats. Mais des dissensions internes font échec aux ambitions du jeune Sékou Touré : finalement, le Front National ne présente aucun candidat au deuxième collège, alors que les autres partis et associations ethniques en présentent quinze 94. Yacine Diallo est élu au titre du 2ème collège, le général de la Résistance Maurice Chevance-Bertin (sous son nom réel de Maurice Emile Chevance) au titre du 1er collège, l’un et l’autre au deuxième tour 95. Déçu, Sékou Touré quitte rapidement le Front National pour participer peu après à la fondation de l’Union Mandingue, où ses espoirs électoraux, nous le verrons, ne seront pas non plus couronnés de succès.
De violents incidents éclatent à Conakry le 16 octobre, avant même le scrutin, car les bulletins des “non citoyens” ont été “oubliés” dans 16.000 enveloppes. Des civils et des policiers européens sont molestés ; le lendemain, l’usine électrique de la capitale est attaquée et des pillages se produisent. La troupe ouvre le feu pour maintenir l’ordre, et, en dépit des sommations, on compte cinq morts — tous africains —, dont deux enfants, et de nombreux blessés.
A la même époque, Sékou Touré adhère aussi à l’éphémère émanation organisée du Groupe d’Etudes Communistes de Conakry, le Parti Progressiste Africain de Guinée (PPAG), fondé le 21 mars 1946 par le sénateur Fodé Mamadou Touré, écarté et remplacé quelques mois plus tard (le 8 octobre 1946) par Madeira Keita. Le PPAG fut dissous en 1947, après une année environ d’existence, peu après la naissance du RDA, dont, selon le gouverneur Roland Pré, il avait été le “banc d’essai”. Sékou aida occasionnellement à la fabrication du journal du PPAG L’Emancipation africaine.
Même s’il ne fut officiellement agréé que le 26 avril 1946, une semaine à peine après le PPAG (20 avril 1946), le Groupe d’Etudes Communistes (GEC) de Conakry fut créé avant même la fin de la guerre, à l’instar de ceux qui existaient déjà depuis 1943 dans plusieurs autres colonies 96. Ces GEC seront à partir de l’automne 1945 coordonnés par Raymond Barbé, chargé des questions coloniales au Parti communiste français 97. C’est sans doute par l’intermédiaire des GEC que les sympathisants communistes français, alors relativement nombreux parmi les jeunes administrateurs frais émoulus de l’Ecole Nationale de la France d’Outre-mer, ont eu l’influence la plus grande — et la plus efficace — sur le plan de la formation des futurs leaders africains. Le GEC recrute ses adhérents surtout parmi les cadres et les syndicalistes dont certains sont séduits par le marxisme, d’autres simplement désireux de se perfectionner tout en prenant d’utiles leçons d’organisation. Les GEC fonctionnent suivant un réseau de cellules ou de sections réunissant un petit nombre de participants ; il y eut jusqu’à 44 Groupes au total, dont quatre en Guinée : deux à Conakry (les sections Gabriel Péri et Pierre Sémard), un à Mamou et un à Kankan.
C’est en assistant régulièrement pendant plusieurs années aux réunions du GEC de Conakry (elles ont lieu les 5 et 20 de chaque mois) que le jeune Sékou Touré accède pour la première fois à la littérature marxiste, que la librairie du Parti communiste français fournissait en abondance à la bibliothèque. Il se familiarise avec cette doctrine, sans d’ailleurs la faire totalement sienne : parmi les ouvrages fondamentaux qu’il lit et relit avec intérêt, L’Etat et la Révolution de Lénine l’a fasciné, comme il le dit lui-même. Les “leçons” et discussions du GEC portent sur le communisme, l’économie politique, la lutte anti-coloniale, le travail forcé et les problèmes sociaux ; on y étudie les textes de Lénine, de Marx, d’Engels, de Jdanov, les discours de Maurice Thorez, de Jacques Duclos et de Jeannette Vermeersch. Ces réunions sont animées par de jeunes communistes français, qui complètent leur enseignement par des travaux pratiques sur la manière de ronéoter des tracts, par exemple : il y avait là André Eyquem (contrôleur principal des PTT), Jean-Gabriel Ariola (un Espagnol naturalisé Français, comptable aux Travaux Publics), Biras (un agent du Service des Eaux, chez qui on se réunissait la plupart du temps), le transporteur René Cazau (connu comme le fondateur du parti communiste en Guinée), Jean La Trémouille, employé de la Fédération bananière et fruitière ; on y trouve aussi quelques instituteurs, comme Fabre, Léveillé ou Supervielle 98. En avril 1946, Sékou Touré entre au bureau du GEC en tant que trésorier adjoint (et à partir de cette date les réunions se tiennent parfois chez lui).
En août 1948, Pierre Morlet, professeur de mathématiques à l’Ecole Technique Supérieure de Bamako, animateur du GEC de cette ville, expulsé du Soudan vers la Côte-d’Ivoire en 1947 et nommé en 1948 délégué du bureau confédéral de la CGT en AOF, vient passer un mois en Guinée. Il loge dans la maison de Sékou, qu’il trouve “sûr de lui, lisant jusque tard dans la nuit, pas encore bien formé politiquement, mais très en avance idéologiquement sur Houphouët et sur Modibo Keita.” Il participe à une réunion publique que Sékou organise sur une place de Conakry, assiste à ses harangues devant plusieurs centaines de travailleurs, surtout des employés des chemins de fer et des dockers, cependant que de militaires postés aux alentours en surveillent le déroulement. “Il parlait longuement et très facilement et ses formules percutantes portaient sur son auditoire”. Au terme de son séjour, au nom de la centrale communiste, il félicite Sékou pour son action 99. Ses talents d’orateur, en particulier, frappent tous ceux qui l’approchent 100. En septembre 1946, un mois à peine avant la fondation du RDA, lors d’un vin d’honneur offert à l’occasion du passage à Conakry du directeur de l’hebdomadaire Le Réveil de Dakar, Charles-Guy Etcheverry, Sékou Touré se lance, en présence du gouverneur Terrac, dans une brillante diatribe anticolonialiste : “Sékou Touré, dans une improvisation, a été plus violent (que Madeira Keita, qui avait parlé avant lui). Après avoir critiqué le racisme qui imposerait encore des classes à l’hôpital (…), il a longuement parlé d’une autonomie au sein de l’Union française, précisant que cela ne voulait pas dire détachement de la France démocratique.” 101
A cette époque, l’administration coloniale est convaincue de ses sympathies pour le Parti communiste 102 et s’appuie pour cela sur toute une série d’éléments réunis patiemment par les successifs directeurs de la sûreté de Guinée 103. Elle sait que les déplacements et les notes d’hôtel 104 de Sékou en France sont financés par la Fédération CGT du sous-sol. Elle sait aussi que lors de ses séjours en France, il fréquente, non seulement des militants syndicaux et des cadres politiques, mais aussi des universitaires, dont il suit quelques enseignements 105. Le 13 mars 1947, au cours d’une réunion du RDA à Conakry, il fait l’apologie de l’Union soviétique, qui lutte pour la liberté des peuples, et du Parti communiste, “qui seul s’est élevé en faveur du Vietnam.”
Le 26 avril 1950, lors d’une réunion du RDA tenue au domicile d’un militant, il prononce un panégyrique de Maurice Thorez, le secrétaire général du Parti communiste français. Quelques mois plus tard, en août de la même année, on le voit donner, avec Madeira Keita, des cours de marxisme à des élèves, peu nombreux il est vrai (ils ne sont que huit !), de l’école des cadres du RDA ; ses leçons portent sur “La solution de la question nationale en Union soviétique”, “La République fédérative et socialiste d’Ouzbékistan”, “Le marxisme et la question nationale et coloniale” … Alors que Maurice Thorez est alors déjà sérieusement malade, Sékou envoie le 27 décembre 1950 la lettre suivante au camarade Jacques Duclos au nom du Groupe d’Etudes Communistes de Conakry :
“A l’occasion de son trentième anniversaire et au seuil de l’année nouvelle, nous présentons, au nom des membres du Groupe d’Etudes Communistes de Conakry (Guinée Française), nos sincères et chaleureuses félicitations au grand parti communiste français, parti d’avant-garde du Peuple de France, qui lutte sans relâche pour l’indépendance nationale, l’aboutissement des revendications des travailleurs et pour un monde meilleur.
Luttant contre les mêmes ennemis — le capitalisme et le colonialisme, son appendice — nous vous souhaitons de nouveaux succès dans votre lutte pour l’avènement en France d’un gouvernement d’union démocratique. Votre victoire est la plus sûre garantie pour nos acquisitions dans les domaines politique et social. Elle marquera, nous en sommes convaincus, une nouvelle et grande étape dans l’histoire, et de notre émancipation, et de la libération de l’Afrique. Aussi tous les démocrates africains réalisent-ils pleinement la nécessité d’une alliance étroite avec le peuple de France pour hâter cette victoire.
Nous formons à nouveau des vœux ardents pour le prompt rétablissement du camarade Maurice Thorez, fils aimé du peuple de France, afin qu’il puisse reprendre sa place de guide éclairé à la tête du premier Parti de France.
Avec l’aide du Parti de Maurice Thorez, nous, démocrates africains, sommes fermement résolus à mener une lutte acharnée contre le colonialisme pour obtenir la libération de l’Afrique et apporter notre contribution à l’édification d’un monde de Paix.”
La police de Conakry affirme que, le 20 avril 1952, au cours d’une réunion privée tenue à son domicile, il aurait fait serment de fidélité au parti communiste 106. En janvier 1953, dans une lettre à des amis parisiens, il écrit que “nos frères étudiants en France font l’objet de brimades et ne trouvent de réconfort que dans les familles communistes.”
Pourtant, à la même époque, certains responsables du Parti communiste et de la CGT — que nous retrouverons — estiment que Sékou fait de plus en plus passer ses préoccupations africaines avant son militantisme syndical ; ils craignent — à juste titre, nous le verrons — qu’il songe à créer un syndicat purement africain, détaché de la centrale française, d’autant que Sékou a déjà approuvé, depuis la fin de 1950, le désapparentement du RDA et du Parti communiste.
On trouve des échos de cette affaire dans un courrier que lui adresse à Conakry, en mars 1952, son amie de coeur cégétiste, Raymonde Jonvaux :
“Je te jure, Sékou, que je saurai défendre notre honneur à tous deux. J’espère que tu ne seras pas fâché que j’aie expliqué tout ça à Madeira Keita ; ça aurait été si grave qu’ils aient de moi l’impression d’une femme collante qui risque de gêner ton travail et d’empoisonner ta vie de militant.
Je suis en général très disciplinée, mais tant d’arbitraire me révolte. Il y a de quoi être démoralisée lorsqu’on parle d’exclusion. Je ne permettrai pas qu’on me calomnie, ni qu’on te calomnie, même si c’est un responsable du Parti qui le fait.
Et puis comme ça, ça les obligera à ne pas mettre tout le RDA dans le même sac et à réfléchir un peu plus.” 107.
Notes
74. David Soumah, clerc de notaire chez Maître Cadoré, militant de la JOC (Jeunesse Ouvrière Chrétienne), deviendra un ardent syndicaliste chrétien et se retrouvera à la tête de la CFTC en opposition ouverte avec Sékou Touré.
75. Madeira Keita, que nous retrouverons fréquemment, est décédé au Mali en décembre 1997.
76. Mamadou Traoré, dit Ray-Autra, né en 1916 à Mamou, élève de l’EPS de Conakry puis de l’Ecole William Ponty de Dakar, sert comme instituteur à Labé et à Beyla, puis entre à l’IFAN à Conakry. Franc-maçon, syndicaliste progressiste et anticlérical virulent, il est également poète, et membre du comité de rédaction de Présence Africaine. Membre fondateur du PDG mais toujours d’esprit contestataire, il en est exclu en novembre 1957, puis réintégré. Après l’indépendance, directeur adjoint de l’Institut de Recherches de Guinée et membre du bureau du syndicat des enseignants, il est condamné à dix ans de prison lors du “complot des enseignants” de 1961 et libéré trois ans et demi plus tard … pour être nommé ambassadeur en Algérie. Mais il choisira l’exil après le débarquement de novembre 1970 et ne reviendra en Guinée, une fois Sékou Touré disparu, que pour y mourir peu de temps après.
77. Mgr. Raymond Lerouge fut Préfet apostolique de la Guinée française (poste créé le 18 octobre 1897 par division des Vicariats apostoliques de Sénégambie et de Sierra Leone) de 1911 à 1920 (succédant aux pères Auguste Lorber : 1897-1900 et François Segala : 1900-1910). Lorsque le Vicariat apostolique de Conakry fut créé le 18 avril 1920, Mgr. Lerouge en fut nommé titulaire, poste qu’il occupa jusqu’en 1949, où il fut remplacé par Michel Bernard qui resta jusqu’en 1954. Un Archidiocèse fut alors créé à Conakry le 14 septembre 1955 (avec Mgr de Milleville comme Archevêque jusqu’en 1962, puis Mgr Tchidimbo de 1962 à 1979 — mais il fut détenu au camp Boiro de 1970 à 1979 — puis Mgr Sarah de 1979 à 2003, et depuis lors Mgr Vincent Coulibaly, qui était depuis 1993 évêque de Kankan.
78. Quant à sa mutation de 1944, le père Le Mailloux, qui était encore à l’époque mobilisé et donc militaire, en apprendra plus tard seulement les motifs. Dans une lettre écrite à Bamako le 30 juillet 1945 au Supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit à Paris, il précise : “Envoyé à Dakar convoyer un malade, je me suis présenté à la Direction des services de santé, le 24 de ce mois de juillet 1945. Or quelle ne fut pas ma surprise d’entendre le Commandant chargé du personnel me dire: “Mais qu’avez-vous donc avec votre évêque ?” Etonné, je lui demandai le motif de cette question. Voici la réponse que j’entendis de sa bouche : “Nous avons reçu de votre évêque une lettre nous demandant de vous éloigner de Conakry et de vous envoyer en Afrique du Nord ou en France. Comme nous n’avons pas à tenir compte de vos difficultés ecclésiastiques, comme d’autre part vous êtes excellemment noté au point de vue militaire, nous n’avons pas jugé bon de vous envoyer au front comme le demandait votre évêque et nous vous avons conservé en AOF (…),vous nommant à Bamako pour tenir compte cependant de la demande de mutation formulée par votre chef de mission”. En 1946, après deux années passées à Bamako au secrétariat du médecin-chef de l’hôpital, le père Le Mailloux fut affecté par la Congrégation du Saint-Esprit au Cameroun, avant de revenir en Guinée en mars 1950, lorsqu’il fut nommé Préfet apostolique de Kankan ; il reçut alors une visite de courtoisie de Sékou Touré, accompagné d’un des cadres catholiques du PDG. Le père Le Mailloux démissionna en décembre 1957 à la suite d’un conflit sur sa gestion financière, notamment des constructions scolaires, et quitta définitivement la Guinée le 14 janvier 1958, muté par Mgr Marcel Lefebvre, archevêque de Dakar. Oui, c’est bien le même Mgr Lefebvre, qui fut ultérieurement chef de file des intégristes catholiques français : membre de la Congrégation du Saint-Esprit (les Spiritains), missionnaire au Gabon, il est nommé en 1947 évêque de Dakar, en 1948 délégué apostolique pour l’Afrique francophone (plus de 40 diocèses) avec la mission d’africaniser l’Eglise et de former des prêtres africains (qu’il a sans nul doute influencés), en 1955 archevêque de Dakar, qu’il quitte en 1962, pour devenir Supérieur général des Spiritains. Après le Concile Vatican II (1962-65), il se démet de sa charge et devient le chef de file des traditionnalistes, s’oppose aux réformes “modernistes” de l’Eglise, soutient des régimes et des hommes politiques de droite, est suspendu en 1976 et excommunié en 1988; il meurt en 1991 , et son excommunication sera levée en 2009 par Benoit XVI, avec qui il avait beaucoup discuté naguère lorsque ce dernier était encore le Cardinal Ratzinger. Quant au Père Le Mailloux, il fut par la suite affecté comme directeur des écoles en Centrafrique jusqu’à ce qu’il se retire en 1990 dans la maison de retraite de la Congrégation du Saint-Esprit à Chevilly-Larue (Val de Marne); il est décédé en juin 2006. Le père Le Mailloux encouragea en 1957 la démarche du père de François de Martinière : élu conseiller territorial de Nzérékoré, auprès de Sékou Touré afin que celui-ci intervienne à la fin de 1957 à l’Assemblée territoriale guinéenne en faveur du maintien des subventions à l’enseignement privé catholique pour l’année 1958, contrairement à la doctrine du PDG (entretien de l’auteur avec le père Le Mailloux, 3 septembre 1998).
79. Cette hypothèse — que d’aucuns jugeront hardie — est corroborée par le témoignage de Mgr Raymond-Marie Tchidimbo dans son ouvrage Noviciat d’un évêque (Paris, Fayard, 1987, p. 115) : “ … Il est légitime de dire ou de penser que Sékou Touré aurait évolué autrement si l’autorité ecclésiastique en Guinée, en place de 1919 à 1949, n’avait pas cru en la pérennité de la colonisation ; et que, partant de cette conviction, elle n’avait contrecarré les initiatives de missionnaires lucides ; car il s’en est trouvé, et plus d’un, à cette époque. L’un deux, par exemple, avait ouvert un cercle d’études à Conakry, en 1943, pour y dispenser une formation sociale adéquate aux jeunes Guinéens de la ville qui le souhaitaient. Sékou Touré fut l’un des premiers à s’y inscrire et à y suivre les cours assidûment. L’autorité ecclésiastique exigera la fermeture de ce cercle d’études, trois mois seulement après son ouverture: les indigènes n’avaient pas besoin de ça, le patronage suffisait. Bien sûr. … Lorsque l’on part du postulat que le Noir est un grand enfant, et qu’il est appelé, par vocation et élection, a le demeurer in saecula saeculorum, alors, oui, le patronage suffit ! Cette histoire serait plutôt comique si les choses en étaient restées là. Mais ce missionnaire téméraire fut muté hors de cette Guinée qu’il avait adoptée et aimée ; et Sékou Touré, qui était resté sur sa faim, fut recruté par la CGT qui, d’une façon bien à elle, vint combler son désir de connaissances.”
80. La 4ème leçon des cours de l’Ecole élémentaire du PCF affirme encore, en 1944 : “Si les populations de la France d’Outre-mer ont le droit de se séparer de la métropole, cette séparation serait à l’heure présente aller à l’encontre des intérêts de ces populations ; les communistes français, soucieux du réel, le disent avec netteté et sans équivoque.” Henri Lozeray écrit dans Les Cahiers du Communisme (n° 6, avril 1945): “Les colonies françaises (étaient) absolument incapables d’exister économiquement et par conséquent politiquement comme nations indépendantes.” Sur la position des partis de la France métropolitaine, notamment du Parti communiste et du Parti socialiste, sur les questions coloniales aux débuts de la IVème République, voir le chapitre consacré par le professeur Marc Michel à l’“L’Empire colonial dans les débats parlementaires”, in L’année 47, Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 2000. Le grand tournant de la position du Parti communiste français n’a eu lieu qu’en juin 1947 avec un grand discours d’Etienne Fajon au Xlème Congrès du PC à Strasbourg; le RDA en commande immédiatement 5.000 exemplaires pour “faire connaître partout la position forte et claire de notre Parti sur les problèmes de l’Union française” ; ce texte sera ensuite publié par le Parti dans une brochure qui regroupe d’autres textes, de Maurice Thorez, Jacques Duclos, André Marty, etc. …
81. Maurice Gastaud, “Naissance et évolution du PDG”, Cahiers du CERM, n° 55. En fait, une section guinéenne du Parti communiste français fut bien fondée au lendemain de la guerre par René Cazau ; celui-ci sera arrêté après les événements de novembre 1970, et libéré le 30 décembre 1973 sur les instances du Parti communiste français et de la CGT. D’autres responsables communistes affirment que le Parti communiste estimait ne pas avoir besoin de créer de parti-frère en Afrique puisqu’il y avait déjà le RDA qui lui était apparenté (Témoignage de Marcel Dufriche, membre du Comité central du PCF, recueilli par Valéry Gaillard lors du tournage du film Le jour où la Guinée a dit non (avec Laurent Duret, Les Films d’Ici, Paris, 1998).
82. Lettre de Jean Suret-Canale à l’auteur, 25 mars 1999. Voir son livre Afrique noire(tome 3).
83. Ils sont en fait apparentés au Parti Communiste par l’intermédiaire de l’Union Républicaine et Résistante (URR) de Pierre Cot et Emmanuel d’Astier de la Vigerie, qui compte ainsi 12 membres grâce aux 6 élus du RDA Avant la naissance du RDA en octobre 1946, plusieurs élus africains étaient déjà apparentés aux communistes : dans la 1ère Constituante (élue le 10 novembre 1945), c’était le cas de 2 Africains (Houphouët-Boigny et Fily Dabo Sissoko) sur 8 élus au titre du 2ème collège (5 autres étaient apparentés à la SFIO et au MRP), auxquels s’ajoute Gabriel d’Arboussier (élu au titre du 1er collège). Dans cette As emblée, rappelons que sur 21 élus au titre des deux collèges par l’Outre-mer (Algérie exclue) 11 étaient des Africains et 10 des Européens.
84. Issoufou Saidou Djermakoye, chef traditionnel du Niger (il fut vers la fin de sa vie couronné Roi des Djermas), conseiller de l’Union française, ancien ministre et ambassadeur du Niger, secrétaire général adjoint des Nations unies, donne sur les raisons de cet apparentement un témoignage personnel, citant au passage Houphouët-Boigny. La première Assemblée constituante compte, parmi ses 585 membres, 63 députés venus d’Outre-mer dont 33 représentaient les territoires d’Outre-mer relevant du ministère des colonies. Cette Assemblée est la plus à gauche de toutes celles que se soient jamais données les Français. Les communistes sont au nombre de 159, les socialistes SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) au nombre de 150. A eux deux une majorité est établie. Il faut ajouter le MRP (Mouvement républicain populaire) au nombre de 150. Du naufrage des partis de la Troisième république en demeuraient 29. Quant aux modérés, il en restait 53. Ainsi devait commencer l’ère du tripartisme, puisque tous les gouvernants, jusqu’en mai 1947, allaient être formés par les trois principaux partis (PCF, SFIO et MRP). D’où la logique pour les leaders politiques africain de se mettre en résonance, dans un premier temps, avec le bloc tripartite. A ce sujet, Félix Houphouët-Boigny, alors député de Côte d’Ivoire, écrit dans Afrique Nouvelle du 19 Juillet 1955 : “Lamine Guèye était déjà inscrit à la SFIO (…) il nous a tous inscrits à la SFIO. Mais quand nous nous sommes réunis, nous avons considéré, Fily Dabo Sissoko (Soudan [l’actuel Mali]) et moi, qu’il serait de sagesse de nous répartir entre les trois partis alors au pouvoir pour nous attirer leur appui et avoir ainsi plus de force dans nos interventions. C’est ainsi que Senghor s’inscrivit à la SFIO et Douala Manga Bell (Cameroun) au MRP. Sissoko et moi étions, parmi tous les élus africains, les seuls représentants de la bourgeoisie et de la chefferie. Nous pouvions donc plus facilement que d’autres aller au Parti communiste sans crainte d’être accusés de communisme. Moi, bourgeois propriétaire terrien, j’irais prêcher la lutte des classes ? C’est pourquoi nous nous sommes apparenté au parti communiste sans nous y affilier. C’est donc un ensemble d’intellectuels africains qui va bénéficier d’un apprentissage politique appuyé au sein du parlement français : Au formations politiques de la métropole déjà citées qui ont apporté leur soutien à l’action des hommes politiques africains, il faudra ajouter l’UDSR (Union démocratique et socialiste de la résistance). Créé en juillet 1945, ce parti va jouer un rôle grandissant dans l’engagement des hommes politiques africains. Il s’établira comme ayant une vision progressiste de l’Afrique. (Ce témoignage, donné en 2000 par Issoufou Saidou Djerrnakoye quelques mois avant sa mort, doit paraître ultérieurement dans un ouvrage consacré à la personnalité attachante de ce leader nigérien).
85. Ce Front National n’a évidemment rien de commun avec celui de Jean-Marie Le Pen! Le Front National de cette époque résulte de la fusion de plusieurs mouvements politiques issus de la Résistance et comprend de nombreuses personnalités du parti communiste ou de la CGT, mais aussi des intellectuels progressistes comme François Mauriac ou Jacques Debu-Bridel, des syndicalistes comme Benoît Frachon, des bommes politiques chrétien comme Georges Bidault, des journalistes, etc … C’est lors d’un de ses premiers Congrès tenu du 1er au 25 juin 1945 que des minoritaires du Front ational, hostiles à la trop nette prise en mains par les communistes, opéreront une scission pour fonder l’Union Démocratique et Sociale de la Résistance (UDSR), qui accueillera sept ans plus tard les élus du RDA.
86. Nabi Youla est né le 20 novembre 1918 à Fannie, en Basse Guinée, au sein d’une famille aristocratique soussou. Diplômé de l’école William Ponty de Dakar, ailier gauche et capitaine du Racing Football Club de Conakry (années sportives auxquelles il attribue aujourd’hui son excellente forme), il est instituteur en Guinée de 1937 à 1946.
Fondateur et président de l’Union des coopératives africaines de Guinée de 1948 à 1951, secrétaire de la sous-section du RDA de Conakry, attaché au Centre national de la coopération agricole à Paris de 1955 à 1958, il est conseiller technique au cabinet de Modibo Keita (secrétaire d’Etat à la France d’Outre-mer de juin à novembre 1957, puis à la présidence du Conseil de novembre 1957 à avril 1958), membre du comité directeur de l’UDSR le 20 octobre 1957, membre du Conseil économique et social de la Communauté économique européenne le 24 avril 1958. Bien qu’il ait voté Oui au référendum du 28 septembre 1958, Sékou le fait revenir à Conakry et le nomme envoyé spécial auprès du général de Gaulle le 13 octobre 1958. Nabi Youla a plusieurs entretiens avec de Gaulle, à qui il explique la mentalité guinéenne et l’amadoue assez pour obtenir début 1959 la reconnaissance de jure de la Guinée. Il est ambassadeur de son pays en France le 21 janvier 1959, secrétaire général de l’Assemblée nationale guinéenne le 2 mai 1961 , ambassadeur de Guinée en République fédérale d’Allemagne le 25 janvier 1962, secrétaire d’Etat à la présidence chargé de l’information et du tourisme en novembre 1964, de nouveau nommé à Bonn en 1965, d’où il s’exile en mars 1967 (il devait alors être nommé en Yougoslavie ; quelques années auparavant, il avait refusé, devant Brejnev en visite en Guinée, d’aller à Moscou).
Opposant notoire sans se mobiliser au sein d’un mouvement précis, il réside notamment au Zaïre, invité par Mobutu, et devient homme d’affaires. Le “traître Nabi Youla”, comme il est alors qualifié dans les discours de la Révolution guinéenne, est condamné à mort par contumace en 1969 dans le cadre du “complot des militaires”, sur la base de correspondances qu’il aurait échangées avec des adversaires déterminés du régime révolutionnaire.
A Kinshasa, il échappe à un commando de tueurs venus de Guinée pour l’exécuter, parce que Mobutu a été prévenu depuis Conakry par un coup de téléphone anonyme, que Nabi Youla attribue à Sékou Touré lui-même car paradoxalement il ne met pas en doute les relations d’amitié qui les liaient. Après la mort de Sékou Touré, en mars 1984, il revient régulièrement en Guinée, puis définitivement après 1991 , et joue un rôle important comme conseiller du président Lansana Conté. Il se retire, en grande partie pour raisons de santé, en 2000. En avril 2008, Nabi Youla, toujours condamné à mort car jamais amnistié, gracié ou réhabilité, est chargé de présider à une opération Dialogue-Vérité-Réhabilitation-Réconciliation, à la veille du 50ème anniversaire de l’indépenpance de la Guinée (2 octobre 2008) ; ce dialogue, qui devait démarrer le 22 mai, a été au moins pour un temps bloqué par la mise à l’écart du Premier ministre Lansana Kouyaté, intervenue la veille. En 1955, Nabi Youla a été acteur dans La plus belle des vies, un film de 1955 tourné en France et en Guinée par Claude Vermorel, avec Jean-Pierre Kerien, Claire Mafféi , Roger Pigaut, Lucien Raimbourg, Aïssatou Barry, Oumou Dien, Alfa Yagga (voir le chapitre 16 sur Sékou Touré, élu à l’Assemblée territoriale, et la discussion sur une subvention à ce film par l’Assemblée territoriale au même chapitre). Nabi Youla est aussi l’auteur du livre Moussa, un enfant de Guinée, paru en 1964 en français et en allemand.
87. Souvent appelé Saïfon, comme le sont souvent ceux qui portent le prénom de Saïfoulaye.
[Erratum. Saifon est un diminutif francisé de Saifoulaye, ou Sayfullaahi, un mot arabe qui signifie le sabre d’Allah. Saifoulaye fut le deuxième fils d’Alfa Bakar (1870-1957), chef du canton de Diari, Labé, à recevoir ce nom de baptême. Un premier enfant du même prénom mourut en bas âge. Autant que je sache, tous les Saifon de Guinée sont des homonymes du premier président de l’Assemblée nationale. Mais ce diminutif est inconnu en famille et dans la société rurale du Fuuta-Jalon. Saifoulaye signifie le Sabre d’Allah, tandis que Kaousoullaye (frère aîné direct de ‘Saifon’) signifiel’Aide d’Allah, Atawoullaye — un neveu — signifie le Quêteur d’Allah, etc. — T.S. Bah]
88. L’Institut Français d’Afrique Noire a créé en 1944 un établissement situé dans la presqu’île de Boulbinet à l’extrémité de la ville de Conakry ; son but est de rassembler toute la documentation sur la Guinée (histoire, ressources, habitants). La publication Etudes Guinéennes diffuse ses résultats. L’IFAN dispose à Conakry d’une bibliothèque, d’une collection botanique et zoologique, d’un laboratoire et d’un jardin botanique. Georges Balandier en fut le premier directeur. En 1959, la section guinéenne de I’IFAN devient l’Institut National de Recherche et de Documentation de Guinée. [Note. Chaque colonie française avait une section territoriale appelée Centrifan : Soudan (Mali), Côte d’Ivoire, Dahomey (Bénin), etc. — T.S. Bah]
89. Revenu en Guinée en 1956 avec l’équipe du gouverneur Ramadier, Gabriel Féral devient, à la demande de Sékou Touré le chef de cabinet de Fodéba Keita, ministre de l’Intérieur dans le Conseil de gouvernement constitué en application de la Loi-cadre Defferre. En 1957, toujours à la demande de Sékou, il crée le secrétariat général du gouvernement. Sékou lui conseillera lui-même de quitter le pays au lendemain du voyage du général de Gaulle. Prévoyant la suite, il lui dit: “Si tu restes, tu seras révoqué par ton gouvernement.” (lettre de Gabriel Feral à l’auteur) Gabriel Féral reviendra en Guinée en octobre 1961 — il est reçu par Sékou le 13 — pour y présenter un projet de développement de la riziculture élaboré par le BOPA (Bureau pour le développement de la production agricole) en liaison avec la CCTA (Commission de coopération technique en Afrique) ; le principe même de cette opération se heurtera au refus du général de Gaulle. (Archives du Fonds privé Foccart, carton 63, dossier 205).
90. On y trouve par exemple les nommés Lescellier, Prumières, Thiémonge, Maurice Keita…
91. Rapport de Sidibi Soulé au commissaire de police de Kindia, 14 octobre 1945.
92. Dans l’ensemble de I’AOF ne sont en 1945 citoyens français (selon la loi du 29 septembre 1916) que 97.707 Africains, dont 93.328 au Sénégal, parmi lesquels 57.778 à Dakar (source Annuaire statistique de l’AOF, 1949, tome 1).
93. Jean-Baptiste Ferracci sera plus tard élu député à la Deuxième Constituante Juin 1946), puis au Conseil de la République (aux élections du 13 janvier 1947, puis du 14 novembre 1948). Après son décès, le 9 décembre 1950, il sera remplacé par Louis-Désiré Marcou). A la 2ème Assemblée constituante, lors d’un débat en septembre 1946 sur le collège unique (dont il est partisan), Ferracci avait déclaré: “Lorsque les indigènes seront citoyens, il n’y aura plus de gouverneurs qui les obligeront à faire, complètement nus, tout le tour des bâtiments du gouvernement général à titre de punition. C’est à la suite de tels faits que le mécontentement s’affirme et que se sont produites des émeutes à Conakry”. (Applaudissements à l’extrême-gauche). L’auteur ignore à quels faits — et à quel gouverneur — le député fait allusion.
94. Les candidats “citoyens” sont Georges Moreau (administrateur de la FOM sans étiquette), Jean-Baptiste François Ferracci (commerçant, SFIO et Front national, qui avait été maire de Sartène en Corse pendant la guerre, selon le témoignage du gouverneur Roland Pré dans son Journal intime, voir chapitre 14), André Albert Vinsot (Union communautaire et guinéenne), Jean Henri Meunier, Maurice Emile Bertin dit Chevance (général en retraite, UDSR), Paul Bacquey-Traoré (vétérinaire de Siguiri), Ibrahima Sow (publiciste à Conakry, SFIO), Maka (Dahoméen), Sanmarcelli (ancien commandant). Les candidats “non citoyens” sont Mamadou Traoré, Mamadou Fodé Touré (licencié en droit), Mamadou Sow, Ibrahima Caba Lamine (Parti républicain révolutionnaire), Diafodé Kaba, Ismaïla Momo Sakho (secrétaire des greffes et parquets), Ishag Amara Soumah (comptable), Jean Hervé Sylla (ancien membre de conseils d’administration), Amara Sissoko, Yacine Diallo (instituteur), Mohamed N’fa Touré (rédacteur au journal L’AOF de Dakar), Mamba Sano (instituteur), Mamadou Sangaré, Momo Touré (médecin) et Momo Bangoura.
95. Maurice Chevance-Bertin (1910-1996), héros de la résistance intérieure, co-fondateur du mouvement “Combat”, vice-président de la commission des colonies de l’assemblée consultative provisoire d’Alger, fait par le général de Gaulle Compagnon de la Libération le 17 novembre 1945 (une semaine après ces élections), ne se représente pas aux élections suivantes, et ne viendra plus guère en Guinée pendant de longues années. Il fonde l’hebdomadaire Climats, qui s’intéresse aux questions coloniales, et représente diverses sociétés en Afrique. On le voit surtout au Sénégal, où il fera de (plutôt mauvaises) affaires dans l’agriculture et l’élevage, par exemple avec le ranch d’embouche de Bambilor. Mais on le reverra en Guinée après la normalisation de 1975, mettant son énergie et son extraordinaire force de persuasion au service de la réconciliation et du développement des relations franco-guinéennes. Le public français l’a découvert lors d’une émission “Apostrophes” de Bernard Pivot en 1990 où il présentait son livre Vingt Mille heures d’angoisse (Robert Latfont, 1990).
96. Il en existe notamment à Brazzaville, Dakar, Abidjan, Bamako, Conakry et Yaoundé. Avant la fin de la guerre, leur objectif essentiel est de mobiliser les jeunes (surtout métropolitains, plus rarement les autochtones) pour hâter la libération et la victoire ; l’objectif de formation et d’embrigadement de jeunes cadres locaux apparaîtra surtout après la fin de la guerre. Voir Jean Suret-Canale, Les groupes d’études communistes en Afrique noire, Paris, L’Harmattan, 1994.
97. Raymond Barbé (né en 1911), cadre scientifique (il est mathématicien), ancien normalien (promotion 1931 de l’Ecole normale supérieure de Fontenay-Saint-Cloud), officier dans les forces françaises de l’intérieur, militant communiste, il suivra dès sa démobilisation les questions coloniales au PCF. Il sera membre du Comité central, président du groupe communiste de l’Assemblée de l’Union française de 1947 à 1958, responsable de la section “coloniale” du PCF de juillet 1945 jusqu’en 1950 (Léon Feix lui succédera). Installée à Paris au 19 de la rue Saint-Georges, cette section est à ses débuts supervisée au Comité central par André Marty. Barbé participa également à la direction de plusieurs écoles centrales pour militants coloniaux. Par son influence sur beaucoup de militants et de dirigeants du RDA, il contribuera beaucoup au durcissement de ce mouvement face à l’administration coloniale (conversation de l’auteur avec Raymond Barbé, 12 septembre 1998).
98. On m’a parlé également d’un “syndicaliste marxiste” que je n’ai pu jusqu’ici identifier, et auquel Sékou aurait été attaché au point de dormir pendant quinze jours sur sa descente de lit pour le veiller alors qu’il était gravement malade, en 1945/46 ; selon le médecin général inspecteur André Carayon qui était à cette époque médecin-lieutenant, puis médecin-capitaine, il s’agissait d’un “gnome tordu et bossu, qui avait un grave abcès du foie” ! (conversation avec l’auteur en mai 1996 à Dakar). Avant de servir à Dakar, le Dr André Carayon a été pendant quatre ans (de mars 1943 à fin 1946) chirurgien à l’hôpital Ballay de Conakry, et disposait même d’un avion Potez 29 pour aller opérer ailleurs dans la colonie. Spécialiste mondial de la chirurgie réparatrice de la lèpre, membre de l’Académie de chirurgie, André Carayon est décédé en 2007.
99. Conversation de Pierre Morlet avec l’auteur (à Lorris- Loiret- en août 1987).
100. Mamadou Ndiaye, ancien directeur des chemins de fer du Sénégal, qui rencontra Sékou à cette époque et passa plus tard plusieurs années (1956-1960) comme directeur administratif des chemins de fer de Guinée, raconte que Sékou enregistrait ses projets de discours sur bande (il n’existait pas encore de cassettes) et les écoutait ensuite interminablement en déclamant en même temps à haute voix pour se corriger ; Cela se passait ainsi dans les années 50, alors que Sékou était encore marié à la sénégalaise Marie N’Daw (entretien de Mamadou Ndiaye avec l’auteur, Dakar, 17 novembre 1997) .
101. Rapport hebdomadaire des services de police de la Guinée française, 13 septembre 1946.
102. C’est “un communiste notoire”, écrit le gouverneur général de l’AOF au ministre de la France d’Outre-mer le 23 février 1951 . Il faut noter que cette correspondance a été écrite une quinzaine de jours après la visite ministérielle que François Mitterrand a rendue à l’AOF (et notamment à la Guinée, où il a visité Kankan et Conakry en compagnie du secrétaire d’Etat Aujoulat) au début du mois de février. Il n’a sans doute pas rencontré Sékou Touré, qui ne devait pas figurer (encore) sur les listes d’invitation du gouverneur, d’autant qu’il venait d’être révoqué de l’administration. Mais peut-être la lettre de Paul Béchard répond-elle à une interrogation du ministre ?
103. Les commissaires Jean-René Muller (1945/46) ; Pierre Ottavy (1947/48); Charles Wilt (1949/50) ; Maurice Espitalier (1951/53) ; Heude ( 1953/54 ; Paul Humbert (1955/56) ; Georges Fessaguet (1957) ; L. Bloch (1957/58), André Besnard ( 1958). Les chefs de la Sûreté en Guinée sont en général des commissaires divisionnaires.
104. Au cours de ces années, Sékou Touré habite souvent l’hôtel d’Angleterre, 12 Cité Bergère, qui est considéré comme un point de chute pour les parlementaires et les personnalités proches du parti communiste, parfois aussi l’hôtel du Mont-Blanc, rue de la Huchette.
105. Dans leur livre d’entretiens communs avec Roger-Pol Droit, La liberté nous aime encore (Paris, éditions Odile Jacob, 2001 , paru peu avant le décès du philosophe), l’écrivain Dominique Desanti et son mari Jean-Toussaint Desanti ( 1914-2002), professeur émérite de philosophie à l’Université de Paris-1, écrivent (page 214): “Nous l’avons très bien connu. Sékou a suivi les cours de Touky” (c’était le surnom du professeur). Ce n’est évidemment pas à l’université que Sékou Touré a pu suivre les enseignements magistraux de Desanti, qui était à l’epoque l’un des professeurs marxistes de philosophie les plus réputés et qui resta adhérent du Parti communiste jusqu’en 1958. Il s’agit certainement des cours que celui-ci dispensait régulièrement au Centre de formation syndicale de la CGT à Gif-sur-Yvette.
106. Cette affirmation est vivement contestée par Raymonde Jonvaux : “C’est insensé : les membres du Parti communiste n’ont jamais prêté serment… A fortiori, ceux qui ne l’étaient pas n’avaient pas à le faire. En revanche, l’adresse à Jacques Duclos et à Maurice Thorez pour le 30ème anniversaire du PCF est réelle. Je peux même ajouter une anecdote personnelle. En cette fin d’année, j’avais envoyé à Sékou un stylo en cadeau de Nouvel An. Il m’a remerciée bien sûr en regrettant que ce cadeau ne soit pas en l’honneur du 30ème anniversaire.” (Lettre du 20 août 1995 à l’auteur). Il est évident que les rapports de police sur Sékou (et sur d’autres militants anticolonialistes) faisaient souvent état de rumeurs et n’hésitaient pas à présenter comme des faits avérés des anecdotes non vérifiées ou des rumeurs négatives.
107. En fait, Raymonde Jonvaux sera durement sanctionnée par les siens en raison de sa relation avec Sékou Touré : elle perdra son emploi à la CGT et sera exclue de la centrale syndicale.
Dans un texte de janvier 1983, Léon Maka, alors président honoraire de l’Assemblée nationale populaire, se souvient des premiers pas de Sékou Touré comme syndicaliste postier :
“Nous sommes en 1945. L’administration coloniale procède à un relèvement des allocations familiales de tous les cadres ; en bénéficient le cadre supérieur, qui englobe tous les blancs dépendant de la fonction publique ; le cadre secondaire qui gère les diplômés des écoles fédérales : instituteurs, médecins, sages-femmes et pharmaciens auxiliaires, vétérinaires auxiliaires ; le cadre local où se retrouvent tous les natifs du pays admis sur concours à servir dans l’appareil colonial : commis expéditionnaires, comptables, infirmiers, moniteurs de l’enseignement ou de l’agriculture, agents des douanes, etc. (…) A côté de ces ‘privilégiés’ du régime colonial, il existe une masse importante de salariés engagés ‘à titre précaire et révocable’, celle des auxiliaires. Ils n’ont droit, eux, ni aux allocations familiales, ni à une garantie. Dans le service des Postes et Télécommunications, ils constituent ces bataillons de télégraphistes soudés à leur tabouret huit heures durant, indépendamment des heures supplémentaires obligatoires, des facteurs-convoyeurs à la démarche marquée par les balancements des trains à travers les montagnes, des surveillants de lignes éternellement chaussés de semelles découpées dans de vieux pneus (…) Leur situation ne laissera pas indifférent le jeune comptable Sékou, qui proposera à ses aînés et collègues du cadre local et même du cadre secondaire, une action collective en leur faveur. Celle-ci se matérialisera par une lettre-circulaire en date du 6 janvier 1945, signée: ‘Le Secrétaire bénévole Sékou Touré.’ Le syndicat des PTT se crée donc pendant que l’atmosphère est particulièrement pénible : suspensions, révocations, emprisonnements pleuvent sur les agents, et cela pour la moindre peccadille. Dès sa reconnaissance officielle, le syndicat soumet aux autorités sa liste de revendications. La réaction consistera en licenciements immédiats de plusieurs télégraphistes, facteurs et surveillants de lignes auxiliaires.”
Dès qu’en août 1944 l’autorisation est donnée aux Africains de fonder des syndicats, sept de ceux-ci se constituent en Guinée avant la fin de l’année, et neuf autres durant l’année 1945. Dans les derniers jours de 1944, avec l’aide de Joseph Montlouis 108 et de Niankoyé Samoe, Sékou Touré forme le projet de fonder une formation syndicale spécifique pour les postiers de Guinée ; après quelques mois de préparatifs, le Syndicat professionnel des agents et sous-agents du Service des transmissions des PTT est créé le 18 mars 1945 et ses statuts sont déposés officiellement auprès de l’administration le 25 juillet 1945. “Etude des questions professionnelles ; examen des réformes et innovations pouvant sy rattacher; défense des intérêts des adhérents ; solidarité et fraternité”, tels sont les objectifs déclarés.
Très rapidement, Sékou devient le secrétaire général de ce syndicat, qui en peu de temps compte 350 membres 109. Le syndicaliste David Soumah et le Père Michel Chaverot, arrivé en Guinée en mars 1945 pour s’occuper de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC), s’emploient à l’aider et espèrent obtenir son affiliation à la CFTC, confédération syndicale française d’inspiration chrétienne ; plusieurs réunions de travail ont lieu à l’Archevêché, mais lors d’une réunion organisée au cinéma en plein air Rialto, Sékou affirme qu’il ne pourrait adhérer à un syndicat qui ne tiendrait pas compte des aspirations des autres religions, en particulier de l’Islam, majoritaire dans la main d’œuvre locale 110.
D’ailleurs, en cette fin de 1945, la CGT a déjà entrepris de s’attacher Sékou Touré ; celui-ci est aidé dans son action militante par un représentant de la CGT française, membre de la Fédération des PTT, M. Planes. Peu de temps après, le syndicat des Postiers s’affilie à la CGT française, dont Sékou aide à organiser la section guinéenne.
Sékou rédige lui-même les premiers bulletins de propagande syndicale sur une machine à écrire que lui fournit un Français, M. Devaux, dont la femme, une métisse, est chef du service téléphonique de Conakry !
Quelques années plus tard, le 28 avril 1952, Sékou Touré lancera la première publication régulière des travailleurs guinéens, l’hebdomadaire L’Ouvrier, dont il continuera longtemps à écrire lui-même la plupart des articles avant de les reprographier sur une modeste ??? Ronéo ; il en sera le directeur de publication jusqu’en 1954 111.
Sékou organise alors une grève qui, du 20 décembre 1945 au 4 janvier 1946, paralyse complètement le service téléphonique et télégraphique de toute la colonie, notamment à Conakry, Kindia, Mamou, Kankan, et qui s’étend même aux autres territoires.
Moins d’une semaine après le déclenchement de la grève, particulièrement gênante pour les Européens en cette période de fêtes de Noël et de Nouvel An, l’administration propose l’ouverture de consultations ; mais le syndicat exige au préalable la réintégration des licenciés. Au bout de quelques jours, il obtient satisfaction et le travail reprend.
Peu après se réunit à Dakar une commission de réforme de la fonction publique, qui procède à de nombreuses intégrations d’auxiliaires dans les cadres de fonctionnaires 112.
L’administration coloniale commence à redouter Sékou Touré et fait surveiller ses communications téléphoniques, qui lui servent à établir des liaisons et à organiser l’agitation. C’est l’inspecteur de police René Caulier, adjoint de Pierre Ottavy, chef de la Sûreté de la colonie, qui en fait la demande, et une jeune femme, Madame Bès, est chargée de cette tâche. Cela n’est pas facile, car Marie N’Daw, la propre femme de Sékou, travaille elle aussi au service téléphonique de Conakry et finira par s’apercevoir de la manoeuvre 113. Le 22 janvier 1946, il est convoqué à la mairie de Conakry par M. Goujou, administrateur-maire (nommé) de la capitale et commandant du Cercle de Conakry, pour être interrogé sur des propos jugés subversifs qu’il aurait tenus le 1er janvier, encore en pleine grève, lors d’une réunion du bureau de son Syndicat. Sékou réagit très vivement et seule sa sortie précipitée des locaux de la Mairie lui permet d’éviter une probable arrestation.
Très vite responsable du Comité de coordination des syndicats des Postes et Télécommunications de l’AOF, il peut s’occuper d’actions qui touchent l’ensemble de la région. Le 21 mars 1946, à la suite d’une réunion cégétiste tenue à Dakar, une délégation de la CGT française composée de MM. Planes et Massibot arrive à Conakry pour établir un premier contact avec les nouvelles organisations syndicales guinéennes ; les discussions durent tard dans la nuit. Le 23 mars, Sékou participe à la création de l’Union Territoriale des Syndicats de Guinée (UTSG) 114, affiliée à la CGT, qui regroupe la plupart des 18 syndicats ouvriers existant alors en Guinée et déclare représenter 4.276 membres sur 5.317 syndiqués, soit 80 % du total. Sékou en est tout de suite nommé co-secrétaire général adjoint 115, puis le 28 juillet 1950 secrétaire général, poste qu’il occupera pendant plus de sept ans et qui lui donnera les moyens d’animer la revendication syndicale et la lutte contre l’administration sur l’ensemble du territoire de la colonie. Une indemnité de fonctions de 2.000 francs par mois lui est versée par l’Union.
“Le syndicalisme est l’école de la lutte”, écrit-il en 1947 dans Le Réveil, devenu depuis peu l’hebdomadaire officiel du RDA. “Nous sommes révolutionnaires parce que nous voulons ardemment que la justice sociale et la démocratie vraie remplacent le régime colonialiste (…) Nous sommes révolutionnaires parce que nous entendons jouir de la plénitude des droits et libertés démocratiques.”
Certains patrons sont prêts à payer une année de salaire à un militant du RDA afin de pouvoir le licencier rapidement, de peur qu’il ne contamine le reste du personnel. Cette année-là, il organisera (ou contribuera à organiser) neuf grèves, dont l’une, poursuivie sporadiquement du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948 (donc plus de cinq mois), touche à l’origine tous les travailleurs des chemins de fer d’AOF (le “Dakar-Niger”, notamment à partir de la gare de Thiès) mais se poursuit plus longtemps qu’ailleurs en Guinée, où le “Conakry-Niger” compte 2.200 cheminots africains.
Bien entendu, dès le début, l’Union syndicale des Travailleurs de Guinée soutient ce mouvement et s’y associe 116. Vingt cinq ans plus tard, Sékou Touré déclare : “Une seule journée de grève des travailleurs avait plus de portée sur le pouvoir colonial que 50.000 poèmes anticolonialistes” 117.
La grève constitue en effet selon Sékou Touré le moyen d’action le plus efficace. Il sait comment convaincre les hésitants. C’est ainsi qu’il narre sur un ton de grande complaisance et d’autosatisfaction la manière dont il sait orienter le déroulement d’une réunion :
“Nous envoyons aux camarades dirigeants ou membres du comité intersyndical un même questionnaire ; une explication de la situation de la classe ouvrière y est faite, indiquant la nécessité de déclencher une grève pour faire aboutir une revendication juste. Nous demandons aux camarades de donner leur réponse à 18 heures, juste avant le meeting. Chacun lit paresseusement la circulaire dans son bureau. Sur une cinquantaine de camarades, trois seulement étaient d’accord pour la grève, les autres ne l’étaient pas. Nous nous entêtons, en disant que nous tenons compte de leur réponse, mais puisque la tenue du meeting est lancée, nous leur demandons d’exposer leur point de vue aux travailleurs pour voir leur réaction. Nous venons donc au meeting : une salle comble où, grâce à une communication intense et forte, une volonté collective se formule et se dégage à la fin. Un tel se lève et propose une solution ; les autres réagissent ; un autre intervient, traite de façon complète Le sujet et propose une solution juste (Sékou parle ici évidemment de lui-même !) ; Le premier orateur reprend l’analyse et y adhère. Celui qui n’a pas parlé mais qui pensait comme le premier orateur, rectifié dans son jugement, adhère à son tour à La solution juste. Voilà que la conscience est en mouvement. A l’unanimité, le meeting adhère au mot d’ordre de grève, y compris ceux qui avaient dit ‘non’ jusque-là.” 118
L’année 1948 voit cependant des difficultés pour l’action syndicale, qui coïncident avec le départ, le 9 janvier 1948, sur le paquebot “Panama Express”, du gouverneur Édouard Terrac et avec l’arrivée le 15 janvier de son successeur, Roland Pré 119, décidé à mener la vie dure aux syndicats en particulier aux communistes. Sa fermeté et la relative indifférence des salariés obligent les leaders de la CGT à annuler l’ordre de grève générale lancé pour le 14 février 1948 afin d’obtenir une augmentation du salaire minimal: sur plusieurs milliers d’adhérents annoncés, 316 seulement paient leur cotisation à la centrale communiste, et le bureau doit ramener la cotisation annuelle de 60 francs à 5 francs pour tenter de faire rentrer les fonds indispensables à la poursuite de l’action.
L’activité syndicale est plus intense dans la capitale que dans le reste du pays ; la CGT s’en inquiète et Sékou va s’efforcer, au début de 1948 de mobiliser d’autres régions de la Guinée. En février 1948, lorsqu’il se rend à Dabola pour tenter d’y implanter une section, les petits fonctionnaires guinéens de la localité lui refuseront le gîte et le couvert, par crainte de représailles. Il reprend ses voyages en profitant d’un congé administratif entre mars et mai 1948.
“Un Secrétaire de l’Union Régionale, M. Sékou Touré, effectue une tournée à l’intérieur ; il aurait déjà organisé plusieurs sections locales et plusieurs unions locales, en particulier à Kindia, Mamou et Labé” note l’Inspecteur du travail Raynaud dans son rapport annuel pour l’année 1948.
A la même époque des sections se mettent en place à Macenta à Nzérékoré et à Kankan. Le 2 septembre, au cours d’une réunion publique, Pierre Morlet, envoyé de Paris par la CGT, le félicite pour son action.
Début 1948, Sékou a passé un concours administratif et obtenu l’une des trois places proposées au niveau de l’AOF pour l’accès au cadre général ; le 26 avril 1948, il démissionne du cadre local des PTT et le 29 avril il est nommé comptable adjoint de 6ème classe des trésoreries du cadre supérieur.
Du même coup, sa position devient plus fragile, car l’administration peut le muter a tout moment en dehors de la Guinée, vers l’une des autres colonies de l’AOF.
Notes
108. Un “ancien” des Postes, administration où il fera toute sa carrière, jusqu’à devenir chef de cabinet du ministre dans les années 80. Sékou lui restera toujours très attaché, et en fera même un membre du Comité central du parti.
109. En voici le premier bureau :
- Secrétaire général : Sékou Touré
- Secrétaire général adjoint : Joseph Montlouis
- Secrétaire : Sidiki Diarra
- Trésorier : Olivier Apithy
- Contrôleur Bernard Attiba
- Conseillers : Momo Camara, Lancény Diabaté, Kerfalla Soumah
- 110. Entretien de l’auteur avec le père Michel Chaverot (2 septembre 1998). Ce dernier juge Sékou intelligent, dynamique, bon organisateur, autoritaire, à l’époque pas idéologue, mais facilement influençable. Le père Chaverot a exercé en Guinée de 1945 à 1963. Nous retrouverons à plusieurs reprises son témoignage.
111. Organe hebdomadaire de l’Union des Syndicats Confédérés CGT de Guinée,L’Ouvriera son administration et sa rédaction 7ème boulevard angle 2ème avenue ; sa boîte postale est le n° 69. Paraissant chaque lundi, ce journal coûte 10 francs. Son tirage varie entre 500 et 1.500 exemplaires.
112. Les cadres locaux (donc essentiellement les Africains) resteront longtemps les plus nombreux; dans son rapport pour 1948/49, le gouverneur Roland Pré donne les chiffres suivants pour les agents de l’administration guinéenne :
- Cadre général et métropolitains : 267
- Cadre supérieur : 193
- Cadre secondaire : 443
- Cadre local : 2.299
- Total 3.202
- 113. A la même époque, Sékou aurait eu comme maîtresse la femme d’un directeur des postes en fin de carrière, d’origine maltaise, déjà assez âgée et dont les cheveux etalent teints en blond agressif ! Comme on lui demandait pourquoi il entretenait cette liaison alors qu’il y avait sur place tant de jolies jeunes femmes, Sékou répondit : “Parce que ça me change !” (témoignage du médecin général Carayon, conversation avec l’auteur à Dakar en mai 1996).
114. Certains documents l’appellent également Union Régionale des Syndicats de Guinée (URSG), ou Union Territoriale des Syndicats Confédérés de Guinée.
115. Le secrétaire général est Soriba Touré, l’autre co-secrétaire général adjoint est Guignouard, un fondé de pouvoirs à l’administration des Travaux Publics de Guinée.
116. Le 18 novembre 1947, l’Union Régionale Syndicale de Guinée adopte une motion pour soutenir la grève ; elle est signée du secrétaire Sékou Touré et du secrétaire général Soriba Touré (archives AOF Dakar, Correspondances 47-49, dossier K 379(26). Si Sékou Touré a joué un certain rôle dans cette grève en tant que responsable régional de la CGT, ce sont évidemment les cadres des syndicats autonomes des cheminots des trois réseaux ferroviaires qui ont mené l’essentiel de l’action : Ibrahima Sarr (Dakar-Bamako), Fianca Gaston (Abidjan-Niger) et Adama Diop (Conakry-Niger). Cette grève sera décrite par l’écrivain sénégalais — originaire de Casamance — Sembène Ousmane dans son roman paru en 1960 chez , Présence Africaine : Les bouts de bois de Dieu ou encore Banty Mam Yall (nouvelle édition en Pocket, 1996).
117. Discours du 6 décembre 1982 au Colloque de Conakry sur l’histoire du mouvement syndical africain.
118. Sékou Touré, Stratégie et tactique de la Révolution, 2éme édition, 1976 119. Roland Pré, venant de Libreville, sera l’adversaire déterminé du PDG-RDA en Guinée, mais il mécontentera également les élus socialistes au point que le député Yacine Diallodemandera en 1948 sa mutation en raison de ses sympathies pour le RPF gaulliste auquel appartenait, il est vrai, une très forte majorité des planteurs français. Il est exact que Roland Pré allait régulièrement consulter le général de Gaulle à Colombey-les-deux-Églises avant qu’il ne revienne au pouvoir (Vincent Auriol, ancien président de la République française, Journal du Septennat, Paris, Armand Colin, 1951 , Tome V). Voir également le journal personnel de Roland Pré en annexe au chapitre 16.
Les responsables de la CGT ont vite repéré le bouillonnant jeune syndicaliste dont les idées progressistes feraient une recrue de choix pour la centrale proche du Parti communiste 120. Il ne tarde pas à être invité en France. En décembre 1945, Sékou Touré fait son premier séjour à Paris, lors d’une réunion que la CGT consacre à l’Afrique ; une photographie prise à cette époque le montre un peu rêveur et intimidé, costume sombre, pochette et chemise blanches, cravate fantaisie, travaillant dans une atmosphère plutôt enfumée avec ses camarades français, africains et maghrébins 121. Dès son retour, au moment des fêtes de Noël, il lance la première grève des PTT de Guinée.
Sékou est encore invité l’année suivante au 26ème Congrès national ordinaire de la CGT qui se tient à Paris du 8 au 12 avril 1946 122 et voit s’affronter les syndicalistes communistes et les réformistes plutôt proches du Parti socialiste 123, affrontement qui aboutira à la fin de 1947 à une scission et en avril 1948 à la fondation de F-O (Force Ouvrière). Le jour de la clôture du Congrès, le 12 avril 1946, Sékou écrit à son ami et camarade Joseph Montlouis : “Vous avez confiance en moi, homme non instruit, mais intelligent et brave, pour réaliser d’une manière suffisante mon lourd mandat. L’avenir me jugera.”
Lors des deux “journées coloniales” qui précèdent l’ouverture du Congrès, Sékou prononce un vif réquisitoire contre la gestion des Sociétés de prévoyance en Afrique ; toutefois, si son éloquence frappe, le thème qu’il développe n’intéresse guère à Paris ; en revanche, son discours est diffusé en Guinée sous forme de tract ; il y réclame la peine de mort contre toute application de méthodes racistes dans les colonies ; il n’illustre toutefois pas son propos par des exemples précis 124.
S’agissant du premier discours de Sékou Touré qui nous soit intégralement parvenu, il paraît intéressant de le reproduire in extenso (en annexe I) ; ne serait-ce que pour comparer son éloquence de l’époque avec celle qui sera plus tard la sienne, et aussi pour constater combien considérable a été ultérieurement l’évolution de sa pensée politique. Surtout si l’on songe qu’à la même date — à quelques mois près, Léopold Sédar Senghor écrivait les lignes suivantes : “Je voudrais conclure en assurant les Blancs de notre volonté inébranlable de gagner notre indépendance, et qu’il serait tout aussi sot que dangereux pour eux de vouloir faire marche arrière. Nous sommes prêts, s’ille fallait et en dernier recours, à conquérir la liberté par tous les moyens, fussent-ils violents.” 125.
Deux semaines après son intervention, Sékou Touré assiste, du 25 au 27 avril 1946, à la conférence nationale des postiers métropolitains. Entretemps, il est resté en France et y a établi de multiples contacts dans les milieux syndicaux et politiques.
En décembre 1946, Sékou revient à Paris pour une réunion extraordinaire de la CGT, convoquée pour régler de sérieuses dissensions nées au sein de la Fédération postale à la suite de la grande grève des postes de l’été précédent ; un peu étonné, Sékou assiste à une scission où les éléments non communistes, en forte minorité, refusent de se plier à la discipline invoquée par les dirigeants communistes ; une leçon qu’il n’oubliera pas.
Il retourne ensuite régulièrement à Paris, où il effectue des séjours prolongés et se lie avec les principaux cadres de la CGT et du Parti communiste français. Du 11 au 15 octobre 1948, il participe à Paris au 27ème Congrès de la centrale syndicale ; sa notoriété et sa popularité sont déjà réelles, puisque les délégués debout l’accueillent en l’applaudissant longuement ; les thèmes qu’il développe, la manière dont il les présente, les images qu’il utilise, annoncent déjà le fond et la forme des futurs discours du leader guinéen.
A l’occasion de ces séjours, il se déplace à travers la France se rend par exemple en octobre-novembre 1948 dans les régions de Lille et de Forbach à l’invitation de la Fédération CGT du sous-sol, qui prend en charge ses déplacements et ses séjours.
Au cours de ses voyages, il rencontre surtout les spécialistes des problèmes africains, mais aussi d’autres responsables cégétistes et communistes : Raymon Barbé 126 , Léon Feix 127, Benoît Frachon128, Gérard Cauche 129, André Tollet 130, Marcel Dufriche 131, George Delouze 132, Pierre Hervé 133, André Meriot 134, Louis Odru135, Élie Mignot 136, Marcel Servin 137, Louis Saillant 138, Georges Séguy (le futur secrétaire général de la CGT), ainsi que des “intellectuels”, comme le futur avocat Jacques Vergès — alors président du comité de liaison des étudiants anticolonialistes —, ou encore des journalistes comme Robert Lambotte (qui “couvrira” les événements de Guinée pour L’Humanité, le quotidien du Parti communiste, jusqu’à sa mort dans les années 80). Lors de chacun de ses séjours à Paris, Benoît Frachon, avec lequel il a beaucoup d’affinités, le reçoit longuement dans son bureau ; pour lui témoigner son amitié et sa confiance, le leader de la CGT offre même un jour à Sékou l’une de ses précieuses pipes 139. Aussi bien en Guinée les militants syndicalistes donneront-ils à Sékou le surnom amical de “Frachon”.
A Paris, sa prestance impressionne aussi les femmes ; il y noue nombre de relations plus intimes et plus agréables, souvent imprégnées de militantisme syndical ou politique 140.
Aucune rencontre n’a cependant autant d’importance que celle de Raymonde Jonvaux, une jeune collaboratrice de la fédération du textile de la CGT 141, dont il fait la connaissance en octobre 1948, à la veille de l’ouverture du 27ème Congrès de la centrale syndicale 142 ; il l’invite “dans un petit restaurant proche de la CGT.” “Souriante, leste et gentille”, ainsi que la décrit Sékou, elle lui voue un “amour si sincère et si tendre (…) que le souvenir tue en moi tout sommeil”. Moins de six mois plus tard, il affirme qu’il veut avec elle “construire le reste de (sa) vie, vivre ensemble dans une parfaite intimité et en étroite collaboration” ; mais nous verrons que cette union n se matérialisera pas, de par la volonté de Sékou Touré 143.
La CGT contribue de son côté à soutenir financièrement Sékou Touré et à le maintenir le plus longtemps possible dans la ligne, par l’entremise de Marcel Dufriche et d’André Tollet notamment, chargés d’acheminer l’aide de la centrale aux syndicats sympathisants africains.
Depuis plusieurs années déjà, des efforts ont été faits pour tenter de réaliser une certaine unité syndicale dans le cadre de l’Afrique occidentale : dès avril 1947, la FSM et la CGT avaient organisé à Dakar une réunion pour essayer d’y parvenir 144, A la 3ème conférence syndicale africaine de Bamako 145 qui rassemble, du 22 au 27 octobre 1951 144 délégués de la CGT, venus de quatorze territoires africains francophones ainsi que des représentants de la centrale française (Maurice Carroué, Jacqueline Finale, Marcel Dufriche), Sékou fonde avec ses camarades le Comité de coordination des syndicats CGT de l’AOF-Togo dont le siège est etabli à Dakar 146. Il en devient membre pour la Guinée aux côtés de Sekouna Camara. Ainsi, à un moment où le RDA avec Houphouët-Boigny s’est déjà depuis une année désapparenté du Parti communiste, Sékou Touré reste fidèle à l’appartenance à la CGT. Pourtant, ses adversaires estiment qu’il mène double jeu en se prononçant du point de vue politique contre l’apparentement avec les communistes et du point de vue syndical pour l’unité d’action avec eux.
En fait, un jour, Sékou estimera le moment venu de jouer la séparation entre le mouvement syndicaliste africain et le syndicalisme français. Ce sera pour lui la transpositlon sur le plan syndical — ou plutôt la préfiguration — de l’indépendance sur le plan politique.
Notes
120. En fait, la CGT regroupe encore à cette époque des communistes et des socialistes, et son secrétaire général d’alors est Léon Jouhaux, proche des socialistes. La scission de 1947/48 permettra aux communistes de prendre le contrôle politique et idéologique de la CGT, cependant que les socialistes créeront en décembre 1947 la CGT-FO (Force Ouvrière). Au moment du Congrès de 1946, la CGT revendique 5.708.500 adhérents, selon Benoît Frachon, qui sera peu après son Secrétaire général.
121. On trouvera cette photographie reproduite dans ce volume. [Erratum. Aucune photographie n’est publiée dans le corps de ce volume. — T.S. Bah]
122. Comme la centrale syndicale a encore à l’époque — et jusqu’en 1948 — un statut quasi officiel, c’est le gouvernement général de Dakar qui prend en charge les frais de voyage !
123. Léon Jouhaux a lancé en décembre 1945 le journal Force Ouvrière. Le 23 février 1946, un militant cégétiste des PTT, Grimaldi, y écrit: “Dans la CGT, deux tendances se dessinent nettement : l’une subordonne son action et sa doctrine au mouvement politique, l’autre se réclame de l’indépendance du syndicalisme.”
124. Cette intervention a été prononcée soit le 6, soit le 7 avril 1946, l’une des deux “journées coloniales” organisées avant le Congrès officiel. L’auteur doit la communication de ce texte — inédit — à M. Henri Sinno, directeur des archives de la CGT.
125. Article de Senghor paru dans le journal français Gavroche en août 1946.
126. En réalité Sékou Touré et Raymond Barbé se sont très rarement rencontrés, ce qui est paradoxal, compte tenu de leurs fonctions respectives. Barbé ne conserve aucun souvenir de la présence de Sékou au Congrès fondateur du RDA de Bamako en 1946 et affirme même (contre toute évidence) qu’il n’y assistait pas. En 1948, il logea à Conakry chez Sékou Touré mais ce dernier était absent du territoire (conversation de Raymond Barbé avec l’auteur, 12 septembre 1998).
127. Membre du bureau politique, qui fut, après Raymond Barbé responsable de la section coloniale du Parti.
128. Benoît Frachon (1893-1975), secrétaire général de la CGT jusqu’en 1967, vice-président de la Fédération Syndicale Mondiale.
129. Membre de la section coloniale du PCF. Nous retrouverons Gérard Cauche comme expert économique en Guinée après 1958. On trouvera en annexe ce qu’en a écrit Jean Suret-Canale dans une rubrique nécrologique parue dans Aujourd’hui l’Afrique au lendemain de son décès.
130. André Tollet (1913-2001 ), ouvrier tapissier, ancien président du Comité parisien de libération, secrétaire confédéral de la CGT. A ce titre, il est chargé notamment des questions coloniales, ainsi que de la jeunesse et de la main d ‘œuvre immigrée. Il effectue de nombreux voyages en Afrique entre 1945 et 1951 afin d’y organiser des structures syndicales. Il est écarté de la direction confédérale en 1951, mais fait encore partie en novembre 1963 de la délégation de trois membres de la CGT qui assiste à Conakry au 3ème Congrès de la CNTG.
131. Marcel Dufriche (1911-2001 ), membre de la commission administrative (plus tard exécutive) de la CGT, responsable des commissions des Territoires d’Outre-mer et de la main d’œuvre immigrée de cette centrale, il était également secrétaire de Benoît Frachon et secrétaire de la section des Douanes et de la fédération des Finances. Membre du Parti communiste de 1934 à 1994, résistant, maire de Montreuil (Seine-Saint-Deni ) de 1971 à 1984, il est membre du Comité Central du Parti communiste de 1950 à 1964.
132. Patron du Syndicat des PTT de la métropole.
133. Pierre Hervé (né en 1913), député et journaliste (rédacteur en chef adjoint de L’Humanité de 1945 à 1949, rédacteur en chef d’Action de 1949 à 1952), il fut exclu du PCF en 1956.
134. André Meriot (1920-1980), ouvrier du bâtiment, l’un des responsables CGT de la région parisienne, plus spécialement chargé après 1955 de l’action en direction de la jeunesse.
135. Louis Odru (1919-2004 ), ancien instituteur, membre après 1949 de la section coloniale du Parti communiste, membre de l’Assemblée de l’Union française, député de la Seine-Saint-Denis et membre de la commission des affaires étrangères (1962-1986), premier maire adjoint de Montreuil, membre de la commission d’enquête de l’Assemblée de l’Union française sur les événements survenus à Conakry en octobre 1956 (il se dissociera des conclusions de la commission — voir plus loin). Comme cadre permanent du Parti communiste, il a éte chargé de maintenir les liens avec le RDA après le désapparentement RDA-PC, et a voyagé à plusieurs reprises en AOF, ce qui lui a permis de rencontrer à maintes reprises Sékou Touré. Il est retourné en Guinée dans les années 70 dans une délégation du PC dirigée par Robert Ballanger (conversation de l’auteur avec Louis Odru, mairie de Montreuil, 11 juillet 2002).
136. Élie Mignot (né en 1909), militant et dirigeant communiste en Algérie ( 1934-1938), cadre permanent de la section coloniale du PCF, conseiller de l’Union française (1947-1958).
137. Marcel Servin (1918-1968), cheminot, chef de cabinet de Maurice Thorez, député, membre du Comité central du PCF.
138. Louis Saillant (1910-1974), secrétaire de la fédération des travailleurs de l’industrie du bois, président du Conseil national de la Résistance, secrétaire de la CGT, secrétaire général de la Fédération Syndicale Mondiale (1945-1968), président d’honneur du Conseil Mondial de la Paix.
139. Témoignage de Marcel Dufriche, qui fut notamment membre du Comité central du PCF, recueilli par Valéry Gaillard lors du tournage du film Le jour où la Guinée a dit non (déjà cité).
140. C’est à cette époque que Sékou aurait contracté la syphilis, maladie sexuellement transmissible (et facilement guérissable), à laquelle quelques opposants attribueront des dégradations physiques, et plus encore caractérielles et psychologiques, de Sékou. [Erratum. Ce ne sont pas les seuls adversaires politiques qui mettent en exergue cet aspect de la psychopathologie du premier président guinéen. En effet, André Lewin lui-même fournit des détails sur les causes et les conséquences de cette maladie, qui affecta la santé de Sékou Touré pendant des décennies. — T.S. Bah.] On ne possède à ce sujet aucune certitude. En revanche, on sait que Madame Andrée se rendait régulièrement à l’ambassade d’Union soviétique pour y consulter un spécialiste de cette affection et y suivre un traitement, ainsi qu’elle en faisait d’ailleurs la confidence à l’une des collaboratrices de cette ambassade, secrétaire personnelle de plusieurs ambassadeurs, Tania Putzikine-Dalbandiants. Le plus probable est donc que Madame Andrée, dont tout le monde reconnaît la moralité indiscutée, aurait contracté cette maladie auprès de Sékou après leur mariage, ce qui suppose que Sékou ne se serait pas traité efficacement. L’auteur a également eu depuis 1995 plusieurs entretiens téléphoniques avec Madame Raymonde Jonvaux, retraitée à Gières en Isère ; cette dernière n’a pas exclu la possibilité qu’elle ait elle-même partagé cette maladie avec Sékou, qui aurait pu la lui transmettre s’il l’avait contractée auparavant (“Je me reconnais dans cette jeune syndicaliste qui lui aurait transmis une MST — maladie sexuellement transmissible — grave. Je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer. Maintenant, ce serait le SIDA.” Lettre du 1er août 1995 à l’auteur). Roger Chambard, qui a été pendant plusieurs années le conseiller diplomatique du haut-commissaire à Dakar, n’hésitait pas à dire à propos du comportement de Sékou Touré — avec une truculence dont je prie le lecteur de m’excuser de la transcrire telle quelle : “Vous savez, quand le tréponème emet sur le dos et se met à remuer les pattes … Je connais l’histoire … C’est une petite militante de la CGT qui lui a fichu la chtouille vers 1947.” (propos transmis par Rémy Teyssier du Cros, ancien conseiller financier pour la Guinée au début des années 60, dans une lettre à l’auteur du 28 juin 1990).
141. Cette fédération est, avec celle des mines, l’une de celles qui prennent régulièrement en charge certains frais de séjours des syndicalistes africains en métropole. Celle des textiles avait pris en charge Frédéric Traoré (Haute-Volta), celle des mines (également dite du sous-sol) le séjour de Sékou Touré. Les deux fédérations avaient leurs bureaux au 1er étage du siège de la CGT, 213 rue Lafayette à Paris. C’est là que Sékou Touré et Raymonde Jonvaux se rencontrent.
142. On trouvera en annexe l’allocution que Sékou Touré a prononcée à ce Congrès (origine: Archives de la CGT) .
143. Selon diverses correspondances allant de la fin de 1948 au pnntemps 1949. L’essentiel de ce courrier personnel a été versé par l’intéressée entre les mains du responsable — à l’époque — des archives guinéennes, Sidiki Kobélé Keita, mais l’auteur, qui a lui-même reçu plusieurs lettres que lui a adressées Raymonde Jonvaux, a pu en consulter plusieurs qui sont en d’autres mains. Raymonde Paulette Jonvaux, née le 30 janvier 1927 à Etain (Meuse), avait à peine 21 ans à l’époque ; certains dossiers la présentent comme secrétaire médicale, mais elle travaillait en fait comme secrétaire à la Fédération du Textile ; elle était domiciliée alors 72 rue Fernand Pelletier à Boulogne-Billancourt. Lorsqu’elle passera en 1968 deux journées, à Conakry, en provenance d’Abidjan Sékou présentera Raymonde Jonvaux en disant : C’est Raymonde, mon amie d’enfance … “Elle a eu beaucoup d’histoires à cause de moi.” La mère de Raymonde Jonvaux, que Sékou Touré a également rencontrée, avait été à la Libération secretaire générale du Mouvement National contre le Racisme (futur MRAP), (plusieurs conversations téléphoniques avec l’auteur entre 1995 et 2001).
144. A cette époque, la FSM englobait encore les Trade Unions britanniques, ainsi que la CIO américaine.
145. Cette réunion devait se tenir à Douala (Cameroun) et avoir un caractère inter-africain. Mais en raison de l’interdiction de la FSM par les autorités françaises, la CGT dût organiser une conférence syndicale limitée à l’Afrique noire française.
146. En fait, ce comité de coordination avait été créé en marge de la conférence intersyndicale de Dakar en avril 1947, mais il n’était alors qu’une simple structure légère de liaison, sans grands moyens financiers et sans réelle influence ; son secrétaire général était Jean Blacas, ouvrier de l’Arsenal de Dakar, dont le statut resta celui d’un bénévole, non d’un cadre “permanent”.
Chapitre 7
23 mars 1946 Fondation de l’Union Mandingue
Au lendemain du deuxième conflit mondial, on trouvait en Guinée deux types de mouvements politiques. Les Français et les Africains dits “évolués” 149 militaient au sein de partis guinéens qui étaient le simple prolongements de formations politiques de la métropole; les autres Africains pouvaient adhérer aux associations ethniques, nées dans l’effervescence de l’immédiat après-guerre.
De toutes les colonies françaises, ces associations n’existaient pratiquement qu’en Guinée 150n, témoignage de la vigueur particulière du sentiment régional dans ce pays 150.
Constituées sur des bases exclusivement ethniques, elles défendaient les intérêts spécifiques de leurs membres et ne permettaient donc pas aux aspirations nationales de s’exprimer. Définir des positions coordonnées sur des sujets d’intérêt commun s’avérait difficile : ainsi, les diverses associations ethniques ne parvinrent pas à s’entendre sur l’implantation du premier lycée que la France proposa en 1946 de créer en Guinée, les Peuls souhaitant un lycée climatique établi dans le Fouta-Djalon, les autres ethnies un établissement qui serait installé dans la capitale ; faute d’accord, un simple cours secondaire fut ouvert à Conakry, transformé en Lycée en 1957 seulement.
Souvent créés et dirigés par une élite locale très francisée et proche de l’administration coloniale, ces “groupes de pression” n’avaient d’ambition que locale, développaient une vocation d’entraide mutuelle et ne menaient aucune activité militante d’envergure en faveur de l’autonomie ou de l’indépendance.
Tous les groupes ethniques de Guinée avaient ainsi donné naissance à de telles associations : l’Amicale Gilbert Vieillard pour les Peuls, créée le 7 décembre 1944 151 ; l’Union Forestière 152, fondée le 5 janvier 1946, pour les ethnies de la région forestière (Kissis, Guerzés, Tomas, etc. …) ; le Comité (ou Union) de la Basse Guinée, créé le 26 février 1946 et composé de Soussous ; l’Union du Mandé (ou Union Mandingue), créée le 23 mars 1946 et ouverte aux Malinkés, succédant à l’Union des Malinkés fondée le 13 mai 1944 ; l’Union des Insulaires pour les originaires des îles de Los ; l’Union des Toucouleurs ; l’Union des Métis, créée le 4 mai 1946 153, etc. …
Mais on trouve aussi des associations de jeunesse nées pendant la guerre (Foyer des jeunes de la Basse Guinée, Jeunesse du Fouta, Jeunesse de l’Union des Toucouleurs), des groupements à base religieuse (Association culturelle des Musulmans) ou des comités regroupant des originaires d’autres colonies (Union sénégalaise — fondée en 1934 —, Foyer Sénégalais ou Union des Dahoméens…).
De leur côté, des clubs comme le Rotary, avaient également d’assez nombreux adeptes en Guinée, tant parmi les Européens que parmi les Libanais et les Guinéens “évolués”. Il ne faut pas non plus sous-estimer le rôle de la franc-maçonnerie 154 et de mouvements qui lui sont proches (telle la Ligue de l’Enseignement), qui influenceront de jeunes cadres guinéens, notamment des enseignants, dont plusieurs militeront également au PDG, comme Ray-Autra, Diallo Saïfoulaye,Keita Koumandian, etc. …
Parmi les fondateurs de l’Union des Malinkés (surtout préoccupée du sort des jeunes malinkés de Conakry), qui s’élargit en Union Mandingue en mars 1946, figurent [Ahmed] Sékou Touré, Sinkoun Kaba, Framoï Bérété (qui en deviendra le président). L’un de leurs premiers objectifs fut de tenter de faire élire un député malinké aux élections législatives françaises du 10 novembre 1946, mais sans succès. Un mois plus tard, le 15 décembre, Sékou sera même obligé de se désister en faveur d’un autre candidat, le Peul Barry Diawadou, lors des élections à l’Assemblée territoriale. Il resta membre de l’Union Mandingue pendant deux ans seulement, jusqu’à l’élection au Conseil de la République, au titre du deuxième collège, le 14 novembre 1948, d’un proche du gouverneur Roland Pré, Raphael Saller 155, qui bénéficia de l’appui de l’Union. Sékou démissionna peu après et fut le 7 février 1949 écarté du comité directeur à l’instigation de Framoï Bérété.
Mais depuis quelques mois déjà, l’Union refusait la “double appartenance” et avait expulsé le 15 avril 1948 les membres du RDA de son comité directeur ; l’Union se retirera du RDA lors de son Congrès de Kankan le 7 février 1949 156 et adhérera même à l’Entente Guinéenne fondée au mois de juin 1949, violemment anti-RDA et anti-PDG. Les autres groupements ethniques en feront d’ailleurs de même, sous la pression de l’administration coloniale, notamment à l’occasion des élections à l’Assemblée de l’Union française qui auront lieu en 1948 157.
Sékou écrira alors au sujet des associations ethniques “qu’elles avaient leur raison d’être en 1946, car à cette époque il n’existait ni en AOF ni en Guinée un seul groupement spécifiquement africain appelant à l’union des groupes ethniques et races. Mais au moment où un mouvement démocratique comme le RDA, qui à l’heure actuelle est le seul correspondant aux profondes aspirations de notre Afrique, tend à unir dans un front commun toutes les couches sociales sans distinction de races pour opposer leur grande force au colonialisme oppresseur, il n’est plus juste, plus tolérable, que des groupements racistes continuent à vivre.
En effet, l’heure des groupements racistes est révolue. Les hommes qui travaillent à leur maintien divisent les Africains, et par conséquent retardent leur évolution” 158.
Sékou Touré imputait également à ces groupements la perpétuation d’un sentiment de supériorité d’une ethnie sur les autres : “Les Malinkés créèrent l’Union du Mandé, et comme la capitale du grand empire du Mali se trouvait en Haute-Guinée, le Malinké se disait supérieur aux autres. Les Foulas aussi fondèrent leur parti, l’AmicaleGilbert Vieillard, et soutenaient qu’ils descendaient des blancs et, par conséquent, étaient supérieurs aux autres qui n’étaient que des “Ɓaleeɓe”, c’est-à-dire des “nègres”. Les Soussous, quant à eux, créèrent le “Comité de Basse Guinée”, et quel était leur motif de fierté ? Que les blancs étaient venus en premier lieu en Basse Côte, les autres sont donc des “Déifu”, c’est-à-dire des “barbares” ! Les Forestiers créaient eux aussi leur parti, dont tous les autres se moquaient : “Ce sont des sauvages, ils vivent dans la forêt !” 159
Quelques mois plus tard, en septembre 1949, Sékou intente un procès à Framoï Bérété, qui sera après 1956 son collègue à l’Assemblée territoriale de Guinée, alors président de l’Union du Mandé, pour avoir publié dans La Voix de la Guinée des articles le mettant en cause ; nous en reparlerons.
Paradoxalement, en septembre 1950, pour rassembler l’argent nécessaire à l’enregistrement des candidats RDA aux élections, Sékou crée le Groupement ethnique des originaires de Faranah !
Il est intéressant, notamment si l’on considère l’évolution ultérieure de certains pays africains — et parmi eux hélas la Côte-d’Ivoire — de noter ce que Sékou Touré écrira plus tard à propos des problemes ethniques sur le continent africain : “La meilleure forme de lutte contre l’exclusivisme ethnique ne doit pas consister dans la négation pure et simple des groupes ethniques qui existent actuellement ou en une quelconque forme de répression… C’est la conscience que les conditions de la survie et de la pleine croissance de chaque groupe ethnique vers un plus grand développement … (résident dans) la pleine croissance de la communaute nationale entière. Aucun groupe ethnique ne pourrait survivre si la nation périssait sous l’action dissolvante des particularismes ethniques.” 160
Notes
149. On appelait ainsi à l’époque les Africains qui avaient fait des études, qui étaient titulaires de certains diplômes ou de certaines décorations, qui étaient d’anciens officiers ou sous-officiers ou encore anciens combattants des deux guerres mondiales, qui bénéficiaient d’une pension, qui étaient des religieux ou qui enfin occupaient des postes dans l’administration.
150. Ces clivages ethniques sont très importants en Guinée et expliquent pour une part violences communautaires, méfiances traditionnelles, jeu des influences, mécanisme des alliances et répartition du pouvoir. Pour autant, il ne faut pas y voir la clé de tous les événements qui se sont déroulés (et se déroulent encore) en Guinée. A la tête de tous les partis (PDG, BAG, etc. …), il y avait des responsables originaires de toutes les régions guinéennes, même s’il y avait un peu plus de Malinkés au PDG et davantage de Peuls et de Soussous au BAG.
150n. [Note. En dépit de sa relative nuance, cette affirmation n’est pas corroborée par les faits. En réalité, le facteur ethnique est universel et omniprésent ; insistons-y, en Afrique et ailleurs. Ainsi, au Sénégal — que des auteurs et non des moindres, par exemple Ruth Morgenthau, considèrent comme ‘émancipé’ de l’ethnicité — la création du Bloc démocratique sénégalais (BDS) par Léopold S. Senghor et Mamadou Dia “attira dans la hiérarchie directe ou indirecte du parti, les leaders d’associations ethniques et régionales, telles que l’Union générale des Originaires de la Vallée du Fleuve, le Mouvement des Forces Démocratiques de la Casamance, et l’Association des Toucouleurs du Fouta-Toro pour la Défense de la Condition Humaine. (Thomas Hodgkin. African Political Parties — T.S. Bah]
151. Gilbert Vieillard, né en 1899 au Havre, commis aux services civils de l’AOF, diplômé de l’Ecole Coloniale et de l’Ecole des Langues orientales, est affecté en Guinée en 1935 comme administrateur en pays peul, d’abord à Dalaba, puis à Mamou. Sékou Touré écrit qu’il “était un administrateur colonial (nommé par le Front Populaire) considéré comme très humain par nos populations et qui (…) fit preuve de qualités morales exceptionnelles ; il s’était confondu avec les nôtres et parlait mieux le peul que plusieurs d’entre nous. Par reconnaissance envers ce Français, l’Association du Fouta prit son nom.” (in L’Afrique et la Révolution). Mobilisé en 1939, Gilbert Vieillard fut tué au front en 1940. Avant même la naissance de cette Amicale, les étudiants Peuls de l’École Normale William Ponty de Dakar avaient déjà fondé, pendant la guerre, La Voix du Montagnard, groupement culturel et d’entraide. Des congrès de l’Amicale eurent lieu en 1947, 1949 et 1953, année où elle déclarait 35 sections. En 1951, le député Yacine Diallo finança pendant quelque temps le journal Le Progrès Africain.
152. Elle avait été au départ une association pour la promotion des danses de la Forêt.
153. Cette association plus tard tentera vainement de s’opposer au mariage d’Andrée Kourouma, une jeune métisse catholique, avec Sékou Touré.
154. La Guinée fut fortement impregnée par la franc-maçonnerie, surtout après la première guerre mondiale et sous le long mandat du gouverneur Georges Poiret (1916-1930) ; son influence se fait sentir lors de la nomination d’administrateurs et de chefs de service, notamment dans l’enseignement, les finances, les travaux publics, les chemins de fer. Sékou Touré, qui vitupéra plus tard si fort contre la franc-maçonnerie en Afrique et en France (notamment dans son violent discours contre le Parti socialiste français et François Mitterrand en Juin 1977), de même que son demi-frère Ismaël, Keita Fodéba, Saïfoulaye Diallo, furent à certains moments très proches des milieux francs-maçons et liés d’amitié avec plusieurs dignitaires du Grand Orient de France. (voir note 278 …)
155. Ancien gouverneur de la France d’Outre-mer, membre du cabinet de René Pleven à Alger puis à Paris, premier directeur du Plan au ministère de la France d’Outre-mer (en 1945), élu sénateur de la Guinée en 1948 membre du groupe des Indépendants d’Outre-mer, Raphael Saller (1899-1977), martiniquais d’origine, est le frère aîné de Fernand Saller, chef de cabinet du gouverneur Roland Pré, dont il est aussi le beau-frère. Il ne sera pas réélu en 1955. Il sera ultérieurement — et jusqu’en 1965 — ministre de l’Économie, des Finances et du Plan de la Côte-d’Ivoire et avait Mohamed Tiécoura Diawara comme directeur de cabinet. Diawara lui succédera comme ministre du Plan et sera qualifié de “père du miracle ivoirien”. Mais il rend hommage à Raphael Saller dans ses entretiens avec Jean Florenzano, son collaborateur au Club de Dakar terminés avant sa mort le 13 juin 2004 sous le titre “Deux ou trois choses que je crois savoir…” et non publiés à ce jour : “Son rôle a été capital pour moi et bien sûr pour la Côte d’Ivoire qu’il a en quelque sorte mise sur les rails… La plupart des grands leaders africains (Modibo Keita, NKrumah, Sékou Touré et même, d’une façon disons plus démocrate-chrétienne, Senghor) étaient acquis aux solutions socialistes, plus ou moins collectivistes. Choisir la voie libérale, c’était aller a contre-courant. C’est l’intelligence d’Houphouët d’avoir partagé les choix de Saller en matière économique. … C’était un homme au pragmatisme brutal. Pour lui, seul le résultat comptait… Houphouet était en réalité jaloux du rôle de Saller.” Pour le développement de la Guinée, on en vient à regretter qu’il ne soit pas resté sénateur en 1955, et qu’il n’ait pas mis au service de la Guinée indépendante les qualités dont a bénéficié la Côte d’Ivoire. Mais il est vrai qu’il ne s’entendait pas du tout avec Sékou Touré.
156. Il est symptomatique que le ministre de la France d’Outre-mer, Paul Coste-Floret, se trouve justement à Kankan pour y assister au congrès de l’Union mandingue, le jour même où celle-ci se retire du PDG-RDA et écarte Sékou Touré de ses instances dirigeantes.
157. L’Amicale Gilbert Vieillard se retire du RDA le 14 novembre 1948, l’Union Forestière en décembre 1949 ; l’Union de la Basse Guinée se divise, une majorité restant au RDA, une minorité, autour de Nabi Youla et de Karim Bangoura, fonde le 25 juin 1949 le “Comité de Rénovation de la Basse Guinée” violemment anti-RDA.
158. Ahmed Sékou Touré dans Le Réveil, organe du RDA, n° 368 du 13 juin 1949.
159. Ahmed Sékou Touré, RDA n° 92 , “La Révolution et la lutte des classes”.
160. Ahmed Sékou Touré, La lutte du Parti démocratique de Guinée pour l’émancipation africaine : Le pouvoir populaire, Tome XVI, Conakry, 1968, p. 10 (cité par Ladipo Adamolekun, Sékou Touré’s Guinea, Londres, Methuen & Co, 1976, pp. 13-15)
Chapitre 8.
18 octobre 1946 Sékou Touré participe à Bamako
au Congrès fondateur du RDA et reste dans ce parti jusqu’en 1958
Le rôle important, souvent capital, que jouèrent les soldats originaires des colonies d’Afrique dans les combats de la France Libre et dans la victoire finale sur les pays de l’Axe 161, imposait une nouvelle réflexion sur leur situation et sur la participation des Africains à leur propre avenir. Les responsables africains la réclamaient, une grande partie des hommes politiques de la métropole y étaient disposés ; en revanche, une bonne partie des “milieux coloniaux” et leurs partisans en métropole en étaient des adversaires résolus, bien déterminés à empêcher ou à retarder toutes les véritables réformes, comme le montreront les “États généraux de la colonisation française en Afrique noire” réunis à Paris du 30 juillet au 3 août 1946. Édouard Herriot, président de l’Assemblée nationale, opposé à l’Union Française qu’il considère comme “un fédéralisme anarchiste et acéphale”, déclare un peu plus tard que “le danger m’apparaît formidable.
(…) Ainsi les citoyens des territoires d’Outre-mer seront plus nombreux que les citoyens de la métropole. Comme le disait de façon plaisante et profonde à la fois l’un de mes amis, la France deviendrait la colonie de ses colonies.” 162.
A la même époque, un représentant de cette même tendance en Guinée un nommé Maigret, choque beaucoup les Africains en affirmant que les droits politiques “étaient un jouet trop compliqué pour leur compréhension” ! Sékou Touré réplique en critiquant vivement l’attitude des représentants parlementaires de la droite et des colons, qui s’opposent à l’extension aux Africains de la citoyenneté française et l’attribution de tout une série de libertés nouvelles 163 : “Ces députés qui prennent l’arme réactionnaire avaient donné leur accord total pour l’octroi des droits politiques aux populations d’Outre-mer en leur reconnaissant la qualité et la dignité de citoyen français. En outre, le conseil des ministres ne nous a-t-il pas assurés par radio et par presse que le rejet de la première constitution n’entraîne aucune restriction à nos libertés acquises ? Entretemps, les trusts saisissent au collet leurs élus et ces derniers font remettre nos droits en discussion.” 164
A la conférence de Brazzaville, tenue du 30 janvier au 8 février 1944, Je général de Gaulle avait notamment déclaré qu’il n’y aurait “aucun progrès (…) si les hommes, sur leur terre natale, n’en profitaient pas moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu’au niveau où ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires.”
C’est à la suite des recommandations de cette conférence que seront pris entre autres textes le décret instaurant la liberté syndicale dans les colonies et l’ordonnance du 22 août 1945 organisant les premières élections législatives généralisées en Afrique noire (mais avec un double collège électoral, l’un pour les Européens, l’autre pour les Africains 165).
Toutefois, Léopold Sédar Senghor et Sourou Migan Apithy, qui font partie de la commission présidée par le Guyanais Gaston Monnerville, chargée d’étudier la représentation des colonies dans les institutions françaises, découvrent “avec stupéfaction que la plupart des services du ministère des colonies ne semblent pas avoir entendu parler de la conférence de Brazzaville.” 166
Sans doute quelques projets importants aboutissent-ils en 1946, comme la suppression de l’indigénat et du travail forcé (ce dernier par la loi dite Houphouët-Boigny du 11 avril 1946), ou l’octroi de la citoyenneté française avec la loi dite Lamine-Gueye 167 ; mais quelques reformes essentielles s’embourbent dans les discussions constitutionnelles et législatives. Le rejet en mai 1946 du premier projet de constitution, assez favorable à certaines de leurs revendications, inquiète les élus africains 168. En dépit d’un Titre VIII qui comporte quelques formules libérales, le nouveau projet de constitution ne parle plus d’une “Union librement consentie” entre la France et ses colonies, mais d’une Union Française, où la proclamation de l’égalité des droits et des devoirs sans distinction de race et de religion n’empêche pas le maintien de la dualité de statut personnel.
Les parlementaires africains, regroupés depuis peu au sein d’un “Intergroupe des peuples d’Outre-mer” 169, veulent donner une forme publique et solennelle à leur inquiétude et fédérer l’ensemble des élus. Quatorze d’entre eux, la plupart des élus d’AOF et d’AEF (parmi eux, Yacine Diallo député de la Guinée française) adoptent le 12 septembre, à Ermont, près de Paris, dans la propriété de Lamine Guèye, un manifeste 170 qui rappelle les aspirations des peuples d’Outre-mer et les promesses faites à Brazzaville ; ce texte stigmatise les oppositions apparues en métropole et au Parlement contre les réformes, et, refusant néanmoins l’“utopie” de l’autonomie et de la sécession, énonce quatre revendications essentielles : égalité des droits politiques et sociaux, libertés ind’ividuelles et culturelles règle de la majorité dans les assemblées locales, participation volontaire et non imposée à l’Union Française.
Les signataires proposent également que se tienne, avant la date du 13 octobre prévue pour le référendum sur le nouveau projet de constitution, un congrès des colonisés d’Afrique noire, auquel toutes les formations politiques françaises seraient également invitées. Dakar et Abidjan sont d’abord envisagées comme lieu de cette réunion, mais c’est finalement Bamako qui sera retenue à la demande expresse de Fily Dabo Sissoko 171. Le 18 septembre, Houphouët-Boigny et d’Arboussier 172 adressent des lettres à toutes les formations invitées. Le congrès devrait s’ouvrir le 11 octobre, mais de nombreuses délégations ne sont pas encore arrivées (dont celle de Guinée) ; l’hostilité de l’administration et des milieux coloniaux, les manoeuvres des responsables socialistes 173 qui craignent le dynamisme des communistes, ainsi que de réelles difficultés matérielles (problèmes d’acheminement 174 et d’hébergement des délégations, notamment), en retardent l’ouverture effective jusqu’au vendredi 18 octobre.
Ce matin là, près de mille délégués prennent place dans le réfectoire de l’École primaire supérieure Terrasson-de-Fougères (devenue. plus tard Lycée Askia Mohamed). L’établissement, le plus ancien de la capitale du Soudan, est situé en bordure de la ville dans un grand parc ombragé, au pied de la falaise de la colline de Koulouba — “la grande colline” —, sur laquelle a été édifié le palais du gouverneur ; juste à côté se dressent les casernements de la gendarmerie. Houphouët, Apithy, d’Arboussier et Raymond Barbé sont arrivés à Bamako le 17 octobre, au terme de trois jours de voyage 175, dans un avion mis à leur disposition par le ministre de l’Armement, le communiste Charles Tillon 176 ; Sissoko arrive de son côté dans un appareil finalement mis à sa disposition par Marius Moutet, le ministre socialiste de la France d’Outre-mer. Avant même que la réunion ne commence, Sissoko et Houphouët se sont opposés lors d’un meeting public improvisé, où la foule et les élus présents ont plutôt penché du côté de ce dernier.
La conférence se terminera le 21 octobre. Entre temps, le référendum a déjà eu lieu ; si les colonies donnent une majorité au “non”, c’est le “oui” qui l’emporte nettement en métropole ; la constitution de la Quatrième République, y compris le statut de l’Union Française, est donc promulguée 177.
Un Comité d’Initiative du Regroupement avait été mis en place le 29 septembre à Conakry pour préparer la participation guinéenne à cette réunion. La délégation désignée est présentée au cours d’un meeting tenu le 12 octobre au cinéma Rialto. Elle quittera Conakry pour la capitale du Soudan français par le train express Conakry-Niger (qui dessert Bamako via Kankan) le 14 octobre. A Bamako, la Guinée est représentée par onze délégués, mandatés par des partis politiques ou des groupements ethniques :
Délégué(s) | Organisation |
Jean Ariola | Groupe d’Études Communistes |
Moussa Diakité | Union du Mandé |
Abdoulaye Diallo — [Note. Plus connu sous le nom d’Abdoulaye Huissier (de justice). — T.S. Bah] | Amicale Gilbert Vieillard |
Lamine Kaba dit Sedji et Amara Sissoko | Mouvement de la Réforme Démocratique |
Mamadou Madeira Keita | Parti Progressiste Africain de Guinée |
Mamadi Kourouma | Union Forestière |
Désiré-Étienne Mourot, mécanicien aux Travaux Publics | Union des Métis |
Amarah Soumah et Mohamed N’Fa Touré | Union de la Basse Guinée |
[Ahmed] Sékou Touré | Union du Mandé, Groupe d’Études Communistes, PPAG, Union des Syndicats Confédérés de Guinée 178 |
Louis Ignacio-Pinto, qui sera élu du Dahomey au Conseil de la République (nom du Sénat sous la 4ème République française) de 1947 à 1955, plus tard ambassadeur du Dahomey auprès de l’ONU et finalement juge à la Cour internationale de Justice, fait partie de la délégation dahoméenne, mais il est inscrit comme avocat au barreau de Conakry, et il est donc proche de ses collègues guinéens.
Madeira Keita, considéré comme le chef de la délégation guinéenne, deviendra rapporteur de la Quatrième Commission, celle des affaires sociales. Parmi les députés guinéens, ni Yacine Diallo, (qui avait pourtant signé le Manifeste), ni Mamba Sano qui sera élu député RDA de la Guinée aux élections législatives du 10 novembre 1946179) ne sont venus à Bamako. On estime en général que les absents ont été “travaillés” par le Parti socialiste, qui craignait (à juste titre, tout au moins au début) une influence communiste trop forte sur le nouveau mouvement qui se dessinait.
Quatre textes essentiels furent adoptés par les congressistes les 20 et 21 octobre, au terme de discussions parfois très vives où se sont opposés “maximalistes” soutenus par les communistes, et “modérés” qui sont dans la mouvance des socialistes. Dans la coulisse, le rôle du Parti communiste et de ses principaux délégués, Raymond Barbé et Gérard Cauche, aura été important, bien qu’ils n’aient aucune fonction officielle et qu’ils ne soient jamais apparus à la tribune ; c’est leur ralliement à une formule de compromis qui permettra l’heureuse conclusion des débats. Outre les trois rapports des commissions politique, économique, sociale et culturelle, le congrès approuve une résolution générale sur le Rassemblement Démocratique Africain (RDA).
Sans être formellement un parti politique, celui-ci sera une fédération des “sections du RDA” qui devront être créées dans chacune des colonies ; ce sera donc la première formation politique africaine à intéresser l’ensemble de l’AOF. Le congrès périodique sera la plus haute instance du mouvement et ses résolutions seront impératives pour toutes les sections qui ne seront autonomes que pour leur application ; le comité de coordination est l’organe supérieur du Rassemblement entre deux congrès et son siège est fixé à Abidjan ; le groupe des élus du RDA aux assemblées métropolitaines à Paris “représente en France le comité de coordination” ; il a été convenu que le RDA serait indépendant des partis français, mais qu’il pourrait “s’appuyer” sur des formations politiques dont il se sentirait proche : ce sera jusqu’en octobre 1950 le Parti communiste ; ce sera après le 6 février 1952 l’Union Démocratique et Sociale de la Résistance (UDSR) de René Pleven, François Mitterrand, Roland Dumas et Édouard Bonnefous. Dès les élections législatives du 10 novembre 1946, le RDA compte 11 élus (7 en AOF, 3 en AEF, 1 en Côte française des Somalis) sur les 13 députés africains que l’Afrique noire envoie au Palais Bourbon à Paris 180 ; ils ne sont cependant pas assez nombreux pour former un groupe parlementaire ; c’est pourquoi ils s’apparenteront au groupe communiste par l’intermédiaire du Groupe d’union républicaine et résistante (URR), petite formation présidée par Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Quelques mois seulement après la conclusion de cette alliance parlementaire, mais également politique, le 4 mai 1947, les ministres communistes sont exclus du gouvernement par le président du conseil socialiste, Paul Ramadier ; le parti communiste se retrouve donc dans l’opposition, et, nolens valens, il en est de même de leurs alliés du Rassemblement RDA 181.
Un Comité provisoire du RDA est désigné le 21 octobre, lors du meeting final au stade Frédéric Assomption de Bamako: Félix Houphouët-Boigny en devient le président 182 ; Mamadou Konaté, Gabriel d’Arboussier, Sourou Migan Apithy et Félix Tchicaya en seront les vice-presidents ; Fily Dabo Sissoko 183 est choisi comme secrétaire général ; le comité sera complété au début de 1947. Alors qu’aucun représentant de la Guinée ne faisait partie du comité provisoire, Madeira Keita deviendra par la suite membre du Comité de coordination.
Par ailleurs, le RDA se choisit également un symbole, l’éléphant, qui sera repris ultérieurement par certains pays, comme la Côte d’Ivoire (c’est d’ailleurs aussi le nom de son équipe de football nationale) ou le Burkina Faso. La Guinée entérine ce choix, mais sous le nom de Sily(éléphant en langue soussou). Sékou Touré sera souvent désigné comme “le Grand Sily”, et il donnera à la monnaie nationale créée en 1972, le nom de Sily.
Le deuxième congrès du RDA, prévu à l’origine en 1948 à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta), est purement et simplement interdit, et se tient finalement à Treichville (Côte-d’Ivoire) en janvier 1949 ; bien préparé par des réunions de l’école des cadres à Viroflay, il tend à donner au mouvement une orientation nettement plus révolutionnaire, fortement influencée par le parti communiste 184 ; certains participants se réclament ouvertement de Marx Engels Lénine et Staline. La délégation guinéenne est modeste en nombre185, et Sékou Touré n’en fait pas partie 186. Il n’y aura plus de Congrès interterritorial du RDA pendant huit ans, faute de convocation par le comité de coordination.
En octobre 1950, les députés du RDA s’éloignent effectivement du parti communiste français et annoncent le 13 la fin de leur apparentement à ce dernier 187. Houphouët a en effet constaté que “l’opposition systématique ne permet de rien obtenir pour nos pays”188, et il a dès juin 1950, grâce à l’entremise de Raphael Saller, sénateur de la Guinée, membre du groupe des Indépendants d’Outre-mer, parti rival du RDA, engagé des pourparlers avec le président du Conseil René Pleven et le ministre de la France d’Outre-mer François Mitterrand, l’un et l’autre membres de l’UDSR 189.
Contestée par Gabriel d’Arboussier, alors secrétaire général du mouvement, ainsi que par les sections du Sénégal, du Niger 190 et du Cameroun, cette décision prise par Houphouët-Boigny est finalement soutenue par Sékou Touré 191. En 1954, celui-ci devient membre du Comité de coordination, où il est encore considéré comme un “jeune turc” 192. Deux ans plus tard, il approuvera l’exclusion du RDA de Gabriel d’Arboussier 193 et en juillet 1955, lors d’une réunion du Comité de coordination tenue à “Camayenne Plage” à Conakry 194, il contribuera à faire exclure du mouvement les sections opposées à la nouvelle politique définie par Houphouët 195, hostile en particulier à une orientation fédérale de l’Afrique noire dans le cadre de l’Union Française 196. Entre-temps ont eu lieu la “récupération” de Sékou par Cornut-Gentille et la création de la CGTA 197.
Mais les responsables du Parti communiste (comme d’ailleurs ceux de la CGT) ont longtemps estimé que Sékou, même s’il avait accepté la séparation politique et syndicale d’avec les structures communistes, restait quand même proche de leurs thèses, peut-être même “récupérable”. Louis Odru, entre autres cadres communistes familiers de l’Afrique, effectue plusieurs missions en Afrique occidentale, notamment en Guinée, “pour retisser les liens rompus et en nouer d’autres” ; pour lui, on pensait bien — ou l’on espérait — que Sékou continuait, malgré Houphouët, à agir selon une ligne plus progressiste, partagée d’ailleurs par d’autres militants RDA. Il en voit la preuve dans le déroulement, difficile pour Houphouët, du 3ème congrès du mouvement 198.
Reporté à trois reprises, le 3ème Congrès du RDA se tient finalement à Bamako du 25 au 30 septembre 1957 ; 800 délégués sont réunis au nouveau Collège technique de la capitale du Soudan français, où Modibo Keita leur souhaite la bienvenue cependant qu’Ouezzin Coulibaly le remercie au nom des participants 199. Sont présents également deux anciens présidents du conseil français, Edgar Faure200 et Pierre Mendès-France, ainsi que François Mitterrand, président du groupe UDSR-RDA. Invités, Guy Mollet et Antoine Pinay n’ont pas répondu ; Chaban-Delmas envoie une lettre de soutien; Pierre Pflimlin se fait représenter par Kenneth Vignes. Edgar Faure et François Mitterrand prennent la parole pour évoquer l’un et l’autre la communauté franco-africaine. Pierre Mendès-France très applaudi en souvenir de l’action de son gouvernement en faveur de la décolonisation, en 1954, Indochine et Tunisie en particulier) et toujours pondéré, rappelle qu’au delà de “tout ce qu’elle a déjà fait”, la France aurait pu faire davantage pour le bien de ses colonies si elle n’avait pas “consacré autant de ses ressources à des dépenses militaires”, et souligne que la métropole, avec 2 à 3 % de son revenu national, en fait plus que n’importe quel autre pays, notamment les États-Unis.
Plusieurs mouvements sont également invités et prennent la parole, notamment l’UGTAN et la FEANF (celle-ci grâce à l’intervention de SékouTouré). Ce dernier, qui dirige une délégation guinéenne forte d’une centaine de militants 201, va se mesurer plus ouvertement à Houphouët, dont les positions sont contestées par de nombreux délégués, en particulier ceux de la Fédération des Etudiants d’Afrique Noire, qui réclament l’indépendance immédiate et reprochent au RDA d’avoir renié son programme initial en favorisant à l’excès la coopération avec la France.
L’indépendance du Ghana, intervenue six mois auparavant, est présente dans tous les esprits, bien qu’elle ne soit jamais mentionnée ouvertement.
Houphouët et Léon Mba proclament: “La Loi-cadre, toute la Loi-cadre, mais au moins pour le moment, rien que la Loi-cadre, mais selon la résolution finale, celle-ci est saluée comme un pas irréversible dans la marche vers l’émancipation des populations africaines.”
Sékou fait une entrée théâtrale ; il apparaît en costume traditionnel africain boubou blanc et toque de feutre, et suscite une ovation délirante 202.
“Unissez-vous pour rendre l’Afrique plus fière de son union avec la France ; l’Afrique sans la France rencontrerait des difficultés insurmontables, mais la France sans l’Afrique perdrait tout potenttel international”, s’ecrie Sékou dont les réflexions apparaissent nettement plus africaines et surtout plus fédéralistes que celles d’Houphouët, qui reste plus proche de l’axe français 203. Un mois auparavant, en août 1957, Sékou a d’ailleurs fait voter au Grand Conseil de l’AOF 204 une motion “fédéraliste” qui le demande d’adopter une résolution souhaitant que “soit créé à bref délai un exécutif fédéral à l’échelle des huit territoires de l’AOF.” 205.
De même, l’Assemblée territoriale de Guinée avait exprimé antérieurement le “désir de voir créer un exécutif fédéral responsabl devant le Grand Conseil”. En janvier 1958, Sékou Touré précisait sa pensée, guère différente de celle de Senghor, en disant : “L’exécutif fédéral n’est pas pour nous un but, mais simplement un moyen politique pour consacrer et renforcer l’unité africaine.”
Dans son rapport moral et d’orientation, Houphouët préconisait pour la communauté franco-africaine un grand État fédéral égalitaire, où la métropole aurait entretenu des relations directes avec chacun des territoires.
Mais la majorité du Congrès, animée par Sékou Touré, penche en faveur de deux fédérations de territoires autonomes, formant elles-mêmes une confédération avec la France 206.
“On ne pouvait manquer de se sentir attiré par la puissante et captivante personnalité de celui en qui l’on s’accorde à voir le principal opposant à la politique du président Houphouët, Sékou Touré, dont la dialectique impitoyable, la fougue irrésistible et le sens marxiste de l’organisation expliquent la fascination qu’il exerce non seulement sur les masses guinéennes, mais aussi sur les délégations d’autres territoires que le sien”, écrira André Blanchet, témoin attentif et observateur averti 207.
Sékou tente pourtant de minimiser les divergences au sein du mouvement : “Je tiens à affirmer solennellement qu’il ny a qu’un seul RDA, groupé en une seule tendance et qui conserve sa pleine et entière confiance en son président (…) Les problèmes existent, ce n’est pas manquer de courage que de les reconnaître(…) Toutes les idées, quelles qu’elles soient, ont leur place dans le RDA ; même dans les familles, les idées peuvent opposer les enfants d’un même père et d’une même mère.”
Sékou Touré est cependant empêché pendant plusieurs jours de participer personnellement aux travaux du Congrès, car il est tombé durement en descendant l’escalier de l’Hôtel de la Gare où est logée une partie des délégations ; cet accident malencontreux s’est produit “très tôt un matin en allant au restaurant pour le petit déjeuner”, affirment les amis de Sékou ; “en revenant au petit jour de la chambre d’une déléguée”, raconte la petite histoire !
[Note. Ibrahima Kaké donne une version différente de cet incident. — T.S. Bah].
Aussi Sékou Touré immobilisé dans sa chambre n’est-il pas en mesure de présenter lui-même aux congressistes son rapport sur le syndicalisme ; enregistrée sur bande et retransmise dans la salle du Congrès, cette intervention de l’“homme invisible” n’en fut pas moins frénétiquement applaudie.
Houphouët au contraire, accueilli fraîchement dès l’ouverture de la réunion, se cantonne le plus souvent dans sa chambre d’hôtel — mais volontairement. Lors de son discours, il est conspué et n’assiste même pas à la séance de clôture, le 30 septembre. Ouezzin Coulibaly, qui aurait pu faire pencher la balance en faveur de l’union du Mouvement, est déjà fortement atteint par la maladie qui devait l’emporter l’année suivante, et n’exerce pas avec la même constance son influence modératrice ; c’est finalement Gabriel d’Arboussier qui prépare le rapport final. Certains pensent que Sékou aurait pu profiter des circonstances pour se faire élire président du RDA, mais il ne tient pas à l’éclatement du Mouvement et parvient à l’empêcher au dernier moment; “d’un geste qui ne souffrait pas de réplique, M. Sékou Touré arrêta en effet sur le chemin de la tribune un porte-parole de la section guinéenne qui venait de se lever porteur de contre-propositions dont la teneur nous restera ainsi inconnue. L’intervention toute empreinte de gravité et les explications du député-maire de Conakry permirent que fut votée — et théoriquement à l’unanimité — cette résolution autour de laquelle on s’était affronté durant deux jours et deux nuits de discussions enflammées.” 208.
Sékou Touré est élu vice-président du bureau du Mouvement à l’issue de la dernière séance du Congrès qu’il a présidée avec éclat après s’être faitmtransporter du lit auquel il était encore en principe contraint; il conclut en redéfinissant à sa manière le rôle du président du RDA : “Félix Houphouët-Boigny reste notre président, mais soutiendra au gouvernement non ses idées, mais celles du RDA.”
A Paris, les réactions ne sont pas positives. Jacques Soustelle (du parti des Républicains sociaux, proches des gaullistes), exprime la crainte d’une “poussée torrentielle de revendications”. Selon Paris-Presse l’Intransigeant, c’est l’écho de ce “coup de tonnerre” qui a précipité la chute du gouvernement Bourgès-Maunoury, cependant que Le Populaire de Paris évoque la montée de l’“extrémisme des jeunes”. Dans L’Humanité, en revanche, Léon Feix, responsable de la section coloniale du PC, met en garde l’opinion métropolitaine contre le refus de voir “le puissant mouvement de libération qui soulève les peuples d’Afrique noire.” 209.
Ainsi que nous l’avons vu, un mois auparavant, à Dakar, le 29 août, Sékou Touré (appuyé par Doudou Thiam et Gabriel d’Arboussier, qui préside ce jour-là le Grand Conseil, réuni en session extraordinaire, l’absence d’Houphouët ayant sans nul doute facilité les choses) avait fait adopter à l’unanimité par cette assemblée une résolution exigeant le maintien de la fédération et demandant “à bref délai” la création d’un exécutif fédéral chargé depuis Dakar de la gestion des intérêts communs des huit territoires de l’AOF 210. Ce texte, ainsi que le ralliement apparent des fidèles d’Houphouët à la position défendue par Senghor et Sékou Touré, heurte Paris, où l’on affecte de croire que les Africains veulent profiter des difficultés créée à la France par l’évolution de la situation en Algérie.
Quelques mois plus tard, en janvier 1958, Sékou Touré souligne que “l’exécutif fédéral n’est pas pour nous un but, mais simplement un moyen politique pour consacrer et renforcer l’unité africaine.” 211.
Au Grand Conseil de l’AOF comme aux réunions du RDA ou du PDG, Sékou prend des positions flexibles, qui témoignent de son habileté tactique. En janvier 1958, au 3ème Congrès du PDG tenu à Conakry, auquel il se rend sans attendre la fin d’une réunion du bureau du comité de coordination du RDA qui se tient à Paris du 16 au 20 janvier, il attaque dans son rapport moral et politique la Loi-cadre, “fruit de deux volontés contradictoires”, et pourfend le régime colonial, “incompatible avec la dignité et l’intérêt africains et aussi avec la pérennité et le développement de l’influence française. (…) Notre idée n’est nullement celle d’une séparation d’avec la France, mais la signification de la confiance et de l’amour que nous portons à la France”. En faisant approuver l’idée de l’extension des pouvoirs des gouvernements locaux et la transformation des Grands Conseils en parlements fédéraux, il sollicite au maximum les termes de la résolution de Bamako sans trop s’écarter de la ligne officielle du RDA212. Un peu plus tard, dans le journal Liberté, il commente de manière ambiguè les débats du récent congrès du PDG : “Pendant que les politiciens improvisés,corrompus, crient quelques slogans rapidement récités pour la circonstance: indépendance totale, syndicalisme libre, démocratie, socialisme ou collectivisme, la caravane passe. (…) Face à ceux qui ignorent totalement la réalité africaine, face au verbe creta des pseudo-révolutionnaires, de quelques intellectuels cent fois aveuglés par leurs diplômes, distillant leur médiocrité savante, leur complexe d’infériorité par tirades on ne peut plus républicaines ni plus libérales, nous reprenons notre place au combat de la réalité France-Afrique.” 213.
Les 10 et 11 février 1958, Sékou est de retour à Paris pour assister à une réunion exceptionnelle — la première — de tous les hauts-commissaires, gouverneurs et vice-présidents des conseils de gouvernement, exceptionnelle parce que non prévue par la Loi-cadre ; le ministre Gérard Jaquet l’ouvre en la qualifiant de “notre conférence du Commonwealth.”
Toujours à Paris, lors d’une réunion, du 15 au 17 février, de plusieurs partis politiques africains (y compris les formations purement territoriales comme le BAG) qui se tient à la salle Colbert de l’Assemblée nationale, Sékou Touré (qui avait en vain plaidé afin que cette rencontre eût lieu en Afrique) rédige au nom du RDA, avec Ya Dournbia, représentant du MSA 214 et Abdoulaye Ly, délégué de la Convention africaine, un “programme minimum” prévoyant l’autonomie interne des territoires au sein de fédérations démocratiques, des modalités d’union ou d’association avec la France variables suivant que les territoires auront ou non accédé à l’indépendance, ainsi que la fusion des différents partis africains. Le texte est signé le 17 février. Les délégués du PAI ont été expulsés dès qu’ils ont exigé l’indépendance immédiate, au besoin conquise par les armes.
Le ministre Gérard Jaquet se trouve la semaine suivante en tournée en AOF. A Bamako, il s’entend dire par Modibo Keita que “si la France laissait échapper l’occasion de réaliser la communauté franco-africaine, l’Afrique, inévitablement, s’engagerait sur la seule voie libre compatible avec sa dignité : la voie de l’indépendance”, ce à quoi le quotidien très conservateur L’Aurore réagit en invitant le leader soudanais à “peser ses propos” 215. A Conakry, Sékou Touré prononce une allocution qui préfigure dans une certaine mesure le discours qu’il fera en août devant le général de Gaulle. A son retour en France, le ministre Gérard Jaquet tire une conclusion que le général de Gaulle, quelques mois plus tard, n’aurait pas désavouée : les territoires d’Outre-mer doivent être rapidement placés devant le choix : indépendance avec ses conséquences ou construction de la Communauté franco-africaine 216.
Après l’échec sur ce thème d’un nouveau comité de coordination du RDA tenu à Abidjan du 12 au 14 mars, et le refus du RDA, le parti le plus puissant, de participer à Dakar les 16 et 17 mars à une réunion sur la fusion des partis politiques africains, Sékou Touré, Doudou Thtam et le Mauritanien Ould el Hassen font adopter à l’unanimité par le Grand Conseil, le 5 avril 1958, un motion qui préconise l’autononùe interne au sein du groupe de territoires de l’AOF. Le 8 avril, les conseillers ivoiriens, admonestés par Houphouët, qui était absent lors du scrutin, publient un communiqué affirmant que le vote du 5 avril avait été acquis “par surprise”. Sékou réagit le 9 avril en déclarant dans un communiqué que “le groupe RDA soutient de tout son poids la motion (…) Seul le Mouvement peut faire modifier sa décision.”
Cette motion, de même que le programme adopté à la Salle Colbert ne seront cependant pas suivis d’effets, car le mois de mai 1958 verra la fin de la Quatrième République et le retour au pouvoir du général de Gaulle 217.
Ces textes provoquent toutefois l’inquiétude des milieux conservateurs et colonialistes. Max-Olivier Lacamp dans Le Figaroexcuse les étudiants africains, mais estime qu’“il est plus difficile d’avaler que des politiciens actuellement en place aux postes de commande intérieurs par la générosité de la France et de la Loi-cadre, entonnent la trompette de l’indépendance (…) La Loi-cadre a posé les principes d’une véritable communauté franco-africaine (…) Qu’on en reste là.” 218.
Notes
161. Pendant la Ière guerre mondiale, 200.000 Africains venus d’AOF ont servi la France, dont 150.000 sur le sol européen ; 30.000 d’entre eux ne reviendront pas. 180.000 soldats africains feront partie des troupes coloniales entre 1939 et 1945, et près de 29.000 mourront sur les champs de bataille. Dans ses “Discours et Messages I”, le général de Gaulle, en juillet 1944, précise qu’au sein des troupes françaises régulièrement constituées et engagées contre l’ennemi, “les deux tiers des éléments sont constitués par des Africains”. Ensuite, beaucoup servirent en Indochine et en Algérie. En temps de paix, des directives générales avaient déjà fixé à 15.000 le nombre de tirailleurs que devait fournir l’AOF, selon la répartition suivante :
Colonie | Contingent |
Côte-d’Ivoire | 3.700 |
Sénégal | 3.350 |
Soudan | 3.000 |
Guinée | 2.700 |
Dahomey | 1.500 |
Niger | 500 |
Mauritanie | 70 |
Le Togo, qui est simplement rattaché à l’AOF, et la Haute-Volta (redevenue partie de la Côte-d’Ivoire de 1932 à 1947) ne sont pas cités. Lorsque l’auteur a pris ses fonctions à Conakry en 1975, il y avait environ 20.000 anciens combattants guinéens titulaires de pensions, mais celles-ci, cristallisées au taux de 1961, étaient bien inférieures aux pensions métropolitaines. Depuis sont intervenues plusieurs revalorisations.
162. Débat à l’Assemblée constituante, 27 août 1946.
163. Le journal Marchés Coloniaux (qui deviendra à partir du 22 septembre 1956Marchés Tropicaux, en s’adjoignant ensuite l’adjectif : “et Méditerranéens”), dirigé par Christian Moreux — futur conseiller de l’Union française sous l’étiquette du MRP chrétien — écrit le 23 février l946 : “La Constituante, en proposant le suffrage universel dans tout l’Empire, sans distinction ni reserve, en plaçant sur le même pied civique la négresse à plateaux et notre ouvrier d’usine, le sorcier soudanais et M. Joliot-Curie, a, par le ridicule de ses propos, déjà fait rebrousser chemin à l’opinion publique (…) C’est de cela qu’un jour certains réformateurs auront à répondre. C’est cela qu’un jour ils devront payer.”
164. Article “L’Afrique indignée proteste contre la réaction” in Le Réveil, 22 août 1946.
165. Ce système électoral restreint sera uttlisé pour les élections aux deux assemblées constituantes de 1945 et 1946. Pour l’AOF-Togo, le deuxième collège permet seulement à 120.000 personnes de voter (sur une population de 18 millions) ; les catégories retenues sont les “notables évolués”, les titulaires de décorations, les fonctionnaires, les diplômés, les ministres des cultes, les anciens officiers et sous-officiers, les anciens combattants, les commerçants, les membres des bureaux des associations coopératives ou syndicales, les membres et anciens membres des assemblées territoriales, les chefs de cantons, chefs coutumiers ou représentants des communautés indigènes… Supprimé pour les élections legislatives, le double collège sera en revanche maintenu pour les élections aux assemblées territoriales par le décret du 25 octobre 1966, et y subsistera jusqu’en 1956. La moitié des conseillers de l’Union française étant élus par ces assemblées, la sur-representation au sein de cette assemblée des Européens est également assurée.
166. Pour une analyse détaillée des recommandations de la conférence de Brazzaville et leur mise en oeuvre voir La conférence de Brazzaville de 1944 : contexte et repères par Raymond-Marin Lemesle, préface de Michel Roussin, Paris, publications du CHEAM, 1994. Il est bien possible que les deux députés aient tout simplement découverts que les services administratifs français n’avaient guère envie de voir un état d’esprit tant soit peu libéral se répandre au ministère des colonies puis de la France d’Outer-Mer.
167. Le “doyen” des hommes politiques sénégalais, député socialiste du Sénégal, maire de Saint-Louis en 1925, puis de Dakar.
168. Le référendum du 5 mai a rejeté le projet par 40,9 % de “non”, 36,6 % de “oui” et 20 % d’abstentions ; mais dans les colonies, le “oui” l’avait emporté par 29,4 %, contre 26, 6 % de “non” et 42,7% d’abstentions.
169. Comprenant des élus des colonies françaises d’Afrique notre, d’Afrique du Nord, d’Asie, de l’Amérique, cet Intergroupe a été créé le 22 juillet 1946 ; il est presidé par Lamine Guèye (Sénégal), assisté de Ferhat Abbas (Algérie), qui en a pris l’initiative, et de Gaston Monnerville (Guyane).
170. Les rédacteurs initiaux étaient Félix Houphouët-Boigny et Gabriel d’Arboussier. Le texte du manifeste a essentiellement été élaboré à l’hôtel Vaneau, dans la rue du même nom à Paris, où réside régulièrement Houphouët-Boigny, et que fréquentent donc beaucoup d’élus africains. Raymond Barbé et ses collaborateurs chargés de l’Afrique au Parti communiste, qui ont été informés très tôt de cette initiative, l’ont tout de suite approuvée et sont souvent présents aux côtés des rédacteurs africains.
171. [Celui-ci], manipulé par le ministre (socialiste) des Colonies Marius Moutet, lequel craint une manoeuvre des communistes, manifestera pendant plusieurs jours son opposition à la conférence, à laquelle il finira pourtant par assister. Sur tous ces événements, lire le livre de Pierre Kipré, Le Congrès de Bamako, dans la collection Afrique contemporaine (alors dirigée par Ibrahima Baba Kaké). Cet intéressant ouvrage reste cependant presque totalement muet sur la participation guinéenne et ne mentionne pas la présence de Sékou Touré. Raymond Barbé affirme de son côté que Sékou n’aurait pas participé à la réunion de Bamako. Par ailleurs, d’autres participants mentionnent la présence d’un avocat inscrit au barreau de Conakry, Ignacio Pinto, futur juge à la Cour internationale de justice de La Haye, mais ce dernier faisait partie de la délégation dahoméenne-béninoise.
172. Gabriel d’Arboussier, né le 14 janvier 1908 à Djenné (Soudan français, actuel Mali), fils du baron Henri d’Arboussier, officier français puis gouverneur dans le Pacifique, et d’une jeune femme Peule soudanaise (malienne) — certains affirment qu’elle était liée à la famille d’El Hadj Omar Tall — entre major à l’École coloniale en 1938 ; il occupe diverses fonctions en AOF et en AEF jusqu’à son élection en 1945 comme député du Gabon. Ses électeurs (il avait été élu par le 1er collège), émus par ses prises de position proches du Parti communiste, ne le réélisent pas ; il sera conseiller territorial en Côte-d’Ivoire, puis membre de l’Assemblée de l’Union française, dont il sera vice-président jusqu’en 1954. Intellectuel brillant, polémiste engagé et orateur hors pair, il est l’un des inspirateurs et co-rédacteur du Manifeste parlementaire qui conduisit au Congrès de Bamako ; élu alors vice-président du RDA, collaborateur du journal Le Réveil, — devenu en 1947 l’organe fédéral du Rassemblement sous la direction de Charles-Guy Etcheverry —, il est l’un de ceux qui entraînent le RDA dans l’apparentement avec le parti communiste. Il tenta de s’opposer en 1950 à la tendance majoritaire — menée par Houphouët — qui prône le désapparentement des élus RDA d’avec le groupe communiste, et plus tard son apparentement avec le groupe de l’UDSR. Démissionnaire de son porte de secrétaire général le 23 juin 1950, il sera exclu en 1955 par le Comité de coordination réuni à Conakry. Inscrit comme avocat à Dakar, puis conseiller territorial du Niger, redevenu membre du RDA et réconcilié avec Houphouët, il devient vice-président du Grand Conseil de l’AOF et y succède même à Houphouët comme président en mars 1958. Ministre de la justice du Sénégal en 1960, il est nommé en 1962 ambassadeur du Sénégal en France sous le président Senghor, et termine sa carrière aux Nations-Unies comme directeur général de l’UNITAR à partir de 1965. Après son départ de l’ONU, il fit partie du conseil des laïcs mis en place par le Saint-Siège à la suite du Concile Vatican II. Il est décédé à Genève le 21 décembre 1976.
173. Les députés proches de la SFIO, comme Senghor, Lamine Gueye, Yacine Diallo, n’iront d’ailleurs pas à Bamako. Certains d’entre eux le regretteront par la suite, parce que c’est en grande partie pour cette raison que le RDA n’aura guère d’alternative à l’apparentement avec le parti communiste. Houphouët mettra longtemps à pardonner à Senghor son absence à Bamako ; en fait ils ne seront totalement réconciliés à ce propos qu’après un séjour de Senghor à Abidjan en 1960 et surtout après sa visite officielle en Côte-d’Ivoire en 1971. Raymond Barbé affirme que nombre d’élus africains avaient été séduits et corrompus par le ministère des Colonies, où deux administrateurs, Lapart (du Soudan) et Paul Tétau. (plus tard conseiller de l’Union française pour la Guinée) étaient spécialement chargés d’utiliser pour cela les fonds secrets (témoignage recueilli par Valéry Gaillard pour le film Le tour ou la Guinée a dit non (déjà cité).
174. Le cabinet du ministre des colonies est intervenu auprès des compagnies aériennes pour les inciter à ne pas trouver de places aux élus africains qui voudraient se rendre hors de leur territoire d’origine.
175. Il y a également à bord 3.000 exemplaires de la nouvelle revue Afrique, lancée par Houphouët-Boigny avec l’appui d’Aimé Césaire, Felix Tchikaya et Gabriel d’Arboussier. Raymond Barbé, qui avait un ordre de mission signé par René Arthaud, ministre (communiste) de la santé publique, s’était vu signifier par Marius Moutet une interdictton de débarquer à Dakar ; mais le gouverneur général de l’AOF René Barthes, assez proche des communistes laissa débarquer Barbé et l’invita même à dîner a sa residence (témoignage de Raymond Barbé recueilli par Valéry Gaillard dans Le jour où la Guinée a dit non.
176. Cet avion avait été auparavant l’avion personnel du maréchal Goering ; il s’agit donc d’une prise de guerre ! Il est intéressant à ce propos de noter que l’avant-veille de l’ouverture du Congrès, les dix criminels de guerre allemands condamnés à mort à Nuremberg ont été pendus et que leurs cendres, de même que celles de Goering qui s’était auparavant suicidé, furent dispersées dans le fleuve Isar.
177. En métropole, 36,6% de “oui”, 31,2% de “non” et 31,4% d’abstentions ; dans les colonies, 27% de “non”, 20,9% de “oui”, et 51 ,6% d’abstentions.
178. Certains papiers qualifient même Sékou Touré de secrétaire général du PPAG.
Comme nous l’avons déjà vu, selon Raymond Barbé, Sékou Touré ne serait pas venu à Bamako. En revanche, le gouverneur Paul-Henri Siriex, qui ne lui est pourtant pas favorable, mentionne sa présence à Bamako dans son livre Félix Houphouët-Boigny, l’homme de la paix (Paris-Dakar-Abidjan, Seghers-NEA, 1975), en le qualifiant de “militant avant la lettre” du RDA, et en ajoutant “… et bien sûr [Ahmed] Sékou Touré”. De son côté, Frédéric Grah-Mel, dans sa biographie d’Houphouët-Boigny (éditions du Cerap, Maisonneuve et Larose, 2003), et citant Doudou Gueye (“Histoire et témoignages; les conditions politiques de la naissance du RDA, ceux qui étaient à Bamako”, in Revue de la Fondation Houphouët-Boigny, n° 2, donne des indications un peu différentes pour la délégation guinéenne : Madeira Keita, Amara Soumah, le pharmacien Abdourahmane Diallo, Koumandian Keita, Sékou Touré, et Lamine Kaba, un instituteur qui s’est installé à Dakar où il a créé une école franco-arabe, et personne d’autre.
179. Né au début du siècle à Kissidougou — Guinée forestière —, diplômé de l’Ecole Normale William Ponty, Mamba Sano est instituteur du cadre commun supérieur de l’AOF, puis directeur d’école après 1931. Adhérent dès sa création du Parti Progressiste Africain de Guinée (proche des communistes), membre de l’Union Forestière, déjà conseiller général de Beyla ( 1946-1952), il est élu député français en novembre 1946 sous l’étiquette socialiste ; toutefois Mamba Sano se présente également comme membre du RDA en cours de formation (mais pas encore créé formellement en Guinée, où il n’existera qu’à partir de mai 1947). A l’Assemblée nationale, il se rapproche ensuite du MRP et quitte le PDG/RDA en octobre 1948 (il en est d’ailleurs formellement exclu le 19 novembre 1948). “Le mouvement etait noyauté par les communistes”, déclare-t-il à Ibrahima Baba Kaké (voir son ouvrageSékou Touré: le héros et le tyran, op. cité, p. 41 ). Mamba Sano fonde ensuite, le 28 juin 1949, avec d’autres élus de partis régionaux, le Comité de l’Entente Guinéenne. En 1954, avec des anciens de l’Union forestière et de l’Union du Mandé, il crée le Bloc Africain de Guinée (BAG), qui fusionnera en avril 1958 avec la Démocratie Socialiste de Guinée et la section guinéenne de la Convention Africaine pour former la section guinéenne du Parti du Regroupement Africain (PRA). Ce dernier rejoint le PDG au moment de l’indépendance. [Note. C’est en novembre 1958, c’est-à-dire après la proclamation de la république de Guinée, le 2 octobre, que le PRA intégra le PDG. — T.S. Bah] Réélu en 1951 sous l’étiquette Indépendants d’Outre-mer, Mamba Sano ne le sera pas en 1956.
180. Le chiffre exact des élus africains et donc des élus du RDA est difficile à établir avec précision, d’une part en raison des changements de partis de plusieurs d’entre eux en cours de législature, d’autre part en raison du rétablissement du territoire de la Haute-Volta en mars 1948, qui donne lieu à l’élection de trois nouveaux députés.
181. Le 16 mai 1947, soit une semaine après la sortie du gouvernement français des ministres communistes, le bureau central du RDA explique dans une circulaire la raison de l’apparentement avec le Parti communiste : “Notre alliance doit être considérée par la coïncidence de nos intérêts et des intérêts de ceux à qui nous la proposons (…) Tous les coloniaux savent que le groupe parlementaire communiste est à l’avant-garde de la lutte contre le colonialisme ; les événements d’Indochine et de Madagascar témoignent de façon éclatante de l’appui de ce parti aux peuples coloniaux. Nous précisons que le parti communiste français est le seul qui, par son programme et ses forces d’organisation, nous permet de rester nous-mêmes tout en liant notre action à la sienne. Le RDA n’est à aucun titre une section du parti communiste français ; cette forme de notre action parlementaire n’engage nullement l’avenir idéologique du RDA.”
182. C’est le seul leader africain du nouveau mouvement qui peut s’appuyer sur une structure locale déjà constituée et fort active, le Parti Démocratique de Côte-d’Ivoire (PDCI), issu au début de l’année 1946 de son Syndicat agricole africain, ce qui contribuera à lui donner un rôle moteur. Il avait d’ailleurs été question de réunir la conference à Abidjan plutot qu’à Bamako.
183. Il s’agit d’un Ivoirien, homonyme du député du Soudan.
184. Le Comité central du parti communiste français est représenté par Waldeck Rochet, Pierre Hervé et Raymond Barbé.
185. La délégation guinéenne est composée de Madeira Keita, Ray-Autra, Abdourahamane Diallo, Ibrahima Cissé, Sékouna Camara.
186. Le 7 décembre 1948, de Conakry, il envoie à Gabriel d’Arboussier la lettre manuscrite suivante qui montre les liens qui existent — et pas seulement dans son esprit — entre la lutte syndicale, et la lutte politique. “Cher Camarade d’Arboussier, au cours d’une entrevue qu’ une partie de la délégation syndicale d’Afrique noire a eue avec toi dans la chambre 49 de l’Assemblée nationale, il a été entendu entre nous que le camarade Um Nyobé (du Cameroun : NDLA) et moi devions participer au Congrès du RDA à Bobo Dioulasso. Nous avons été particulièrement chargés de présenter un rapport sur la situation du syndicalisme en Afrique, son orientation, ses objectifs, sa structure, ses rapports avec le mouvement politique de masse qu’est le RDA etc. … J’ai bien le vif désir de donner une sérieuse contribution au nom du congrès dans ce domaine que je connais. Malheureusement, le gouverneur de Guinée (il s’agit de Roland Pré, NDLA) se refuse d’accorder aux fonctionnaires les facilités administratives permettant de se rendre à Bobo. D’autre part, je sers dans le même service avec le Camarade Diallo Saïfoulaye à qui le gouverneur vient de refuser la permission. Par conséquent, je ne pourrais (sic) avoir la joie de participer au congrès. Je le regrette sincèrement. C’est bien malheureux qu’aucun camarade du GEC ne fasse partie de la délégation guinéenne. Ceux qui se rendent à Bobo (certainement MM. Ray-Autra, Diallo Mamadou D(irecteu)r. du Phare de Guinée,Diallo Abdouramane, — le nom d’Amara Soumah a été barré NDLA) sont hostiles au GEC et même à l’apparentement des élus du RDA au PCF. J’espère que Madeira pourra avoir une influence sur leur position mais il faudra toi-même chercher à les convaincre de la nécessité politique de cet apparentement. Quant à leur inscription au GEC, il me semble préférable de ne pas le leur demander. Je te prie de transmettre à tous les élus du RDA mes fraternelles salutations. Bon courage. Touré Sékou, Comptable des Trésoreries.” (lettre en possession du père Joseph Roger de Benoist, à Dakar).
187. Cette décision sera annoncée par une simple note qu’Houphouët fera remettre à la presse : “Constatant que l’action de tous les élus des Territoires d’Outer-Mer (TOM) sur la base d’un programme précis est la meilleure formule pour défendre efficacement les intérêts de l’Afrique, les parlementaires du RDA décident de se désapparenter des groupes métropolitains”. Ce pluriel hypocrite ne visait en fait que le seul Parti communiste français ! Le dirigeant communiste Jacques Duclos se bornera pour tout commentaire à prendre acte de la décision, mais la presse du Parti se déchaînera contre le RDA. Le journal du RDA Le Réveil avait cependant déjà fait allusion à cette nouvelle dans son édition du 8 mai 1950. D’autre part, Houphouët-Boigny accompagné d’une délégation des élus RDA avait rendu visite à Jacques Duclos pour lui faire part du prochain “désapparentement.” Début avril, Houphouët avait encore assisté au XIIème congrès du Parti communiste.
188. Lors du comité de coordination du RDA réuni à Dakar en octobre 1948, Houphouët s’opposait à un éventuel désapparentement d’avec le PC, alors proposé par le député du Dahomey Sourou Migan Apithy, cependant qu’en même temps, il envisageait cette éventualité lors d’entretiens avec le gouverneur général Béchard (selon Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997). A l’occasion du troisième anniversaire de la fondation du RDA, il écrit dansLe Réveil du 24 octobre 1949 sous le titre “Un bilan triomphal” : “Dans le monde entier. d’immenses forces de progrès se lèvent qui imposent déjà le triomphe de la justice et du droit de tous les peuples à disposer d’eux-mêmes. D’immenses forces qui, de l’Union soviétique à la Chine populaire de Mao Tsé Toung en passant par les démocraties populaires et tous les partis communistes et progressistes des républiques bourgeoises, assurent la marche triomphale des peuples vers le socialisme. Le RDA est fier d’avoir marqué dans ce camp, d’une manière forte, la place de l’Afrique noire”. En mars 1950, Houphouët proclame encore ouvertement sa fidélité au parti communiste, dans un télégramme de solidarité adressé à des militants du PDCI-RDA qui passent en jugement à Abidjan : “… Union avec forces démocratiques métropolitaines groupées autour avant-garde parti communiste français, union avec forces démocratiques monde entier sous direction grand socialisme Union soviétique guidé par chef génial le grand Staline en vue créer par lutte commune conditions réaliser avènement ère liberté, paix, fraternité.…”
189. François Mitterrand commente cette évolution de la manière suivante : “Maintenant, nous pouvons voir se détacher du RDA les éléments communistes et anti-français.” (Afrique Nouvelle, 11 mars 1953). Parmi les arguments avancés par les partisans du désapparentement figurait notamment le fait que désormais, les militants du RDA ne seraient plus pourchassés comme alliés des communistes.
190. Djibo Bakary qualifie le désapparentement de “grand acte de trahison que vient de commettre la majorité des parlementaires du RDA.”
191. Gabriel d’Arboussier fidèle à l’alliance avec les communistes, déclare le 17 juin 1951 a Thiès (Sénégal) : “Houphouët s’est compromis avec Pleven et connsorts. Le procès-verbal de leur entretien m’a été communiqué par le camarade Sékou Touré à qui il avait été adressé par erreur alors qu’il était destiné à Touré Momo de Guinée.” Il est donc possible qu’à l’époque, Sékou ait encore hésité sur la marche à suivre, avant de se rallier avec le PDG, fin 1951, à la voie préconisée par Houphouët . Mais les tractations entre la direction du RDA et l’UDSR, qui étaient évidemment vivement encouragées par l’administration (essentiellement proche des socialistes) du ministère de la France d’Outre-mer, étaient rapidement connues des responsables communistes grâce à Philippe Franceschi, conseiller de la République RDA de la Côte-d’Ivoire (témoignage de Raymond Barbé, recueilli par Valéry Gaillard pour le film Le jour où la Guinée a dit non (déjà cité).
192. Jean Lacouture, Cinq hommes et la France, Paris, Le Seuil, 1959.
193. Celui-ci, auquel on reproche notamment de privilégier les intérêts du Parti communiste et de la campagne progressiste en faveur de la paix au détriment de la lutte pour la cause africaine démissionne du secrétariat général du RDA le 23 juin 1950, et le poste ne sera plus jamais pourvu ; il sera d’ailleurs formellement supprimé lors du congrès de Bamako en 1957. Exclu en 1955, d’Arboussier réintégrera le RDA en 1956. En même temps que d’Arboussier, Djibo Bakary (du Niger) et Ruben Um Nyobé (de l’Union des Populations du Cameroun UPC) quittent le RDA.
194. “Camayenne-Plage” faisait partie des établissements Paul Ferracci, et comportait un restaurant, un dancing et une plage.
[Note. — Nationalisée la propriété est devenue l’hôtel Camayenne, gérée dans les années 1990, début 2000 par la compagnie aérienne belge Sabena. — T.S. Bah]
- 195. Lors de cette réunion, tenue du 8 au 11 juillet 1955, Sékou Touré traduira en soussou (“très mal”, selon Keita Koumandian) le discours d’Houphouët-Boigny. Celui-ci déclare notamment qu’“il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir d’action utile en dehors de la cooperation avec l’administration.” La résolution finale “réaffirme l’adhesion du RDA à la formule de l’Union française qui doit répondre aux aspirations et à l’évolution des peuples dont les destins sont associés.” A l’issue de la réunion, Houphouët salue “l’action utile menée par Sékou Touré au bénéfice des travailleurs africains et des masses africaines d’autres bientôt l’apprendront. Le soleil de la vérité pointe déjà à l’horizon, et je tiens, au nom du RDA, à lui dire merci.”
196. L’Union Démocratique Sénégalaise, fondée par Doudou Gueye, faisait partie des sections exclues ; mais entre temps, Doudou Gueye, qui était en prison pour délit de presse au moment du désapparentement, avait créé le Mouvement Populaire Sénégalais, qui resta fidèle aux positions pnses par le RDA.
197. Sur les positions successives et parfois contradictoires, de Sékou sur l’application de la Loi-cadre et sur le fédéralisme, voir l’excellent et très complet livre de Sylvain Soriba Camara La Guinée sans la France, Paris, 1976, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques.
198. Conversation de l’auteur avec Louis Odru, mairie de Montreuil, 11 juillet 2002.
199. Il y a peu de femmes parmi les délégués, et aucune n’est présente à la tribune du congrès. A quelqu’un qui lui en fait la remarque, Modibo Keitarétorque : “Les femmes doivent être encadrées, car livrées à elles-mêmes, leur ardeur les emporte parfois à des actes inconsidérés.”
200. C’est sans doute ce dernier qui souffle à certains délégués l’habile formule qui permettrait d’escamoter les controverses autour du mot “indépendance, droit inaliénable”, en le complétant par “l’interdépendance, règle d’or de la vie des peuples”, que l’on trouve dans plusieurs documents du Congrès. C’est Edgar Faure qui avait quelques mois auparavant inventé une formule proche lorsque le gouvernement qu’il présidait accepta l’indépendance du Maroc : c’était “l’indépendance dans l’interdépendance.”
201. Sékou Touré a également fait venir, comme “otage” disent certains, l’almamy de Mamou, naguère battu par le RDA dans sa propre circonscription électorale. Les positions guinéennes ont été bien préparées lors de la 3ème conférence territoriale du PDG qui s’est tenue a Kankan les 22 et 23 septembre 1957.
202. Comme le remarque “France-Soir” du 30 septembre 1957, “il est le seul délégé à la tribune(…) en costume coutumier”.
203. Senghor de son côté avait nettement pris position contre le risque de balkanisation de l’Afrique, par des articles parus dans des publications dakaroises dès la fin de l’année 1956 ; (conversation avec le RP. de Benoist, Paris, 30 juin 2005).
204. Une loi du 29 août 1947 crée les Grands Conseils de l’AOF et de l’AE, composés de représentants élus en leur sein par les Assemblées territoriales.
205. Selon Le Mondedu 19 septembre 1957, cette motion avait été initialement rédigée par la Convention Africaine, et a été reprise à son compte par Sékou.
206. On retrouve dans ces prises de position de la Côte-d’Ivoire — comme d’ailleurs dans celles du Gabon —, les divergences qui apparaîtront ultérieurement lors du débat constitutionnel de 1958. Côte-d’Ivoire et Gabon sont hostiles au maintien des structures fédérales parce qu’ils sont les plus importants contributeurs aux budgets fédéraux, et ne veulent pas financer les versements compensatoires aux territoires moins bien pourvus.
207. André Blanchet, L’itinéraire des partis politiques africains depuis Bamako. Paris, Plon, 1958.
208. André Blanchet, cité. Voir aussi Léo Hamon, “Introduction à l’étude des partis politiques de l’Afrique française”, Revue Juridique et Politique d’Outre-mer, no 2, avril-juin 1959.
209. Paris-Presse-L’Intransigeant, 2 octobre 1957 ; article d’André Bidet, Le Populaire de Paris, 16 octobre 1957 ; L’Humanité, 5 octobre 1957.
210. Alors que l’on discutait à Paris des décrets d’application de la Loi-cadre, le Grand Conseil de l’AOF adoptait déjà le 2 juillet 1956 une motion demandant l’institution, parallèlement aux Conseils de gouvernement prévus dans les territoires, d’un Conseil de gouvernement fédéral à Dakar (celui de l’AEF en fera autant). Deux mois plus tard, Saïfoulaye Diallo avait défini comme suit le programme “africain” du RDA (ou en tous cas celui du PDG): “autonomie territoriale aussi complète que possible ; maintien d’un organisme fédéral unissant l’ensemble des territoires”. (Afrique Nouvelle, n° 476, 18 septembre 1956). En 1957, Sékou reprenait en fait à son compte cette motion naguère proposée par la Convention africaine. Ce vote lui permet de dire lors de la séance du 30 novembre 1957, en tant que rapporteur de l’intercommission des finances et des affaires diverses, que “les inquiétudes qui s’étaient emparées de nombreux Grands Conseillers après les récentes publications de la presse locale affirmant que la Côte-d’Ivoire est contre l’exécutif fédéral, ont été largement apaisées. En effet, les positions prises par ce Territoire ne permettaient pas et ne permettent aucune interprétation pouvant mettre en cause l’unité fédérale et la solidarité qui en est le fondement. Le vote du Grand Conseil réclamant la création d’un exécutif fédéral et la révision institutionnelle en vue de sauvegarder et de renforcer la personnalité du groupe n’a nullement été mis en cause par l’Assemblée territoriale de Côte-d’Ivoire (…) Nos collègues de la Côte-d’Ivoire comme tous les autres Grands Conseillers doivent être assurés que la plate-forme revendicative sur l’exécutif fédéral reste une aspiration fondamentale, unanimement soutenue par le Grand Conseil de l’AOF…” Quelques jours auparavant le 28 octobre 1957, lors de l’ouverture de la session extraordinaire de l’Assemblée territoriale de la Guinée, Sékou avait déclaré : “(…) C’est pour éviter la désintégration des entités fédérales existantes que les grands conseillers d’AOF ont unanimement voté la motion que j’ai eu l’honneur de présenter et qui demandait l’institution rapide d’un exécutif fédéral à Dakar et à Brazzaville. L’institution au niveau des groupes de territoires d’un exécutif fédéral prouvera aux Africains que la France ne veut pas morceler l’Afrique”. Comme le note Joseph Roger de Benoist dans sa contribution sur “Le Grand Conseil de l’AOF, ébauche de Parlement fédéral” in AOF : réalités et héritages, Direction des archives du Sénégal, Dakar 1997, publié à l’occasion du Centenaire de l’AOF : “Par ces déclarations, Sékou Touré cherchait à se rassurer lui-même. En réalité, la Côte d’Ivoire se désolidariserait de plus en plus des positions prises par le Grand Conseil dans sa lutte contre la balkanisation. On le vit bien en avril 1958. En effet, le 5 avril 1958, le Grand Conseil adopta de nouveau, par acclamations, un voeu en faveur de l’exécutif fédéral et de l’autonomie interne du groupe de territoires de l’AOF. Le seul représentant de la Côte-d’Ivoire présent en séance, Amadou Diop (Sénégalais d’origine), s’associa à cette prise de position unanime. Il fut aussitôt désavoué par la délégation ivoirienne au Grand Conseil qui regretta la ‘précipitation’ avec laquelle ce voeu avait été présenté et adopté. Le 9 avril, dans un communiqué signé par Sékou Touré (Guinée) et Tidjani Traoré (Soudan), la délégation du RDA au Grand Conseil regretta l’attitude de la délégation de Côte-d’Ivoire qui, “après avoir voté trois fois en août 1957, en novembre 1957 et à l’issue de la récente session du Grand Conseil, des textes du même esprit, essaie de se désolidariser de l’Assemblée fédérale”. Mais le même jour, l’Assemblée territoriale de Côte-d’Ivoire désapprouva “formellement la résolution prise par le Grand Conseil le 5 avril”, exprima son “opposition formelle à l’exécutif fédéral” et affirma “systématiquement son refus d’adhérer à la résolution”.
211. Pierre Sanner, inspecteur général de la France d’Outre-mer, avait bien exposé, dans une note de juillet 1955 (“Note succincte sur la réforme de la structure de l’AOF.”) la vision pessimiste et purement économique qu’était pour certains l’AOF : “des territoires d’une grandediversitén de richesses et de potentiel unis par des liens qui permettent à celui qui ne produit rien de vivre de celui qui travaille, mais interdit à celui qui produit de mieux vivre.” Cette analyse sous-tendait bien entendu les orientations d’Houphouët et des dirigeants de la Côte d’Ivoire, au détriment des opinions “fédéralistes” de Senghor et des responsables de Dakar. Il faut évidemment ajouter à ce point de vue la thèse, chère notamment à Sékou Touré, d’une Fédération de territoires, amorce de l’unité africaine.
212. Peu après le 18 mars 1958 au cours du débat à l’Assemblée nationale française sur l’amnistie des parlementaires malgaches, Senghor ne dira pas autre chose, lorsqu’il affirme: “Lors de la discussion de la loi-cadre pour l’Outre-mer, j’ai dit qu’il ne fallait pas ‘balkaniser’ l’AOF, que la loi-cadre renfermait des contradictions et des insuffisances ; il m’a été répondu que j’étais un anti-français et que je ne représentais pas l’opinion publique des populations de l’AOF. Moins d’un an après, le Grand Conseil de l’AOF se prononçait à l’unanimité pour un exécutif fédéral, et il est admis aujourd’hui que la loi-cadre doit être amendée et complétée”.
213. Liberté, 3 mai 1958
214. Le MSA avait été créé l’année précédente lors d’une réunion tenue à Conakry du 11 au 13 janvier 1957, en présence de M. Commin, secrétaire général adjoint de la SFIO Ce sont des élus du Niger qui en avaient pris l’initiative, en principe pour faire contrepoids au RDA. Voir en annexe le témoignage de Issoufou Saidou Djermakoye, conseiller de l’Union française du Niger. L’un des slogans adoptés par le MSA puis par la Convention africaine de Senghor (et notamment le Bloc Populaire Sénégalais, sa section sénégalaise), visait directement les positions d’Houphouët et du RDA : “La communauté africaine avant la communauté franco-africaine”.
215. L’Aurore, 28 février 1958. En revanche, François Mitterrand fait sienne l’admonestation de Modibo Keita, dans L’Express du 17 avril 1958.
216. Afrique Nouvelle, n° 552, 7 mars 1958.
217. En avril aussi il rencontre à Paris le comité exécutif de la FEANF conduit par son président Noé Kutuklui, qui estime que le seul choix digne de l’Afrique, c’est l’indépendance nationale. Mais la possibilité d’un choix — pacifique — ne se posera qu’après mai 1958. C’est parce que Sékou leur a paru hésitant que la Fédération des étudiants lui enverra a Conakry, comme nous le verrons, deux délégations.
218. Le Figaro, 22 février 1958 (relevé par Sylvain Soriba Camara, ouvrage cité).
Chapitre 9
La fondation du Parti démocratique de Guinée (PDG)
Alors que des sections locales du RDA se sont créées rapidement dans les autres territoires de l’AOF, la Guinée prend du retard. Les élections cantonales du 15 décembre 1946 et les sénatoriales de janvier 1947 accaparent l’énergie des groupements politiques. Le 13 mars 1947, Sékou Touré dénonce au cours d’un meeting populaire “l’attitude opportuniste et irresponsable” des dirigeants des mouvements ethniques et propose la réactivation du comité d’union démocratique de six membres chargé de préparer sans délai le Congrès constitutif de la section guinéenne du RDA, dont il avait proposé la création le 2 novembre 1946 ; quelques Français aux idées progressistes y siègent aux côtés d’Africains: en font partie avec Sékou Touré, Madeira Keita, Guy Tirolien 219, Jean Ariola, André Eyquem, l’instituteur Ernest Fabre.
Deux mois plus tard, le 14 mai 1947 220, quelques semaines après que le nouveau président de la République française Vincent Auriol eut visité la Guinée (25-26 avril) et peu après que les communistes eussent quitté le gouvernement français (4 mai), Sékou Touré, quelques uns de ses amis et camarades, la plupart d’entre eux membres du PPAG ou du GEC, ainsi que les représentants de plusieurs mouvements ethniques, moins d’une cinquantaine de personnes au total, fondent au cours d’une réunion tenue non loin de la place Nafaya [Erratum. Le nom Nafaya date des années 1960. Avant l’indépendance, le magasin et le rond-point s’appellaient Monoprix. — T.S. Bah], sous la véranda peinte en noir et blanc d’une modeste maison située sur la 6ème avenue (dite aussi avenue des manguiers) entre les 7ème et 8ème boulevards, dans le quartier de Sandervalia, la section guinéenne du RDA, qui prendra ultérieurement le nom de Parti Démocratique de Guinée (PDG). C’est alors un simple front de coordination, sans cohésion ni doctrine réelles.
Création de la sous-section RDA de Guinée
Le 2 juin, Gabriel d’Arboussier, vice-président du RDA, se rend à Conakry pour donner des conseils et encourager les participants; au cours d’une tournée dans le pays, il obtient le ralliement de la plupart des responsables des groupes ethniques. Le 11 juin, les associations et groupements constitutifs renoncent à leurs propres droits politiques au profit de la nouvelle formation et acceptent d’être représentés à son comité directeur 221. Du 14 au 16 juin, au siège du Comité franco-libanais, les autres organisations politiques ou ethniques adhèrent formellement au RDA-PDG, approuvent ses statuts et son règlement intérieur, et choisissent son premier comité directeur 222.
Sa création est officiellement annoncée le 30 juin 1947 et l’autorisation administrative notifiée le 4 juillet.
Parmi les fondateurs, originaires de toutes les ethnies guinéennes, le doyen — à peine une quarantaine d’années — est le pharmacien africain Abdourahmane Diallo, — fréquemment surnommé “Vieux Doura”, la pipe éternellement coincée à la bouche.
Sékou Touré — que certains surnomment “le blanc bec” —; a tout juste 25 ans. Adama N’Daw, N’Fa Mohamed Touré, Koundono Sakosso, Mamadi Kourouma, Nabi Youla, Sidiki Aboubacar Keita, N’Fanly Camara, Amara Soumah, font partie de ces militants de la première heure. A quelques exceptions près, il s’agit en majorité de fonctionnaires subalternes, souvent de syndicalistes 223. La population reste au début très indifférente. Comme le souligne avec un réalisme plutôt méprisant le rapport politique du gouverneur :
« La masse de la population est encore assez primitive et se désintéressera de la politique à laquelle elle ne comprend rien. Très crédules, ils sont perméables à la propagande subversive des pêcheurs en eau trouble qui savent habilement exploiter, le plus souvent à des fins personnelles, les moindres sujets de mécontentement. Ils ont heureusement répondu en grand nombre à l’appel des groupements ethniques. Une politique de contacts fréquents avec les populations rurales est (pour l’administration) le seul moyen efficace de déceler les agitateurs et d’étouffer leur propagande 224. »
Par une coïncidence curieuse, c’est exactement à la même époque que le mouvement gaulliste RPF (Rassemblement du Peuple Français, lancé par le général de Gaulle le 8 avril 1947, mais à l’égard duquel il prendra ses distances — sans pourtant le dissoudre — en septembre 1955) crée sa section guinéenne. Jacques Soustelle, secrétaire général du RPF, contacte ce même mois Henri Prost, un garagiste, et Louis Delmas, receveur des Domaines à Conakry (futur Conseiller de l’Union française), qui réunissent quelques militants français, guinéens ou métis, parmi lesquels les plus actifs seront Paul Dechambenoît, Diafodé Kaba, Firmin Jupille, l’ex-colonel Eric Allégret 225. La section guinéenne est créée le 26 juin, et reçoit l’autorisation administrative le 3 juillet (un jour avant le PDG !). Plus ou moins discrètement, certains élus (comme Karim Bangoura), gouverneurs commandants de cercle, hauts fonctionnaires ou planteurs feront connaitre leur sympathie. Jacques Foccart, lui-même à l’époque Conseiller de l’Union française, fera trois déplacements en Guinée (le premier en 1950), et le général de Gaulle visitera Conakry le 9 mars 1953, dans le cadre d’une tournée en AOF.
Sékou Touré mènera désormais parallèlement lutte syndicale et action politique, l’une renforçant l’autre.
Le 9 août 1947, le comité directeur du PDG tient une réunion publique au cinéma Rialto 226 ; Madeira Keita, Amara Soumah, Ray-Autra et Sékou Touré y passent à l’offensive contre le programme du Rassemblement, en accusant le RPF de vouloir maintenir l’ancien régime et de faire obstacle à tout véritable changement dans les colonies. Ainsi, onze ans avant le voyage à Conakry du général de Gaulle en août 1958, le PDG et le mouvement gaulliste sont déjà sur des voies divergentes, et lors des élections, les candidats des deux bords s’affrontent férocement.
Le lendemain 10 août 1947, au même cinéma Rialto, la jeune formation RDA convoque un meeting pour protester contre un arrêté du 16 juillet fixant à un niveau qu’elle juge trop élevé les indemnités des chefs de canton pour l’AOF : il y a plusieurs centaines de présents et on enregistre 180 adhésions nouvelles. Le 27 septembre paraît pour la première fois le bi-hebdomadaire du Parti, Le Phare de Guinée, dont le directeur politique est le député Mamba Sano puis — après l’exclusion de ce dernier du PDG en novembre 1948 — Madeira Keita, cependant que Mamadou Traoré dit Ray-Autra en est le rédacteur en chef.
Quelques mois plus tard, à la mi-novembre 1947, une délégation de trois membres du RDA composée de Ouezzin Coulibaly, Philippe Franceschi et N’Guessan, qui reviennent du premier Congrès de l’US-RDA de Bamako (Union Soudanaise), se rend en Guinée où elle visite successivement Siguiri, Kankan, Kouroussa, Dabola, Mamou, Kindia, Coyah, Bissikrima et Conakry. Le compte-rendu de cette tournée est fait par Ouezzin Coulibaly en ces termes: “La tournée de propagande est caractérisée par l’enthousiasme des foules à nous recevoir partout où nous avons été annoncés… Partout, nos paroles étaient chaleureusement accueillies, le RDA se renforçait immédiatement et partout nous avons trouvé, au plus petit poste, des gens se réclamant du RDA.” 227
Toujours au cinéma Rialto se crée le 4 janvier 1948 une Université Populaire Africaine formée par les syndicats et le PDG pour préparer de jeunes cadres à divers examens professionnels. Le 7 octobre 1948, quelques centaines de personnes réunies au même cinéma (ce que la motion adoptée appelle avec quelque peu d’exagération “La population de la capitale de la Guinée française…”) approuvent un texte très incisif demandant la suppression du double collège, le vote rapide d’un Code unique du travail et de lois sociales pour l’Outre-mer, ainsi que de textes abolissant les inégalités entre soldats et pensionnés métropolitains et africains.
Quelques jours plus tard, le 18 octobre, puis le 11 novembre, alors que se préparent les élections sénatoriales, le PDG réunit deux mille personnes toujours au cinéma Rialto, pour exiger que le candidat du 2ème collège soit un africain, en fait, le sénateur sortant Fodé Mamadou Touré. Pourtant, le 14 novembre 1948, ce dernier, qui se présente sous l’étiquette RDA, sera battu par Raphael Saller. Quelques jours plus tard, le 19 novembre, Mamba Sano, député RDA de la Guinée, est exclu du PDG pour avoir facilité l’élection de Saller aux dépens du sénateur sortant appartenant au RDA !
Cependant, après l’enthousiasme des premiers mois, le RDA guinéen souffre rapidement de rivalités causées par des antagonismes personnels ou ethniques, et manque de disparaître. Les cotisations rentrent mal, la publication du Parti, le Phare de Guinée, paraît de plus en plus irrégulièrement. En 1948, les groupements ethniques se détachent les uns après les autres du RDA, interdisent la double appartenance et provoquent la démission de nombreux cadres; parmi ceux-ci, le député Mamba Sano et Mamadou Diallo 228.
Les adhérents de la fom1ation gaulliste nouvellement créée, le Rassemblement du Peuple Français (RPF), se montrent très actifs contre le RDA et lancent de sérieuses attaques contre ses militants229.
Au bord de l’effondrement, le RDA ne doit sa survie en Guinée qu’à l’action énergique de quelques cadres obstinés, qui, le 30 juin 1948, ont réorganisé sa structure et nommé un nouveau bureau central de seize membres 230.
Le 28 juin 1949, avec l’appui de l’administration coloniale, les groupements ethniques créent l’Entente Guinéenne, organisation violemment anti-RDA, et le 7 août 1949 lancent un nouveau journal,La Voix de la Guinée. A la même époque, Gabriel d’Arboussier se rend à Conakry pour y prononcer une conférence devant les militants, mais le gouverneur Roland Pré interdit les réunions en plein air et n’autorise pas le RDA à louer une salle ; Sékou Touré loue donc le cinéma Rialto au nom des syndicats, formule que n’ose pas contester l’administration.
Cette lutte incessante use le parti. A la fin de l’année 1949, le PDG ne compte plus que trois sous-sections réellement actives, celles de Conakry, de Kankan et de Nzérékoré. Pourtant, le 6 décembre 1949, une centaine d’intellectuelles, essentiellement des institutrices, créent dans la capitale la première section féminine 231. Et à la même époque, Sékou Touré rappelle sa conviction que “la section guinéenne du RDA fera redonner au Peuple de Guinée uni sa souveraineté, toute sa souveraineté.” 232
Un autre événement démontre la vitalité du PDG et surtout l’ardeur inaltérable de Sékou, et témoigne de ce que si les difficultés sont loin d’être terminées, la phase ascendante va bientôt reprendre : c’est le procès intenté par Sékou Touré contre Framoï Bérété, procès souvent appelé “RDA contre Entente guinéenne”, mais où la personnalité des deux protagonistes joue un rôle plus important encore que celle de leurs institutions.
Représenté par Fodé Mamadou Touré 233, Sékou Touré reprochait à Framoï Bérété, l’un des leaders de l’Entente guinéenne créée quelques mois auparavant, et défendu par Maître Simon Hassid, d’avoir dans son journal La Voix de la Guinée accusé Sékou de détournements de fonds aux dépens de l’Union mandingue, et aussi d’avoir dans le titre de cet article, l’un des premiers parus dans ce journal qui venait d’être fondé, mis son patronyme entre guillemets, comme pour s’en moquer : Monsieur Sékou “Touré” 234.
S’estimant doublement injurié, Sékou, qui réclame 300.000 francs de dommages intérêts, ne cède pas aux interventions qui se multiplient pour éviter le procès ; il n’acceptait pas qu’“à travers (sa) personne, il soit porté atteinte à l’honneur et à la position du RDA en Guinée (…) Le gouverneur et le maire désirent une réconciliation (…) mais le comité directeur décide de maintenir la plainte (…) Chaque jour, ce sont des interventions auprès de moi. Mais malgré tout le procès aura lieu (car il faut que) cet homme soit humilié.” 235
Les audiences ont lieu les 7 et 29 septembre 1949, devant des salles combles. Les avocats prononcent de brillantes plaidoiries, et Sékou provoque un vrai coup de théâtre en produisant des lettres personnelles compromettantes de son adversaire, fournies par Fatou, la femme de ce dernier, qu’il a depuis longtemps séduite ! Le jugement, après avoir été renvoyé au 5 octobre, donna raison à Sékou Touré : même s’il dénie tout caractère injurieux au fait d’avoir écrit entre guillemets le nom de “Touré”, le jugement condamne Framoï Bérété pour “diffamation de caractère” et accorde 25.000 francs de dommages intérêts et 10.000 francs d’indemnités à verser au demandeur. Sans être aussi sévère qu’il l’espérait sans doute la sentence satisfait Sékou et ses partisans, qui lui font un triomphe à la sortie de la salle d’audience. “L’honneur du RDA est sauf”, dit-il.
Et il ne manque jamais de citer ce verdict au cours des meetings des mois suivants.
Notes
219. L’Antillais Guy Tirolien (parfois orthographié — à tort — Tyrolien), originaire de la Guadeloupe, a participé en 1942 à la création de l’Association des étudiant coloniaux et fera partie ultérieurement de l’équipe de Présence Africaine ; il publiera deux recueil de poèmes et de textes Balles d’or et Feuilles vivantes au matin, témoignages d’une vie et d’une pensée qui s’épanouissent dans la diaspora africaine, française, américaine et caraïbe ; son poème le plus connu est la Prière d’un petit enfant nègre — “Seigneur Je suis très fatigué. Je suis né fatigué et j’ai beaucoup marché depuis le chant du coq …” qui n’est d’ailleurs pas le plus caractéristique de ses textes et doit être compris au second degré. Tirolien arrive en Guinée en septembre 1944 comme élève-administrateur de la France d’Outre-mer (à l’époque, administrateur-adjoint des Colonies). “Dès ma prise de fonction à Conakry, je me suis singularisé par mon désir de fraternisation avec les Africains. Cela m’a conduit tout naturellement à participer à une série d’activités culturelles et aussi politiques au coude à coude avec des camarades qui avaient nom Sékou Touré, Madeira Keita,Mamba Sano (…) et à la création de la cellule de base, matrice de la section guinéenne du Rassemblement Démocratique Africain (RDA).” (Entretien de Guy Tirolien avec l’écrivain Maryse Condé, date inconnue. Guy Tirolien a été marié en premières noces avec une soeur de Maryse Condé, et en secondes noces avec une de ses camarades d’école. Maryse Conde a fait connaissance avec Tirolien en Guinée). Georges Balandier fera la connaissance de Guy Tirolien à Conakry en 1946/47 et le qualifiera d’“insolite administrateur et poète venu à la recherche de l’âme du pays noir où dorment les ancêtres.” (Histoires d’Autres, Stock, 1977, p. 59/60).
220. Plus tard, après l’indépendance, Sékou Touré choisira cette date du 14 mai comme l’une des fêtes marquantes du régime et du pays, celle en particulier où le corps diplomatique et les corps constitués lui présenteront leurs voeux.
221. Seules exceptions, les représentants de l’Amicale Gilbert Vieillard de Labé (qui estiment que le RDA est trop proche du Parti communiste, ce qui risque de diviser le monde musulman) et le comité de l’Union franco-guinéenne de Yacine Diallo et de Fodé Mamadou Touré (proche du parti socialiste, créée en février 1947 et dontBangoura Karim est le secrétaire général), à laquelle les instructions de la SFIO française et les alarmes des chefs de canton dissuadent d’adhérer au PDG.
222. Ce comité directeur se réunit en principe chaque jeudi de 20 heures à 23 heures, le plus souvent au domicile d’Amara Soumah. Sur sa composition, voir annexe de ce chapitre.
223. Georges Balandier raconte : “Je connus la plupart des militants guinéens de la première génération — tous vus comme des petits cadres en mal d’ambition, alors qu’ils étaient genereux, enthousiastes, impatients de changement, éloquents (…) A part se situait Sékou Touré, imposant sa beauté, son talent et sa capacité d’organisateur, impétueux et maître en mots, jeune et pourtant riche d’une expérience acquise dans l’action syndicale et les voyages politiques à l’étranger. Plus que les autres responsables pris ensemble, il inquiétait le pouvoir colonial, et en effet quelques années plus tard, en 1952, il conquit l’appareil du parti. Pour ne plus l’abandonner. Je le retrouvai en 1954, dans une conjoncture de turbulences où je pus constater son emprise presque amoureuse sur les foules à forte présence féminine, puis une dernière fois en 1958 en un moment d’incertitude avant la décision qut le constitua dissident et héros radical.” (Histoires d’Autres, op. cité, p. 59).
224. Rapport du gouverneur pour l’année 1949.
225. Éric Allégret, important planteur de bananes (il préside la Coopérative bananière de Guinée COBAG et la Fédération bananière et fruitière de la Guinée Françatse), deviendra président de l’Assemblée territoriale. C’était un frère du célèbre cinéaste Yves Allegret. Il connaissait bien le général de Gaulle, car il possédait une propriété nommee La Sapinière, proche de La Boisserie à Colombey-les-Deux-Églises.
226. Le cinéma Rialto servait tous les mercredis soirs aux réunions régulières du PDG. Mais il pouvait y avoir également des meetings occasionnels les autres jours de la semaine. Le cinéma qui se trouve aujourd’hui au même emplacement s’appelle Liberté.
227. Cité dans la biographie d’Ouezzin Coulibaly par Semi-Bi Zan, Ouezzin Coulibaly, le lion du RDA. (Abidjan, Presses universitaires de Côte-d’Ivoire, 1995, p. 131)
228. Sékou Touré lui-même reconnaît que “les bases fragiles, uniquement électorales, de notre nouvelle section ne résistèrent pas aux activités centrifuges de ses propres dirigeants.” (Sékou Touré, Expérience guinéenne et unité sociale).
229. “Aux accueils triomphaux qui leur étaient réservés en 1946-1947, les élus RDA ne rencontraient en 1948, en brousse, qu’inertie, apathie et rancoeur. Des administrateurs avaient signalé le refus des électeurs RDA de continuer à être ‘pressurés’ ; MM. Marmet et Battesti, administrateurs en Basse Guinée, ont révélé à M. Louis Delmas, Conseiller de l’Union française pour la Guinée, que certains élus RDA percevaient par an et par imposable, de 10 à 75 francs suivant les villages. En Moyenne-Guinée, il ressort d’une déclaration de M. Plante, administrateur, qu’un député se procurait des fonds en vendant les decorations qu’il faisait attribuer par certaines complicités au ministère. Ces pratiques avaient entraîné un tel malaise que 3 conseillers généraux du Fouta-Djallon, l’almamy Ibrahima Sory à Mamou,Thierno Ibrahima à Dalaba et le chef de Gaoual avaient promis à M. Delmas en présence de M. Firmin Jupille, président de la section RPF de Mamou, d’unir tous les chefs de la Moyenne-Guinée pour lutter contre le RDA.” “Pourtant les indigènes en Guinée mordaient difficilement au RPF” (lettre du 8 septembre 1948 de François Tafoiry de Conakry à Pierre Anthonioz — dossier Guinée II archives de l’Institut Charles de Gaulle — et rapport Lebon joint à la lettre du 15 juillet 1949 de Pierre Anthonioz à Jacques Foccart — in dossier Madagascar I, Institut Charles de Gaulle, cités par Robert Bourgi, Le général de Gaulle et l’Afrique noire. 1940-1969, Paris-Abidjan, Librairie Générale de Droit et de Jurisprudence, Nouvelles Éditions Africaines, 1980).
230. Voir en annexe sa composition au 30 juin 1948.
231. Parmi les premières militantes très actives, il faut citer Yvonne Guichard (une métisse), Marie-Rose Soumah, Mafory Bangoura, Camara Loffo. Sékou Touré a très rapidement compris le rôle important que les femmes peuvent jouer dans le mouvement et comment les mobiliser en mettant en valeur la promotion et l’émancipation féminines dans la société encore très traditionnelle de la Guinée de l’époque. Il sait aussi en appeler à leur influence sur les hommes, moins faciles à mobiliser ; dans un appel resté fameux, il leur lancera : “Chaque matin, chaque midi, chaque soir, les femmes doivent inciter leur mari à adhérer au RDA ; s’ils ne veulent pas, elles n’ont qu’à se refuser à eux ; le lendemain, ils seront obligés d’adhérer au Parti.” L’auteur ne sait si Sékou Touré avait lu Aristophane, qui dans sa comédie Lysistrate avait conseillé aux femmes d’utiliser la “grève du sexe” comme moyen de pression pour obliger les hommes à faire la paix! C’est aussi parce qu’il a beaucoup misé — à juste titre — sur l’appui que lui apportent les femmes de Guinée que la “révolte des femmes” en août 1977 a été pour lui un coup particulièrement dur et inattendu (voir chapitre 78).
232. Éditorial du Réveil le 28 novembre 1949, sous le titre “Le respect de la parole donnée”.
233. Bien qu’il eut été l’un des premiers licenciés en droit africains Fodé Mamoudou Touré n’était pas inscrit au barreau et ne pouvait donc agir comme avocat. Sékou Touré devait par conséquent être assisté d’un autre avocat, dont il ne m’a pas été possible de trouver la trace. L’avocat (et futur conseiller territorial de Guinée) Robert Bailhache, ancien de Ecole Nationale de la France d’Outre-mer (ENFOM), expulsé en 1947 de Côte-d’Ivoire en raison de ses idées progressistes, devenu avocat en 1950 et inscrit au barreau de Dakar en 1952 seulement, a souvent défendu par la suite Sékou Touré et des militants du PDG, mais ce ne pouvait encore être le cas en 1949 (conversation de Robert Bail hache avec l’auteur, Paris, 22 octobre 1998). Robert Bailhache est décédé en août 2002.
234. Cette “mise entre guillemets” du nom “Touré” touche particulièrement Sékou, parce qu’elle s’appuie sur l’une des nombreuses rumeurs — généralement infondées — qui ont couru et parfois courent encore sur lui. Celle-ci émet des doutes sur la réalité de sa filiation paternelle : Alfa Touré ne serait en fait pas son père. Bien des années plus tard, au plus fort des querelles entre Sékou Touré et les dirigeants des pays de l’OCAM, l’un de ces derniers utilisera dans un discours public contre Sékoul’épithète injurieuse de “bâtard”. Sékou n’y répondra pas, sur les instances de plusieurs de ses ministres, parmi lesquels Alpha Abdoulaye Diallo ‘Porthos’(conversation de l’auteur avec ce dernier, Paris, 25 juillet 2001 ). Même si cette imputation était vraie, ce que rien ne permet de dire, ceci ne remettrait d’ailleurs pas en cause la parenté de Sékou avec l’almamy Samory Touré, auquel il était apparenté par les femmes.
235. Lettre à Raymonde Jonvaux, 30 août 1949
Chapitre 10
26 novembre 1949 Le concert de Keita Fodeba
Lors de ses voyages à Paris, Sékou Touré retrouve son ami Keita Fodéba, qui y poursuit ses études et qu’il avait connu en Guinée ; leurs familles étaient très liées. Né à Siguiri en 1921 236, Keita Fodéba a fait localement ses études primaires, puis ses études secondaires à l’École primaire supérieure (EPS) de Conakry, avant de les terminer à Dakar 237. En 1943, il sort instituteur de l’École Normale William Ponty. Maître d’internat, instituteur au Sénégal, à Tambacounda puis à Saint-Louis, il fonde dans cette ville l’orchestre Sud Jazz, l’ensemble musical Fodéba-Facelli-Mouange et la troupe Le Progrès. En 1948, il obtient une bourse pour la France ; il s’inscrit à la faculté de droit et des sciences économiques de Paris. A partir de 1949, parallèlement à ses études de droit, il monte un ensemble musical, le Théâtre africain de Keita Fodéba, avec d’autres jeunes Africains et se produit avec eux dans des salles parisiennes. Il reste ainsi fidèle à la tradition familiale : il appartient à la caste des griots ; son grand-père était le griot assermenté de l’almamy Samory Touré, auquel il était donc lié par serment et qu’il suivit par consequent en exil 238. Très vite, il fait venir auprès de lui le déjà célèbre guitariste Kanté Facéli, l’un de ses compagnons de Saint-Louis, qui devient son adjoint 239. Très vite, Keita Fodéba se rend compte que le théâtre ne lui permet d’être compris que dans les milieux francophones ; or, il a d’autres ambitions.
Aussi crée-t-il dans le courant de l’été 1949 l’association des Ballets africains 240. Ceux-ci parcourront le monde entier : France, Europe de l’Ouest et de l’Est, plus tard l’Afrique noire, les États-Unis et l’Amérique latine, l’Australie… Certaines de ses oeuvres (poèmes ou chants) seront interdites en AOF, ce qui n’empêche pas le ministère des affaires étrangères de subventionner ses tournées à travers le monde !
Un critique de théâtre, Jean Silvant, écrit à son sujet :
“Keita Fodéba, chaque année, retourne en Afrique noire. Cet ancien instituteur qu’une prise de conscience de sa valeur nationale dirige et soutient, ne recherche pas le succès pour le succès. Celui-ci ne vaut pour lui qu’en tant qu’approbation de ce qu’il veut faire connaître et aimer : la vie africaine dans toutes ses formes multiples, non seulement traditionnelles, mais aussi ses évolutions … Il puise à pleines mains dans la vie quotidienne, et c’est ainsi qu’il réussit, chaque fois, à nous émerveiller. Il a parcouru trente mille kilomètres en AOF (Afrique Occidentale Française), enregistré dix mille mètres de ruban de magnétophone de chants et de musique les plus variés. Il a vu, entendu des centaines de chanteurs et de danseurs dans les villages les plus reculés et a recruté les meilleurs. Il a su adapter ce qui lui a paru le plus apte à donner l’idée exacte, authentique, de ce pays qui est le sien, qu’il aime et qu’il veut faire aimer … C’est la raison pour laquelle sans doute le message africain de Keita Fodéba nous touche si vivement et exalte ce qu’il y a de plus foncièrement vrai dans l’âme de chacun.”
Devenu membre — ou du moins sympathisant — du RDA, lié d’amitié avec des parlementaires de ce mouvement et du parti communiste, souvent invité dans les pays de l’Europe de l’Est 241, Fodéba compose des poèmes militants et des chansons engagées sur des airs traditionnels malinkés ; les textes en paraissent chez l’éditeur Pierre Seghers et dans Présence Africaine 242. Ces oeuvres seront enregistrées sur disques par la firme “Le Chant du Monde”, proche du Parti communiste et spécialisée dans la promotion des compositeurs russes, des artistes soviétiques ou progressistes 243 et des musiques extra-européennes.
Récités par l’auteur avec accompagnement de guitare par Kanté Facéli, ces textes sont présentés par Fodéba à Dakar et à Saint-Louis ; ils sont publiés dans le journal Le Réveil puis dans la revue Europe244. L’un de ses premiers poèmes, “Minuit”, paru en 1948, est interdit en AOF par un arrêté du gouverneur général en date du 28 octobre de la même année ; l’année suivante, “Aube africaine” subira le même sort. “Minuit” est la complainte d’un fils de chef, fusillé par les Français pour satisfaire la rancune d’un interprète indigène du temps de Samory 245 . “Aube africaine” retrace la vie d’un travailleur, son recrutement au village, son départ pour la guerre en France, son retour à Dakar et sa mort lors de l’incident de Thiaroye ; il met l’accent sur l’ingratitude des Français à l’égard des anciens combattants africains.
Le 26 novembre 1949, de 17 h. 30 à 18 h. 45, le Comité National des Écrivains et l’hebdomadaire Les Lettres Françaises (proches l’un et l’autre du Parti communiste) invitent dans l’immeuble du Comité, 2 rue de l’Élysée (à la même adresse que le Conseil Mondial de la Paix246) à un récital de danses et de chants guinéens, sélectionnés parmi ceux que Fodéba présente depuis plusieurs soirs à la Salle Pleyel. Deux cents invités sont présents, en majorité des intellectuels communistes et progressistes, des diplomates des pays de l’Est, des journalistes, des personnalités culturelles, quelques rares étudiants africains ; chaque numéro est précédé d’une explication artistico-politique.
Sékou est là en spectateur.
C’est ainsi qu’on peut voir successivement un choeur de conscrits partant se battre en France et à qui l’on demande: “Rapportez-nous la liberté” ; un hymne au fleuve Niger (le commentateur note qu’une guitare a été ajoutée aux instruments africains traditionnels parce que Fodéba “prend à l’Occident ce qui est bon et rejette le reste”) ; une saynète intitulée “Le Moniteur”, une charge pleine d’humour contre l’enseignement primaire dispensé dans les écoles par des instituteurs autochtones ; le poème chanté “Minuit” dont le commentateur précise “qu’il empêche de dormir le gouverneur du Sénégal” ; et enfin, la reconstitution d’une cérémonie nuptiale et d’une danse du feu.
Le 24 juillet 1950, un autre de ses concerts, donné à la Salle de la Mutualité de Paris, est diffusé sur les ondes de la Radio française ; ainsi, les airs interdits au Sénégal sont de plus en plus populaires et deviennent peu à peu des chants de ralliement pour les militants. Sékou fera participer Fodéba à plusieurs réunions de militants parisiens du PDG. Dès le mois d’août 1949, Madeira Keita et Sékou Touré font mettre en vente dans Conakry (au prix de 10 francs) mille brochures illustrées d’une photographie de Fodéba et d’une dédicace de Gabriel d’Arboussier, assorties d’un bon de commande des disques déjà publiés. Malgré l’interdiction de ces titres, de nombreux exemplaires parviennent à leurs destinataires par la poste.
Reçues avec circonspection par les autorités de l’AOF, les prestations de Keita Fodéba et de sa troupe sont très prisées en France. Ainsi, en mars 1954, le président de la République René Coty, entouré de plusieurs membres du gouvernement, assiste au théâtre des Champs Élysées à une représentation des Ballets Guinéens, organisée par Keita Fodéba au profit des Combattants d’Indochine.
Un mois après, le 10 avril 1954, l’Assemblée territoriale de la Guinée Française est saisie d’une demande de subvention au profit des Ballets Africains. Dans la discussion, certains conseillers se demandent si une troupe qui a autant de succès a vraiment besoin d’une aide ; peut-être un prêt serait-il plus approprié qu’un don. La plupart sont satisfaits de ce que les Ballets africains parcourent le monde pour y promouvoir la culture de l’Afrique, mais regrettent qu’ils ne soient jamais venus se produire sur le continent, notamment en Guinée. La discussion porte aussi sur les engagements politiques de Keita Fodéba, que certains jugent trop progressiste, d’autres trop porté à satisfaire des milieux nationalistes français ou des cercles élitistes parisiens. Sékou Touré affirme que Keita Fodéba aurait promis de se “dégager de cette emprise politique et de se borner à faire comprendre la culture africaine à travers la France.” La subvention sera finalement accordée 247.
Et pourtant, en 1956, le nouvel impresario des Ballets, Sayaret, signe des contrats avec le Théâtre des Ambassadeurs (aujourd’hui Espace Pierre Cardin) à Paris et fait participer la troupe à la Kermesse aux Étoiles, grande manifestation populaire plutôt nationaliste organisée dans les jardins des Tuileries et au théâtre des Ambassadeurs au profit des blessés de la guerre d’Indochine et de l’Association des anciens d’Indochine, sous le patronage de la maréchale Leclerc. Les danseurs guinéens y remportent un vif succès et nombreux sont les Africains, notamment les Guinéens installés à Paris, qui viennent les applaudir. Mais, venant après le concert de 1954 au Théâtre des Champs Élysées, la réputation “progressiste” de Fodéba risque d’en souffrir 248.
Pourtant le prestige de l’ensemble de Keita Fodéba s’étend hors de France, en direction de l’Afrique, du monde progressiste, puis du monde tout court : l’Américain Harry Belafonte le montre dans son film Africa Dance produit en 1957 249.
Lorsque Sékou sera en janvier 1956 élu député français, les relations entre les deux hommes s’approfondissent encore ; il loge très souvent à Paris dans l’appartement que possède Fodéba rue de la Verrerie près de l’Hôtel-deVille 250, et sera un spectateur assidu de ses concerts. Grâce à l’intervention du père de l’artiste, le “Vieux Mory”, il réussit à le persuader de revenir en Guinée et de s’engager politiquement à ses côtés. Fin 1956, Fodéba vient avec ses Ballets à Siguiri ; l’artiste y puise de nouvelles sources d’inspiration pendant que le PDG y prépare sa campagne électorale victorieuse.
Ses adversaires prétendent que Keita Fodéba n’a jamais milité en Guinée pendant la période difficile, ni affronté une élection sur son sol natal ; pour ce second point tout au moins, c’est inexact, puisque Keita Fodéba est élu en 1957 à l’Assemblée territoriale sur la liste du RDA-PDG. En 1957, il sera nommé par Sékou ministre de l’intérieur dans le Conseil de gouvernement de la Loi-cadre, puis dans le premier gouvernement de la Guinée indépendante ; il sera ensuite jusqu’en 1965 ministre de la défense nationale et de la sécurité, cependant qu’en cas d’absence de Sékou, il était également chargé de l’intérim du chef de gouvernement.
Jouissant jusque-là de la confiance complète de Sékou 251, cet homme fortuné sera pourtant considéré par certains cadres chevronnés, en dépit de son indéniable talent, comme une “pièce rapportée”, un rallié de la dernière heure, quelqu’un qui n’aura jamais été un “militant historique” dans les rangs du PDG-RDA aux moments difficiles, et qui aura mené une vie personnelle facile, élégante et agréable dans les milieux intellectuels et artistiques de Paris 252.
Lors du 7ème Congrès du PDG, en août 1963, les sections du Parti votèrent unanimement contre la nomination de Keita Fodéba au sein du Bureau politique national, choix pourtant fortement soutenu par Sékou lui-même.
Il est vrai que les statuts du Parti stipulent que nul ne peut accéder aux plus hauts postes de responsabilité sans avoir “gravi les échelons” depuis les comités de base 253. Du fait de la sourde opposition de certains responsables du Parti, renforcée par les craintes qu’engendrent son âpre ambition et l’extrême dureté dont il fait preuve dans l’exercice de certaines de ses fonctions les plus cruciales (ministre de l’intérieur, de la sécurité et de la défense nationale), beaucoup seront soulagés lorsqu’il commencera à perdre la très grande faveur dont il a longtemps joui auprès de Sékou Touré. Il sera relégué en novembre 1965 au ministère de l’économie rurale et de l’artisanat, puis en janvier 1968 au secrétariat d’Etat à l’agriculture, avant d’être arrêté (en même temps que son jeune frère Keita Bakary et de nombreux autres cadres, appartenant notamment à l’armée) en mars 1969 dans le cadre du “complot des militaires”. Il restera détenu ensuite au Camp Boiro jusqu’à son exécution (probablement en juillet de la même année) 254. — [Note. Le mois de juillet est une erreur. Voir ma note précédente. — T.S. Bah]
Notes
236. Son acte de décès, établi le 20 mai 1985 à la sous-préfecture de Dixinn (préfecture de Conakry) indique “1926”, mais cette mention a été barrée et remplacée par la date précise : “10 février 1921”. De même la date de son décès, initialement mentionnée “en mai 1969”, a été rectifiée en “26 mai 1969” et le lieu du décès est précisé: “Camp Boiro” (copie du document remis à l’auteur par la veuve de Keita Fodéba, Marie Keita Diakité, Paris, 16 septembre 2004).
237. A Dakar, c’est le professeur Jean Suret-Canale qui lui fait passer l’oral du baccalauréat (comme à Diallo Telli). “Je lui ai donné une note convenable, mais il ne savait vraiment pas grand chose; je l’ai interrogé sur Madagascar, il en a été très surpris.” (Conversation téléphonique de l’auteur avec Jean Suret-Canale, 2 août 2004).
238. C’est en raison de ce serment fait à un ancêtre de Sékou que ce dernier ressentit comme une trahison particulièrement grave ce qu’il présenta comme les ambitions et menées personnelles de Keita Fodéba quelques années après l’indépendance (voir Tome II). La propre mère de Keita Fodéba critiqua parait-il son fils pour ce manquement à l’éthique familiale. [Note. Colonel Kaba 41 Camara exprime un point de vue diamétralement opposé à cette version anecdotique des rapports Fodéba-Sékou Touré. — T.S. Bah]
239. Dans la nuit du 11 au 12 juillet 1961 , Kanté Facély (ou Facelli), qui revenait de Tchécoslovaquie par l’avion régulier Prague-Conakry, disparaît lorsque cet avion s’écrase près de Casablanca. Sékou Touré lui rend un bref hommage à sa mémoire de “patriote africain et d’artiste universel”. Keita Fodéba, alors ministre de la sécurité et de la défense nationale, témoigne à son tour dans Horoya du 22 juillet 1961 (voir texte en annexe).
240. Elle a été déclarée à la Préfecture de police de Paris le 2 septembre 1949 sous le numéro 74.341.
241. Un voyage qu’il effectue fin 1950 en Roumanie est tout particulièrement signalé aux services du haut-commissariat de Dakar comme preuve de ses liens avec le monde communiste et de son attitude anti-française.
242. Le recueil “Aube africaine et autres poèmes africains”, nouvelle édition Paris,Présence Africaine, 1994 .
243. Émanation et correspondant de la firme de disques soviétique Melodiya, la firme française “Chant du Monde” fut créée en 1944. Sa première présidente en fut la femme-compositeur Elsa Barraine ; elle fut remplacée par Jean Roire.
244. N° 41-42, mai-juin 1949.
245. Italo Zambo, membre de la troupe à l’époque, plus tard directeur artistique, raconte que “vers 1953, nous devions jouer Minuit, la tragédie du Mandingue ; cette oeuvre raconte comment un commandant blanc tombé amoureux d’une villageoise, Sona, a fait enfermer le fiancé de la jeune Africaine, qui s’est ensuite suicidée pour lui échapper. Histoire véridique survenue en contrée mandingue, à la fin du XIXème siècle. Sous la pression des autorités françaises, nos subventions ont été coupées et nous avons dû aller donner les representations hors de France.” (interview donnée à Jeune Afrique, 3/9 octobre 1990). Italo Zambo, qui est resté jusqu’à la fin l’un des animateurs des Ballets Africains, est mort à Conakry le 11 mai 2004. Ce qu’il affirme n’est pas tout à fait exact, puisque l’Assemblee territoriale a voté en 1954 une subvention aux Ballets Africains, comme on va le voir.
246. Immeuble où ont été installés pendant un temps les bureaux de la “Cellule africaine” de la présidence de la République, sous la Vème République.
247. On trouvera en annexe 3 la transcription de ce débat [?].
248. La troupe reçoit d’ailleurs une subvention des services du haut-commissariat de Dakar. De même le Ministère des affaires étrangères subventionne les tournées à l’étranger des Ballets africains : ainsi, pendant l’été 1958, les Ballets Africains font une tournée à travers l’Amérique latine et au lendemain du référendum et de l’indépendance, ils se trouvent en Tchécoslovaquie ; toutes ces tournées sont organisées et financées par l’intermédiaire de l’Association Française d’Action Artistique (AFAA), organisme dépendant de la Direction Générale des Affaires Culturelles du ministère des Affaires étrangères et subventionné sur son budget.
249. Harry Belafonte se rendra à plusieurs reprises en Guinée après l’indépendance, notamment pour assister à des Semaines artistiques nationales, permettant de sélectionner les meilleurs artistes du Peuple. C’est également lui qui organise les tournées des Ballets Africains de la République de Guinée aux États-Unis. Belafonte avait un père originaire de la Martinique.
250. Lors de sa visite en France en septembre 1982, après avoir été reçu officiellement à la Mairie de Paris par Jacques Chirac, Sékou Touré descend les marches de l’Hôtel-de-Ville en direction de sa voiture, lorsque Bruno Daoudal, qui se trouve à ses côtés, lui demande s’il se souvient du studio de Keita Fodéba et s’il ne souhaite pas venir voir cette maison où il a si souvent habité et qui se trouve à quelques pas ; Sékou se borne à répondre : “Ah oui ! Mon pauvre ami Fodéba !” (témoignage de Bruno Daoudal, Paris, 14 janvier 2003, confirmé par la veuve et le fils de Keita Fodéba lors d’un entretien avec l’auteur, Paris, 28 juin 2004).
251. Je n’oublie pas cependant qu’Alassane Diop m’a dit lors d’une de nos conversations à Dakar que Keita Fodéba et Ismaël Touré l’avaient convoqué — dans un lieu discret hors de leurs bureaux respectifs — pendant le voyage en Chine qu’effectue Sékou Touré en septembre 1960, pour lui faire part de l’imminence d’un coup qu’ils étaient en train de préparer et auquel ils lui demandaient de s’associer, ce que l’intéressé refusa. Alassane Diop et Keita Fodéba étaient apparentés par leurs épouses respectives.
252. Le 1er octobre 1958, il figurera cependant parmi les tout premiers bénéficiaires de la Croix de Combattant de l’Indépendance. C’est à Keita Fodéba que l’on doit l’orchestration de l’hymne national guinéen, reprenant un air traditionnel (voir chapitre 29) [Note. Voir également à ce sujet l’article de Mamba Sano. — T.S. Bah]
253]. Quelques années plus tard, cependant, Sékou Touré nommera Sénaïnon Béhanzin au Comité central, bien qu’il n’y ait pas été élu par les fédérations du Parti, et bien qu’il n’ait pas non plus été un militant de la première heure.
254. Voir aussi en annexe du chapitre 4 le récit que font de leur relation avec Keita Fodéba Dominique Desanti et Jean-Toussaint Desanti dans La liberté nous aime encore (entretiens avec Roger-Pol Droit) Paris, éditions Odile Jacob, 2001.
Chapitre 11
“Afin que Sékou Touré ne soit pas un simple braillard de village”
Sékou Touré a souhaité, dès la fin de la guerre, parfaire sa formation politique et doctrinale d’autodidacte. Ses contacts avec la CGT lui en ont déjà donné les moyens. Mais il est sans nul doute inexact, contrairement à ce que prétend une légende tenace, qu’il ait suivi en 1946 un stage dans une école de cadres syndicaux communistes en Tchécoslovaquie ; il n’y existait d’ailleurs à cette date, antérieure de deux ans au “coup de Prague” et à l’implantation du régime communiste, aucune école de ce type 255.
De même, rien ne vient étayer l’hypothèse qu’il ait, quelques années plus tard, fait un séjour à Moscou ou suivi un cours à l’Institut d’Études Économiques de Prague (comme l’affirment certaines sources anglosaxonnes) 256. Mais il est vrai qu’il a fait un bref séjour en Tchécoslovaquie en 1946, en compagnie de quelques syndicalistes français et africains (notamment le Soudanais Abdoulaye Diallo) 257, puis un autre en 1950 258.
Et c’est en tant que syndicaliste CGT qu’il est invité, au sein d’une délégation française, à se rendre en 1950 au Congrès Mondial de la Paix à Varsovie. C’est Louis Saillant, secrétaire général de la Fédération Syndicale Mondiale et président d’honneur du Conseil Mondial de la Paix, qui pourrait être à l’origine de ces diverses invitations de Sékou, et donc indirectement de ces rumeurs.
En revanche, Sékou suit quelques cours que le Parti communiste organise à cette époque à son institut de Viroflay (près de Paris) à l’usage des jeunes cadres africains. Mais paradoxalement, c’est l’administration coloniale elle-même qui, ayant décelé ses capacités,voudra compléter sa formation.
Le chef adjoint de cabinet du ministre de la France d’Outre-mer (alors Jean Letourneau), Guy Georgy 259 reçoit mission, au début de 1950, de s’occuper du jeune syndicaliste guinéen qu’il fallait éduquer pour, ainsi que l’écrivait le gouverneur Roland Pré dans son dossier de proposition, “en faire autre chose qu’un simple braillard de village”, et peut-être aussi pour l’éloigner quelque temps du territoire ; il l’inscrivit donc au nom du ministère, à l’École des Cadres de la CGT à Courcelles près de Gif-sur-Yvette, dans la vallée de Chevreuse en région parisienne ; il en suit les cours pendant deux semaines en été 1950 260.
Il y côtoie Félix Houphouët-Boigny de la Côte-d’Ivoire (qui est déjà député et dont tous remarquent qu’il se rend sur place dans une confortable automobile), Ouezzin Coulibaly de la Haute-Volta 261, Gabriel d’Arboussier du Sénégal, Gabriel Lisette du Tchad, Charles Assalé du Cameroun, et quelques autres. Son demi-frère Ismaël Touré participe également à ces sessions.
Contrairement à la plupart des autres Africains, qui passent pour de simples “compagnons de route” du Parti, Sékou Touré est considéré par les responsables communistes comme un véritable militant sincère et engagé 262.
Indéniablement, ils se méprennent sur le fond de son engagement : Sékou ne sera jamais membre du parti communiste, se défendra toujours avec vigueur de l’être ou de l’avoir été, et même son marxisme ne reflète pas une adhésion totale à cette doctrine, dont il accepte les analyses historiques, les arguments politiques, les explications économiques, les fins sociales, les mécanismes d’organisation et les techniques de mobilisation des masses, mais s’il accepte jusqu’à un certain point — et jusqu’à un certain moment — la doctrine de la lutte des classes, la spécificité de l’action à mener au milieu des populations africaines, essentiellement rurales et croyantes (qu’il s’agisse de l’Islam — majoritaire —, du christianisme ou de l’animisme) l’empêche d’emboîter pleinement le pas aux communistes. Les questions qu’il pose aux intervenants sont jugées pertinentes, intelligentes, et toujours orientées dans le sens d’une interrogation à propos de l’adaptabilité des théories européennes aux réalités et à la culture africaines 263.
D’autres participants, syndicalistes ou politiques,trouvent qu’il se comporte déjà en véritable “patron”, et notent comme élément d’explication qu’il “descend d’une famille royale” 264.
Le désir de contribuer à la formation de Sékou dénote une attitude pour une fois positive du gouverneur Roland Pré : à la même époque, ce haut fonctionnaire menait en Guinée une politique vigoureuse contre les syndicats et en faisait régulièrement arrêter les responsables, au point que le ministre de la France d’Outre-mer lui-même s’en émeut :
“Étant donné gravité mesures prises, prière adresser urgence rapport précis sur les circonstances ayant précédé, accompagné et suivi arrestation dirigeants syndicats CGT et CFTC Guinée.”
Sékou a donc, dans une certaine mesure, bénéficié d’un traitement de faveur; ce fut sans nul doute pour tenter de l’amadouer. C’était bien mal le connaître.
Notes
255. Cette rumeur — qui a la vie dure — est également contestée par le pprofesseur communiste Jean Suret-Canale, qui a rappelé à plusieurs reprises que la seule école de formation syndicale dans un pays de l’Est se trouvait alors à Bernau, en République démocratique allemande. Il est vrai cependant que beaucoup des documents que Sékou Touré recevait à Conakry en provenance du camp communiste étaient expédiés depuis Prague. C’est peut-être ce qui a alimenté également cette légende.
256. Une exception toutefois, Frederick Cooper, professeur à l’Université du Michigan à Ann Arbor, qui le souligne dans sa contribution très documentée : “UGTAN, the Loi-cadre and the Break up of l’AOF”, in AOF : réalités et héritages, Direction des Archives du Sénégal, Dakar, 1997, qui oppose le cas de Sékou Touré à celui d’Abdoulaye Diallo justement, “qui a visité l’Union soviétique et les pays de l’Europe de l’Est”. Cooper a également trouvé dans les archives des notes confidentielles de 1951 suivant lesquelles Sékou dénoncerait le “caractère utopique et dangereux de l’emprise communiste sur les masses africaines” et estimerait que le parti communiste “ne parvenait pas à pénétrer l’âme africaine.” Sékou Touré a maintes fois déclaré la même chose après 1958, sans parvenir à en persuader la plupart des responsables et journalistes français. Après la Loi-cadre, Abdoulaye Diallo devint ministre du travail dans le Conseil de gouvernement du Soudan (Mali), démissionna de la vice-présidence de la FSM et se rapprocha des positions du RDA. [Note. Lire ma note dans l’annexe du chapitre 9. — T.S. Bah]
257. Rédigé en 1955, le rapport de l’Inspecteur général Pruvost affirme notamment : “Jusqu’en 1952, (Sékou Touré) s’est abstenu de tout contact positif avec les centrales de propagande situées de l’autre côté du rideau de fer, laissant apparemment sans réponse les correspondances ou publications qu’il en reçoit. Bref, M. Sékou Touré semble glisser progressivement du communisme auquel il se défend d’appartenir, mais auquel il doit tout, vers le semi-opportunisme RDA.” Quant à Abdoulaye Diallo, devenu en 1949 vice-président de la Fédération Syndicale Mondiale, poste auquel Sékou aurait pu prétendre, c’est probablement à son engagement parallèle à la CGT et au Parti communiste qu’il le doit, alors que Sékou a toujours refusé d’adhérer au PC. Abdoulaye Diallo est considéré par l’administration de la France d’Outre-mer et par le haut-commissariat de Dakar comme l’agitateur syndicaliste le plus radical et le plus dangereux.
258. Le 27 novembre 1950, il adresse depuis Prague à une amie parisienne une carte postale ainsi libellée : “Chers amis, le Congrès de Varsovie est terminé depuis le 22 novembre 1950. J’ai été élu membre du Conseil Mondial de la Paix. Je ferai un bref séjour en Tchécoslovaquie et en Pologne.”
259. Lettre à l’auteur en date du 12 août 1984. Guy Georgy occupera plus tard les fonctions de chef de cabinet de Pierre-Henri Teitgen, ministre de la FOM dans le gouvernement Edgar Faure ( 1955-56) ; par la suite, il sera chargé des affaires économiques et du plan au hautcommissariat de l’AOF à Dakar. De 1975 à 1980, Guy Georgy sera Directeur des affaires africaines et malgaches au ministère des affaires étrangères ; à ce titre, il sera directement mêlé à la normalisation des relations entre la France et la Guinée en cours à cette époque.
260. Appelée officiellement “Centre confédéral d’éducation ouvrière” cette école installée dans une propriété acquise par la CGT en 1949, a commencé à fonctionner le 1er mai 1950, notamment pour des stages de 15 jours destinés aux jeunes militants. C’est dire que Sékou Touré a été l’un des premiers à la fréquenter. Ce Centre a été dirigé jusqu’en 1982 par Marc Piolot, auteur, avec Jean Bruhat, d’uneHistoire de la CGT.
261. Fondateur en 1937 du Syndicat des Instituteurs de l’Afrique Occidentale Française (AOF), aux côtés de Modibo Keita.
262. Ces indications ont été fournies à l’auteur par Maître Jacques Verges, à l’époque avocat stagiaire, et qui fut l’un des animateurs de l’Union des Étudiants Communistes, notamment pour les activités concernant l’Outre-mer (entretien avec l’auteur en date du 1er septembre 1993).
263. Indications fournies par l’écrivain Dominique Desanti, veuve du philosophe marxiste Jean-Toussaint Desanti, qui donnait régulièrement des cours de doctrine marxiste à If-sur-Yvette (entretien avec l’auteur, IMEC — Institut Mémoires de l’édition contemporaine —, Abbaye d’Ardenne à Saint-Germain-La-Blanche-Herbe près de Caen, 26 juin 2004).
264. Témoignage de Marcel Dufriche, qui fut notamment membre du Comité central du PCF : recueilli par Valéry Gaillard lors du tournage du film Le jour où la Guinée a dit non (déjà cité).
Chapitre 12
15 octobre 1950 Le véritable démarrage du PDG
Il faudra attendre le deuxième congrès de la section guinéenne du RDA, tenu dans le quartier de Boulbinet à Conakry du 15 au 18 octobre 1950 265, pour qu’enfin la relance s’amorce, sous le nouveau sigle du “Parti Démocratique de Guinée-PDG, section guinéenne du RDA”, qui fut alors officiellement adopté. Y participent vingt-deux délégués représentant six sous-sections : celles de Conakry-banlieue266, Kankan (Lamine Camara), Kouroussa (Karamoko Diafodé Keita et Ahmadou Kaba), Mali-Labé (Savané Moricandian), Guéckédou (Yoro Keita et Mamadou Touré) et Beyla (Mamadou Traoré). Il convient de noter que les congressistes apprennent, la veille de la clôture de leur réunion, le désapparentement entre le RDA et le Parti communiste, ce qui entraîne de vives discussions dans les coulisses, beaucoup de cadres du PDG étant très attachés aux liens avec le Parti communiste français.
Ce Congrès tire les leçons de la difficile période précédente. Il crée des structures mieux adaptées aux réalités socio-politiques de la Guinée : des comités de quartier et de village constitueront désormais la cellule de base du Parti, et leur regroupement par région constituera une sous-section ; en outre sont créés des comités de notables (ils subsisteront jusqu’en 1959) et des comités ethniques. Ce Congrès adopte en outre un programme mieux centré sur les préoccupations quotidiennes des masses populaires : lutte contre la discrimination raciale, création de municipalités élues, élection des chefs de canton au suffrage universel (à partir de 1955, le PDG demandera leur suppression pure et simple), élargissement des pouvoirs des assemblées locales, revalorisation des prix des produits locaux, suppression des sociétés indigènes de prévoyance, etc. …
Le véritable travail s’effectue en profondeur :face aux particularismes régionaux ou aux ambitions individuelles autres que les siennes, Sékou Touré et un petit groupe de compagnons fidèles (parmi lesquels notamment Damantang Camara, Lansana Diané, Louis Lansana Béavogui 267, Nfamara Keita, Saïfoulaye Diallo, Abdoulaye Diallo, et son demi-frère Ismaël Touré, qui est revenu en Guinée après avoir été affecté en premier lieu par l’administration coloniale au Dahomey-Bénin)entreprennent patiemment d’asseoir la base idéologique du PDG, de l’organiser progressivement et de l’implanter sur tout le territoire.
Ce furent des années difficiles, où les responsables du Parti travaillent au milieu de l’indifférence d’une partie de la population, dans l’hostilité de la plupart des chefs et notables traditionnels ou religieux, sous la crainte des réactions de l’administration coloniale. Cependant, le gouverneur Roland Pré dénonce “le comportement des étudiants qui reviennent de France, (…) car la plupart sont communistes ou RDA, ou les deux à la fois, et se font pendant les vacances les propagandistes des doctrines extrêmistes.” 268
Le gouverneur menace à tout moment d’appliquer son arrêté no. 478 du 7 février 1950 interdisant “jusqu’à nouvel ordre” toute réunion du RDA-PDG.
Certains airs en vogue dans les dancings sont interdits, comme “Aube africaine”, “Minuit” ou “Djoliba”, en raison de leur résonance nationaliste 269. A Conakry, les meetings se tiennent le plus souvent dans les cinémas Rialto ou Vox, devant des assistances clairsemées.
A la suite de multiples condamnations du Tribunal de Conakry, qui lui infligea plus d’un million de francs d’amendes, Le Coup de Bambou, journal du Parti, où Sékou signait ses éditoriaux du pseudonyme ERDEA, doit cesser de paraître le 4 janvier 1951 270 ; il avait alors une année à peine d’existence, ayant succédé le 1er août 1950 au Phare de Guinée, créé le 27 septembre 1947 et qui, ne trouvant plus d’imprimerie pour la publication de ses 3.000 exemplaires, avait arrêté sa parution en 1949 271 ; en mars 1951 naîtra finalement La Liberté, hebdomadaire qui paraît tous les mardis, et qui deviendra après l’indépendance, Horoya (Liberté, en langue soussou) 272.
[Erratum. Horoya est une déformation du mot composé maninka hörön-ya, qui dénote le rang dominant des hörön (dynasties et couches patriciennes) dans le Mande traditionnel. Au-dessous des hörön venaient les nyamakala(castes d’artisans) et les jön (gens de condition servile). Par extension le terme a acquis le sens de liberté. Dans Gens de la parole. Essai sur la condition et le rôle des griots dans la société malinké, Sory Camara souligne : « la gradation des statuts qui range les membres de la société selon trois groupes : celui des hörön, le plus éminent, celui des jön et celui des nyamakala, p. 63. — T.S. Bah.]
Sékou Touré et ses camarades mêlent grèves, luttes syndicales et réunions politiques, sillonnent dans les débuts Conakry et ses alentours en bicyclette, parcourent ensuite le reste du pays ; lui-même utilise une motocyclette 273 mise à sa disposition par le syndicat — certains disent la CGT française —, plus tard une vieille Citroën “Traction Avant” conduite par des militants ou des amis sûrs (comme André Sassonne dans la région forestière 274). Ils emploient eux-mêmes la violence dont leurs adversaires usent contre eux, implantent des sections dans tous les villages, quadrillent les villes, le quartier Boulbinet à Conakry étant l’un des mieux contrôlés 275.
C’est ainsi qu’ils consolident les assises du PDG, dont Sékou Touré devient le secrétaire général le 3 juillet 1952, après un bref intérim de Fodé Mamoudou Traoré, dit Kotigui Traoré, un ouvrier cheminot militant de Conakry (Coronthie) ; il succède de la sorte à Madeira Keita (dont certains affirment, sans doute à tort, que Cornut-Gentille l’a muté disciplinairement de Guinée à Dakar puis au Niger, sur la suggestion de Sékou Touré et en tous cas pour lui rendre service en écartant l’un de ses concurrents les plus capables) et à Amara Soumah, qui dût démissionner le 10 avril 1952, peu après son élection comme Conseiller territorial, sous la pression d’éléments qui le trouvaient trop proche des communistes et qui fut aussitôt considéré par ses camarades comme un renégat.
Bien qu’il compte en 1951 20.000 adhérents répartis en 22 sous-sections, l’influence du PDG tarde à se manifester auprès des électeurs : aucun de ses candidats n’est élu à l’Assemblée nationale en juin 1951, ni l’année suivante à l’Assemblée territoriale. En 1951, c’est Sékou Touré qui fut choisi le 26 mai par le comité directeur comme le premier des candidats de la liste du PDG, et non le secrétaire général Madeira Keita. Sékou eut du mal à réunir la caution de 5.000 francs CFA exigée des candidats, et ce furent, raconte-t-on, les dockers du port de Conakry qui réunirent la somme ; d’autres affirment que ce fut en réalité un notable guinéen, El Hadj Mamadou Fofana 276. Une souscription nationale réunit au total 300.000 francs CFA. Outre Sékou Touré qui fut présenté à Nzérékoré 277, les deux autres candidats PDG furent un ancien capitaine de l’armée française, Mamadou Diouldé Barry, et Niankoyé Samoe (Samuel), commis aux PTT et ancien camarade syndicaliste de Sékou. Au début de l’année 1951, le départ du gouverneur Roland Pré, qui fut son adversaire déterminé, facilite la remontée du Parti.
Aux élections législatives du 17 juin 1951, la Guinée doit désigner trois députés avec un collège électoral désormais unique ; il y a huit listes en présence, et 23 candidats, dont Fodé Mamoudou Touré,Yacine Diallo, Mamba Sano, Diawadou Barry, Karim Bangoura, Diafodé Kaba 278. Avec 14,49% des voix, le PDG-RDA arrive en 3ème position derrière la liste “Socialiste d’Union Guinéenne” de Yacine Diallo et la liste “des Indépendants” de Mamba Sano, l’un et l’autre députés sortants, qui sont déclarés élus ; le nombre de suffrages recueillis par Diallo est suffisant pour faire élire avec lui son second de liste, Albert Liurette (un médecin issu en 1930 de l’École africaine de médecine et de pharmacie de Dakar), tout au moins après une ultime “rectification” au détriment du RDA.
Lors de la proclamation des résultats, le 21 juin, Sékou proteste et affirme que les urnes ont été truquées 279 en beaucoup d’endroits et les procès-verbaux falsifiés par l’administration coloniale, en dépit des instructions de neutralité données par François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer de juillet 1950 à août 1951 280.
Diawadou Barry, battu, proteste de son côté, constate la “poussée inattendue et dangereuse du RDA” et accuse également l’administration d’être intervenue pour rétablir à son détriment la situation de Yacine Diallo, qu’il aurait réussi autrement à éliminer du Fouta ! Mais Diawadou Barry refuse de faire une protestation commune avec Sékou, pour ne pas s’associer avec le RDA contre l’administration. Sékou Touré se rend donc seul à Paris le 2 juillet, mais en dépit du soutien que lui accorde le groupe communiste, sa demande d’enquête et d’invalidation n’aboutira pas ; le 22 août, le bureau de la commission reconnaît “certaines fraudes” et n’estime cependant pas qu’elles “étaient de nature à modifier le résultat” 281.
En analysant les résultats, Sékou s’aperçoit que sur les 32.081 suffrages qu’il a obtenus [se répartissent comme suit :]
Région | Votes | Pourcentage |
Guinée Forestière | 13.079 | 50 % avec des pointes jusqu’à 75 % à Beyla et Nzérékoré |
Haute-Guinée | 10.234 | |
Moyenne-Guinée | 5.098 | |
Basse-Guinée | 3.660 | 10 à 30 % des voix à Conakry et à Kindia, et moins de 10 % dans les campagnes de la Basse-Côte |
Il faut donc nuancer l’affirmation suivant laquelle le PDG s’est dès le début implanté en Basse Guinée, c’est-à-dire sur la côte ; c’est vrai pour Conakry, où vivaient nombre de petits fonctionnaires et de cadres et où naissait une modeste classe ouvrière, mais pas pour les campagnes ; les adhésions massives de militants soussous viendront plus tard seulement.
C’est par conséquent en Guinée forestière que Sékou Touré voit se dessiner pour la première fois une perspective sérieuse d’être élu. Il lui reste à trouver une circonscription 282.
Cependant, lors de la conférence des gouverneurs qui se tient en septembre 1952, le gouverneur de la Guinée Siriex croit pouvoir indiquer que “le RDA est éliminé de la carte politique de la Guinée ;Madeira Keita suivra la ligne d’Houphouët, et seuls quelques communistes dirigent des comités extrémistes.”
Quant aux députés élus, ils sont considérés comme de véritables potentats. Voici la description colorée que donne Keita Ouremba, secrétaire délégué de l’Union du Mandé et de l’Union Forestière, de l’accueil en Guinée du député Mamba Sano :
“Conakry, 17 octobre. Hier, à sons de tambour, le crieur public a avisé la population du retour de Paris, prévu pour aujourd’hui, de M. le Député Mamba Sano. Nous passons devant le domicile de celui-ci avant d’aller au terrain d’aviation à 9 heures. Les groupements de femmes sénégalaises, Soussous, Foulahs, Malinkés, commencent déjà à y arriver, les griots qui les accompagnent font du tam-tam et du balafon. Sur le terrain d’aviation, il y a beaucoup de monde. Nous remarquons MM. les Conseillers de la République Touré Fodé Mamadou, Pinto 283, Ferracci, M. le Conseiller de l’Union Française Maurice Montrat, M. le Président de l’Assemblée Territoriale Marcou, MM. les Conseillers généraux Barry Diawadou, Soumah Amara,Framoi Bérété, Kaman Kamara, Bangoura Karim, lequel en même temps représente l’Union Franco-guinéenne (créée le 29 février 1947) dont il est le Secrétaire général. Il y a aussi les chefs de quartier Bemba Doumbouya et Siramodou Sylla, le notable sénégalais Papa Gueye, la délégation de l’Union Guinéenne qui représente les régions naturelles du Territoire.
L’avion de Dakar ne se fait pas attendre. Le voici au dessus de nos têtes. Il atterrit. Le Député Mamba Sano met pied à terre, lestement. La foule écoute dans le calme La Marseillaise que les griots de l’association des originaires de Kania [Kindia] jouent de leurs balafons. Dans un nouveau silence impressionnant, trois griottes Malinkés chantent l’appel aux chevaux qui est un vieil air de l’Empire Mandingue, pendant que le Député reçoit une gerbe de fleurs des mains de la charmante jeune fille de M. Kabakarou Kaba, dit ‘l’Ambassadeur’. Et puis après, la présentation commence. Il y a du monde depuis le fond du grand hangar jusqu’à la sortie de l’aérodrome. Le cortège se forme. C’est une longue file de vehicules : voitures, camionnettes et camions. Sur la route de Conakry, nous nous arrêtons aux marchés de Madina et de Coléah, où les habitants de la banlieue sont venus saluer M. le Député à son passage. Les griots jouent la Marseillaise de leurs balafons, les femmes chantent et agitent le drapeau tricolore. M. Mamba répond aux souhaits de bienvenue qui lui sont adressés et nous continuons la route. A partir de l’entrée de la ville jusqu’au rond-pomt du boulevard Victor Schoelcher, nous entendons dire ça et là en soussou : Mamba Sano fa, Député Mamba danki ma (Mamba Sano est arrivé, le Député Mamba passe). Nous remontons la 6ème avenue. Nous voici devant le domicile du Député où une foule énorme est massée de chaque côté de la rue de l’Hôpital Ballay. Les femmes dansent, chantent, agitent de petits drapeaux tricolores qu’elles portent également épinglés à leurs boubous. Ici comme à Coléah, à Madina et à l’aérodrome, les griots jouent La Marseillaise. Trois jeunes élégantes filles Soussou, Sénégalaise et Malinké remettent des gerbes au Député. A ce moment, l’appel aux chevaux retentit à nouveau, cependant que M. Mamba, visiblement ému, essaye de serrer les nombreux bras qui lui sont tendus de tous côtés. Le Député dit quelques mots au chef du quartier du centre, Moustapha Soumah, puis remercie la foule de l’accueil enthousiaste dont il est l’objet de sa part. Il s’exprime en malinke. Le chef griot de la ville, Diély Boua, traduit les paroles en soussou. Pour ceux qui ne comprennent pas cette langue, le Député se résume en français. La parole est passée à M. le Conseiller de la République Touré Fodé Mamadou, qui à son tour la donne à son collègue Pinto. Un interprète traduit correctement leurs paroles en soussou. Tous les orateurs sont plusieurs fois applaudis. Tous ils insistent sur l’union des Africains, pour permettre aux énergies saines d’acceder plus faci1ement à l’émancipation de l’Afrique Noire, dans le cadre de l’Union Française.Pour terminer, M. le Conseiller de l’Union française Montrat remercie la foule de cette manifestation de joie populaire organisée en l’honneur d’un enfant du pays, le Député Mamba Sano, aujourd’hui dans nos murs à Conakry.”
Notes
265. Le gouverneur Roland Pré, rappelé à Paris “en consultations” le 26 septembre, est revenu à Conakry à la veille de l’ouverture du Congrès, le 14 octobre. Il paraît clair qu’il a cherché à freiner, voire à casser, le redémarrage du PDG par tous les moyens (voir l’étude, un peu excessive et systématique, de Sidiki Kobélé Keita, “Roland Pré, le gouverneur de la misère et de la terreur”, dans la revue guinéenne — de l’époque de Sékou Touré — Miriya [rubrique Histoire]). Mais il n’est pas impossible que sur ce point, il ait agi autant — ou même davantage — par motivations personnelles que sur instructions ministérielles.
266. Jusqu’au 10 juin 1956, il y aura en fait confusion entre les membres du comité directeur de Conakry et ceux du comité directeur central.
267. Il sortit diplômé en 1948 de l’École africaine de médecine et de pharmacie de Dakar.
268. Rapport du gouverneur pour l’année 1951 (aux archives de la FOM. Aix en Provence)
269. Beaucoup de ces chansons engagées furent composées par Mangué Gadiri, plus tard consul général puis ambassadeur de Guinée au Sierra Leone jusqu’à sa mort en 1966. D’autres membres du PDG composent eux aussi des chansons populaires militantes : Koba Ansou, Bonin… Le 24 juillet 1950, Radio France diffuse sur les ondes le spectacle donné par Keita Fodéba au Palais de la Mutualité; on peut ainsi entendre en Afrique beaucoup d’airs déjà interdits.
270. La pluie de condamnations pour diffamation et d’amendes était largement due aux provocations et aux maladresses de son directeur et rédacteur, Mamadou Traoré, dit Ray-Autra (selon le journal tenu par le professeur Jean Suret-Canale et communiqué par celui-ci à l’auteur).
271. Son directeur, Mamadou Diallo, a démissionné en mai 1949.
272. Quelques mois plus tard, le 23 juillet 1951 , François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer (FOM), signe une circulaire interdisant toute poursuite judiciaire en matière de délits de presse sans son accord préalable, car “l’opportunité ne doit pas être uniquement appréciée sous son aspect local”.
273. Très souvent en panne, cette fameuse motocyclette sera réparée régulièrement par un dénommé Naby (…) qui recevra plus tard de Sékou une bonne place au garage du gouvernement.
274. Ancien sous-officier de l’armée française, il deviendra plus tard chef du protocole, puis directeur d’ALIMAG (entreprise nationale d’importation d’alimentation) ; il sera arrêté en 1971 et probablement fusillé en octobre de la même année.
275. “Qui tient Boulbinet tient Conakry, qui tient Conakry tient la Guinée”, affirme une locution locale. Une autre expression complète : “Qui tient les Soussous tient Conakry.”
276. En 1951, Sékou a également perçu 200.000 francs CFA de la part d’Houphouët (cité dans Yves Benot, Les députés africains au Palais Bourbon de 1914 à 1958, Paris, Éd. Chaka, collection Afrique contemporaine, 1989, p. 117).
277. J. Garnier, directeur des affaires politiques et administratives au haut-commissariat de l’AOF à Dakar, qui établit des notices confidentielles sur les candidats aux élections législatives, note le 1er juin 1951 : “Militant communiste fervent, Sékou Touré mettra au service du parti et de sa cause personnelle toute sa combativité et son dynamisme.”
278. Diafodé Kaba était le seul autre candidat malinké, donc susceptible d’enlever les voix de cette ethnie à Sékou ; il fut présenté par le RPF gaulliste. Yacine Diallo etDiawadou Barry se présentèrent tous deux, en dépit des efforts de l’almamy Ibrahima Sory Barry pour qu’il n’y ait qu’un seul candidat Peul.
279. Les trucages sont d’autant plus faciles qu’un grand nombre d’électeurs sont illettrés. C’est pourquoi le PDG choisira d’utiliser comme symbole le Syli (l’éléphant) afin de faciliter le choix des électeurs. [Erratum. Le symbole de chaque parti, y compris ceux des formations rivales du PDG, était imprimé sur les bulletins de vote. — T.S. Bah]
280. François Mitterrand occupe ces fonctions dans les cabinets dirigés par René Pleven et Henri Queuille, de juillet 1950 à août 1951. René Pleven lui avait auparavant proposé le ministère de l’Éducation nationale, qu’il refusera.
281. Les gaullistes du RPF s’attribueront le mérite d’avoir empêché l’élection des candidats RDA en ayant présenté contre Sékou un autre Malinké, Diafodé Kaba, et contre Mamadou Fodé Touré un autre Soussou, Bangoura Karim. Le premier obtint plus de 18.000 VOIX, (alors qu’il en manqua 3.000 à Sékou pour être élu), le second près de 4.500 voix. Louis Delmas, conseiller de l’Union française et l’un des leaders gaullistes de Guinée, a écrit le 30 mai 1951 à Jacques Foccart que “si l’administration le veut, et elle le peut encore (ce dernier mot est souligné par l’intéressé), pourraient être élus Mamba Sano, Diafodé Kaba, Yacine Diallo ou Barry Diawadou.” Le 11 juin 1951, Delmas précise dans une note à Jacquees Soustelle qu’“il faut battre Sékou Touré qui est inscrit non seulement au RDA mais au parti communiste.” Les services de la sûreté de Guinée estiment pour leur part, dans le rapport hebdomadaire du 4/11 juin, que “la liste RDA de Sékou Touré qui il y a quelques jours ne semblait pas dangereuse, mérite maintenant que l’on y prête attention (…) Si l’on n’y prend pas garde, le scrutin de dimanche réservera des surprises peu agréables.” (cité dans Robert Bourgui, Le général de Gaulle et l’Afrique noire, 1940-1969, Paris, LGDJ, 1980).
282. En octobre de la même année, Sékou donne encore une autre analyse de ces résultats : “Le succès relatif que j’ai obtenu aux élections législatives n’est pas seulement dû aux idées progressistes que je défendais ; il est la conséquence de l’affection que me portent une partie des masses guinéennes parce que je suis ledescendant d’une famille illustre.”
283. Il s’agit du Dahoméen Louis Ignacio-Pinto, qui a été élu au Conseil de la République (futur Sénat) en 1947, après avoir [été] membre de la délégation dahoméenne au Congrès de Bamako (voir la note de bas de page qui y est consacrée au chapitre 8). Sa présence à Conakry à la date de l’accueil de Mamba Sano s’explique par le fait que Pinto est inscrit comme avocat-conseil au Barreau de Conakry et qu’il devait s’y trouver pour plaider une affaire.
Chapitre 13
16 novembre 1950 Sékou Touré participe au Congrès mondial de la paix à Varsovie
Le mercredi 20 avril 1949, Sékou Touré se retrouve au milieu d’autres syndicalistes africains, tous adhérents de la CGT, à la salle Pleyel, rue du Faubourg Saint-Honoré à Paris, lorsque Frédéric Joliot-Curie lance le Mouvement Mondial pour la Paix, l’une des multiples initiatives inspirées par le Parti communiste et soutenues par l’Union soviétique, dont les représentants sont nombreux dans la salle. Il se rendra ensuite assez souvent dans les salons du Conseil Mondial de la Paix, 2 rue de l’Élysée, et rencontre souvent son secrétaire général, Jean Laffitte 284. Il se lie également avec diverses personnalités actives dans le mouvement de la paix, des Français comme l’ancien ministre du Front populaire Pierre Cot, des Allemands de l’Est comme le professeur Herz ou Nina Korth. Il noue aussi de bonnes relations avec des journalistes qu’il reverra régulièrement, comme Madame Claude Gérard, qui écrit dans Témoignage Chrétien et d’autres publications nettement orientées à gauche 285, Jacqueline Bernard, du groupe “Réalités-Combat”, ou Pierre Claude, d’Afrique Informations 286.
Après avoir signé en 1950 l’appel de Stockholm 287, Sékou Touré est invité avec 26 autres leaders syndicalistes africains au Congrès Mondial de la Paix, qui s’ouvre pour cinq jours à Varsovie le 16 novembre 1950 ; il s’y trouve évidemment comme membre de la délégation française ! Sékou prononce une intervention en tant que rapporteur des délégués d’Afrique noire. Finalement, les délégués noirs venus d’Afrique, des Antilles et des États-Unis (dont le fameux chanteur noir Paul Robeson) se concertent et menacent de se retirer si une place spécifique n’est pas accordée aux Africains en tant que tels ; ils finissent par obtenir satisfaction. Sékou Touré est élu membre du Présidium du Conseil Mondial de la Paix, cependant que Paul Robeson improvise au cours de la même réunion une chanson à la gloire des Noirs. Keita Fodéba et son ensemble des “Ballets africains”, également invités, participent à un grand gala. Le conseil terminé, Sékou va passer quelques jours en Tchécoslovaquie 288. A son retour à Paris, le 6 décembre, il rend compte de cette réunion au groupe parlementaire RDA.
Quelques mois plus tard, il se rend à Berlin-Est, en République Démocratique Allemande, où se tient, du 21 au 26 février 1951, une nouvelle session de ce Conseil ; le quotidien Le Monde, le lendemain 27 février, imprimera son nom pour la première fois. Le journaliste Georges Penchenier, envoyé spécial du journal, le remarque, au milieu de 180 délégués, “à peine débarqué de Guinée”, à la Maison de la Presse face à la gare de la Friedrichstrasse, en vive discussion avec Gabriel d’Arboussier. Peut-être parlent-ils ensemble de l’avenir du RDA, qui s’est désapparenté quelques mois auparavant, le 17 octobre 1950, du Parti communiste français, position prise par Houphouët-Boigny, que finira par appuyer Sékou mais que désapprouve d’Arboussier 289.
Le 26 décembre 1950, au cinéma Rialto, Madeira Keita et Sékou Touré expliqueront aux militants guinéens la fin de l’apparentement du RDA avec le Parti communiste, présenté comme “stalinien”. Un an après, le 6 février 1952, François Mitterrand et René Pleven annonceront l’apparentement du RDA à leur propre groupe politique, l’UDSR 290.
Lors d’une réunion qui se tient à Londres en février 1951 , Sékou Touré est intégré à la présidence de l’Organisation internationale des journalistes ; il se rend ensuite à Berlin-Est. Il assiste encore au Conseil Mondial de la Paix à Helsinki en juillet 1951. Puis à la fin de l’année 1952, Sékou participe avec Gabriel d’Arboussier 291, Jacques N’Gom, Latyr Kamara et Abdoulaye Diallo au Congrès des Peuples pour la Paix qui se tient à Vienne du 12 au 22 décembre 292. Il est élu membre de la présidence du Congrès, aux côtés de Jean-Paul Sartre — qui prononce le discours d’ouverture —, Louis Aragon, Aimé Césaire, Jorge Amado, Pablo Neruda, Ilya Ehrenbourg, Paul Robeson,William Edward Burghardt Du Bois, Frédéric Joliot-Curie et d’autres intellectuels progressistes. Il n’y prend pas la parole, mais rencontre beaucoup de ces éminents intellectuels souvent de réputation mondiale ! Il est particulièrement frappé, en particulier, par sa rencontre avec W.E.B. Du Bois, alors âgé de 84 ans, figure mythique et immensément respectée parmi les leaders noirs américains, premier Afro-américain diplômé de l’université d’Harvard ; il le reverra brièvement quelques années plus tard, au début des années 60, alors que Du Bois, devenu membre du Parti communiste américain, a dû quitter les États-Unis pour s’installer, à l’invitation de Nkrumah, au Ghana, où il mourra en 1963.
Au cours de cette même réunion de Vienne, Jean-Paul Sartre parvient, par ses protestations, à empêcher la représentation de sa pièce Les Mains sales, prévue au Volkstheater de la capitale autrichienne. Selon l’auteur, celle-ci “est propre à aggraver la tension entre l’Est et l’Ouest ; écrite en 1942, elle n’était pas dirigée contre le communisme ; elle exposait un conflit entre deux groupes de résistants. Ce sont les journaux qui lui ont donné un caractère politique après qu’elle eût été attaquée par la presse communiste et portée aux nues par les feuilles non communistes”.
Se souvenant — bien plus tard — de cette rencontre avec le philosophe militant et père de l’existentialisme, Sékou l’invitera à plusieurs reprises à venir en Guinée ; ainsi, en décembre 1962 pour assister à un Congrès du PDG (Sartre enverra pour le représenter Jacques Lanzmann, qui venait d’entrer à ses côtés dans l’équipe de la revue Temps Modernes 293); puis de nouveau — en vain — le 23 mai 1965, pour venir le mois suivant participer à une session du Conseil national de la révolution à Nzérékoré (en Guinée forestière), après que le philosophe lui eût envoyé certains de ses livres 294. Par courrier du même jour, il invitait également Aimé Césaire 295.
Toutes ces activités progressistes et pacifistes ne plaisent évidemment pas aux autorités françaises, d’autant qu’au moment de son voyage en Pologne, il est encore fonctionnaire ; il aura par contre déjà été révoqué au moment du voyage à Berlin-Est.
Il est probable qu’il évite Paris pour aller dans les pays de l’Est, car l’obligation de visa et les tracasseries policières rendent prudents les progressistes africains, qui préfèrent obtenir leurs documents de voyage dans les ambassades des pays communistes en dehors de Paris, en Angleterre ou en Suisse. Il ne voyagera tout à fait librement qu’après 1955 296.
D’ailleurs, il y a longtemps que le directeur de la Sûreté de Guinée, le Toulousain Maurice Espitalier, se méfie de lui ; il est convaincu que lorsque Sékou prétend se rendre en tournée “dans l’intérieur” de la colonie, il passe en réalité clandestinement la frontière de la Sierra Leone pour rejoindre Londres via Freetown, et de là, gagner Varsovie, Prague, Berlin-Est ou Vienne (l’Autriche étant jusqu’en 1955 soumise au régime d’occupation, on ne peut à cette époque se rendre de Paris à Vienne sans avoir obtenu l’indispensable “carte grise” des autorités françaises). En réalité, Sékou passe le plus souvent par Paris (il a de nombreuses raisons de s’y sentir bien), même s’il doit être interrogé par la police, ainsi qu’il l’est le 10 décembre 1952 lorsqu’il se rend à Vienne, tout comme “si je me rendais en Autriche pour y vendre mon (sic) pays” 297.
Son engagement aux côtés des pacifistes et communistes ne plaît pas non plus à Houphouët qui lui reproche en janvier 1953 d’avoir participé à la réunion de Vienne ; pour se justifier, Sékou explique qu’il n’est pas financièrement en mesure de se limiter aux seules activités soutenues par le RDA alors que sa caisse est alimentée par le PCF, la Fédération syndicale mondiale et la fédération cégétiste métropolitaine du sous-sol. Quelques mois plus tard, en avril, Sékou démontre sa rupture officielle avec le Parti communiste en dénonçant publiquement, dans des reunions tenues à Nzérékoré, l’avocat Maître Pierre Kaldor, secrétaire du Comité de défense des libertés démocratiques en Afrique noire 298, venu plaider la cause des militants RDA poursuivis en justice dans cette région 299, mais qui tente également de réconcilier Sékou Touré et le Parti.
Pour l’ensemble de ses activités progressistes et pacifistes, Sékou Touré recevra en avril 1961 le Prix Lénine de la Paix, décerné par le gouvernement de l’URSS. Ce prix lui sera remis le 13 août 1961 le professeur Dimitri Vladimirovitch Skobelzyn 300, de l’Académie des sciences de Moscou, lors d’une cérémonie solennelle avec revue militaire sur la place des Martyrs du Colonialisme à Conakry, en présence de nombreux délégués étrangers, parmi lesquels Pierre Mendès-France, François Mitterrand et l’ancien gouverneur Jean Mauberna.
Quelques années plus tard, la médaille d’or Joliot-Curie lui sera également décernée.
Et il restera jusqu’à la fin fidèle au Conseil Mondial de la Paix ; la Guinée enverra toujours des délégations officielles à ses réunions, et Sékou Touré recevra à maintes reprises à Conakry les émissaires de cette institution, même lorsque la guerre froide aura pris fin et que la coexistence pacifique soit à l’honneur.
Le 22 novembre 1982, pour le douzième anniversaire du débarquement à Conakry des forces portugaises et des exilés guinéens, il recevra des mains du Dr. Mamadou Sako, représentant du Conseil, le diplôme “Ville de Paix” décerné à la capitale guinéenne.
Notes
284. Cet immeuble sera ultérieurement acquis par la présidence de la République et sera utilisé par les services de la Communauté et les collaborateurs de Jacques Foccart !
285. Claude Gérard, qui sera poursuivie en France pour avoir interviewé des combattants du FLN dans les maquis algériens, deviendra en 1964 membre du cabinet du ministre Edmond Michelet, et participera à Conakry aux cérémonies du 2 octobre 1964.
286. C’est aussi au cours d’un de ses nombreux séjours parisiens que Sékou Touré fait la connaissance d’une boursière américaine Fulbright qui étudie les sciences sociales à Oxford sous la direction de Thomas Hodgkin, Ruth Schaechter ; de janvier à juin 1956, celle-ci se rendra en Afrique, en particulier en Guinée, pour y étudier les partis politiques africains. En 1964, cette étudiante, devenue par mariage Ruth Schaechter-Morgenthau, publie Political Parties in French Speaking Africa(Oxford, Clarendon Press, nouvelle édition 1970, 445 p.), traduit et adapté en français 35 ans plus tard, sous le titre Le multipartisme en Afrique de l’Ouest francophone jusgu’aux indépendances. La période nationaliste (Paris, L’Harmattan, 1998, 488 p.). L’auteur l’a rencontrée en 2003 à Boston, où elle était devenue professeur à l’université Brandeis. Née à Vienne en 1931 , émigrée après 1938 en Suisse, en Angleterre, à Cuba puis aux États-Unis, elle enseigna dans plusieurs universités et s’intéressa spécialement à l’Afrique, au développement durable et au micro-crédit ; elle conseilla d’ailleurs en ce domaine les présidents Kennedy, Johnson et Carter. Elle est décédée en novembre 2006.
287. Lancé au début de cette année là par le Congrès Mondial de la Paix pour protester contre le projet de production par les États-Unis d’une bombe à hydrogène.
288. Le 20 novembre, il adresse une carte postale à une amie : “Souvenir de Varsovie, Chantier de la Paix. Sékou Touré.” Une semaine plus tard, depuis Prague, il précise: “… J’ai été élu membre du Conseil Mondial de la Paix.”
289. Deux ans auparavant, en octobre 1948, le PDG s’était pourtant vivement prononcé contre un éventuel désapparentement RDA-Parti communiste en demandant “non seulement le maintien de l’apparentement au groupe communiste, mais (…) une véritable alliance avec le peuple français et notamment le PCF, son expression politique”. Il ne se ralliera à la position majoritaire du RDA qu’en octobre 1950, “par tactique et par esprit de discipline”, pour sauvegarder l’unité du mouvement.
290. Cette opération, qui s’étale sur plusieurs mois, avait été sans nul doute minutieusement préparée par François Mitterrand, alors que, de juillet 1950 à août 1951 , il était ministre de la France d’Outre-mer, avec le soutien de Félix Houphouët-Boigny. Dès septembre 1950, René Pleven, avant même qu’il ne soit président du conseil, avait eu, par l’intermédiaire de son conseiller technique Paul-Henri Siriex, plusieurs contacts avec Houphouët, qu’accompagnait parfois Sékou Touré (voir Georges Chaffard, Les carnets secrets de la décolonisation, Paris, Calmann-Lévy, 1967, tome II, chapitre “Comment la Guinée entra dans la nuit”). L’apparentement avec l’UDSR permettait au RDA, au prix de quelques difficultés internes et de certaines expulsions ou démissions, de s’affranchir de l’étiquette marxiste, pro-communiste et pro-soviétique, et de s’insérer dans le jeu politique et parlementaire français classique (deux ans plus tard, le RDA devenait parti de gouvernement et certains de ses élus, en particulier Houphouët, allaient y siéger sans discontinuer jusqu’en 1960) ; l’alliance avec le RDA permettait également au groupe UDSR, peu nombreux, de s’adjoindre un nombre appreciable d’élus africains et de devenir davantage encore incontournable dans le jeu politique français. Voir aussi Georges Chaffard, Les carnets secrets de la décolonisation, op. cité, 1965, vol. 1, chapitre “Quand Houphouët -Boigny était un rebelle”. Voir aussi en annexe le témoignage de Michel Boussou Eba secrétaire de la section de Cocody du PDCI/RDA.
291. Il a avec ce dernier une sérieuse divergence de vues, qu’il relate dans un courrier adressé le 8 janvier 1953 à Madeira Keita : “Au sein de notre groupe, il y a eu de, chaudes discussions entre Gab. (Gabriel d’Arboussier) et moi. Il demandait à ce que notre delegation revendiquat immédiatement pour nos territoires l’indépendance nationale, à quoi je m’étais formellement opposé. J’ai soutenu la thèse que nos luttes se bornent actuellement à exiger une application loyale de la Constitution et non à revendiquer une indépendance nationale, ajoutant que ce doit être en Afrique, et non ailleurs, que nous devons pour la première fois lancer un tel mot d’ordre.”
292. Savané Moricandian un militant de la tendance progressiste très engagée et qui sera après l’indépendance plusieurs fois gouverneur, puis directeur général des services d’information et enfin secrétaire d’État au Contrôle financier, au Commerce intérieur, puis aux transports avant d’être arrêté en juillet 1971 et fusillé quelques semaines plus tard, fait également partie de cette délégation ; il se distinguera par une déclaration fantaisiste suivant laquelle les colonialistes obligeaient les Africains à dormir dans les arbres ; cette formule fut immédiatement reprise par quelques journalistes engagés et diffusée par Radio Moscou. Cette affaire suscita évidemment des réactions ironiques et fit dire à certains adversaires que les délégués africains faisaient un peu trop facilement le jeu de l’Union soviétique.
293. Entretien de l’auteur avec Jacques Lanzmann, Le Thoureil (Maine et Loire), juin 2004.
294. S’agissant de Jean-Paul Sartre, “il faut pourtant ajouter que sa clientèle se recrute surtout parmi les intellectuels en voie de développement, de Caracas ou de Rio, à Konakry, à Casa et dans cette Algérie de Ben Bella, qui, je suppose, exauce un de ses voeux les plus chers. Il faudrait d’ailleurs creuser plus avant, et s’interroger sur les racines de ce choix existentiel dont les effets se déploient à tous les regards. Il faudrait pouvoir psychanalyser ce cas, un des plus singuliers et sans doute des plus instructifs de l’histoire des lettres.” (Gabriel Marcel à propos de Jean-Paul Sartre, dans un article des Nouvelles Littéraires, en 1964, cité par Jean-Jacques Brochier, “Pour Sartre”, Paris, J.-C. Lattès, 1995).
295. Aimé Césaire avait déjà visité la Guinée en 1961 ; il en tirera la préface au volume de Présence africaine consacré à “Expérience guinéenne et unité africaine”. Dans un ordre d’idées un peu différent, sensible aux difficultés qu’elle rencontre dans son oeuvre d’adoption d’enfants, Sékou Touré fera proposer en mars 1969 via l’ambassade du Mali à Paris d’inviter Joséphine Baker à s’installer en Guinée.
296. Un passeport (n° 532/55) lui est délivré le 3 août 1955. Ce sera, sa carte de député mise à part, son dernier document officiel français (Archives de l’Assemblée nationale française).
297. Rapport fait par Sékou Touré au Comité directeur du PDG sur sa participation au Congrès Mondial de la Paix à Vienne.
298. Ce comité avait été créé — à l’instigation notamment du Parti communiste — à la suite des sanglants événements survenus en Côte-d’Ivoire en janvier 1950, qui avaient vu la mort d’une quinzaine de militants du RDA et provoqué l’interdiction de ce dernier ainsi que l’inculpation de nombreux membres du RDA dans ce territoire et dans d’autres, y compris en Guinée. Ce comité publiait un périodique nommé “Frères d’Afrique”. Pierre Kaldor confirme qu’il a eu à plusieurs reprises “des controverses” avec Sékou Touré ( conversation teléphonique avec l’auteur, 7 juillet 2004).
299. Dans l’une de ces affaires, un groupe de jeunes ayant refusé de travailler gratuitement sur des pistes ainsi que dans des habitations de la famille d’un chef de canton, ce dernier porta plainte pour rébellion ; une information judiciaire fut ouverte et l’animateur du groupe fut emprisonné à Macenta. La section RDA de Nzérékoré se mobilisa en sa faveur sous la direction de son responsable Ibrahima Diagne, collecta des fonds (qui furent complétés par le Parti communiste, la CGT et le Secours Populaire, et fit venir Maître Kaldor à Macenta. A la suite d’une discussion avec le juge local, le jeune détenu fut mis en liberté provisoire (raconté par Pierre Kaldor dans “Souvenirs de Guinée (années 1950)”, article publié dans Afrique Aujourd’hui de mai 2000. Il s’agit de la revue de l’AFASPA (Association française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique), dont Pierre Kaldor est entre temps devenu le président.
300. Spécialiste de physique nucléaire et depuis 1951 directeur de l’Institut de Physique de l’Academie des Sciences de l’URSS dont il est membre depuis 1946, le professeur Skobelzyn est également député au Soviet Suprême, membre de la Commission des affaires étrangères, et président du Comité international du Prix Staline “pour le raffermissement de la paix entre les peuples”.
Chapitre 14. — 25 janvier 1951 Le gouverneur revoque Sékou Touré
Peu après qu’il eut été nommé comptable des Trésoreries, Sékou Touré devient le 21 juillet 1948 secrétaire général de l’Union des Employés du Trésor (qui compte très peu d’adhérents : 20 seulement en 1950, contre 400 aux Transmissions) ; son ami et compagnonSaïfoulaye Diallo 301, comme lui cadre du Trésor, est également membre du bureau de ce syndicat 302.
[Note. La remarque sur les fonctions de Sékou et Saifoulaye au Trésor, prêtent à confusion dans la mesure elle suggère qu’ils appartenaient au même niveau dans la hiérarchie bureaucratique de cette administration. L’auteur aurait dû simplement reproduire le classement respectif des deux fonctionnaires. En l’absence d’une telle indication, notons que la position et le salaire des deux futurs leaders, devaient réfleter leur niveau de formation : Ecole primaire supérieure George Poiret de Conakry (Touré) vs. Ecole normale William Ponty, Sénégal (Diallo). Cette distinction et le complexe d’infériorité qu’en éprouva Sékou, joueront fortement dans la rancune, la vindicte et la répression contre les diplômés de Ponty à partir de 1958. T.S. Bah]
La même année, alors qu’il est déjà secrétaire général de l’Union territoriale des Syndicats de Guinée, proche de la CGT, Sékou devient secrétaire général de la section guinéenne de la CGT. En décembre 1949, Sékou Touré sera en outre désigné, par 76 voix sur 92 votants, pour représenter les fonctionnaires du cadre secondaire à la Commission paritaire de Dakar.
Sur le plan du travail, Sékou s’occupe de comptabilité jusqu’en septembre 1948, puis de la perception des redevances jusqu’à la fin de l’année ; en janvier 1949, il devient le secrétaire du Trésorier payeur, M. Saint-Criq, avec lequel il a de fréquentes et passionnantes discussions politiques, “terrain sur lequel je garde très souvent une nette supériorité sur lui” 303. Ses bonnes relations avec ce haut fonctionnaire lui valent en outre d’être chargé des fonctions de receveur municipal de Conakry, ce qui lui procure quelques avantages matériels.
“Tu me demandes si je suis heureux de mon nouveau poste de receveur municipal. Oui, je le suis, surtout moralement. Mon prédécesseur était logé gratuitement, doté d’une domesticité, d’une voiture aux frais de la Mairie. Il bénéficiait illégalement de beaucoup de faveurs et, à son tour, il permettait au Maire de passer de fausses opérations budgétaires. Vois-tu, moi j’ai tout refusé et, ainsi libre, j’épure bien sévèrement la gestion comptable de la mairie. ” 304.
En 1949, quatre années après ses débuts, le mouvement syndical a pris de l’extension en Guinée: il y existe dix syndicats patronaux (ceux des négociants, des transporteurs, des agriculteurs et planteurs, du patronat et de l’artisanat, etc…), deux associations professionnelles (dont celle des domestiques et employés de maison), et dix-sept syndicats ouvriers (treize affiliés à la CGT et quatre à la CFTC, sous le contrôle de David Soumah), cependant que Force Ouvrière est encore en voie de création.
Le 3 mars 1949, le gouverneur de la colonie entérine une décision de la commission consultative mixte qui fixe les salaires pour les travailleurs du bâtiment et de l’industrie : pour la 1ère catégorie, celle du manoeuvre de base, le tarif journalier sera désormais de 112 francs par jour à Conakry (il est de 80% de cette somme à Kindia, Kankan, Mamou et Siguiri, et de 70% dans le reste du pays) ; cette décision est signée de M. Ramone et M. Marcou (pour le syndicat des entrepreneurs et des industriels), de David Soumah et M. Papa N’Diaye (pour le Syndicat africain des ouvriers des entreprises et de l’industrie). Les chiffres retenus constituent un progrès indéniable par rapport au passé (le salaire journalier avait été fixé à 60 francs en janvier 1947), mais ils apparaissent vite insuffisants, surtout aux responsables CGT qui cherchent alors à compenser une certaine perte d’influence par un activisme et une surenchère constants auprès des masses 305.
En 1949, les syndicats CGT exigent donc la fixation du Salaire Minimum Interprofessionnel Garanti (SMIG à 164 francs pour les travailleurs de base non qualifiés ; finalement, en mai 1950, la commission consultative mixte composée de représentants des employeurs et des employés propose le chiffre de 134 francs, compromis accepté par Sékou et ses collègues ; mais les principales sociétés établies en Guinée le rejettent. Une tentative de conciliation a lieu le 5 juin ; elle échoue devant l’intransigeance patronale. Le gouverneur Roland Pré, assisté par son chef de cabinet et beau-frère, Fernand Saller, surnommé par ses adversaires “le nègre blanc”, et par le chef de son cabinet militaire, le lieutenant Jean Balladur 306, en fixe unilatéralement le taux à 96 francs, ce qui apparaît comme un retrait par rapport aux accords de l’année précédente.
Oubliant pour un temps leurs différends, les syndicats guinéens (CGT, CFTC, à l’exception de FO) 307 décident une action commune et déposent le préavis réglementaire de grève. Celle-ci dure 48 heures, les 9 et 10 juin 1950, et mobilise 15.000 grévistes, dont 6 à 7.000 des entreprises du secteur privé. Le gouverneur déclare la grève illégale (en vertu du décret du 20 mars 1937 qui prescrit l’arbitrage avant toute grève dans les conflits du travail) et fait écrouer à la prison de Conakry Sékou Touré et six autres meneurs parmi lesquels Soriba Touré, Lamine Fofana, Raymond Faber, Papa Mbaye. Plusieurs centaines de travailleurs sont licenciés et remplacés par de la main d’oeuvre réquisitionnée (militaires, prisonniers). Un vaste mouvement de protestation s’organise en Guinée et en métropole, où le Parlement décide une enquête. Le Coup de Bambou écrit que “toucher à un cheveu de notre ami, c’est faire lever en bloc tous les travailleurs, non seulement de Conakry mais de toute la Guinée”.
Après les avoir fait comparaître le 12 juin, le Tribunal des flagrants délits condamne le 14 juin 1950 Sékou et ses compagnons à des peines de principe : six jours de prison avec sursis et 200 francs d’amende pour “flagrant délit de déclenchement de grève illégale”. A leur sortie de prison, ce même 14 juin, Sékou et ses compagnons sont ovationnés et portés en triomphe. La tension subsistera quelque temps en ville, certains patrons ne voudront pas réembaucher les ouvriers licenciés (600 sur 700 le seront cependant) et quelques boulangers européens ou libanais refuseront de vendre du pain à des Africains. L’Assemblée territoriale interviendra pour calmer les esprits échauffés et finalement le gouverneur rapportera les mesures prises à l’encontre des grévistes. Quelques jours plus tard, le 3 juillet, Sékou écrira dans Le Réveil un article vengeur intitulé : “Ceux qui ont peur du soleil”.
Sentant que l’heure d’une confrontation brutale avec sa hiérarchie approche, Sékou demande à trois reprises sa mise en disponibilité, les 9 juin, 8 juillet et 8 août 1950, ce qui lui est à chaque fois refusé.
Quelques semaines plus tard, sur le rapport du gouverneur Roland Pré, le haut-commissaire de l’AOF à Dakar, Paul Béchard, ancien ministre de la France d’Outre-mer, socialiste enclin à une politique de fermeté, décide le 29 septembre 1950, par note 5337/INT/2, de muter Sékou Touré au Niger 308, ce qui est administrativement possible puisqu’il appartient depuis deux ans au cadre général de l’AOF. 309
Désireux d’éviter que Sékou n’assiste à la mi-octobre au 2ème Congrès du PDG, Roland Pré signe le 3 octobre 1950 la note 820/CP qui invite Sékou à quitter Conakry le 14 octobre (veille de l’ouverture du Congrès!) par le paquebot “Foucauld” 310 afin de rejoindre Dakar, et de là, Niamey. Les protestations se multiplient en Guinée311 , en AOF et en métropole ; lors du Congrès de la Paix à Varsovie où il se rend en novembre, il s’exprime comme rapporteur des délégués de l’Afrique noire et il est élu membre du Présidium ; sa notoriété internationale s’accroît.
Sékou refuse âprement sa mutation et envisage de démissionner du Trésor. Il sera finalement révoqué le 15 janvier 1951 de l’administration coloniale pour “refus de rejoindre son poste d’affectation au Niger” par un arrêté préparé juste avant son départ par Roland Pré 312, mais signé par son successeur, Paul-Henri Siriex313. Le 25 janvier, Sekou Touré lui-même precise qu’il a démissionné de l’administration, et qu’il se consacrera désormais entièrement à la défense des intérêts des travailleurs africains.
Au cours d’une tournée en AOF qui l’a aussi conduit en Côte-d’Ivoire où il a inauguré le nouveau port d’Abidjan et le canal de Vridi, François Mitterrand, ministre de la France d’Outre-mer, séjourne début février 1951 en Guinée, où il visite Kankan 314, Kindia et Conakry. Il est accompagné par son secrétaire d’État Aujoulat et par le gouverneur général de l’AOF, Paul Béchard, lui-même accompagné de son aide de camp le colonel Fall. Roland Pré a quitté ses fonctions depuis quelques jours, et le nouveau gouverneur, Paul-Henri Siriex, présent aux côtés du ministre, vient tout juste d’être nommé, le 9 février, jour où ils lancent ensemble les travaux du barrage des Grandes Chutes, première centrale hydroélectrique à être construite en AOF 315.
Si la date de la révocation de Sékou est bien exacte (25 janvier), ainsi que celle de la nomination de Paul-Henri Siriex (9 février), on peut même légitimement se demander si l’arrêté de révocation est bien légal ; en tous cas, il n’a pu être signé à cette date précise par un gouverneur qui n’était plus en fonctions, non plus que par son successeur qui ne l’était pas encore.
Par ailleurs, rien n’indique que Sékou Touré ait rencontré François Mitterrand lors de ce premier passage de celui-ci en Guinée ; il commençait pourtant à jouir d’une certaine notoriété locale, africaine et même internationale, mais il n’avait aucune fonction officielle (il se presentera pour la première fois — mais vainement — aux élections quelques mois plus tard), ne faisait plus partie de l’administration, avait été condamné à une peine de prison l’année précédente, et ne figurait donc probablement pas sur les listes d’invitation officielles !316
Du 17 février au 23 mars 1951, Sékou Touré s’absente de Guinée et participe en France à de nombreux débats et réunions, à propos notamment du Code du travail Outre-mer. Il effectue également plusieurs déplacements à l’étranger.
Pierre Ottavy, directeur de la sûreté, s’en félicite, car tant que “Sékou Touré, leader incontesté du syndicalisme CGT local, sera absent, aucune manifestation syndicale d’envergure n’aura lieu en Guinée”. Mais Galinier, le secrétaire général du gouverneur, écrit au haut-commissaire à Dakar que “son retour a marqué un renouveau de l’activité syndicale, renouveau grandement facilité par la hausse constante du coût de la vie.”
Notes
301. Originaire de la région de Labé, où son père Alpha Bacar Diallo était chef de canton (il refusa de le remplacer), Saïfoulaye Diallo ( 1916-1981 ), diplômé de l’École William Ponty, était comptable du Trésor au Niger de 1943 à 1947 lorsqu’il fut muté en Guinée en septembre 1947.
302. Composition de ce bureau au 21 juillet 1948 :
- Secrétaire général : Sékou Touré (comptable au Trésor)
- Secrétaire : Mohamed Touré (commis expéditionnaire)
- Trésorier : Siradiou Baldé(comptable au Trésor)
- Trésorier adjoint : Saïfoulaye Diallo (comptable au Trésor)
- Archiviste : Arouna Ndiaye (comptable au Trésor)
- Assesseurs : Louis Bicaise (comptable au Trésor) et Charles Guizan (commis expéditionnaire)
En 1952, un jeune fonctionnaire originaire de Macenta les rejoint depuis Dakar où il avait été affecté à sa sortie de l’École William Ponty : Mohamed Mancona Kouyaté. En même temps qu’il est secrétaire général du bureau de l’Union forestière (en 1952-53), celui-ci milite au PDG et entre en 1954 à son comité directeur. Il poursuivra sa carrière comme gouverneur de Kissoudougou, Faranah, Pita, Kindia, Mamou et Dalaba (de 1958 à 1973), ambassadeur à Belgrade (1975-79) et directeur du cabinet du ministre du contrôle d’État ( 1979-85). Il publiera en 1996 un attachant ouvrage autobiographique, Nous sommes tous responsables.
303. Lettre à Raymonde Jonvaux, 14 mai 1949.
304. Lettre à Raymonde Jonvaux, 4 juillet 1949.
305. Les rapports de police de cette époque montrent bien le rôle personnel joué par Sékou. Le rapport mensuel de police pour avril 1949 cite “le commis au Trésor Sékou Touré, dont l’activité inlassable au sein de la section RDA ainsi que dans le Groupe d’études communistes et dans l’Union des syndicats CGT le place au premier rang des militants affichant une foi et un optimisme systématiques.”
306. Celui-ci est bien le frère d’Edouard, futur Premier ministre français.
307. A cette époque, leurs forces respectives sont les suivantes (source: F. Gonidec, “L’évolution du syndicalisme en Afrique Noire”, Recueil Penant, no 691):
Secteur privé | Secteur public | |
Confédération Générale du Travail CGT | 20.000 | 10.000 |
Confédération Française des Travailleurs Chrétiens CFTC | 7.500 | 4.200 |
Force Ouvrière FO (proche des socialistes) | 3.700 | 2.400 |
Autonomes | 6.700 | 9.900 |
Total | 37.900 | 26.500 |
- 308. A la même époque, les étudiants qui militent au PDG voient leurs bourses d’études supprimées. Quant aux principaux responsables du PDG, ils sont également mutés loin de Conakry : Ibrahima Dianéà Beyla, Moussa Diakité à Mali en plein Fouta-Djalon[ La [préfecture] de Mali n’est pas au centre du Fuuta-Jalon ; elle occupe la périphérie nord et fait frontière avec le Sénégal. — T.S. Bah], Saïfoulaye Diallo en Haute-Volta ; Madeira Keita, muté en juillet au Dahomey puis en août à Dakar et enfin au Niger, ce qu’il refusera ; il sera privé de solde en septembre 1950 et tergiversera pendant deux ans avant de se rendre à Dakar, puis au Mali, laissant libre le secrétariat général du Parti Démocratique de Guinée, qui reviendra alors à Sékou, après qu’y furent élus pour peu de temps deux autres militants. Madeira Keita reviendra en Guinée en 1959. Ministre au Mali pendant la présidence de Modibo Keita, il sera emprisonné après la chute de ce dernier, et restera en prison jusqu’en 1978. Sékou Touré lui rendra visite à Bamako dès sa libération.
309. A l’époque, Sékou réussit avec d’excellents résultats un concours organisé par l’administration de I’AOF pour passer du cadre local au cadre général, et obtint l’un des trois postes de comptables mis au concours.
310. Le “Foucauld” est, avec le “Katoumba”, le “Brazza,” le “Touareg”, le “Tamara”, le “Victor Schoelcher” et le “Général Leclerc”, l’un des paquebots mixtes qui desservent Conakry. Ils peuvent transporter 5.400 tonnes de marchandises et 182 passagers.
311. Le Coup de Bambou du 4 octobre 1950 proteste sur un ton que Sékou Touré n’aurait jamais employé, mais de mise dans les milieux communistes de l’époque : “(…) En vérité, l’administration colonialiste veut priver l’Union des Syndicats Confédérés CGT de Guinée du courageux et dynamique dirigeant qu’est Touré Sékou, la cynique coalition Administration-patronat veut priver les travailleurs guinéens de leur guide le plus sûr, du militant syndicaliste clairvoyant qui sait toujours dans l’intérêt des salariés déjouer les basses manoeuvres des ennemis jurés de la classe ouvrière: on veut ici consacrer la ruine du syndicalisme en frappant le tête, on veut se débarrasser de Touré Sékou, ardent défenseur des travailleurs (…)” C’est aussi la volonté de réaliser ce “climat politiquement sûr” cher à Truman, car chacun sait que les maîtres américains ont engagé en Guinée des capitaux énormes, notamment dans les mines pour la préparation de leur guerre d’extermination du genre humain et exigent la mort des mouvements syndicaux afin de continuer à recruter une main d’oeuvre bon marché et s’assurer des superbénéfices sur la sueur des travailleurs guinéens. Mais, pensons-nous, les travailleurs de la Guinée entière se dresseront comme un seul homme contre la volonté des impérialistes américains fauteurs de guerre, contre la volonté des colonialistes français devenus les plats valets des magnats de Wall Street et visant à tuer le mouvement syndical afin de domestiquer les salariés. Les travailleurs guinéens se lèveront contre l’arbitraire qui frappe leur meilleur défenseur et ne laisseront pas partir Sékou Touré.
312. Le gouverneur Roland Pré a été muté à la suite de plaintes déposées à Paris le 25 Janvier 1950 par Fodé Mamadou Touré, Kaba Sinkoun et Amara Soumah, après une enquête demandée par une lettre du 7 janvier 1950 du deputé Yacine Diallo au ministre de la France d’Outre-mer Jean Letourneau ; les manoeuvres politiques et les interventions économiques du sénateur Raphaël Saller (élu deux années auparavant apres qu’il eut réussi à faire éliminer Fodé Mamadou Touré) y ont été pour beaucoup sympathies de même que les sympathiesde Roland Pré pour le parti gaulliste, auquel s’étaient ralliés la plupart des planteurs et beaucoup d’Européens. L’inspection envoyée par Paris à propos de la gestion financière du territoire révèle pour le moins de nombreux problèmes, en particulier à propos de travaux confiés par la colonie à la Société d’Etudes et de Travaux Coloniaux dirigée par M. Pedron, un beau-frère de Fernand Saller. Dans une lettre du 8 mai 1950 au ministre Jean Letourneau, l’un des membre du “clan Pré-Saller” (certains présalaire), Raphel Saller se défend et explique que “le RDA est à l’heure actuelle en pleine déroute en Guinée ; deux de ses principaux chefs ont été condamnés pour escroquerie, les autres quittent le territoire ou sont prêts à le quitter…” Roland Pré n’évoque pas ces problèmes dans le récit qu’il dicte, un quart de siècle plus tard, en octobre-novembre 1975, alors qu’il se trouve en traitement à l’hôpital parisien du Val-de-Grâce, et dont la famille a confié un exemplaire à l’auteur. On trouvera en annexe à ce chapitre les pages consacrées à la Guinée, et sont — à la connaissance de l’auteur — inédites.
313. Siriex était un ancien compagnon de Pleven à la France Libre. Dans ses Souvenirs en vérité publiés en 1993, Siriex raconte notamment (pages 588-89) comment Sékou Touré fit annuler un ordre de grève générale lancé par le syndicat des enseignants de l’AOF à la suite de mutations décidées par le gouverneur à l’encontre du directeur (blanc) d’une école qui avait giflé un instituteur africain, et de l’inspecteur d’académie (européen lui aussi) qui l’avait soutenu ; Sékou, en plein accord avec cette mesure disciplinaire, affirmait ainsi qu’il était désireux, dans certaines circonstances, de collaborer avec l’administration. En revanche, dans cette relation, l’ancien gouverneur fait plusieurs confusions de dates : d’abord, il qualifie Sékou “d’ancien fonctionnaire révoqué des Postes”, alors que c’est lui-même qui le révoqua après que Sékou eût appartenu plus de cinq années déjà au Trésor ; ensuite, il le présente comme “secrétaire générale de l’UGTAN,” alors que ce syndicat ne fut créé qu’en 1957, six annés après les faits racontés, et que Sékou en fut le président et non le secrétaire général ; enfin, il affirme que Sékou vivait “surtout à Paris et à Prague”, ce qui est très excessif pour la première ville et tout à fait inexact pour la seconde ; en 1955, l’inspecteur général Pruvost avait déjà fait justice de cette légende tenace (voir note du chapitre II). Quoi qu’il en soit, le texte en question figure en annexe. Paul-Henri Siriex est décédé en 2003.
314. Dans cette ville, il décore de la Légion d’honneur le Père Flavien Laplagne 1877-1961), arrivé en Guinée en 1903, près d’un demi-siècle plus tôt. En lui remettant sa décoration, François Mitterrand lui dit : “Vous l’avez bien méritée”, et le père lui rétorque: “Oui, au moins aujourd’hui.” Déjà coutumier de retards, le ministre l’avait fait attendre, aligné avec d’autres récipiendaires, pendant plus d’une heure en plein soleil ! (témoignage du Père René Danguy des Déserts, dans un récit sur “Cent ans d’évangélisation au Kissi”, communiqué à l’auteur en 3 mars 2007. Le Père des Déserts, de la Congrégation du Saint Esprit, arrivé en Guinée en 1952, expulsé le 31 mai 1967, retourné en Guinée de 1994 à 2004).
315. Le 9 février 1951 , il préside la cérémonie de démarrage des travaux sur le site du barrage des Grandes Chutes, dans la région de Kindia. Madame Huguette Jeanteur, née Cazal, dont le père, Raoul Cazal, ancien de l’École nationale de la France d’Outre-mer, avait été à plusieurs reprises administrateur de région en Guinée, se souvient d’avoir assisté, alors qu’elle était adolescente, à la résidence officielle de son père à Kindia, à un repas auquel participait François Mitterrand (conversation avec l’auteur, Paris, 31 janvier 2004). Les travaux de cette centrale située sur la rivière Samou seront achevés en 1953, et l’inauguration officielle a lieu le 8 février 1954. Il est improbable que Sékou Touré ait à l’époque figuré sur les listes d’invitation, d’autant qu’il venait d’être révoqué de l’administration. Peut-être en réponse à une interrogation du ministre au cours ou après ce voyage, le gouverneur général définit Sékou, dans une correspondance du 23 février 1951 , comme “un communiste notoire”. Au cours de cette visite, fatigué, François Mitterrand ne reçoit pas une délégation de chefs coutumiers, dont le programme avait prévu qu’ils lui seraient présentés (information donnée par Claude Celibert, fils d’un ancien administrateur, Paris, Il mars 2005).
316. Il faut noter que Paul Béchard envoie le 23 février une correspondance au ministre, où il qualifie Sékou Touré de “communiste notoire”. Peut-être cette lettre répond-elle a une question que lui a posée le ministre pendant ou à l’issue de sa visite en Guinée.
Chapitre 15. — 18 juin 1953 Sékou Touré se marie
Les femmes de Guinée, souvent militantes du PDG qui a très vite multiplié ses sections féminines (la première d’entre elles est créée à Conakry le 6 décembre 1949), sont nombreuses à suivre Sékou, dont le verbe ardent et assuré les subjugue et dont elles admirent la prestance et l’élégance ; Georges Balandier note “son emprise presque amoureuse sur les foules à forte présence féminine. ” 318
Les commerçants libanais et français de Conakry lui fournissent volontiers costumes et cravates chatoyantes, dans l’espoir sans doute de se le concilier à l’avenir ; il a, disent-ils, la “taille mannequin”. D’ailleurs, l’un de ses sobriquets à l’époque est “Monsieur Trois Pièces” (“Monsieur T.P.”, en raison du pantalon, du costume et du gilet) ou encore “Sékou drap” ! Seuls, dit-on, Nabi Youla et Keita Fodéba le surpassent en élégance ; en fait, ils recourent souvent à Paris au même tailleur 319. Il est réputé aussi pour ses chapeaux noirs à bords roulés, à l’anglaise, de style Eden. On le considère comme un dandy et lorsqu’on l’approche en privé, il sent le patchouli et le savon anglais. Mais il commencera à s’habiller plus volontiers en tenue africaine à partir de 1957, et plus systématiquement à partir du début des années 60.
Les femmes sont l’un des points faibles de Sékou, bien que certains témoins 320 affirment que pendant une brève période de sa vie, il ait peut-être failli “virer de bord” ; en fait de jeunes Européens ne pouvaient manquer de s’intéresser à cet élégant et bouillonnant jeune homme dont le pouvoir de séduction s’exerçait “tous azimuts”. C’est l’époque où on le voit beaucoup avec un journaliste français établi à Dakar, Charles-Guy Etcheverry 321 ou encore avec un pharmacien installé à Conakry, futur directeur de laboratoire un certain Girodel. Quelques observateurs — qui ne sont pas tous forcément des adversaires de Sékou — avancent même une explication homosexuelle à propos de la réelle fascination que ce dernier a exercée sur Cornut-Gentille 322. Rien n’est avéré cependant, et l’on peut fort bien penser que ce sont d’authentiques et solides amitiés viriles qui furent alors nouées, à moins qu’il ne s’agisse d’une autre manifestation de l’ambivalence du personnage.
Avec le sexe féminin, en revanche, Sékou n’éprouve aucun complexe ; africaines ou libanaises, françaises ou métisses, jeunes ou moins jeunes, célibataires ou mariées, il ravage les coeurs, brise les ménages, se brouille avec les maris, les amis ou les amants, jusqu’à la bagarre. Il pratique les cinémas comme le Vox, le Rialto ou le Rex, dîne dans les restaurants de l’hôtel du Niger, de l’Avenue-Bar, de la plage Perrone, de la Plantation, du Terras Hotel (au kilomètre 7, anciennement nommé Denis, tenu par Madame Moret), du Rat Palmiste ou de la Brasserie du Port (mais il reste fidèle aussi à de modestes échoppes-restaurants comme celle que tient en ville, près de la 4ème avenue, “Marie-Brochette”, une Guinéenne qui le nourrissait gratuitement aux jours difficiles). Il adore les rythmes syncopés, danse la valse, le boston, le fox-trot, la rumba ou le tango, et fréquente régulièrement les night-clubs comme Paris Biguine, le Palmier, le Cosmopolite, la Pergola à Camayenne-Plage et plus tard la Minière, où se produisent alors quelques uns de ses amis, dont Damantang Camara, Nfamara Keita et plusieurs autres jeunes militants qui ont formé ensemble un petit orchestre-musette appelé “La Parisette” 323.
Ses conquêtes féminines défraient la chronique et alimentent les mille rumeurs de Conakry. On y connaît bien entendu la réelle histoire d’amour qui le lie plus profondément que durablement à Raymonde Jonvaux, la jeune syndicaliste CGT qu’il a rencontrée à Paris 324. Mais on cite également — parfois sur des indices, mais aussi souvent sans aucune preuve :
- l’épouse d’un Libanais borgne, photographe et éditeur de cartes postales, Edmond Abkouk 325
- la métisse Yvonne Guichard
- [ou] la jeune et jolie fille du commandant Salah Diallo, qu’il manquera épouser et qui ne se remettra jamais complètement de la belle histoire d’amour qu’elle a vécue ou imaginée
- Maria Bernadette Diallo, métisse guinéo-brésilienne, étudiante à Paris, la seule à en avoir fait état 326, une sage-femme métisse venue de Bamako
- Aminata Diallo, qui sera aussi pendant huit ans sa fidèle secrétaire 327
- une cousine de Mgr Raymond-Marie Tchidimbo, qu’il aurait volontiers épousée en 1953 sans le veto du futur prélat, alors simple vicaire de la petite paroisse missionnaire catholique Saint-François-Xavier de Faranah 328
- madame Man, une jeune femme d’origine sénégalaise, chargée du courrier personnel de Sékou lorsqu’il devient en 1957 vice-président du Conseil de gouvernement
- Marcelle Ouegnin, surnommée l’“Ivoirienne au grand coeur” par ses amis, productrice à Radio-Dakar, militante de l’Association des femmes du Sénégal, maîtresse attitrée de Sékou Touré 329, qu’elle rejoignit à Conakry après la Loi-cadre pour aider à la mise en place de la jeune radiodiffusion guinéenne 330
- la belle et intelligente Rallou Miloyannis, métisse guinéo-grecque originaire de Dinguiraye 331
- Thérèse, l’épouse de Félix Houphouët-Boigny
- une jeune Suissesse, Annerösli Streit, épouse d’un nommé Schill qui aurait après l’indépendance entraîné des recrues guinéennes
- Maimouna, une jeune Sénégalaise épouse d’un ingénieur, camarade d’études d’Ismaël Touré, que Sékou Touré fit emprisonner parce qu’il avait battu son épouse qu’il soupçonnait — peut-être à tort — d’avoir reçu chez lui le président en son absence, et dont elle eut le courage d’aller demander la libération au Président, qui le fit relacher mais qu’il releva de ses fonctions directoriales et exila dans une lointaine région
- [et] dans les dernières années de sa vie, Fally Kesso Bah, une jeune femme peule, épouse de Thierno Hassan Sow, directeur de cabinet du Premier ministre, elle-même vice-gouverneur de la Banque Centrale de Guinée.
Il va même séduire la femme de l’un de ses principaux adversaires politiques du moment, Framoï Bérété. Agent du CCFA (Comptoir Commercial Franco-Africain), Framoï Bérété fonda naguère avec lui l’Union du Mandé et en sera le président, avant d’occuper des postes de responsabilité au PDG (il en fut l’un des secrétaires à sa fondation), qu’il quittera pour se faire élire Conseiller territorial et devenir président de la commission permanente de l’Assemblée territoriale 332. Fatou, c’est le nom de la jeune femme, va jusqu’à subtiliser à son mari des lettres compromettantes que Sékou peut ensuite brandir en pleine réunion électorale en provoquant la sensation que l’on devine ; il s’en servira également lors d’un procès en diffamation qu’il intente contre Bérété en septembre 1949 pour des articles publiés dans “La Voix de la Guinée” et qu’il gagne, spectaculairement, comme nous l’avons déjà vu 333.
Il y aura ainsi à travers les années de nombreuses et délicates “histoires de femmes” entre Sékou et certains notables africains ou français ; certains lui en tiendront longtemps rigueur comme Jean-Marie Cadoré et Houphouët-Boigny lui-même… 334
Sékou Touré s’était marié une première fois en 1944, vers la fin de la guerre, avec Binetou Touré ; de l’union avec cette jeune Guinéenne, élégante et séduisante mais illettrée, il semble que soit née une fille, Oumou, morte quelques mois après sa naissance ; en tous cas, le divorce fut prononcé le 4 juillet 1947 par le Tribunal de 1er degré de Conakry.
Il s’est remarié le 9 janvier 1948 avec une jeune femme catholique pratiquante d’origine sénégalaise (elle était née à Saint-Louis), Marie N’Daw, qui travaillait avec lui aux PTT 335. Le mariage a lieu à Labé, dans la maison du docteur Traoré 336. Le couple s’installe dans le quartier de Sandervalia, non loin du 8ème boulevard et de l’hôpital Ballay (aujourd’hui hôpital Ignace Deen). Sékou s’y fait construire une belle concession et répond, contre toute évidence, lorsqu’on lui demande comment il avait pu la financer, que l’argent provient de sa famille !
Mais les relations au sein du couple finissent par se dégrader ; Sékou multiplie les aventures amoureuses et son épouse veut lui donner une bonne leçon ; une nuit, Sékou rentre tard et la trouve en compagnie de Sow, un maçon sénégalais qui travaille à l’entreprise Peyrissac ; il décide alors de s’en séparer 337. Leur divorce sera prononcé à la fin de l’année 1952, quelques mois avant son union avec Andrée Kourouma, seul mariage qui figure dans sa biographie officielle.
Marie N’Daw gardera avec elle les deux garçons nés de l’union avec Sékou. Ils vont en classe à la Petite École Française de Conakry, où étudient également les enfants d’autres syndicalistes guinéens, et pas seulement les chrétiens. Un jour, le responsable de l’enseignement de la Guinée française, Chambon, envisage de fermer cet établissement, ou tout au moins de mieux le contrôler ; les parents cherchent un défenseur dynamique ; ainsi Sékou Touré devient-il pour un temps président de l’Association des Parents d’Élèves de la Petite École Française !
Mais, avec les responsabilités, le souci de respectabilité sociale de Sékou s’affirme, d’autant que sa famille fait pression sur lui. Délaissant pour un temps les amours passagères et parce qu’il faut bien s’établir, parce qu’il est tombé très amoureux aussi, il va se marier avec Marie-Andrée Kourouma, originaire de Macenta en Guinée forestière, une métisse sérieuse, intelligente et jolie, fille du docteur Paul-Marie Duplantier et de Kaïssa Kourouma 338.
Andrée (c’est le prénom qu’elle privilégiera) nait en 1934, maais ! son père quitte la Guinée alors qu’elle a deux ans seulement, et elle sera élevée à Kankan dans la famille de son oncle, Sinkoun Kaba. Elle s’y familiarisera avec l’Islam 339, tout en restant fidèle à sa religion catholique d’origine 340. Après son certificat d’études, obtenu à douze ans en 1946, elle suit les cours du Collège des jeunes filles de Conakry (tenu par les Soeurs de Saint-Joseph de Cluny) et en sort avec le Brevet élémentaire, pour devenir alors secrétaire de l’Association des Femmes de l’Union Française.
Chez son oncle Sinkoun Kaba, elle a fait la connaissance de Sékou Touré, lequel vient pendant l’été 1952 faire à Kankan sa demande officielle. Il s’agit plus ou moins d’un mariage arrangé par les deux familles, qui ont d’ailleurs un point commun, puisque le grand-père maternel de la jeune fille a été élevé chez l’almamy Samory Touré.
Le mariage est décidé en dépit de maints obstacles : ainsi l’influente Union des Métis cherchera-t-elle à s’y opposer pour des raisons raciales et ethniques ; Sékou souhaite de son côté soumettre son choix au comité directeur du PDG et adresse parallèlement un courrier aux militants de la CGT 341 ; il aimerait également se marier à la Cathédrale Sainte-Marie de Conakry, mais il n’arrive pas à convaincre Mgr Michel Bernard, archevêque de la capitale, de célébrer cette union 342. Certains de ses amis, tels le Dr. Kanfory Sanoussi, le poussent également à se marier selon le rite musulman.
C’est finalement à la mosquée de Kankan que le mariage religieux est célébré le 18 juin 1953, en l’absence des époux, comme le permet la pratique musulmane : la jeune femme séjourne au sein de sa famille et Sékou est resté à Conakry. L’administrateur français de Kankan ayant refusé d’enregistrer le mariage civil en raison du turbulent militantisme de Sékou, c’est finalement à la mairie de Conakry qu’il sera célébré quelques semaines plus tard 343.
Le couple s’installera dans le quartier de Sandervalia, 7ème boulevard (également appelé boulevard Sanderval), dans la concession d’un ami, François Bandjo, avant de s’établir, en 1956, dans la résidence attribuée au maire de Conakry, près de l’Hôtel de Ville. Un marabout aurait dit un jour à Sékou que son pouvoir ne courrait aucun risque tant qu’il garderait sa “femme blanche” ; mais on connaît aussi son goût mystique pour la symbolique de la couleur blanche. En tous cas, le couple traversera tous les orages de l’indépendance et des années de pouvoir ; avec dignité, douceur et intelligence, celle que l’on appellera “Madame Andrée” ou “La Première Dame” ignorera les fredaines de son présidentiel époux et tentera de tempérer ses humeurs 344, tout en renforçant progressivement les positions de sa propre famille 345.
De cette union 346 naîtra, le 12 mars 1961, un fils, prénommé Mohamed 347.
Mais Sékou Touré avait déjà eu le 12 décembre 1953 une fille Aminata ; Sékou ne l’a pourtant pas reconnue tout de suite — il le fera lorsqu’elle aura huit ans et lui fera donner le nom de sa propre mère. La mère d’Aminata, Marguerite Cole (ou Colle), mourra en décembre 1971 ; chrétienne (protestante anglicane), elle était originaire des îles de Los et avait suivi les cours de l’École Normale de Rufisque. Cette institutrice, également épisodique cheftaine d’une troupe féminine de Scouts, travaille comme secrétaire à l’Assemblée territoriale ; c’est là que Sékou la rencontrera en 1951, avant même qu’il y soit élu ; elle rendra de notables services au leader du PDG, l’informant de quelques manoeuvres manigancées par ses adversaires. Il est rapidement question de mariage, d’autant que la jeune femme est enceinte ; quelques formalités préalables sont accomplies par les familles, mais le père de Marguerite, Temple Cole, exige la conversion du prétendant à la religion anglicane, ce que Sékou refuse catégoriquement, affirmant ne pouvoir renoncer à l’Islam, dont il n’est pourtant pas à l’époque un pratiquant trop régulier. Les fiançailles sont donc rompues en 1953 348. Après quelques années de réticences (“cette naissance est une erreur”, disait-il), Sékou finira par reconnaître Aminata lorsqu’elle eut huit ans et lui vouera jusqu’à la fin une adoration sans faille. Un jour, il racontera l’une de ces paraboles dont il était coutumier et qui pourrait bien avoir été inspirée par le souvenir de cette aventure intime.
“L’enfant appartient plus à sa mère qu’à son père. Jamais une femme ne peut donner naissance à un enfant à son insu. Mais il arrive malheureusement que par violation des règles sociales, un homme ait un enfant à son insu. Cet homme rencontrera un jour le petit enfant dans la rue et lui demandera le prix des cacahouètes. Il ne sait pas que c’est son enfant. Il restera tout à fait indifférent à l’égard de ce jeune être issu de lui à son insu. S’il était vraiment croyant, tout enfant qu’il verrait serait considéré par lui comme le sien propre et s’il en possède les moyens, il lui viendrait en aide. Mais un jour, sa partenaire vient lui faire des confidences : Mon cher ami, excuse-moi, voilà ce qui s’est passé à tel endroit en telle année. Ce petit enfant, c’est le tien ; regarde-le.” Il le regarde, il fait des recherches, tout est rigoureusement fondé. Il prend conscience que c’est son enfant. A partir de ce jour là, il changera d’attitude vis-à-vis du jeune être. Maintenant, l’affection naît. Maintenant, il se considère responsable de l’enfant et il s’occupe de lui.” 349
Aminata épouse le 24 avril 1974 Camara Mamadouba, dit Maxime, l’un des plus prestigieux footballeurs du pays, chef de cabinet du ministre de la coopération. Leur union, célébrée à la mosquée de Coronthie et devant le Pouvoir Révolutionnaire Local du comité Mbalia, donne lieu à une journée fériée, chômée et payée dans tout le pays. Leur fils, né en 1977, sera prénommé Ahmed, comme Sékou lui-même ; celui-ci jouait fréquemment avec lui, l’adorait visiblement et admirait en son petit-fils un caractère et un tempérament déterminés où il se retrouvait 350.
Notes
318. Il est inutile de revenir sur l’importance du vote féminin. Le suffrage universel a été octroyé de droit à tous les adultes des deux sexes par l’article 82 de la Constitution française du 26 octobre 1946. Toutefois, ce principe n’a pu être immédiatement respecté en raison des difficultés d’identification des électeurs (absence d’état-civil, négligence de déclaration en ce qui concerne les filles, etc.). Le titre III de la Loi-cadre du 23 juin 1956 confirme le suffrage universel, et, en Guinée notamment, le vote des femmes est devenu une réalité.
319. Après l’indépendance, au moment où les relations avec la France étaient très tendues, Sékou Touré s’agaçait de voir certains cadres continuer à passer par Paris, non seulement pour y prendre des contacts, mais aussi par exemple pour y acheter des chemises ou s’y faire confectionner des costumes. Il leur lance un jour : “Même si vous devez aller à Oulan Bator, il vous faudra toujours passer par Paris !”
320. La première personne à en avoir ouvertement parlé à l’auteur a été Madame Madeleine Maes, une métisse depuis très longtemps établie en Guinée, propriétaire de l’excellent restaurant “L’Escale de Guinée” à Conakry.
321. Celui-ci, professeur d’espagnol de son état, avait fondé au Sénégal en 1943 le Mouvement Uni de la Résistance (MUR), mouvement anticolonialiste proche du parti communiste, dont fit partie également Gabriel d’Arboussier. Directeur de l’hebdomadaire “Le Réveil” il en fit l’organe du RDA. L’administration coloniale intenta 17 procès contre lui. Bien que plus proche des thèses de RDA que de celles de Senghor, Etcheverry fut néanmoins après l’indépendance le conseiller personnel du président du Sénégal et fonda le service de presse de la Présidence, qu’il quitta lors de sa retraite en 1968.
322. L’ancien président du Conseil du Sénégal Mamadou Dia, interrogé à propos des rumeurs d’homosexualité concernant l’ancien haut-commissaire, répond : “Ce n’était pas un secret, tout Dakar en parlait, le Palais était plein de la rumeur, mais on l’expliquait en disant qu’il était un intellectuel ! Et il s’était entouré d’intellectuels !” ; son épouse précise : “En Afrique, on sent tout de suite ces choses là !” (conversation avec l’auteur, Paris, 23 février 1999). Dans le même esprit, Koumandian Keita, le leader du BAG, affirme que Cornut-Gentille “avait des sentiments pour Sékou” (son témoignage à Valéry Gaillard pour le film “Le Jour où la Guinée a dit non” (déjà cité). Dans son livre La Guinée sans la France (Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1976), Sylvain Soriba Camara emploie pudiquement la formule : “Les rapports entre les deux hommes ont donné lieu à des commentaires divers” (p. 34). Enfin, l’ancien haut-commissaire Pierre Messmer confirme à demi-mot ces rumeurs concernant son prédécesseur, ajoutant que son surnom était “Coco-Bel oeil” (conversation avec l’auteur, Chantilly, 13 juin 2004 ). Il n’est jusqu’au mouchoir blanc qui ne le quittait guère et qu’il agitait fréquemment en conduisant ou en saluant les foules, qui n’ait été — abusivement de l’avis de l’auteur — interprété de manière équivoque.
323. Damantang Camara jouait de l’accordéon, Mory Camara de la guitare et Nfamara Keita du banjo, ce dernier en alternance avec Momo Wandel Soumah [de l’orchestre Keletigui et ses Tambourinis], contrôleur des PTT, également saxophoniste. Sékou Touré lui-même ne jouait d’aucun instrument de musique (à l’époque, apprendre un instrument était réservé à la caste des griots), et chantait mal et très peu : son répertoire consistait essentiellement en chansons enfantines françaises, apprises à l’école. Un article de Gérard Arnaud paru le 13 mars 2007 sur le site Internet www.africultures.com affirme que Sékou jouait de l’accordéon et de la guitare ; l’auteur n’a jamais recueilli aucun témoignage en ce sens.
324. Le directeur de la sûreté de Guinée, Espitalier, affirme même dans son rapport officiel hebdomadaire du 21 avril 1952 que Sékou doit se rendre le 9 mai suivant à Paris afin d’y épouser “prochainement” Raymonde Jonvaux. Pourtant, depuis plusieurs années déjà, Sékou a fait savoir à Raymonde Jonvaux, qui en restera très malheureuse mais se montrera compréhensive, qu’ils ne devaient pas se marier, d’abord en raison de l’opposition de ses proches, ensuite par suite de la difficulté d’expliquer cette union aux cadres et aux militants du PDG et enfin, “parce qu’en nous mariant”, “en renonçant donc à notre essence, nous n’éprouverons aucune joie à vivre parce qu’il nous manquera l’orgueil d etre restés ce que nous sommes”, lui avait-il écrit le 4 décembre 1948, démontrant lors de cette rupture habilement déguisée son art du sophisme dialectique. Sékou évoquera cette liaison dans une conversation avec le président Senghor lors de son voyage officiel au Sénégal en mai 1963. Il aurait affirmé qu’avant d’être élu député, il avait demandé en mariage la fille d’un responsable communiste français qui aurait refusé ; cette conversation, selon Senghor, s’inscrivait dans un contexte de critique par le leader guinéen du “racisme” des russes (télégramme n° 887-890 adressé le 17 mai 1963 à Paris par Lucien Paye, ambassadeur de France au Senegal. Dossier GU-5-2 dans les archives du Quai d’Orsay AL Afrique-Levant sous-série Guinée Politique intérieure).
325. En dehors de son atelier photo, Edmond Habkouk faisait également commerce d’articles de Paris, de bimbeloterie, de parfumerie et de timbres-poste.
326. Jeune Afrique Magazine, août 1986, interview recueillie par Francis Kpatindé.
327. Elle était la soeur d’Ibrahima Diallo, avocat, devenu inspecteur du travail lorsque après l’indépendance, certaines professions juridiques furent supprimées, et qui fut condamné à mort à l’occasion du “complot pro-français d’avril 1960”. Elle partira par la suite travailler à Addis Abéba. Elle avait la particularité de si bien connaître la pensée et le vocabulaire de Sékou Touré qu’elle pouvait terminer ses phrases après qu’il en ait dicté simplement les premiers mots.
328. Voir chapitre 52
329. Puis de son beau-frère Moussa Diakité, lorsque Sékou la délaissera peu à peu.
330. A cette époque, une jeune française, Annie Bonnet-Gonnet, est également speakerine à Radio Conakry. A la demande de Sékou Touré et de Keita Fodéba,Alassane Diop, chef de la chaîne régionale de Radio Dakar, se rend également à Conakry à la même époque pour y aider à la mise en place d’une station de radiodiffusion qui soit à la disposition du Conseil de gouvernement et du PDG. Après l’indépendance de la Guinée, bien que ressortissant sénégalais, il fera une brillante carrière ministérielle (Information, Postes et Télécommunications, Transports, etc.) jusqu’à son arrestation le 18 juin 1971. Libéré du Camp Boiro le 25 janvier 1980, il est retourné vivre à Dakar, mais est revenu régulièrement à Conakry, jusqu’à son décès à Dakar, le 15 juin 2003.
331. Nous la retrouverons à propos des relations entre Sékou Touré et Houphouët -Boigny. Voir notamment l’annexe au chapitre 46.
332. Après l’indépendance, en juillet 1959, Framoï Bérété sera nommé directeur du Comptoir guinéen du commerce extérieur (CGCE).
333. Voir chapitre 7
334. Sékou Touré, alors député français, et Thérèse Houphouët-Boigny auraient eu une brève mais intense liaison en 1956-57. Cette histoire se serait passée à Paris, où l’épouse d’Houphouët séjournait régulièrement avec son mari (rappelons que ce dernier était alors ministre du gouvernement français), tout en se rendant fréquemment en Tunisie où elle aurait entretenu d’autres liens (témoignage à l’auteur de Bruno Daoudal, à l’époque secrétaire du groupe parlementaire RDA, Paris, 14 janvier 2003 ). Édouard Bonnefous, ancien ministre et chancelier honoraire de l’Institut, complète cette histoire : alors qu’il était ministre des PTT dans le cabinet dirigé par Edgar Faure en 1955-56, ce dernier lui demanda soudain de faire l’intérim d’Houphouët-Boigny au ministère de la Santé publique, sans vouloir lui en donner les raisons. Bonnefous accepta, mais trouva que l’absence d’Houphouët était bien longue et lui donnait beaucoup de travail supplémentaire. Houphouët réapparut au bout d’un mois. Bonnefous apprit alors qu’il avait décidé de ne pas mettre les pieds à son bureau tant que sa femme — qui était partie à Venise avec un Italien — ne serait pas revenue au foyer ! (entretien d’Edouard Bonnefous avec l’auteur, Paris, 17 novembre 2004).
335. Selon certaines sources, elle aurait également travaillé ultérieurement à l’hôpital Ballay.
336. Conversation de Ahmadou Tidiane Traoré, fils du docteur Traoré, avec l’auteur, Paris, 22 juin 2002.
337. Il affirme dans une lettre écrite à Raymonde Jonvaux le 14 avril 1949 qu’il ne désire plus que “le divorce, auquel je tends par tous les moyens.” Il est vrai qu’à cette date, il est très amoureux de sa correspondante et nous avons vu qu’il songe à se marier avec elle ; la description de ses relations tendues avec sa femme guinéenne vise peut-être à faire patienter la jeune Française.
338. Agée de 16 ans à peine, Kaissa Kourouma a été mariée en premières noces à ce médecin du Service de santé colonial français, affecté à Macenta au début des années 30. Lors d’une fête nationale du 14 Juillet, Duplantier avait été séduit par cette jeune Guinéenne, qu’il avait ensuite demandée en mariage à sa famille. Très opposée à une telle union avec un blanc, celle-ci tenta de présenter une autre jeune fille au docteur, mais celui-ci étant fermement décidé, Fatouma Kourouma, la mère de Kaissa, s’enfuit avec celle-ci dans un village voisin. Menacé d’emprisonnement, l’oncle paternel de Kaissa, qui avait sa garde depuis le décès de son père, les obligea à revenir à Macenta, où le mariage eut finalement lieu. Le couple vivait dans le camp militaire de Macenta. Andrée est née en 1934, et a très probablement été reconnue par son père, encore que certains le contestent ; ainsi que c’était la coutume à l’époque pour la plupart des métis issus de “mariages coloniaux”, elle porta le nom de famille de sa mère, Kourouma. Au terme de son affectation en Guinée, en 1936, le Dr Duplantier confia l’éducation de sa toute petite fille à sa marraine Louise Rouvin, ainsi qu’à l’un de ses associés du nom de Thierno Madjou Bah, qui épousera alors Kaissa; de ce mariage naît Aissatou, dite Astouba, qui épousera le futur ministre Nfaly Sangaré. Après le décès de son second mari, Kaissa se marie en troisièmes noces avec Ibrahima Sory Keita, dont elle aura six enfants, dont Fatoumata, qui épousera le futur ministre Moussa Diakité. Le fils d’une précédente union d’Ibrahima Sory Keita est Seydou Keita, futur ambassadeur à Paris. Le Dr Duplantier aurait perdu la vie pendant la deuxième guerre mondiale. Louise Rouvin est restée très proche de sa filleule Andrée. Elles se sont revues pour la dernière fois en 1982, lors de la visite officielle de Sékou Touré en France. Louise Rouvin est décédée en France en 1985 sans avoir eu le soulagement de voir sa filleule libérée de le prison de Kindia. La mère de Madame Andrée résidait régulièrement à Conakry, où elle logeait dans la partie familiale du Palais présidentiel, mais elle ne participait pas à la vie officielle du couple présidentiel et préférait se retirer fréquemment à Macenta. Agée de plus de 80 ans, Kaïssa Kourouma est décédée en septembre 1997 à Dakar, où elle avait été transportée depuis la Guinée pour y subir des soins. Son corps sera rapatrié peu après à Macenta, où eurent lieu des obsèques familiales. Le président guinéen Lansana Conté, qui avait publié un communiqué officiel annonçant le décès, recevra Madame Andrée en audience. En 2002, Madame Andrée viendra s’installer dans l’ancienne villa Syli de Koléah (celle-là même qu’avait occupée Nkrumah pendant son exil), les biens familiaux lui seront restitués, cependant que les autorités procèdent à une véritable réhabilitation de Sékou Touré, à qui une retraite d’ancien chef d’État est même allouée, dont la réversion bénéficie à sa veuve.
339. Elle deviendra d’ailleurs Hadja après un pèlerinage à La Mecque en 1982. Elle fera en tout cinq pèlerinages aux Lieux Saints, notamment en 1990 et en 1998. A chaque fois, les rumeurs prétendront qu’elle allait prier sur la tombe de son époux (voir chapitre 89).
340. C’est son père qui la fera baptiser à Macenta peu après sa naissance, et c’est sans doute à Kankan qu’elle fera sa première communion (conversation avec Madame Andrée Touré, Dakar, 14 octobre 1998). Madame Andrée infirme ainsi le témoignage du père Chaverot, selon lequel, après avoir commencé ses études à l’école primaire de Kankan, elle les aurait poursuivies à l’Orphelinat catholique des métisses installé à Mamou ; le Père Le Douarin, curé de Mamou, lui aurait enseigné le catéchisme et l’aurait baptisée (entretien de l’auteur avec le père Michel Chaverot, 2 septembre 1998). Ensuite, elle poursuivra sa scolarité à Conakry.
341. Une lettre-circulaire est adressée par lui le 14 juin 1953 aux dirigeants syndicaux et aux dépositaires du journal L’Ouvrier pour annoncer son mariage ; mais il conclut “avec l’ardent désir de vous revoir bientôt pour qu’ensemble, solidement unis dans les rangs de l’Union des Syndicats Confédérés CGT de Guinée, nous poursuivions avec toujours plus de courage notre lutte pour l’accroissement progressif des droits des travailleurs et la sauvegarde de leurs intérêts et de leurs libertés.”
342. Le père Michel Chaverot se souvient que Sékou est venu le voir “en moto” pour lui demander d’intercéder auprès de l’Archevêque en faveur d’une dispense qui permettrait cette cérémonie religieuse, à laquelle semblait tenir la fiancée. Le père Chaverot lui répondit qu’il y avait peu de chance que Mgr Bernard lui accordât une telle dispense, sachant que Sékou ne feratt pas élever ses enfants dans la religion catholique, mais il lui conseilla néanmoins de plaider sa cause (entretien de l’auteur avec le père Chaverot, 2 septembre 1998). Mgr Michel Bernard, de la Congrégation du Saint-Esprit, fut vicaire apostolique de Conakry de 1950 à 1954. Le premier archevêque en titre fut Mgr Raymond-Marie Tchidimbo, nommé en 1962.
343. Sur une photo prise au moment du mariage civil, on voit Sékou Touré vêtu d’un smoking, sa femme Andrée dans une élégante robe de dentelle décolletée aux côtés de la soeur de Sékou, Nounkoumba, de son mari Saïkou [Sékou] Chérif, et d’un ami, Lansana Sanokho, un syndicaliste cheminot malien.
344. Bien que Sékou montre en général beaucoup de courtoisie vis-à-vis des femmes, y compris de la sienne, il lui arrive de se montrer plus brutal ou discourtois. On a beaucoup parlé (mais sans témoins directs) de coups portés par Sékou lorsque Madame Andrée lui aurait un jour trop franchement “dit ses quatre vérités” à propos de sa politique, ce qu’elle se gardait en général de faire, défendant au contraire avec détermination l’action (et maintenant la mémoire) de son époux. Un témoignage cependant : celui de Philippe de Seynes, ancien chef de cabinet de Pierre Mendès-France, pendant de longues années secrétaire général adjoint des Nations unies chargé des affaires économiques et sociales, qui s’est rendu à plusieurs reprises en Guinée. “Le président me reçut seul dans son bureau… Il me tint un de ses discours cohérents et forts, sans interruption, d’une durée approximative de vingt minutes, qui était alors l’une des marques de fabrique des dirigeants communistes. Le but à peine voilé de ce discours était de m’imprégner d’un message pour Maurice Couve de Murville (alors Premier ministre français)… en vue d’une reprise honorable des relations. Le jour suivant, il y eut une grande soirée. Je me suis trouvé assis entre Sékou et Nkrumah alors en exil à Konakry. L’épouse du président était arrivée avec quelque retard et lorsqu’elle rejoignit notre groupe, je me levai naturellement pour la saluer. Le président saisit alors le bas de ma veste et me fit rasseoir. Il m’expliqua que ce genre de courtoisie n’était pas de mise dans son régime. Il avait en effet développé une politique systématique à l’égard des femmes. “L’homme ne sera jamais émancipé s’il ne se libère pas de la femme.” (lettre de Philippe de Seynes à l’auteur, 12 juillet 1988 ; Philippe de Seynes est décédé en 2003). L’auteur a été témoin de maints autres épisodes où Sékou s’est montré au contraire très courtois vis-à-vis des femmes ; ainsi, vis-àvis de la mère de l’auteur, qui était venue passer quelques semaines en Guinée en 1978.
345. Sa mère a en fait élever Andrée Kourouma dans la famille de Keita, son troisième mari, avec les six enfants nés de cette union. Il faut mentionner aussi la marraine de Madame Andrée, Louise Rouvin, une Française, amie du docteur Duplantier, dont le mari avait travaillé dans les Eaux et Forêts — on lui doit notamment la pinède de Dalaba.
[Erratum. Les plantations de pins et de sapins de Dalaba faisaient partie duJardin Chevalier, du nom de leur créateur, l’agronome Auguste Chevalier(1873-1956), qui introduisit aussi le café au Fuuta-Jalon entre 1920 et 1930. Les Editions ORSTOM ont publié en 1996 une étude intitulée Auguste Chevalier, savant colonial. Entre science et Empire, entre botanique et agronomie — T.S. Bah]
[Il] avait ensuite installé une scierie en Guinée forestière ; Louise Rouvin joua un grand rôle dans l’éducation de la jeune fille ; sa marraine retourna en France au moment du mariage d’Andrée, mais celle-ci lui rendit visite lors d’un voyage qu’elle fit discrètement en France dans les années 60 (sans être accompagnée de Sékou Touré lui-même, bien entendu) et la revit encore, très âgée, lors de la visite officielle de Sékou en France en 1982. Louise Rouvin mourut en 1985.
346. Plusieurs rumeurs contradictoires couraient à Conakry, évidemment lancées par des adversaires : le couple aurait eu un premier fils avant même le mariage ; Madame Andrée aurait fait plusieurs fausses couches ; elle aurait choisi d’accoucher dans sa famille à Kankan, où elle s’était rendue une semaine avant la naissance, car Sékou n’en serait pas le père… Il faut évidemment ignorer ces ragots malveillants. Ce qui est certain en revanche, c’est que la présidente a consulté à plusieurs reprises des gynécologues réputés (ainsi en décembre 1959 à Prague et à Moscou) ; ceux-ci lui auraient affirmé que sa stérilité ne lui était pas imputable. Diagnostic à rapprocher de affirmation selon laquelle que Sékou avait contracté la syphilis (voir chapitre 6). Peu après la naissance de Mohamed, le couple adopte une petite fille, Mariam, chez laquelle Madame Andrée réside régulièrement lorsqu’elle se trouve à Dakar.
347. Mohamed Touré a épousé Denise Cros, une fille de Marcel Cros, qui fut plusieurs fois ministre après avoir été directeur général de la CBG (Compagnie des Bauxites de Guinée). Etabli à Dallas (États-Unis) comme homme d’affaires, Mohamed Touré a cinq enfants. Marcel Cros est décédé en 2002.
348. Marguerite Colle travaillera ultérieurement à l’Institut national de recherches et de documentation de Guinée (INRDG), section de l’Institut Français d’Afrique Noire (IF AN) où elle est enregistrée sous le nom de Ninie Gaye, née Margueritte (sic ?) Colle (information donnée par Mamadou Traoré Ray Autra, directeur de l’INRDG, dans un article sur l’histoire de l’Institut, paru dans Recherches Africaines, numéros 1,2 ,3 et 4 de 1964 ; information confirmée par le professeur Jean Suret-Canale). Elle décédera en décembre 1971 (en 1973 selon d’autres sources).
349. Sékou Touré répond aux voeux de la communauté chrétienne de Guinée, le 16 mai 1982.
350. Aminata Touré Camara a dirigé la publication Courrier Africain, magazine paraissant à Casablanca. Bien des années après la disparition du leader guinéen, François Mitterrand ordonnera que le jeune Ahmed soit inscrit au Lycée militaire d’Autun, comme le souhaitait sa mère (conversation avec Paulette Decraene, ancienne secrétaire personnelle de François Mitterrand, Dakar, 11 février 1998). Ahmed Camara a suivi la scolarité de ce Lycée militaire de 1994 à 1997 et y a obtenu son baccalauréat. Il a poursuivi ses études en Suisse.
Chapitre 16. — 2 août 1953
Sékou Touré est élu Conseiller territorial de Beyla
Aux élections à l’Assemblée territoriale 361 tenues le 30 mars 1952, le PDG présente plusieurs candidats au 2ème collège : à Conakry,Amara Soumah, déjà élu une première fois en 1946 et secrétaire général du Parti depuis la mutation de Madeira Keita ; à NzérékoréSékou Touré ; à Kankan Moussa Diakité ; à [Macenta] Beyla, un instituteur, Camara Kaman, le seul élu RDA des élections de 1946-47. Le premier est brillamment élu dans la capitale contre Louis David Soumah (6.106 voix contre 334), mais démissionne dix jours plus tard du PDG, ce qui, après le bref intermède d’un ouvrier cheminot, Fodé Traoré dit Kotigui, permettra à Sékou Touré d’être choisi encore en juillet de cette année-là comme secrétaire général du PDG.
[Erratum — Sékou Touré ne devint secrétaire général qu’en 1951. Il occupa des fonctions secondaires auparavant, de 1947 à 1951. Voir la composition du premier et du deuxième comité directeur du Parti. — Tierno S. Bah]
Camara Kaman est également élu, mais mourra peu après ; en revanche, Sékou Touré est battu en Guinée forestière, remportant4.852 voix, alors que son adversaire Koly Kourouma, chef de canton, candidat de l’Union forestière, en obtient 5.725 352. Gnan Félix Mathos reste finalement le seul élu RDA de ce scrutin.
De nouveau, on parle de truquages. Le 2 avril, Sékou Touré rend visite à la mission catholique et demande l’aide du nouvel élu du 1er collège, le père François de la Martinière, “pour faire casser les élections du 2ème collège, vu les trop nombreuses irrégularités et la mauvaise foi de l’administration.” 353.
Mais Sékou fait preuve d’optimisme : “Quoi qu’il en soit, le peuple est de coeur avec le RDA”, déclare-t-il lors d’une réunion publique à Kankan le 3 avril. La veille, le comité directeur du PDG a décidé de “protester avec la dernière énergie contre les trucages électoraux et contre le gouverneur Siriex qui cherche à briser la volonté des démocrates” et de “passer à l’action” le 1er mai prochain.
De son côté, l’administration fait la même analyse. Le directeur de la sûreté Espitalier écrit : “Soyons sans crainte, le RDA ne va pas tarder à remonter en flèche parmi les masses guinéennes” 354. Il a même été jusqu’à proposer au gouverneur Paul-Henri Siriex l’élimination physique des dirigeants du parti ; il faut “les abattre comme savent le faire les gens de la NKVD ou de la MDV : d’une balle dans la nuque ; c’est résoudre la question, du moins pour un certain temps. Je suis orfèvre en la matière et sais ce que parler veut dire” 355. Le gouverneur a fort heureusement écarté cette stupéfiante proposition.
Du 9 au 17 avril 1953, c’est une longue visite en Guinée de Louis Jacquinot, ministre de la France d’Outre-mer du gouvernement René Mayer (il occupe ce poste depuis août 1951 dans le gouvernement René Pleven, le conserve au début de l’année suivante dans le gouvernement Edgar Faure, le perd ensuite au profit de Pierre Pflimlin alors qu’Antoine Pinay est président du conseil, mais le retrouve début 1953 grâce à René Mayer, et le gardera dans le gouvernement de Joseph Laniel jusqu’à la nomination en juin 1954 de Robert Buron dans le gouvernement dirigé par Pierre Mendès-France).
Le ministre inaugure à Conakry la nouvelle Chambre d’agriculture. Il visite l’usine de bauxite de Kassa, alors l’une des plus modernes du monde, ainsi que les installations de la Compagnie minière. Il exprime le 11 avril, devant l’Assemblée territoriale, sa satisfaction de l’essor minier de la Guinée et souligne la nécessité de voir “les produits des mines transformés sur place le plus rapidement possible pour le plus grand bien du territoire”.
Cependant, précise Louis Jacquinot, l’amélioration de la production agricole reste tout aussi nécessaire. Le ministre met également l’accent sur la maturité politique de la Guinée et déclare notamment :
“Un demi-siècle de labeur, fondé sur une compréhension mutuelle et un profond respect de la personne humaine, a réalisé cette étonnante révolution pacifique qui a transformé les “Rivières du Sud” en ce magnifique territoire de la Guinée. Vous en êtes le plus valable témoignage. Votre Assemblée est la représentation librement choisie de la population guinéenne dont chaque année voit croître le nombre des citoyens majeurs. A tous, cependant, la République française a déjà conféré le droit de citoyenneté. Et cela sans restriction, ne voulant pas qu’un statut civil différent, des moeurs et des coutumes particulières, soient encore un obstacle à cette accession à la plénitude des droits de cité, à la totalité des libertés que garantit notre Constitution. Toutes les fonctions de la République, des plus modestes au plus hautes, sont ouvertes aux citoyens de la Guinée comme à ceux de la Métropole… Le statut de votre territoire reconnaît à votre Assemblée des pouvoirs exceptionnellement étendus, une liberté de décider des affaires locales qu’un Conseil général d’un département métropolitain ne connaît pas — permettez au président de Conseil général de la Meuse que je suis, de vous en donner l’assurance… Ces pouvoirs, le gouvernement est prêt à demander au Parlement de les mieux ajuster aux besoins propres des territoires, de les compléter, comme il se propose de réviser simultanément l’organisation administrative locale, fédérale et centrale. Pas d’allégement ni d’accélération de la vie administrative sans réforme de l’appareil central et fédéral. Pas d’accomplissement de la formation civique à l’échelon de base sans développement et organisation de la vie communale. Pas de progrès enfin, qui n’envisage les transitions, et ainsi le statut des chefs coutumiers sera-t-il prochainement et loyalement établi… Ainsi, une sage évolution des coutumes ancestrales, une prudente introduction des institutions nouvelles, doteront la Guinée de ses cadres politiques et administratifs et, du même coup, elle poursuivra avec tout le dynamisme dont elle fait preuve aujourd’hui, l’essor économique sans lequel sa promotion politique serait vaine.” 356
Ensuite, Louis Jacquinot ouvre le 13 avril, à Dalaba, la réunion du Comité de défense de l’Afrique centrale, qui rassemble les hauts fonctionnaires civils et militaires de l’Afrique noire française. Puis il se rend en Haute Guinée, où il visite le secteur coopératif agricole de Niene et les placers d’orpaillage de Siguiri.
Pour Sékou Touré, qui a suivi cette visite avec attention et qui a entendu le ministre célébrer l’intérêt de l’Assemblée territoriale, la volonté d’entrer formellement en politique n’a pas été entamée par sa défaite de 1952. La tentative suivante, lors d’une élection partielle tenue le 2 août 1953 à Beyla à la suite du décès survenu le 11 mai 1953 du conseiller territorial Paul Tétau 357, sera la bonne. Située à la limite de la Guinée forestière et donc éloignée des bases traditionnelles du Parti, la circonscription de Beyla est un test : Sékou y remporte sa première élection. Il s’en faut de peu cependant, car il obtient 729 voix contre 703 et 198 respectivement à ses adversaires, l’infirmier Camara Dougoutigui, soutenu par l’administration et les chefs de canton, et le député Mamba Sano 358. C’est dans la petite localité de Foumbadougou qu’il recueille le plus de voix, ce qui fait pencher la balance en sa faveur à la dernière minute.
Certains prétendront que le nouveau conseiller territorial (ou conseiller général comme on le dit de plus en plus) doit l’idée et le siège à son nouvel ami, Bernard Cornut-Gentille, dit “BCG”, haut-commissaire à Dakar depuisquelques mois 359.
De son côté, depuis la Côte-d’Ivoire proche de la Guinée forestière, Houphouët-Boigny a envoyé pour aider à la campagne de Sékou un véhicule et quatre militants chevronnés. Les marges des résultats sont si étroites qu’il faudra plusieurs mois avant que l’élection soit validée. Mais dès le soir du scrutin, l’enthousiasme des partisans de Sékou déferle sur toute la Guinée, et comme le notent certains observateurs, “après Beyla, le PDG prend d’assaut le pays”.
Les militants en liesse amènent Sékou près d’une grosse pierre fichée dans la terre en pleine bourgade, et lui font jurer solennellement qu’il respectera sa promesse de toujours s’occuper du sort du peuple guinéen ; sinon, selon les traditions locales, il n’arrivera jamais à rien dans sa vie 360.
C’est donc le 3 décembre 1953 au matin que Sékou Touré fait sa première apparition officielle à l’Assemblée Territoriale de la Guinée Française, qui tient à Conakry sa session budgétaire, en présence du gouverneur Parisot, du secrétaire général Léglise et du chef adjoint de cabinet Macé. Le président habituel de l’Assemblée, Éric Allégret, par ailleurs président de la Fédération bananière et fruitière 361, a été depuis quelque temps remplacé provisoirement, pour cause de maladie, par Louis Delmas. C’est ce dernier qui, en termes ambigus, accueille Sékou Touré, après avoir fait l’éloge des deux disparus, Paul Tétau — que Sékou a remplacé — et le sénateur Marcou, ancien président de l’Assemblée :
“Je me dois d’adresser des félicitations et des souhaits de bienvenue à Monsieur Sékou Touré, élu Conseiller à notre Assemblée par le Cercle de Beyla. M. Sékou Touré était déjà connu de notre Assemblée, son dynamisme et son activité syndicale ne se cantonnant d’ailleurs pas en Guinée mais débordant dans toute l’AOF. Je suis sûr que nos travaux ne pourront que bénéficier de ses connaissances et qu’il apportera son activité pour nous aider à résoudre les problèmes qui se posent à nous et qui sont parfois différents et quelque peu dissemblables de ceux pour lesquels il s’était dévoué jusqu’ici. Qu’il sache que l’Assemblée territoriale tout entière se préoccupe comme lui du sort des travailleurs, qui ne saurait cependant être dissocié du développement et de l’équilibre économique du Territoire.” 362
Au cours de la séance de l’après-midi, où Éric Allégret retrouve ses fonctions de président, Sékou Touré intervient une fois avant la suspension, pour demander s’il remplacera Paul Tétau dans les commissions dont ce dernier était membre. A l’unanimité et sur proposition du président, l’Assemblée décide en effet que Sékou deviendra membre de la commission des transports et des travaux publics.
Dès la séance suivante, le 7 décembre, Sékou Touré intervient dans le débat sur le réajustement des tarifs d’hospitalisation de l’hôpital Ballay de Conakry, en proposant que des mesures spéciales soient prises pour que la catégorie des “indigents” — permettant à ceux-ci d’être soignés même sans couverture de sécurité sociale ou sans prise en charge par l’employeur (pour les maladies professionnelles) — soit automatiquement étendue à ceux qui gagnent moins de 50% du salaire minimal en vigueur en Guinée (au lieu de 25% jusque-là), et aussi aux malades, aux infirmes, aux femmes en couches, sans que ceux-ci soient obligés d’attendre la délivrance par l’administration d’un certificat d’indigence qui n’était donné qu’à l’issue d’une enquête de police. Mais l’amendement qu’il a préparé est renvoyé en commission.
La deuxième partie de cette même séance est consacrée à la taxe sur les alcools (instituée pour la Guinée en 1951), que certains souhaitaient éliminer ou diminuer mais dont les commissions de l’Assemblée proposent le maintien, ainsi que l’augmentation du taux des licences, leur extension au vin et à la bière, et enfin une réglementation stricte des débits de boisson et de la circulation du vin et de la bière. Certains élus affirment que ces augmentations de taxes sont avant tout motivées par le besoin de disposer de recettes fiscales plus importantes, et pas du tout par la volonté de lutter contre l’alcoolisme ; en effet, lorsque les taxes — et donc les prix — augmentent, l’importation frauduleuse d’alcools (il s’agit surtout de whisky, de cognac, d’anis et de bière) devient massive, et l’on aboutit au résultat inverse de celui que l’on veut atteindre : l’alcoolisme (chez les Européens comme chez les Africains) ne diminue pas, mais les recettes fiscales oui.
Sékou Touré intervient dans le débat en faveur de l’augmentation de la taxe. Il commence d’ailleurs son intervention en constatant que le prix du paquet de Gauloises est en France de 90 francs, alors qu’il n’est que de 35 francs à Conakry ; la raison en est, selon lui, que les taxes sont plus élevées en France. Si l’on veut lutter efficacement contre l’alcoolisme et l’usage du tabac 363 qui progressent dans les milieux africains, il faut augmenter les taxes locales.
“Dans toutes les villes, dans tous les centres du Territoire, dans les plus petits villages de brousse, les plus petites boutiques, vous ne trouverez peut-être pas un couteau, pas une chemise, mais vous trouverez toutes les quantités d’alcool que vous désirez. J’habite près d’un débit de boissons et mes collègues pourraient se rendre compte en passant que plus de 10.000 bouteilles de vin par semaine sont consommées par les habitants du quartier… Actuellement, si le vin est considéré comme une boisson de table par nos frères métropolitains, l’Africain, lui, le boit par goût et jusqu’à six litres par jour.”
Finalement, l’Assemblée territoriale vote en faveur du maintien de la taxe sur les alcools (38 voix contre 1), pour l’augmentation du prix des licences (unanimité), pour la réglementation de la circulation du vin et de la bière (unanimité) et pour l’extension de la taxe sur les alcools au vin et à la bière (32 voix pour, 6 contre et l’abstention).
Le 11 décembre, Sékou Touré intervient à propos du statut des gradés et gardes des cercles administratifs et de la création d’un service public de transports en commun ; le 16 décembre à propos du projet de création d’un service social, puis de nouveau à propos des tarifs d’hospitalisation del’hôpital Ballay.
Mais ce jour là, il se consacre surtout au retard — qui n’est discuté par personne 364 — de la Guinée en matière d’enseignement, et son intervention est applaudie par ses collègues lorsqu’il demande l’ouverture de l’école normale de Kindia pour novembre 1955, la mise en fonctionnement de plusieurs cours normaux, ainsi que la création d’un lycée. Il fait aussi allusion au collège de jeunes filles de Conakry, dont le rendement scolaire est médiocre, et demande que l’Assemblée soit représentée au sein de son conseil d’administration 365. Il a manifestement pris goût à la discussion de type parlementaire à laquelle il participe depuis une semaine à peine, et ne se laisse pas démonter par les objections et interruptions de la présidence.
— “C’est hors du sujet, monsieur Sékou Touré, nous avons dit que le débat était clos.”
— “Ce n’est pas hors du sujet, monsieur le Président, je n’ai que quelques mots à dire pour éclairer l’assemblée.” Un peu plus tard, il réplique :
— “C’est pourquoi je maintiens mon voeu.”
Et quand l’inspecteur d’Académie Monnier, “un peu affolé” (sic) par l’ampleur du débat, va “donner un petit cours sur l’art et la manière dont fonctionne l’enseignement dans ce Territoire.” Sékou répond à l’inspecteur :
— “Je m’excuse, mais c’est l’organisation du service qui laisse à désirer.” A la fin, Sékou Touré dépose encore un voeu tendant à exempter les instituteurs de service militaire ; il sera examiné ultérieurement.
Le 21 décembre, l’Assemblée se réunit de nouveau. Elle examine tout d’abord l’emploi de la main d’oeuvre pénale : “Tout en étant d’accord sur l’emploi qui doit être fait de la main d’oeuvre pénale, je crains que comme par le passé, on ne s’en serve pour créer quelques abus… Dans les Cercles paralysés par le manque de crédits devant servir à payer une main d’oeuvre régulière, on a arrêté pour vagabondage ou tout autre motif des hommes adultes qu’on envoyait travailler comme prisonniers… Il est regrettable qu’ici où nous avons des entreprises sur pied qui peuvent exécuter les travaux de l’Administration, nous donnions à l’Administration un moyen de se passer de ces entreprises ou de l’obligation de recruter une main d’oeuvre normale pour faire exécuter ces travaux par les prisonniers.” 366
La discussion en vient ensuite au problème du riz (Sékou Touré se prononce pour l’instauration d’un prix minimum tant à l’achat qu’à la revente, pour ne pas léser les paysans, car il n’oublie pas qu’il est l’élu d’une région rizicole), puis à celui de l’exode rural (Sékou demande que soit organisée une session spécialement consacrée à cette question).
La séance du 23 décembre lui permet d’intervenir à propos de la taxe locale sur le chiffre d’affaires pour l’exportation des bananes, agrumes et ananas, puis sur l’aval du Territoire à un prêt de la Caisse centrale de France d’Outre-mer à la Société immobilière de Guinée pour réaliser cinquante logements pour des fonctionnaires africains (il parle à plusieurs reprises pour demander une vraie politique du logement des fonctionnaires africains, et aussi pour dénoncer un certain favoritisme qui consiste à attribuer des logements à des célibataires alors que des agents mariés en attendent aussi).
Le débat concerne ensuite la “réorganisation complète du service de l’information” du Territoire, et Sékou Touré décoche ses flèches en direction de “La Guinée Francaise”, la publication officielle de l’administration, qui paraît trois fois par semaine, et dont il affirme que “les lecteurs l’achètent uniquement pour savoir le titre des films qui seront projetés au cinéma…
Pendant 70 jours qu’ont duré les grèves en Guinée, ce journal n’a pas publié une seule colonne d’article sur ce sujet, alors qu’en France et dans tous les autres Territoires, la question était suivie de près… Dans ces conditions, “La Guinée Francaise” n’apparaît plus comme une nécessité publique, comme étant d’importance collective, et ce journal, à mon avis, doit être supprimé… Je demande à l’Assemblée Territoriale de ne pas même accorder un an de sursis à ce journal qui ne nous est plus utile et qui coûte cher.” 367
Le 23 décembre encore, Sékou Touré intervient dans le débat sur la distribution électrique dans la commune mixte de Kankan, pose de nouveau des questions sur le régime de la bière et du vin, s’exprime longuement sur le nouveau règlement intérieur de l’Assemblée et sur les indemnités versées aux Conseillers selon qu’ils résident à Conakry ou ailleurs, et présente un voeu (qui sera transmis à la commission des affaires sociales) sur “l’institution d’un système d’allocations familiales en faveur des salariés en Guinée Française”.
Dans la discussion en détail du budget pour l’année 1954, qui a lieu le 29 décembre 1953, Sékou Touré propose que les 500.000 francs de l’article 12 du chapitre 41 consacrés au rapatriement d’indigents en France (c’est-à-dire d’Européens indigents désirant revenir de Guinée en France) puissent être utilisés également pour le rapatriement d’indigents guinéens établis en France et désirant revenir en Guinée ; ce qui lui est refusé, car il existe un autre crédit, de 3.500.000 francs au chapitre 55, qui prévoit l’allocation de secours et le financement du retour en Guinée de Guinéens se trouvant n’importe où en Union Française, crédit qui n’a d’ailleurs pas été utilisé complètement en 1953, bien qu’il y ait eu semble-t-il beaucoup de retours en 1953 (“Dieu sait qu’ils ont été nombreux en 1953”, précise le secrétaire général du Territoire, M. Léglise).
Sékou Touré entame ensuite une polémique avec le secrétaire général, car il demande une subvention pour la Bourse du Travail de Conakry, qui est un organisme privé installé avec le Bureau des Syndicats (y compris celui des syndicats patronaux) dans un bâtiment que l’Administration a mis gratuitement à leur disposition (“ce n’est pas parce qu’on vous a rendu un service qu’on va vous accorder tous les services”, affirme M. Léglise), et interroge l’administration sur l’octroi de subventions qui ont été accordées à la Croix Rouge ou à la Maison des anciens combattants, ou sur l’utilisation pendant trois ans de crédits de ce chapitre pour refaire le Palais du Gouverneur.
Échange de propos entre Sékou Touré et le secrétaire général :
— “Si dans les subventions la Bourse du Travail n’est pas prévue, comment voulez-vous que l’Administration…”
— “Vous n’en savez rien, puisqu’elles sont prévues en bloc.”
— “C’est le moment d’en discuter”.
— “Non”.
Sékou en profite aussi pour se plaindre du mauvais emplacement de ce bâtiment, qui n’est pas clôturé et se trouve à côté du cimetière dans un bas-fond inondé pendant la saison des pluies. En fin de réunion, il obtient satisfaction et remercie l’Administration et l’Assemblée “d’avoir prévu un crédit qui nous permettra de mettre en fonctionnement la nouvelle Bourse du Travail”. Quelques années plus tard, le 2 janvier 1959, il aura la satisfaction d’inaugurer les nouvelles salles de la Bourse du Travail.
Bien entendu, l’élu de Beyla s’intéresse aussi aux crédits prévus dans cette circonscription pour des classes, un camp de gardes-cercle ou un pavillon hospitalier.
Conscient d’avoir vexé certains collègues et l’Administration par ses propos un peu vifs, Sékou Touré revient sur ses déclarations précédentes :
— “Je voudrais tout d’abord en mon nom personnel m’excuser auprès de l’Assemblée territoriale pour le retard provoqué par mon intervention, puisque la commission des finances a été obligée de se réunir à nouveau, et par ailleurs présenter mes excuses à M. le Secrétaire général au sujet d’une partie de mon intervention dans laquelle il a cru voir attaquer l’Administration actuelle du Territoire. Je rectifie en disant que le passé dont je parlais intéressait les années 1947 et 48, et qu’il n’était pas du tout dans mon esprit de faire une opposition à l’Administration actuelle, étant donné que c’est grâce à elle que le Code du Travail a été appliqué.”
Au cours de cette même séance toujours, Sékou Touré intervient pour qu’une subvention soit accordée à l’enseignement privé musulman et que soit construite une grande médersa à Kankan (l’Administration en a déjà décidé deux, à Boffa et à Boké).
— “Vous avez tous constaté que la majorité des membres de cette Assemblée est musulmane, et que chaque fois qu’il s’est agi de voter des subventions pour les écoles privées ou confessionnelles, cette majorité s’est toujours affirmée en faveur de ces écoles. Il ne faut pas perdre de vue la nécessité de faire bénéficier l’Islam des mêmes avantages.”
Sékou Touré obtient satisfaction, puisque est adopté un texte “rappelant que la plus grande bienveillance a toujours été réservée aux demandes de subvention de l’enseignement privé catholique… et considérant la nécessité de mettre à la disposition des Guinéens une Médersa les dispensant d’aller chercher l’enseignement dans les territoires étrangers où l’état d’esprit n’est pas toujours francophile… émet le voeu qu’une Médersa soit construite en Guinée le plus rapidement possible.”
Avant la clôture de la session de l’année 1953, Sékou Touré intervient encore sur le prix de l’eau à Conakry,sur l’aménagement d’une route reliant la Guinée forestière au Liberia, sur la création d’un nouveau lotissement à Madina et enfin — longuement — sur les problèmes du conditionnement des fruits — notamment les bananes — exportés vers la France, qui nécessitent une marque et un conditionnement spécifiques que près de 600 planteurs guinéens ne peuvent obtenir, en raison de la taille trop petite de leur exploitation et de la modicité de leur plantation, ce qui fait qu’ils ne peuvent que les vendre sur le marché local ou les exporter vers le Sénégal 368.
Au conseiller Henri Bourbonnais, qui voudrait que la rédaction des voeux de Sékou Touré “soit faite dans un style plus sobre et non empreint de syndicalisme” et qui se plaint de l’intervention commerciale des petits vendeurs dioulas, il lance :
— “Je voudrais donner des apaisements à M. Bourbonnais ; il ne comprend certainement pas tout ce qui se passe en Guinée et principalement aux abords de Conakry, et s’il le comprend, il se fait alors le défenseur d’une cause indéfendable. M. Bourbonnais est un entrepreneur (c’est d’ailleurs lui qui sera chargé des premiers aménagements du stade qui deviendra plus tard celui du 28 septembre NDLA), nous avons tous besoin de lui quand nous voulons construire une maison. Pourquoi ne dirait-il pas à tous ces planteurs de s’occuper eux-mêmes de la construction de leur maison sans avoir à confier de travaux aux entrepreneurs ? Non, M. Bourbonnais le sait parfaitement bien, et le riz que nous exportons vers le Sénégal, c’est la maison FAO qui l’achète, et la FAO n’est pas producteur…
Je dis donc que les conditions d’emballage qui sont soulevées par le service de conditionnement ces derniers temps, tendent justement à évincer tous les petits commerçants blancs et noirs. Le conditionnement se fait de manière complaisante… Si je ne suis pas d’accord avec le chef du service de l’agriculture, c’est parce que je vais tous les deux ou trois mois à Dakar et que je loge chez un planteur, je sais ce qu’il fait… Quand on prétend que les bananes guinéennes sont de mauvaise qualité, je ne vois pas sur quelle base cette présomption est fondée. Je vous prie de croire que tout a été manigancé par un homme, il a fait des démarches, des réunions, j’en connais la date, à Conakry même ; il serait pénible de donner raison à un seul homme qui a déjà signé un contrat alors qu’il n’a pas la possibilité de le satisfaire en évinçant les petits planteurs africains; pour satisfaire cet homme, on veut créer des difficultés à l’ensemble des planteurs européens et africains.” (On ne saura pas quel est le nom de cet homme. NDLA)
Dans sa première intervention lors de la réouverture de la session, le29 mars 1954, Sékou Touré exprime le souhait que les élus de la Guinée qui sont choisis avec le concours de l’Assemblée territoriale (sénateurs, membres du Grand Conseil, conseillers de l’Union française), soient invités à faire à l’Assemblée un compte-rendu de leur mandat ; proposition qui est adoptée. Il est réélu comme membre de la commission des travaux publics, pose sa candidature au Comité consultatif des transports (l’un des deux titulaires, Framoï Bérété, se retire en faveur d’Ouremba Keita ; celui-ci est finalement élu à main levée, par 23 voix contre 21 à Sékou Touré), est également candidat (avec cinq autres Conseillers) à un poste au Comité consultatif de la production agricole (il n’y est pas élu, n’ayant obtenu que 10 voix, et venant en dernière position), et pose enfin sa candidature au Comité territorial des bourses (il y a sept candidats pour cinq postes ; Sékou Touré n’est pas élu ; il obtient 16 voix et arrive en dernière position — derrière le Père François de La Martinière, qui en obtient 29 et n’est pas élu lui non plus).
Cette élection conclut un long et virulent débat sur le problème des bourses allouées aux étudiants guinéens. Le rapporteur Barry Diawadou (il avait été chargé par l’Assemblée de faire une enquête à ce sujet ; après l’indépendance, il sera le premier ministre de l’éducation nationale) signale que le budget de l’année 1954 a prévu 29 millions de francs pour les bourses des jeunes Guinéens partis étudier en dehors de la Guinée, soit en France, soit ailleurs en Afrique (essentiellement à Dakar, Saint-Louis du Sénégal et Abidjan) ; en fait, 27 millions, (à quoi s’ajoutent d’autres crédits — par exemple pour passer les vacances dans des colonies de vacances ou dans des familles françaises qui recevraient une petite aide, ou alors, pour ceux qui souhaitent revenir en vacances en Guinée, attribution d’un billet aller-retour en 3ème classe par bateau, etc, soit au total41 millions) sont consacrés aux 18 Guinéens séjournant en France comme boursiers de la Guinée (à ce chiffre s’ajoutent 33 Guinéens bénéficiant de bourses de l’AOF, et à peu près 140 Guinéens non boursiers, soit 200 au total); en 1946, il n’y avait que 4 boursiers guinéens. Barry Diawadou termine son intervention en signalant qu’à cette date, ce crédit, délégué à Paris, n’a pas encore été réparti aux 18 bénéficiaires pourtant nominativement désignés, et que de nombreux boursiers connaissent donc des difficultés financières sérieuses.
Le député Yacine Diallo, délégué de l’Assemblée territoriale auprès des étudiants guinéens en France, intervient alors pour expliquer que la répartition n’a pu se faire parce qu’un nouvel inspecteur des Colonies avait constaté que la composition de la commission chargée de répartir les secours n’était pas conforme aux textes législatifs, et que ses réunions étaient donc interdites ; des réunions informelles ont pourtant eu lieu. Alors que le président s’apprête à clore le débat en remerciant les deux orateurs, Sékou Touré, qui a demandé la parole depuis longtemps déjà, relance le débat qui prend alors très vite une tournure virulente 369. Il signale que la Côte-d’Ivoire compte 535 étudiants et le Dahomey 435 (il ne précise pas s’ils sont boursiers ou non). Il affirme qu’“il faut que cela cesse, autrement, la Guinée se déshonorerait”, et continue en disant :
— “J’ai assisté (à Paris) au Congrès des étudiants et j’ai vu quelle figure faisaient les étudiants guinéens parmi ceux des autres territoires !” Il met en cause la gestion des crédits disponibles, réclame l’amélioration du taux des bourses et l’accroissement du nombre des boursiers, et dénonce le versement d’indemnités aux membres de la commission des bourses alors que les boursiers ne perçoivent pas les sommes qui leur sont dues. Le conseiller Paul Dechambenoît dénonce un discours fait dans “un but de propagande”, à quoi Sékou répond que son collègue “n’a tout simplement pas compris”.
Yacine Diallo s’insurge :
— “Je serai bref. Je m’étonne même qu’un compte-rendu puisse susciter autant de passion et que Monsieur Sékou Touré prétende connaître mieux que moi-même la question des étudiants ; je les reçois une fois par semaine (à Paris), et suis donc au courant de leurs doléances. C’est une contre-vérité de prétendre que les membres de la commission chargée de la répartition des secours perçoivent des indemnités… Je puis vous affirmer que je ne touche pas un sou pour cela. Je tiens à ce que cela figure au procès-verbal. (applaudissements).”
Sékou réplique qu’il est “informé par des étudiants de ce que les membres de la Commission des étudiants étaient indemnisés. Vous me permettrez à une séance ultérieure de vous donner la preuve de ce que j’avance.”
M. Jacques Martineau :
— “On vous l’a dit, mais cela ne veut pas dire que c’est vrai.”
M. Sékou Touré :
— “On vous l’a dit également, c’est la même chose”…
Le secrétaire général :
— “Je m’étonne de l’intervention de Monsieur Sékou Touré, étant donné que toutes les explications lui ont déjà été données en Commission des finances.” (mais les séances des commissions ne sont pas publiques, peu de monde y assiste, ce qui n’assure pas à Sékou la même audience NDLA)
M. Barry Diawadou :
— “Je commencerai par regretter que Monsieur Sékou Touré ait fait une intervention ni exacte, ni impartiale… Je lui demande dans cette affaire de mieux se renseigner ; quand on parle, il faut avoir la preuve de ce qu’on dit, il ne faut pas avancer des choses à la légère, c’est très ennuyeux et cela attire des désagréments.”
Contrairement à ce qu’il souhaitait, Sékou Touré n’est pas élu à la commission des bourses, mais ses interventions sont vigoureusement applaudies par le public ; des bagarres éclatent même aux abords de l’Assemblée, ce qui provoque l’intervention de la gendarmerie ! Ainsi se rend-il populaire auprès des étudiants, jusque-là plutôt proches des formations politiques classiques.
Lors de la séance de l’après-midi du 7 avril 1954, Sékou Touré, qui est rapporteur sur cette question de la commission des transports et des travaux publics, fait un bref exposé sur l’exploitation de la ligne électrique du barrage des Grands Chutes (qui été inauguré le 8 février de la même année), comme il le fera un peu plus tard sur l’aérodrome de Conakry (où il insiste en particulier sur la nécessité de réaliser rapidement le balisage de la piste pour les atterrissages de nuit). Au passage, il provoque une petite controverse parce que le nombre insuffisant de photocopieurs ne permet pas à tous les Conseillers de disposer d’une copie des documents à examiner ; quelques jours plus tard, il consacrera une intervention à l’amélioration du service de mécanographie.
Dans la matinée du 9 avril, c’est sur le classement des routes que Sékou intervient. Il demande à l’administration des travaux publics de faire un effort particulier sur trois liaisons routières qui ne sont pas classées parmi les routes d’intérêt général, et dont l’une, la route Beyla-Odiénné, l’intéresse comme élu ; il fait une longue description, très étayée, de l’importance de cette voie pour le développement économique, commercial, financier et social de la région, et pour ses relations avec les autres régions de la Guinée et même avec les territoires voisins. Il insiste en particulier sur la construction de ponts au dessus des rivières très nombreuses en Guinée forestière et qui feraient gagner un temps considérable aux routiers et aux commerçants dioulas, et il ajoute :
— “L’Administration a bien dû étudier ce dossier avant de nous le présenter, mais notre rôle n’est pas de voter à l’unanimité tout ce qui nous est présenté, nous avons le droit de faire des observations qui sont valables.” Évidemment, chacun des conseillers défend un point de vue qui avantage sa circonscription, ce qui attire à Sékou cette réflexion de Framoï Bérété :
— “Monsieur Sékou Touré a bien le droit de précipiter la mort de Kankan, mais les élus de la région ont le devoir d’attirer l’attention sur sa situation difficile.”
Dans la suite du débat — un peu obscur —, qui porte sur le développement de la culture du ricin, Sékou Touré se déclare “favorable à encourager toute culture qui puisse avoir une incidence heureuse sur le développement du pays”, mais il ne veut pas que l’on “exige” des paysans qu’ils en plantent, d’autant que le seul débouché nouveau semble être une entreprises privée, l’usine de plastiques du groupe Constantin. A partir de là (et en particulier du terme “exiger”), Sékou Touré s’interroge sur l’extension obligatoire de ce que l’on appelle dans certaines régions de Guinée la “dot du bébé”, qui consiste, lors de chaque naissance, à planter un certain nombre d’arbres fruitiers. Le secrétaire général répond que cette pratique, qui doit être encouragée, “est conditionnée par l’action personnelle et persuasive des chefs coutumiers en contact permanent avec la population, et l’intérêt que ceux-ci attacheront à la question.” Il est d’autant plus intéressant de noter que dans la Guinée d’après l’indépendance, Sékou Touré fera adopter la “Loi Fria”, qui impose de planter un arbre à chaque cérémonie festive, familiale ou non, et qu’il la citera en exemple comme moyen de lutter de manière militante contre le déboisement.
Le samedi 10 avril au matin, c’est l’examen de la demande de subvention aux Ballets Africains de Keita Fodéba, relatée en détail au chapitre sur ce dernier ; retenons simplement ici qu’elle donne lieu à une nouvelle joute oratoire le député Yacine Diallo et Sékou Touré. A ce dernier, qui fait quelques critiques à Fodéba sur le plan de sa ligne politique mais le soutient globalement, Yacine Diallo s’en prend à Sékou Touré plus qu’à Fodéba, en disant :
— “Je dois déplorer que l’intervention de notre collègue Sékou Touré ait porté sur des idées politiques. Nous sommes une Assemblée essentiellement économique et sociale. Nous connaissons les idées de M. Sékou Touré comme celles de M. Keita Fodéba, alors qu’il nous fasse grâce de ce passage de son intervention. Il ne s’agit pas du tout de se placer sur le terrain politique pour savoir si l’on doit donner satisfaction à une demande de subvention, plaçons-nous sur le terrain artistique… Ceci dit, je ne serais pas hostile à ce que l’Assemblée lui accorde une subvention.”
Puis on en vient au point “Importation d’armes de traite”. Le rapporteur Keita Ouremba rappelle qu’un très grand nombre d’accidents de chasse par armes à feu provoquent décès et infirmités, parce que “les Africains transforment en fusil tout tube qu’ils peuvent modifier, tel que le tuyau d’échappement de véhicule, qui résiste peu à la poudre”, parce que l’importation en AOF (et donc en Guinée) d’armes perfectionnées et de fusils dits “de traite” (c’est-à-dire fusils à pierre ou à piston) est interdite par un décret du 19 novembre 1947, avec un petit nombre de dérogations.
L’importation de la poudre à fusil est elle aussi contingentée (225 grammes par an et par fusil). Ces dernières armes, souvent bricolées et non déclarées, sont au nombre estimé de plus de 50.000 en Guinée (et peut-être 90.000, contre 20.000 répertoriées et soumises à une taxe), mais l’augmentation est continuelle, car les éleveurs s’en servent pour protéger leurs troupeaux des prédateurs, leurs récoltes de voleurs, leurs domiciles des pillards, et les accidents sont fréquents. Sékou Touré, comme la plupart des autres Conseillers, se prononce pour rétablir la légalisation de l’importation d’armes de traite perfectionnées, et pour augmenter le nombre des permis de port d’arme.
L’après-midi de ce même samedi 10 avril, Sékou Touré commence, en tant que rapporteur de la commission des transports et travaux publics, à présenter un projet d’électrification des plantations de Guinée à partir du nouveau barrage des Grandes Chutes, dans les zones de la Kolente et des agglomérations de Kindia, Coyah, Dubréka, Friguiagbé et peut-être Forécariah. Ensuite, il présente un rapport sur la construction d’un nouvel immeuble pour l’Assemblée territoriale, qui reçoit un accueil favorable.
Indemnités parlementaires
Mais c’est à propos du point de l’ordre du jour sur les indemnités de charges pour les parlementaires (députés et sénateurs) que la discussion s’envenime et finira par avoir une issue tragique. Keita Ouremba et Koly Kourouma, rapporteurs respectivement de la Commission des affaires diverses et de celle des finances, proposent de porter cette indemnité à 50.000 francs par mois (elle avait déjà été portée l’année précédente de 35.000 à 40.000 francs, et Sékou Touré s’y était rallié). Mais cette fois-ci, Sékou Touré parle en premier et fait une intervention virulente, compare notamment le sort des parlementaires à celui des étudiants (dont les parlementaires également membres de l’Assemblée territoriale avaient justement peu auparavant estimé que les bourses étaient suffisantes), déclare qu’il faut éviter le gaspillage, que les parlementaires guinéens sont plus souvent en Guinée qu’en France, que ce serait donc “un cadeau injustifiable”, et il demande le rejet du rapport et le maintien de l’indemnité à 40.000 francs. Se sentant évidemment visé, Yacine Diallo réagit mal à “cette intervention un peu pathétique” de Sékou Touré et demande à l’Assemblée de “faire oeuvre d’humanité” en votant cette augmentation à l’unanimité. Ce à quoi Sékou Touré repart dans une deuxième intervention, et affirme que “sans vouloir en faire une question de personne… ceux qui sont en train d’essayer de prouver qu’ils sont gênés ont une vie matérielle qui ne le prouve pas ; pour les uns, des maisons se construisent avec des millions, pour les autres, des voitures neuves s’achètent, et leur train de vie, qui n’est pas minime, est constaté par chacun de nous.”
Certains conseillers répliquent en déclarant que des Territoires moins riches que la Guinée accordent des indemnités plus élevées.
— “J’en prends acte”, dit Sékou Touré, après avoir un temps affirmé : “C’est faux”.
Yacine Diallo reprend lui aussi la parole, dit que Sékou Touré a avancé un chiffre erroné et lui conseille :
— “N’exagérez pas, monsieur Sékou Touré, restez dans le vrai.”
Finalement, la proposition de Sékou Touré (maintien de l’indemnité à 40.000 francs) est rejetée avec une seule voix pour, la sienne évidemment ; la fixation à 50.000 francs en revanche est adoptée à la majorité.
Echange de propos acerbes
Cet échange de propos acerbes, venant après bien d’autres, alors que le public (qui n’est pas admis dans la salle — en dehors de quelques malins qui se glissent — mais reste debout sur le perron à l’orée de la salle) applaudit frénétiquement les propos de Sékou Touré, est-il la cause — directe ou indirecte — de l’accident cardiaque qui frappe Yacine Diallo ? Dans la nuit du mardi 13 au mercredi 14 avril, à 4 heures du matin, le député de la Guinée meurt d’une foudroyante hémorragie cérébrale, en dépit des soins que lui apportent les docteurs Farah Touré (lui-même membre de l’Assemblée), Marx et Leroux. Certains en tous cas n’hésiteront pas à affirmer : “C’est Sékou qui l’a tué !” 370
L’Assemblée territoriale, réunie le 14 avril dans l’après-midi, rend l’hommage à Yacine Diallo, alors que les télégrammes de condoléances affluent de tous les cercles de la Guinée, de Paris, de Dakar et des territoiresnvoisins. Puis tous les membres se joignent à 17 heures au cortège funèbre, devant la maison mortuaire.Le 15 avril, on revient à l’ordre du jour : demande de crédits supplémentaires ; Sékou Touré signale une erreur de calcul, que le secrétaire général qualifie “d’apparente” en lui donnant une explication, mais Sékou Touré, qui aime avoir le dernier mot, conclut en disant :
— “Je vous remercie, mais je crois que la Commission des finances aurait bien fait de porter sur son rapport l’explication qui vient d’être donnée.”
Puis on débat longuement de la fermeture de la chasse (Sékou reste silencieux sur ce point).
Une longue discussion s’élève alors à propos d’une subvention de 2.750.000 francs, en fait déjà votée au titre des crédits supplémentaires sans que la question ait semblé soulever débat : elle a été demandée par le cinéaste Claude Vermorel pour un film de fiction dramatique dont la Guinée serait le cadre. Un interminable échange de vues s’engage entre le secrétaire général Léglise, le président Eric Allégret, et divers conseillers, pour déterminer si c’était à la commission pennanente (qui a donné avant même le vote et par délégation, l’autorisation de débloquer les crédits en escomptant un accord ultérieur de l’Assemblée), ou à la commission des finances, ou à celle des affaires diverses, de faire un rapport, dont on s’aperçoit finalement que s’il n’a pas été produit, c’est que personne n’a eu en mains le scénario. On s’aperçoit aussi que si le budget du Territoire n’a pas encore versé la subvention, le FIDES (Fonds d’intervention pour le développement économique et social) a versé dix millions, le gouvernement général à Dakar “trois ou quatre millions” (sic), et divers ministères la même somme (celui de la France d’Outre-mer, celui de l’Education nationale et celui des affaires étrangères — ce dernier pour 2.500.000 francs).
Finalement, la Commission des finances prend en mains le dossier, étudie la demande, et fait son rapport : il s’agit d’un projet d’un film intitulé “La Dame au beau sourire”, dont les principales scènes doivent être tournées dans la région de Labé, au pont de Forécariah et à Camayenne-Plage dans le courant de l’année 1954. Le manuscrit, selon une lettre de Claude Vermorel du 7 février, “a été établi en collaboration avec des Guinéens (MM. Nabi Youla de Conakry 371, MM Vidaline et Geffroy de Labé), et sa réalisation offrira toutes les garanties de vérité puisque M. Nabi Youla, M Vidaline et un Conseiller Peulh assistent à toutes ces prises de vues.”
Le président Eric Allégret (dont l’auteur rappelle au passage qu’il est le frère du cinéaste français Yves Allégret) est réservé : il a lu un script, pas encore un scénario, et n’a pas dépassé la page 50. Keita Ouremba en revanche l’a lu entièrement, Framoï Bérété jusqu’à la page 60 (et il a feuilleté le reste !).
Pour Eric Allégret, “ce qui a été présenté est simplement un fatras de production, de recettes et dépenses, et en quelques lignes, il indiquait seulement qu’il devait s’agir d’un instituteur et de sa famille arrivant de bonne foi en Guinée ; ils s’installent par malheur dans un chantier de routes ; la femme s’en va avec un ingénieur parce qu’elle voit l’oeuvre de son mari (pour l’éducation) du pays et estime que cela vaut le sacrifice d’un amant.”
M. Bourbonnais proteste, parce qu’il craint que la Commission, qui a “reconnu elle-même que des scènes sont anormales, comme celle qui tend à présenter l’ensemble des Africains comme des gens inadaptés et les Européens comme des gens perpétuellement ivres, ne se soit pas rendu compte que si on supprime ces passages, il ne reste rien, puisque c’est un film immoral, basé sur le cocuage de l’instituteur par un ingénieur des Travaux Publics. Nous qui avons une mission à remplir, nous ne pouvons admettre qu’un scénario qui risque d’aller à travers le monde nous présente sous un aspect grotesque.”
Au passage, le secrétaire général, M. Léglise, l’un des rares qui aient lu le scénario en entier, note de son côté “des sentiments très beaux qui y sont exprimés, le dévouement notamment de l’instituteur en faveur de l’éducation de base à laquelle il se donne tout entier, au risque de compromettre sa santé, délaissant même sa femme pour son travail qu’il trouve passionnant.
C’est un des drames courants dans les Territoires d’outre-mer où beaucoup d’Européens sont trop sollicités par la mission qui leur est confiée. Nous assistons à une scène pleine de tristesse, la mort du bébé du jeune ménage, victime de déshydratation. La maman reproche à son mari de l’avoir amenée sous un mauvais climat. Elle se demande si son mari, lorsqu’il s’est fait affecter Outre-mer, connaissait les risques que sa famille aurait à courir. Son quasi-abandon, la mort de son bébé, font perdre la tête à la jeune femme ; dans son égarement, elle se laisse faire la cour par un ingénieur des Travaux Publics. Il ne ressort cependant pas du scénario qu’un ”cocuage” avéré, comme l’a dit M. Bourbonnais, ait caractérisé cette intrigue, mais une simple tentative de la femme de l’instituteur à suivre l’ingénieur qui part en congé. La conclusion est très émouvante: cette femme qui va quitter son mari revoit ce dernier en pensée, au moment où elle attend le bac ; elle se rappelle sa foi dans son métier, sa fatigue, sa lassitude. Elle décide enfin de revenir vers lui et laisse l’ingénieur poursuivre seul sa route.”
Et il conclut qu’il vaut mieux subventionner ce film que de faire un documentaire sur la Guinée, opération qui serait déficitaire et coûterait beaucoup plus cher. Il dit aussi que M. Vermorel est prêt à couper certaines scènes, “mais on peut ne supprimer tout ce qui correspond à la réalité, un Européen qui boit, par exemple, on en rencontre dans ce pays, ou alors ce serait un film pour pensionnat de jeunes filles.”
Sékou Touré a attendu que le débat touche presque à sa fin pour exprimer son point de vue. Pour lui, un film est un moyen efficace de faire connaître, apprécier et aimer la Guinée et les Guinéens, et la forme qui lui est donnée est donc essentielle. Les scènes critiquables, “qui pourraient avoir des conséquences politiques très graves pour les Africains”, figureraient dans le film s’il n’était pas aidé. Le fait de subventionner la production donne par conséquent “à l’Assemblée la possibilité d’intervenir auprès de monsieur Vermorel pour ces passages soient censurés.”
A la fin de ce débat, l’Assemblée vote le principe de la subvention sous certaines réserves, se prononce pour que des coupures soient effectuées (le mot “censure” proposé par Eric Allégret est récusé) et crée une commission de trois membres chargée de proposer ces coupures.
Avant la fin de la séance, Sékou Touré intervient comme rapporteur de la commission des Transports et des Travaux Publics à propos de huit permis de recherche demandés par Pechiney ; comme le dossier présenté par la société est incomplet (il manque un croquis et certaines pièces ne sont ni signées ni datées), il propose de donner délégation à la Commission permanente afin que celle-ci se prononce lorsque le dossier sera complet.
Barry Diawadou n’est pas d’accord et le dit avec vigueur : l’intérêt de la Guinée est davantage encore en jeu que celui de la société Pechiney. De plus, les études sur le coût de l’électricité produite en Guinée sont en cours, d’autant que la centrale qui en produira assez pour assurer la production d’aluminium est encore en projet. On apprend au passage que “des décisions importantes viennent d’être prises en France : au lieu de construire l’usine de Kaleta en Guinée, Pechiney et le groupe métropolitain se sont repliés sur le Cameroun et ont préféré y transporter leur affaire”. 372
Sékou Touré reprend la parole pour dire qu’“on ne peut en vouloir à un membre de la Commission des TP de ne pas s’être prononcé sur le fond, les arguments avancés par notre collègue Barry Diawadou ne figurent pas dans le dossier ; il a certainement eu la chance d’obtenir ces renseignements par des gens bien placés!” Et il préconise d’attendre que le dossier soit complet. En fait, l’Assemblée quasi unanime (seule sa propre voix fait défaut) préfère adopter sans réserve le dossier de demandes de permis de recherches pour Pechiney.
Avant la fin de cette session ordinaire, le 16 avril, Sékou Touré regrette que le temps ne permette pas de discuter de deux questions importantes, la lutte anti-alcoolique et les mesures à prendre contre la projection de certains spectacles à Conakry. Mais auparavant, il a prononcé une assez longue intervention sur la commercialisation de la prochaine récolte de riz, bien que sa circonscription de Beyla n’en soit pas l’un des plus importants producteurs. On peut relever sa vive critique de la ristourne accordée au commerce de gros pour le riz importé d’Indochine (6 francs) contre 3 francs seulement pour le riz local, ce qui incite le connnerce à traiter plutôt du riz indochinois que du riz local; ce qui fait que “le riz du Foutah va vers le Sénégal, le riz de la Haute Guinée vers le Soudan (Mali), le riz de la région forestière et de la Basse Guinée vers la Sierra Leone, le Liberia et la Côte d’Ivoire. Nous avons été dupes dans cette affaire.” 373
Sur ces quelques exemples concrets, on voit que la participation active de Sékou Touré aux travaux de l’Assemblée Territoriale lui donne l’occasion d’affiner ses thèses, de développer son talent oratoire, de vérifier son ascendant sur ses auditeurs et d’accroître encore sa popularité en montrant sa connaissance des dossiers et son intérêt pour les préoccupations quotidiennes de la population. Un témoignage nous renseigne sur ses talents oratoires :
— “Le combat s’est rapidement engagé à l’Assemblée Territoriale de Conakry. Du fond de la salle, une voix sombre, savamment modulée, s’élevait, parfois tonitruante, parfois murmurante, surprenante, s’exprimant brillamment avec une langue peu commune, dans un français impeccable, détaillant longuement les revendications et les espoirs des plus défavorisés.
Chaque intervention de Sékou Touré était attendue ou redoutée, aussi bien dans la salle que du public qui assistait debout derrière les barrières dressées à l’extrémité de la salle et certains jours jusque sur le perron ; habilement formulée, elle suscitait la jubilation des uns, l’agacement ou la colère des autres.
Ce tribun né avait pourtant le caractère d’une personnalité ambiguë, changeante, qui pouvait aussi bien manier le verbe avec une froide détermination en martelant les mots, l’oeil étincelant, calculant ses effets, puis dans les coulisses de l’Assemblée, hors du champ de bataille, à l’occasion d’une rectification de texte, d’une retouche à apporter à son intervention, l’impérieux orateur se transformait soudain, souriant, aimable, charmant et même charmeur avec ceux qui s’en étonnaient. C’était aussi un acteur né. Il avait conscience du pouvoir de son talent, qu’il mettait entièrement au service de son ambition à défendre, même l’indéfendable. Il était évident que cet homme-là ne resterait pas dans l’ombre.” 374
En 1956, Sékou Touré est élu député français et se rend bien plus souvent à Paris, ce qui fait qu’il délaisse un peu les travaux de l’Assemblée territoriale. Lors des élections au Conseil Territorial du 31 mars 1957, il abandonne la circonscription de Beyla et se fait élire à Conakry. Quelques semaines plus tard, le 9 mai, alors que la Loi-cadre Defferre entre en application, c’est le Conseil Territorial qui investit Sékou Touré en tant que vice-président du Conseil de gouvernement de la Guinée française.
Comme Conseiller Territorial de même que dans les autres fonctions qu’il occupe, Sékou Touré cristallise autour de lui attachements inconditionnels ou inimitiés profondes.
Parmi les opposants les plus farouches à Sékou, on trouve les chefs de canton, souvent proches de l’administration française et nommés par les commandants d’arrondissement, et aussi les adhérents des autres syndicats.
Sans cesse, ce sont des batailles rangées contre les militants du PDG et les partisans de la chefferie ou des mouvements rivaux.
“La haine de Sékou contre la France et tous ceux qui éprouvent des sentiments français commença de se manifester contre les chefs de cantons, dont il faisait attaquer et tuer les partisans et aussi contre mon clerc, son rival direct, Louis David Soumah, roi de la tribu baga de la Basse-Côte, catholique et secrétaire général de la CATC (Confédération Africaine des Travailleurs Croyants, car le “C” du “Chrétiens” de la centrale syndicale française CFTC était devenu “Croyants” en Guinée, afin de pouvoir recueillir des adhésions chez les Musulmans), dont il fit ravager la maison en dur de Conakry et notamment casser les W-C. Ces attaques devinrent si préoccupantes, fréquentes et dangereuses que les chefs de canton, dont j’étais l’avocat du Syndicat, organisèrent une réunion secrète pour solliciter mon conseil. Après que chacun d’entre eux eût exprimé ses alarmes et raconté les agressions dont il avait été l’objet, je leur ai dit en conclusion : “C’est la guerre entre vous et Sékou : si vous ne le tuez pas, il vous tuera tous.” Seuls le chef soussou David Soumah et le chef Foulah de Popodara [Labé] furent de cet avis. Les autres ont préféré attendre ; ils ont tous disparu.”
Sékou Touré bénéfice cependant de la sympathie de certains administrateurs et en particulier, après octobre 1951 et jusqu’à son départ en 1956, de celle du nouveau haut-commissaire en Afrique Occidentale Française, Bernard Cornut-Gentille, que ses collaborateurs appellent BCG ; celui-ci a succédé à Paul Béchart, un socialiste, ancien secrétaire d’Etat à la France d’Outre-Mer, connu toutefois pour son esprit conservateur et son penchant pour la politique de force. Rapidement, on affirmera que Sékou Touré est devenu la “création” de BCG, certains disent même sa “créature” 376.
Un soir de fin de saison des pluies en 1953 (Sékou est déjà Conseiller territorial de Beyla et a lancé la fameuse grève de 72 jours), le haut-commissaire Bernard Cornut-Gentille, accompagné de son chef de cabinet Yvon Bourges, arrive à Conakry en grand secret par avion depuis Dakar. Un rendez-vous confidentiel a été arrangé à leur demande, par l’intermédiaire de Bois, à l’époque le directeur de cabinet du gouverneur Parisot et du directeur de la sûreté, Maurice Espitalier 377. Sékou Tour tient à ce que la rencontre ait lieu de nuit à son domicile privé ; elle est fixée à 11 heures du soir. Les six hommes (BCG, Bourges, Parisot, Bois et Espitalier face à Sékou Touré) s’isolent immédiatement.
Le haut-comnùssaire ne cache pas son jeu :
— “Vous êtes déjà conseiller territorial de Beyla et votre influence est réelle en Guinée ; elle s’étend même en AOF. Vous êtes jeune ; votre avenir est encore devant vous ; vous pouvez être député, peut-être ministre, qui sait ? Des dispositions nouvelles seront prises pour l’évolution des territoires d’Afrique. Mais pour cela, il faut savoir jouer avec ceux qui peuvent favoriser ou bien contrarier ces perspectives ; on peut vous aider si vous ne nous gênez pas ; on peut vous gêner si vous ne nous aidez pas!”, lance-t-il à Sékou en substance.
Sékou reste impassible. La discussion sera longue. Mais au bout de quatre heures de discussions, on débouche une bouteille de champagne et on trinque au succès de l’accord intervenu. Rien ne filtrera jamais sur l’appui que BCG donne à Sékou, soutien et conseils politiques, renseignements confidentiels, aide financière sur ses fonds secrets… Sur le chemin du retour au Palais du gouverneur, alors que l’aube se lève sur Conakry, BCG confie à Bois :
— “Vous avez vu comment on peut manoeuvrer un jeune syndicaliste africain ?”.
Et à son tour, Bois affime qu’il murmura, au moins in petto :
— “J’ai surtout vu comment un jeune syndicaliste africain peut manoeuvrer un haut-commissaire !” 378
Notes
351. Les Assemblées Territoriales élues (dénommées également Conseils Généraux — comme en métropole — et plus tard Conseils Territoriaux) ont été créées par un décret du 25 octobre 1946. En Guinée, où il y a deux collèges (nommés sections), on trouve 16 conseillers dans la Ière section (ils représentent 3.000 électeurs français et assimilés) et 24 conseillers dans la 2ème section (qui représentent les Africains).
352. A Nzérékoré un religieux, le père François de la Martinière, qui se présente au titre du 1er collège, est élu, contre une liste Cellier et Koali (chef de canton). Le journal paroissial note : “A Nzérékoré, beaucoup d’Européens sont vexés de ce qu’un Père se présente aux élections, et ne se cachent pas pour manifester leur mécontentement. Mais la Mission a des intérêts capitaux à défendre au sein du Conseil général, ce qu’ils ne veulent pas comprendre.”
353. Journal paroissial de Nzérékoré, avril 1952.
354. Rapport hebdomadaire des services de police, 21 /27 avril 1952
355. Rapport hebdomadaire des services de police, 31 mars/4 avril 1952. On sait que NKVD et MVD sont les noms des services secrets soviétiques dépendant (avant et après la guerre) du ministère de l’intérieur.
356. D’après “L’Année Politique 1953”
357. Paul Tétau, ancien administrateur des Colonies (et chargé au cabinet du ministre des Colonies de suivre — c’est-à-dire d’influencer — les élus africains) était Conseiller territorial de Beyla, mais avait été élu également Conseiller de l’Union française en 1947 ; il sera remplacé dans cette dernière fonction par Raymond Susse, jusqu’aux nouvelles élections à cette Assemblée, qui se tiendront le 10 octobre 1953.
358. A l’origine, il y avait onze candidats ; il n’en reste plus que trois à quelques jours du scrutin. Sékou a bénéficié de l’action intelligente menée par le responsable de la section locale du PDG, Siro Kanté, commis de justice, plus tard maire de Beyla. De plus, par un heureux hasard, l’inspecteur de police envoyé par René Caulier, directeur de la sûreté de Guinée, pour recueillir des informations sur l’état d’esprit de la population avant le scrutin, est un jeune policier dont le père a été le maître d’école de Sékou à Faranah ; au cours d’un rendez-vous nocturne et discret organisé par Siro Kanté, ce policier informe Sékou de tous les éléments et instructions qu’il a reçus, lui montre des documents administratifs détaillés et lui explique qu’il est impératif que Mamba Sano se maintienne, car en cas de retrait, ses électeurs se porteraient plutôt sur son rival Camara Dougoutigui. Tous les amis de Sékou s’efforceront donc discrètement au cours des derniers jours d’encourager Mamba Sano à se maintenir. L’administrateur de Beyla était à l’époque Yves Person (le futur biographe de Samory). (une partie de ces informations a été fournie à l’auteur par Siro Kanté lui-même, lors d’une rencontre à Conakry le 4 mai 2003, au domicile de Nounkoumba, la soeur puînée de Sékou Touré. Siro Kanté est considéré comme le “Doyen du PDG”, ce qui englobe aujourd’hui à la fois l’ancienne formation politique fondée en 1947 et le nouveau parti PDG-RDA, fondé dans le souci de la continuité avec l’action de Sékou Touré, et qui dispose d’une demi-douzaine d’élus à l’Assemblée nationale guinéenne).
359. Le cercle de Beyla a depuis peu un nouvel administrateur, récemment sorti de l’École nationale de la France d’Outre-mer, Gaston Boyer, qui aura de bons rapports avec Sékou Touré, d’autant qu’ils ont le même âge, ce qui facilite les relations. Boyer sera ensuite, en 1956-58, administrateur du cercle de Gaoual et s’efforcera d’y contrarier les menées locales du PDG, dont il désapprouvait les méthodes. Les deux hommes se retrouvent en août 1958, lorsque Boyer sera pendant quelques semaines conseiller technique au cabinet de Sékou Touré, et ensuite, du lendemain du référendum jusqu’en janvier 1959, membre puis chef intérimaire de la Mission française restée à Conakry pour assurer les transferts et le départ de l’administration française. Il sera, avec Nabi Youla, futur ambassadeur de Guinée en France le seul lien jusqu’à l’établissement de relations diplomatiques (conversation téléphonique avec l’auteur, 26 juillet 2004). Voir aussi le témoignage de Gaston Boyer dans “La France d’outre-mer (1930-1960)”, Paris, Karthala, 2004, largement reproduit — avec l’autorisation de son auteur qui en avait enoyé l’esquisse — en annexe au chapitre.
360. Les enfants qui montaient sur cette pierre, affirme la légende, y restaient collés et étaient frappés par la foudre. Les électeurs et électrices de Beyla semblent avoir eu en fin de compte le sentiment que leur nouvel élu ne faisait pas grand chose pour sa circonscription. Revenant en 1962 à Beyla en visite officielle de président de la République, Sékou Touré fut accueilli par une manifestation de femmes hostiles à sa venue. Il fut obligé d’attendre une journée en dehors de la localité et d’y arriver par un chemin détourné, pendant que l’on attirait les manifestants vers une voie fictivement parée de drapeaux et gardée en apparence par des forces de l’ordre (souvenirs racontés à l’auteur par madame Niamoyé Kandé, née à Beyla en 1948, et qui assista — adolescente — à ces manifestations. Entretiens à Paris le 8 avril 2005 et à Montreuil-sous-Bois le 19 avril 2006). Notons que le cercle (future région) de Beyla a eu des administrateurs éminents : Yves Person, Gaston Boyer (que nous retrouverons), et après 1958 et donc nommé par Sékou Touré, Émile Condé, un talentueux écrivain
[Erratum. — André Lewin confond deux différents Emile en un seul. Emile Condé était aide-ingénieur et n’eut pas d’activité littéraire. Par contre,Emile Cissé, instituteur, fut un romancier (Faralako, Assiatou de Septembre…), dramaturge (Et la nuit s’illumine), choréographe (troupes artistiques de Mamou, Labé). Durant leur séjour à Labé ils se marièrent à deux soeurs de Popodara, des petites-filles de Alfa Mamadou Yaya (le 5e du nom, ancien chef du canton). Condé épouse Aissatou Dioumou, l’aînée, Cissé convola avec Jiwun Kale, la cadette. — T.S Bah]
[Emile Condé] fut l’inspirateur du premier orchestre guinéen d’après l’indépendance, le très fameux Bembeya Jazz, créé en 1961 et qui y resta installé jusqu’en 1966 (Bembeya est le nom de la rivière qui traverse la ville).
[Erratum. Le premier orchestre de “l’après l’indépendance” fut le Syli Orchestre National, fondé en 1959 sous la direction de Balla Onivogui (1938-2009?), diplômé du Conservatoire de Dakar. Les autorités divisèrent le Syli Orchestre en deux formations différentes : (a) Balla et ses Balladins, qui élut domicile au nightclub Jardin de Guinée, (b) Keletigui & ses Tambourinis, domicilié à La Paillotte.
Bembeya Jazz n’arriva sur la scène nationale qu’à partir de 1963-64. — T.S. Bah]
Émile Condé, devenu par la suite ministre, fut impliqué dans les “Complots de la 5ème colonne” en 1970 et fut l’une des victimes du Camp Boiro.
[Annotation. Sékou Touré fit fusiller les deux Emiles pour régler de vieux comptes politiques et pour assouvir sa vengeance sanguinaire. Les deux victimes avaient publiquement pris position contre la boulimie du pouvoir manifestée par Sékou Touré à travers le cumul de nombreuses fonctions. Ainsi, en 1957, Emile Cissé faisait partie de l’aile gauche du PDG, notamment active à Mamou, Pita et Labé. Ces cadres reprochaient à Sékou Touré de nombreuses déviations de la ligne du parti. Voir notammentl’étude de R.W. Jonston sur la sous-section de Mamou. Pis, comme l’indique Lt.-colonel Kaba 41 Camara, Emile Cissé crut que Sékou Touré l’appuierait face à son demi-frère, Ismael, et les autres clans Malinké du régime : Lansana Diané, Siaka Touré, Moussa Diakité, Toumany Sangaré, Mamadi Keita, etc. Ce fut une funeste erreur de calcul. Ses adversaires au sein du sérail présidentiel, formèrent une alliance décisive, qui entraîna la perte d’Emile Cissé. Sékou Touré le laissa mourir de faim et de soif au Camp Boiro. Mais, ce faisant, Emile Cissé expiait ici-bas d’innombrables forfaitures commises au nom de son “Papa” Sékou Touré et pour son propre gain.
Quant à Emile Condé, il est vrai que Lt.-colonel Kaba 41 réduit son exécution primairement à histoire de femmes. En effet, il rapporte ce passage :
A l’interrogatoire, Ismaël devait nous le dire et le cracher au visage de Condé Emile menotté :
— Dans toute la Guinée, tu n’as trouvé pour épouse qu’une femme Peule ? Tous ceux qui ont épousé des femmes Peules le regretteront amèrement ici. »
En réalité, pour Sékou Touré, Emile Condé était un mort en sursis depuis le séminaire politique de Foulaya (Kindia), en décembre 1962. Emile Condé fut l’un des vétérans du PDG qui confrontèrent Sékou Touré sur des points cruciaux de l’ordre du jour de cette instance du PDG, notamment au sujet de l’élection de nouveaux membres du BPN et de la séparation de la fonction de président de la république de celle de secrétaire général du parti. Une majorité simple du leadership se dégagea en faveur de Saifoulaye Diallo pour diriger le parti, laissant à Sékou Touré les responsabilités de chef d’Etat. On peut notamment lire Ibrahima Baba Kaké sur ce point.
Toutefois, à Kindia Saifoulaye Diallo se désista en faveur de son “ami”, croyant pouvoir continuer à exercer la puisante charge de secrétaire politique…
Mais, jaloux de la popularité de Saifoulaye, Sékou Touré supprima le secrétariat politique du BPN dès janvier 1963. Pis, il dégomma Saifoulaye de la présidence de l’Assemblée nationale en le nommant ministre d’Etat…
Quelque 8 ans plus tard, Sékou Touré n’avait évidemment pas oublié sa défaite de Foulaya. Profitant de la vaste purge consécutive à l’attaque du 22 novembre 1970, il fit assassiner les deux Emile, respectivement en 1971 (Condé) et en 1972 (Cissé). Leur crime avait été d’avoir, à un moment donné, librement pensé et pris position dans un parti soi-disant démocratique. — T.S. Bah]
- 361. La Fédération Bananière et Fruitière de la Guinée Française, qui regroupe les principaux planteurs européens, africains et libanais de bananes, d’ananas, d’agrumes et d’autres fruits divers, a son siège à Conakry, mais aussi un bureau à Paris, 123 rue de Lille.
362. Il est évident que par ses origines comme par son passé, Sékou Touré détonne au sein de cette Assemblée. Il est intéressant de savoir quelle est à l’époque la composition sociologique des assemblées territoriales des deux fédérations d’AOF et d’AEF (chiffres cités par J C. Froelich, directeur des études du CHEAM, dans une conférence prononcée au CMISOM le 26 mai 1959 sur “Psychologie des leaders africains”, d’après “un document établi par un étudiant de l’École des sciences politiques sur les assemblées territoriales”).
363. Sékou ne précise pas qu’il fume lui-même abondamment, et qu’il fumera jusqu’à son dernier jour, ou presque, des cigarettes guinéennes assez fortes (de marque Nimba).
364. Il s’est tenu à Labé, du 11 au 15 août 1953, un Congrès du personnel enseignant de la Guinée française, qui a beaucoup insisté sur ce point.
365. Il sera donné suite à ce souhait, et c’est lui-même qui sera élu à ce poste ! Ne glosons pas sur le fait qu’il se soit spécialement intéressé à un collège de jeunes filles, mais retenons le fait que c’est dans cet établissement que sa future épouse, Andrée Touré, fut scolarisée pendant quelques années et obtint le Brevet.
366. Vingt cinq ans plus tard, alors que la Guinée était devenue indépendante et que l’auteur y était ambassadeur de France, l’agronome Serge Vemiau, l’un des jeunes coopérants français envoyés au centre de recherches sur la quinine et à l’usine d’extraction d’écorces de quinquina de Sérédou en Guinée forestière, fut très étonné et traumatisé… par l’emploi qu’on lui demandait de faire de la main d’oeuvre pénitentiaire !
367. Ce titre a succédé en 1940 à “La Presse de la Chambre de Commerce”, et a été repris par l’Administration. Sékou Touré, comme d’autres conseillers territoriaux, est surtout sensible au sort de Julien Maigret, à la fois directeur de ce journal et chef du service de l’information ; arrivé en Guinée en 1949, Maigret était marié à un Peule ; il s’agit (probablement) de l’auteur du livre “Tam-Tam”, publié en 1927, et compagnon de la Croisière Noire de Citroën à travers l’Afrique en 1924-25. Le déficit annuel du journal étant de 2 millions de francs, Sékou Touré propose qu’on les donne à monsieur Maigret, avec la possibilité de faire un nouveau journal portant le même titre, mais entièrement privé… et donc plus intéressant.
368. Au passage, il nous apprend qu’il a participé en 1948 à une réunion de la Chambre de commerce de Bordeaux qui traitait de la location de bateaux, à laquelle les petits commerçants et planteurs guinéens étaient opposés (il ne dit pas pourquoi). Rappelons ici que le président de l’Assemblée territoriale Éric Allégret est également président de la Fédération bananière de fruitière de la Guinée Française. Ce sont aussi les années où l’écrivain Alain Robbe-Grillet, de l’Académie française, ingénieur agronome de formation, travaille à Kindia à l’Institut des Fruits et Agrumes Coloniaux (IFAC, créé en 1942, devenu IFAT dans les années 1960 lorsque le terme “Coloniaux” a été remplacé par “Tropicaux”, et transformé en 1975 en Institut de recherches sur les fruits et agrumes Irfa). Le futur écrivain se spécialise… dans la culture, le conditionnement et le transport de la banane, et supervise en particulier les 5 bananiers qui quittent chaque semaine les ports de Benty et de Boffa pour la France (plusieurs entretiens avec l’auteur dans les années 2000 et suivantes, à Paris et à Saumur).
369. Les parties intéressantes des interventions les plus significatives figurent en annexe.
370. La seule allusion que fait publiquement Sékou Touré à ce décès, c’est lorsque au cours de la séance du 15 avril il évoque une réunion de commission à laquelle il assisté le lundi 12, à laquelle Yacine Diallo a participé, et dont il n’existe pas de compte-rendu… “La réunion s’est tenue le lundi dans l’après-midi, le mardi nous avons eu à regretter la disparution de monsieur le Député Yacine Diallo.”
Y a-t-il eu un nouvel échange virulent entre les deux hommes? La sténographe des débats Raymonde Léoz, qui a assisté à toutes ces séances, estime que même les propos les plus vifs ne dépassaient pas un certain niveau, et que des débats même tumultueux n’avaient probablement pas provoqué — du moins directement — le décès du député (conversation téléphonique avec l’auteur, 28 mars 2006).
[Annotation. Ci-dessus sont exposées une opinion d’André Lewin et les réminiscences tardives et confuses d’un témoin d’époque. A mon avis, elles sont subjectives. Il leur manque notamment la preuve — et peut-être la validité — d’un certificat de décès, d’une autopsie et du rapport d’un médecin-légiste. D’où la rumeur publique et l’accusation persistante — mais non prouvées — que Sékou Touré et Mafory Bangoura empoisonnèrent Yacine Diallo… — T.S. Bah]
- 371. Eh oui, il s’agit bien du futur ambassadeur de Guinée en France, puis en Allemagne fédérale. Le film s’appellera finalement “La plus belle des vies”. Voir également l’article de Frédéric Delmeule, “Remarques sur le financement du film colonial en France : l’exemple deLa plus belle des vies(Revue, 1895, n° 15, décembre 1993).
372. Ces décisions datent par conséquent de 1954 et ont été prises pour des raisons économiques et techniques, et ne datent donc pas de 1958 avec des motivations politiques pour “punir” la Guinée de son vote au référendum, comme la quasi-totalité des observateurs — et l’auteur avec eux — l’ont cru depuis cette époque.
373. Il n’en est que plus paradoxal de constater que jusqu’à la période actuelle, la Guinée, qui pourrait être une grosse productrice et forte exportatrice d’un riz d’excellente qualité, dépend largement du riz importé, et que pendant la 1ère République, sous Sékou Touré, au moins Conakry et les principaux centres urbains dépendaient largement de l’aide alimentaire américaine, notamment en riz.
374. Témoignage de Raymonde Léoz, arrivée en Guinée à la fin de 1949 au secrétariat du gouverneur Roland Pré, puis en 1953-54 auprès de l’Assemblée territoriale (comme sténographe des débats), puis de nouveau auprès des gouverneurs Bonfils, Ramadier et Mauberna jusqu’à l’indépendance en 1958 (plusieurs conversations téléphoniques et rencontres à Paris avec l’auteur entre 2002 et 2006, et lettre non datée écrite en 2002). C’est elle qui tapa à la machine le premier contrat signé entre Pechiney et la Guinée, projet apporté au gouverneur Roland Pré par Jacques Marchandise, l’un des directeurs et futur président de Pechiney. Madame Léoz retourna en France et fut pendant 25 ans la collaboratrice de Robert Vergnaud, directeur général d’Air Inter, qui avait été le directeur de cabinet de Robert Buron, ministre de la France d’Outre-mer. Le reste de ce témoignage écrit figure en annexe.
375. Jean-Marie Cadoré (déjà cité), lettre à l’auteur (20 septembre 1986).
376. L’expression est d’Alpha Condé, in Guinée : Albanie d’Afrique ou néo-colonie américaine. Paris, Ed. Gît-le-Coeur, 1972.
[Erratum. En fait, Alpha Condé n’emploie pas ce terme, cela sur la base d’une recherche exécutée sur la version électronique du document que j’ai publiée. Ironiquement, l’expression “créature” s’applique bien, à son tour, au président Alpha Condé, considéré par de nombreux observateurs comme un pion de Bernard Kouchner, ministre français des affaires étrangères (2007-2010). — T.S. Bah]
- 377. Celui-ci sera muté peu après et deviendra responsable de la sûreté des chemins de fer. Il sera remplacé par Heude, puis par Paul Humbert, un Français d’origine vietnamienne, que Sékou Touré choisira comme directeur de cabinet lorsqu’il deviendra vice-président (puis président) du Conseil de gouvernement tncnt en 1957-58, qu’il gardera quelque temps comme chef de cabinet après l’indépendance, et qu’en avril 1959 il mettra à la disposition de son collègue et ami malien, Modibo Keita comme conseiller technique.
378. Conversation avec l’auteur (mars 1988). Quelques personnes avancent une explication homosexuelle à la fascination que la personnalité de Sékou Touré semble avoir exercée sur Bernard Cornut-Gentille. L’ancien président du Conseil du Sénégal Mamadou Dia, interrogé à propos des rumeurs d’homosexualité concernant l’ancien haut-commissaire, répond : “ce n’était pas un secret, tout Dakar en parlait, le Palais était plein de la rumeur, mais on l’expliquait en disant qu’il était un intellectuel ! Et qu’il s’était entouré d’intellectuels.” Son épouse précise : “En Afrique, on sent tout de suite ces choses là !” (conversation avec l’auteur, Paris, 23 février 1999). Dans le même esprit, Koumandian Keita, le leader du BAG, affinne que Cornut-Gentille “avait des sentiments pour Sékou” (son témoignage à Valéry Gaillard pour le film “Le Jour où la Guinée a dit non” (déjà cité). Pierre Messmer, ancien Premier ministre, qui fut l’un de ses successeurs comme haut-commissaire à Dakar, le qualifiait de “Coco Bel-Oeil” (conversation avec l’auteur. Chantilly. 13 juin 2004). Enfin, sans vouloir faire une fixation sur cette question, l’auteur note que Bernard Cornut-Gentille a été nommé haut-commissaire à Dakar en septembre 1951, moins d’un mois après que Louis Jacquinot — dont la réputation sur ce plan était de notoriété publique — fut devenu ministre de la France d’Outre-mer. C’est également à la suite de ce séjour de BCG à Conakry qu’Yvon Bourges aurait amené Sékou Touré à se rapprocher — temporairement — de la franc-maçonnerie, en lui faisant valoir que cela pourrait être utile à sa carrière (témoignage téléphonique à l’auteur de Maître Guy Fleury, ancien avocat à Conakry, 9 mars 2009).
[Note. Ce passage répète des informations contenues dans le chapitre précédent. — T.S. Bah]
Fonction / profession / métier | Pourcentage (%) |
Fonctionnaires | 27,5 |
Enseignants | 22 |
Médecins | 14 |
Commerçants | 13,7 |
Chefs traditionnels | 6,5 |
Juristes-avocats | 5 |
Planteurs | 3,3 |
Syndicalistes | -1 |
Parmi les élus africains de l’Assemblée territoriale de Guinée, 12 sur 16 seraient des notables traditionnels. Ceci explique, tout autant que l’idéologie, la volonté affichée par le PDG de supprimer la chefferie dès que ce parti aura à la fois le pouvoir (grâce à la Loi-cadre Defferre) et la majorité dans l’Assemblée élue en 1957.
Chapitre 17
21 septembre 1953 — La grande grève de 72 jours
Révoqué de l’administration et donc privé de son gagne-pain, Sékou est plus libre encore pour militer avec ardeur et pour organiser d’autres grèves dans le territoire, notamment en 1952 lorsque entrent en exploitation les mines de bauxite de l’île de Kassa et l’année suivante les gisements de fer du Kaloum 379.
Il s’était d’ailleurs rendu en 1951 sur cette île pour tenter d’y rallier les travailleurs à la CGT, la majeure partie de ceux-ci, catholiques, étant adhérents de la CFTC. Puis, en février 1952, il tente de créer un syndicat CGT à la Compagnie des Bauxites du Midi et il parvient à entamer les positions de la CFTC. En avril 1952, il fonde, comme nous l’avons déjà mentionné, l’hebdomadaire CGT de Guinée L’Ouvrier.
Son activisme ne passe évidemment pas inaperçu des services de police, qui notent (en juin 1952) que “sans Sékou Touré, les syndicats verraient fondre leurs effectifs et cela aurait pour résultat de réduire considérablement le peu de pouvoir et la force du RDA en Guinée”, et un peu plus tard (en juillet 1952, alors qu’il est sur le point d’être élu secrétaire général du PDG), que “le Secrétaire général des syndicats CGT, Sékou Touré, est un marxiste convaincu, un anticolonialiste et un révolutionnaire. Il prône l’action directe; il cherche à doter le prolétariat guinéen d’une conscience de classe ; il affirme que la grève est l’arme des travailleurs.” Les manifestations qu’il organise dépassent de plus en plus souvent le cadre de la colonie. Les plus marquantes sont la “grève d’avertissement” de vingt quatre heures du 3 novembre 1952, décidée lors d’une réunion intersyndicale présidée la veille à Dakar par Sékou Touré et destinée à faire pression sur le Parlement français afin qu’il vote enfin le Code du Travail Outre-mer — ce qu’il fera un mois plus tard, après soixante-deux mois de discussions et de renvois ; et surtout la grève de l’automne 1953, longue de 72 jours — mais certains, y compris Sékou lui-même, la nomment également “des 73 jours” —, qui contribua à lui façonner une image de leader régional et à le perfectionner encore dans les techniques de l’organisation des masses et du lancement des mouvements revendicatifs.
Cette action spectaculaire, déclenchée par la CGT mais soutenue par tous les syndicats de travailleurs des secteurs public et privé de l’AOF, avait comme objectif d’imposer l’application réelle et immédiate des dispositions du Code du travail. Sékou avait appris, par des cadres africains travaillant dans les bureaux du haut-connnissariat à Dakar, que les services parisiens tergiversaient au sujet des textes d’application.
Commencée le 21 septembre 1953, la grève se termina au bout d’une dizaine de jours dans la plupart des colonies ; mais, fermement tenus en mains par Sékou Touré, les syndicats locaux CGT (ainsi que la CFTC, alors que FO abandonna la lutte très vite) et le PDG qui renforçait alors son influence (Sékou avait été élu quelques semaines auparavant Conseiller territorial à Beyla), le mouvement persista en Guinée jusqu’au 25 novembre 380. Cette fameuse “grève des 72 jours” entraîna la solidarité effective d’une part croissante de la population, notamment sous forme de dons de nourriture.
C’est également au cours de cette grève que certaines femmes militantes prennent une influence grandissante sur les masses, notamment Aïssata Mafory Bangoura 381 qui harangue avec véhémence les foules, invite les femmes à se refuser à leurs époux non grévistes ou à divorcer d’avec les maris poltrons, à vendre leurs bijoux et leurs vêtements pour aider les grevistes.
Lorsque la grève prend fin le 25 novembre par l’application intégrale des dispositions du Code du Travail, notamment les 40 heures de travail, c’est donc à la Guinée que les travailleurs d’AOF doivent d’avoir obtenu satisfaction. La veille, le 24 novembre, un accord a été signé entre syndicats ouvriers et patronaux, accordant une hausse de 17,5 % des salaires, mais le 25, le ministre de la France d’Outre-mer Louis Jacquinot accorde les 20 % réclamés par les syndicats. Le travail reprend partout le 1er décembre.
C’est un succès sur toute la ligne. La presse française de l’époque, celle du moins qui s’intéresse aux problèmes d’Outre-mer, ne s’y trompe pas, qui commence à voir en la Guinée, jusque-là considérée comme l’un des territoires les plus tranquilles et les plus modérés, le ferment possible d’une transformation plus radpide. La popularité de Sékou s’en trouve renforcée en Guinée et son nom commence à rayonner dans l’ensemble de l’AOF.
Notes
379. En septembre 1952, la Société des Bauxites du Midi expédie son premier chargement de bauxite de Conakry à destination du Canada, et en février 1953, le premier lot de minerai marchand de fer est embarqué au port minéralier par la Compagnie Minière de Conakry.
380. Sékou Touré a d’ailleurs demandé à la Commission pennanente de l’Assemblée territoriale de soutenir les revendications des travailleurs africains ; cette commission était composée de cinq membres, deux Européens et trois Africains ; en dépit de fortes pressions sur les élus africains (notamment Bangoura Karim), les trois élus africains restèrent unis et le soutien fut acquis par 3 voix contre 2. 381. Devenue Hadja, Mafory Bangoura est enterrée à Conakry dans le Mausolée de Camayenne où Sékou sera lui-même inhumé en 1984.
Chapitre 18. — 27 juin 1954.
Sékou Touré rate son election à l’Assemblée nationale française
Le 27 juin 1954, Sékou Touré ente de nouveau sa chance à une élection partielle à l’Assemblée nationale française, au siège deYacine Diallo, décédé en avril dans les circonstances que l’on sait.
Effrayés par son dynamisme et sa violence, les groupements ethniques, pour lui barrer la route, créent un comité de coordination qui se réunit du 29 au 31 mai, et où siègent son ancien camarade puis adversaire Framoï Bérété, devenu entre temps président de la commission pertnanente de l’Assemblée territoriale, et Keita Koumandian, secrétaire général des Syndicats de l’enseignement primaire public de l’AOF et futur président du Bloc Africain de Guinée (BAG) alors en cours de création 382.
Le député défunt étant originaire de la Moyenne Guinée, le comité décide que les notables du Fouta-Djalon désigneront le candidat: ce sera Barry Diawadou 383, fils de l’almamy de Dabola, appuyé également par la chefferie et par une partie de l’administration, qui pourra ainsi prendre sa revanche par rapport à l’élection de 1951, où il avait été battu par Yacine Diallo ; en échange, le Fouta cédera à laBasse Guinée le siège de sénateur du deuxième collège (celui de Fodé Mamadou Touré) et le siège de conseiller de l’Union Française qu’occupait Diawadou Barry (il est attribué à Bangoura Karim 384).
Barry Diawadou sera investi officiellement comme candidat par ses partisans le 7 juin. Barry Ibrahima, dit Barry III, tente de son côté de conserver le siège pour les socialistes de la DSG 385 ; il est opposé à la chefferie, contrairement à la position de Yacine Diallo 386. Les autres candidats sont :
- Chaikou Baldé(liste des Indépendants)
- Komby Diallo (liste des anciens combattants)
- Jean-Pierre Fara Bokoundo Touré (liste des Indépendants d’action économique et sociale)
Au grand mécontentement de ses adversaires (le sénateur Saller s’en plaint ouvertement), Sékou Touré a été encouragé par le haut-commissaire Cornut-Gentille, qui l’a reçu à Dakar à la mi-mai. Le 21 avril, il a été investi par le PDG, et le 8 mai, il se rend à Abidjan où les instances dirigeantes du RDA lui accordent leur investiture et lui promettent l’aide du mouvement.
Beaucoup de militants soudanais et ivoiriens viennent soutenir les candidats du RDA. En Haute Guinée, ce sont Modibo Keita et Makane, en Guinée forestière, Ouezzin Coulibaly, qui animent des meetings. Ce dernier sera d’ailleurs l’objet d’un attentat à Nzérékoré, lorsqu’un ancien combattant tentera de le frapper d’un poignard avant d’être désarmé et lynché par la foule.
Bien que Sékou Touré ait obtenu la majorité dans nombre de bureaux de vote — et en particulier à Conakry, où l’administration avait laissé le scrutin se dérouler plus ou moins normalement —, il sera finalement crédité de 85.808 voix seulement ; son principal adversaire, Barry Diawadou, en obtient 145.497 et il est proclamé élu (le “mal élu” disent les militants du PDG) sous le sigle du BAG.
La manipulation ne fait cependant de doute pour personne. Car si Sékou est considéré comme le protégé de la “haute administration” de Dakar, les cadres administratifs moyens du territoire, qui le connaissent mieux et depuis plus longtemps, le craignent et même le haïssent. Robert Buron, alors ministre de la France d’Outre-mer du gouvernement Mendès-France (qui visite la Guinée le 27 novembre 1954 à l’occasion du centenaire du gouverneur Ballay), écrira : “Il est évident que la dernière élection a été honteusement truquée pour provoquer l’élimination de Sékou Touré” 387.
Sékou affirme qu’il y a eu “bourrage” des urnes sur ordre du gouverneur Parisot et déclenche une violente campagne de protestation ; il remercie publiquement le gouverneur d’être opposé au PDG, permettant ainsi au peuple de savoir qui est son champion. Les militants du PDG de Conakry suscitent des troubles graves, entraînant des morts et plusieurs centaines de blessés ; les maisons qui ne portent pas le dessin-symbole de l’éléphant ou l’inscription “Sily” sont systématiquement incendiées ; les Soussous, majoritaires à Conakry parmi les militants, s’en prennent plus volontiers aux Peuls et aux partisans du BAG, dont le leader Keita Koumandian subit des exactions particulièrement sévères. Une compagnie de parachutistes arrivée de Dakar vient renforcer les troupes stationnées dans le territoire ; les gendarmes et les gardes-cercle sont impuissants à rétablir l’ordre. Des centaines d’émeutiers, souvent mineurs, sont emprisonnés à Conakry. Devant une commission d’enquête envoyée peu après par l’Assemblée de l’Union Française, Sékou Touré et ses lieutenants affirment d’une même voix que le mouvement était spontané et qu’il résultait de l’indignation de la population à la proclamation des résultats. A l’évidence, l’agitation était cependant minutieusement préparée, et l’encadrement des manifestants très efficace. Selon l’Inspecteur général Pruvost :
« Sékou Touré garde une profonde amertume de ses deux échecs aux élections législatives (…), de même qu’il serait ulcéré des tripotages électoraux vrais ou imaginaires qu’il dénonce. Ne craindrait-il pas que par le renouvellement de procédés de ce genre, le siège qu’il désire ne lui échappe encore lors des élections de la future assemblée qui sera peut-être appelée à des choix d’importance majeure pour l’Outre-mer ? Est-il permis d’expliquer par l’amertume du passé et par l’inquiétude pour l’avenir vivement ressenties par son leader indiscuté, la poussée récente du PDG et son raidissement, allant jusqu’aux troubles caractérisés qui prendraient alors le caractère d’avertissement et de démonstration de force à l’adresse de l’autorité française et, qui sait, du RDA orthodoxe également ? »
Pour finir, les élections ne sont pas annulées : le 16 juillet, la commission de recensement des votes confirme les résultats, mais le gouverneur Parisot et le chef de la sûreté Heude seront mis en cause et remplacés au bout de quelques mois 388. Le gouverneur avait d’ailleurs écrit peu auparavant au sénateur Saller : “Si Sékou est élu, il ne me restera qu’à faire mes valises”; battu, Sékou avait obtenu le même résultat ! Dans son influent hebdomadaire publié à Dakar, Les Echos d’Afrique noire, Maurice Voisin écrit : “La Guinée, nous le disions il y a deux ans, va devenir le territoire rêvé pour un soulèvement africain. Et ce n’est pas en falsifiant les élections que nous éloignerons le danger ; bien au contraire (…) Attendons 1956 et vous verrez que Sékou Touré aura sa revanche” 389.
Tirant les leçons de la campagne émaillée d’incidents, Sékou Touré pousse le PDG à adopter un nouveau programme d’action politique destiné avant tout à élargir les bases du recrutement, non seulement à Conakry et sur la Basse Côte (car l’enthousiasme et le soutien des Soussous de la capitale sont un élément indispensable du succès), mais aussi en direction des masses rurales, des jeunes, des musulmans 390 et des femmes.
C’est l’époque aussi où il donne de plus en plus de place aux symboles qui frappent les foules : l’omniprésent “Syli” (l’éléphant en langue soussou) qui est devenu l’emblème du Parti (il est déjà celui du RDA) et le nom traditionnellement réservé au chef, c’est-à-dire à Sékou ; la carte du Parti, considérée conune une sorte de “super-grigri” et dont certains affirment qu’elle dispense de payer l’impôt; ailleurs, cette carte est exigée pour passer la rivière sur un bac, pour prendre le train, pour se faire admettre à l’hôpital, pour envoyer ses enfants à l’école ; des “Maisons du Peuple” sont construites un peu partout ;
[Erratum. C’était plutôt des Maisons de Jeunes. Voir note 387. — T.S. Bah]
les chants du PDG et du RDA sont systématiquement entonnés lors des réunions, souvent accompagnés par les percussions et orchestres locaux, eventuellement aussi dansés 391.
L’épervier lâché par Sékou le 12 mai 1957, lors de la présentation au stade de Donka du premier gouvernement de la Loi-cadre, symbolise le vol invincible de la Guinée et de l’Afrique vers la liberté 392. Présentées comme symbole de l’unité du peuple et de la cohésion du parti, car elles gomment les particularismes ethniques et les distinctions de classe, la tenue et la coiffure blanches sont imposées aux militantes et aux militants. Pourtant, Sékou Touré lui-même ne l’adoptera définitivement qu’en 1963 ; il restera jusque-là vêtu assez souvent à l’européenne, élégant costume trois-pièces, cravates colorées, chapeau de type “Eden” à bords roulés.
Il fera cependant sensation en assistant en septembre 1957 au 3ème congrès du RDA tenu à Bamako, vêtu d’un grand boubou et arborant une toque plutôt fantaisie. Il recevra également de Gaulle le 25 août 1958 en boubou blanc, seul dirigeant à le faire au cours de la tournée africaine du général.
Ainsi, un universitaire français, le professeur de droit international public Marcel Merle, invité à se rendre en Guinée en novembre 1954, assiste à un meeting à Kindia :
« J’ai été très frappé par le contraste éclatant dans la foule assemblée devant la maison de l’administrateur; 90% des personnes étaient vêtues de blanc ; c’étaient les partisans de Sékou ; il y avait quelques personnes isolées, habillées de vert ou d’autres couleurs : c’étaient les partisans des autres candidats. Les premiers dégageaient une impression de force, même lorsqu’ils restaient silencieux ; les autres ne manifestaient guère leur présence. Le gouverneur, qui accompagnait le ministre de la France d’Outre-mer Robert Buron, faisait remarquer que les amis du candidat récemment battu réussissaient ainsi à démontrer de quel côté penchait la grand e majorité de la population.” 393
Si les réunions donnent ainsi une impression d’unanimité, si le PDG paraît avoir toutes les cartes en mains, si les jeux semblent faits, en réalité, les oppositions restent vives.
Et à partir de cette période, les affrontements deviennent plus violents.
Notes
382. C’est en grande partie en raison de .son opposition personnelle à Sékou Touré que ce responsable d’une centrale syndicale nettement progressiste a choisi de militer aux côtés des chefs et des notables traditionnels. Le BAG sera créé en novembre 1954 par le comité de coordination, et son autorisation officielle sera obtenue le 18 février 1955.
383. Le nom est parfois [mal] orthographié Diawandou.
384. Il y siégera dans le groupe radical tendance Mendès-France. Pourtant, Bangoura Karim, qui avait créé en 1947 une Union Franco-Guinéenne, avait fait en 1950 la connaissance de Jacques Foccart et avait annoncé le 27 avril 1952 son adhésion au RPF lors d’une réunion de ce parti au cinéma Rialto à Conakry.
385. Démocratie Socialiste de Guinée. C’est le nom que prend le 28 octobre 1954 l’ancienne formation socialiste.
386. Il avait pourtant été élu en 1945 avec l’appui d’une bonne partie de la chefferie du Fouta.
387. Robert Buron. Les dernières années de la IVème République, Paris, Plon, 1968.
Certains auteurs estiment cependant que même s’il n’y avait pas eu trucage, Sékou Touré n’aurait sans doute pas remporté l’élection : ainsi, Sylvain Soriba Camara, inLa Guinée sans la France, (Paris, 1976, Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques). Certains observateurs contestent même qu’il y ait eu des trucages et tentent de discréditer Robert Buron en précisant qu’il n’a pas hésité à danser à la Maison des Jeunes du PDG en l’honneur de Sékou Touré (témoignage de Koumandian Keita à Valéry Gaillard pour le film Le jour ou la Guinée a dit non (déjà cité).
388. Le commissaire Heude est remplacé par Paul Humbert, qui est d’origine vietnamienne. Jean-Paul Parisot est remplacé comme gouverneur par Charles-Henri Bonfils. Auprès de celui-ci, son directeur de cabinet Émile Biasini est chargé parBCG “d’apprivoiser” Sékou Touré et de veiller désormais à la tenue d’élections honnêtes et libres de toute pression administrative. A cette fin, il met en place un système de rencontres hebdomadaires avec Sékou, au cours desquelles toutes les questions y compris les plus délicates sont discutées avec franchise, étant entendu que le succès de cette procédure sous-entend également la cessation des violences (lettre d’Émile Biasini à l’auteur, écrite en 1995. Voir aussi son livre L’Afrique et nous, Paris, éditions Odile Jacob, collection Opus, 1998).
389. Les Échos d’Afrique Noire, 7-13 octobre 1954 pour la 1ère partie de la citation ; 26-31 août 1954 pour la 2ème partie. Maurice Voisin était également le directeur desEchos Guinéens.
390. C’est l’époque où le journal du PDG La Liberté publie régulièrement des articles sur l’Islam rédigés par Chérif Youssouf Nabaniou, professeur diplômé d’arabe à Boké (il a étudié à l’Institut d’études supérieures islamiques d’Alger), ardent militant du PDG (dont il comparera la doctrine à la religion musulmane), qui deviendra ambassadeur en Arabie Saoudite puis ministre-délégué (à Kankan puis à Faranah), ministre des affaires islamiques, président du Conseil islamique national, avant d’être arrêté en septembre 1977 et détenu au Camp Boiro d’où il sera libéré en octobre 1980.
391. Une étude (en anglais) de ces chants a été effectuée par l’universitaire américaine Ruth S. Morgenthau dans “French Guinea’s RDA FolkSongs”, West African Review, d’août 1958.
392. “Souvenez-vous, ce jour-là, nous avons lâché du haut de la tribune officielle de Donka l’épervier qui avait été capturé par moi-même à Siguiri au cours de la campagne électorale de mars 1957 ; cet épervier est le symbole de notre liberté. Ce jour-là, le carcan de l’esclavage a été brisé en Guinée. L’épervier libéré a puissamment volé jusqu’à l’horizon sous les acclamations de la foule enthousiaste de Conakry. Il vole encore dans le ciel d’Afrique et demain toute l’Afrique sera libérée partout où l’épervier aura passé.” se rappellera Sékou Touré (Tome 1 des Oeuvres du PDG). Sékou avait déjà utilisé ce symbole de l’épervier lorsqu’en novembre 1955, lors de la conférence des cadres de Mamou, Saifoulaye Diallo avait été choisi comme candidat RDA aux élections législatives et avait publiquement renoncé à ses privilèges de chef de canton dont il avait hérité de son père ; Sékou avait alors comparé Saifoulaye à un militant du RDA qui venant dans un village avait vu un petit epervier qu’un chasseur avait capturé, enchaîné et élevé au milieu de poussins, affirmant qu’il en ferait ainsi un poussin. Le militant du RDA avait pris le jeune épervier sur son poing, avait tranche ses entraves et lui avait lancé : “Es-tu toujours un épervier ou es-tu vraiment devenu un poulet ? Choisis entre la servitude et la liberté du ciel.” Bien entendu, l’oiseau s’était élancé ! (cité par Ruth S. Morgenthau, Political parties in French-speaking Africa, Oxford Clarendon Press, 1964)
393. Conversation avec l’auteur à l’Académie de la Paix de Monaco, mars 1 985 ; nouvelle conversation avec l’auteur au Thoureil (Maine et Loire) le 13 août 2000.
Chapitre 19. — 9 février 1955.
La mort de Mbalia Camara et le temps des violences
Le 6 janvier 1955, le comité directeur du PDG, fort de 32 membres, élit en son sein un bureau exécutif dont Sékou Touré reste évidemment secrétaire général 394. Toutefois la situation n’est plus du tout la même qu’en 1952, lors de sa première élection. Le parti s’est fortement structuré, ses cadres se sont aguerris, les effectifs se sont multipliés, les campagnes d’adhésion ont produit d’excellents résultats, surtout en Basse-Côte. Mais si le temps de la clandestinité est révolu, celui de la violence est loin d’être terminé 395.
Après les vifs incidents qui ont marqué la campagne électorale de 1954, d’incessantes bagarres opposent militants du PDG et adhérents du BAG 396. Le 24 juillet 1954 (le prétexte en est un cortège du député Diawadou Barry qui passe devant le domicile de Sékou), le 25 juillet (cette fois-ci, un tamtam organisé par Diawadou Barry interfère avec le baptême d’une barque de pêche par le PDG), puis les 23 et 24 octobre 1954, des heurts violents éclatent ; le 31 janvier 1955, de nouveaux affrontements font un mort et soixante blessés, dont vingt graves. Le 1er février, les quartiers de Coronthie et de Téminetaye sont la proie de véritables combats de rues qui font quarante et un blessés, dont vingt par tirs de chevrotines.
Les violences n’affectent pas que la capitale : Siguiri, Dabola, Kindia, Beyla, Macenta, Youkounkoun, la Guinée forestière sont à leur tour touchés.
C’est en particulier à cette époque que se produit l’incident qui, à Tondon près de Dubréka, en Guinée Maritime, donnera à la Guinée indépendante l’une de ses héroïnes: Mbalia Camara (le prénom Mbalia étant traditionnellement donné à une jumelle chez les Soussous).
Mbalia Camara est l’une des co-épouses de Sana Thierno Candé Camara, un ancien garde démobilisé surnommé “Clairon”, président de la sous-section locale du PDG de Tondon, petit village également connu sous le nom de Labaya situé à 160 kilomètres de Conakry, non loin des fleuves Konkouré et Baady, dans la région de Dubréka. Le chef de canton David Sylla 397 rend “Clairon” responsable du refus des villageois de payer l’impôt et envoie la troupe l’arrêter en même temps que plusieurs autres militants du village. Les femmes se réunissent en hâte et édifient une barricade de fortune pour leur barrer le chemin.
Repérant au milieu d’elles l’épouse du meneur “Clairon”, Sylla, furieux, s’avance en faisant des moulinets avec son sabre… La lame frappe violemment Mbalia qui, ensanglantée, s’effondre. Elle est enceinte.
Nous sommes le 9 février 1955. Transportée la même nuit à l’hôpital Ballay de Conakry, elle accouche deux jours plus tard d’un enfant mort-né et meurt le 18 février. Le docteur Armstrong, un métis qui officie à cet hôpital, rédige un certificat selon lequel elle serait morte huit jours après l’opération “d’un fléchissement cardiaque.”
Quelques jours plus tard, plusieurs milliers de militants, Sékou Touré et Ouezzin Coulibaly à leur tête, participent aux funérailles ; le cortège traverse à pied toute la ville jusqu’au cimetière de Camerone.
Le PDG “tient” sa première martyre ; le 9 février sera ultérieurement proclamé Journée nationale de la Femme africaine.
Le 29 avril 1956 commence à Conakry le procès des auteurs de cet assassinat ; Sékou réunit un meeting au cinéma Vox : il y demande à nouveau la suppression de la chefferie de canton et affirme que les certificats médicaux sur les causes du décès de Mbalia ont été truqués ; Madame Andrée Touré y lance de vifs appels aux femmes de Guinée en faveur de l’unité d’action. Le 30 avril, le tribunal condamne David Sylla à un an de prison et 300.000 francs d’amende “pour coups et blessures ayant occasionné des mutilations”, ce qui l’exonère du chef d’assassinat 398. C’est toutefois la première fois qu’en Guinée, un chef de canton est condamné à une peine ferme, constate Sékou, dont l’hostilité vis-à-vis de la chefferie ne fait que s’exacerber.
L’enquête menée par l’inspecteur général Pruvost à la demande du ministre de la France d’Outre-mer Jean-Jacques Juglas (qui ne reste en fonction qu’un seul mois à la suite d’un éphémère remaniement du cabinet Mendès-France et du départ de Robert Buron en janvier 1955) conclut à la responsabilité principale des éléments du PDG, mais n’exonère pas non plus ses adversaires. Pruvost estime que l’action d’Ouezzin Coulibaly peut modérer Sékou; “ses bons offices semblent avoir été efficaces pour amener à résipiscence M. Sékou Touré”, écrit-il, en précisant cependant que ce dernier est “l’idole de la Basse Guinée” et qu’il est “devenu suffisamment populaire en Haute Guinée pour avoir recueilli 86.000 voix lors des élections législatives de 1954.” 399
Un rapport confidentiel de février 1955 envoyé par le gouverneur Parisot au haut-commissaire de l’AOF à Dakar confirme : “De Boké à Forécariah, de Conakry à Kindia, il n’est plus un village où un ordre ne soit exécuté, un franc d’impôt versé, qu’avec l’assentiment du responsable RDA. Quelles sont les responsabilités de Sékou Touré ? Ce sont celles d’un chef africain et non celles d’un homme politique qui, j’en ai la conviction intime, n’est susceptible de jouer que son jeu personnel, pour lui, rien que pour lui. Dès avant les élections, j’avais pensé comme vous-même qu’il était impossible de nier un potentiel semblable à celui qu’incarne cet homme ; que s’il était impensable de pouvoir prendre position ni contre lui, ni pour lui, il fallait cependant essayer de le canaliser et de l’intégrer dans un cadre politique éprouvé en prenant un minimum de garanties politiques, en l’espèce le RDA d’Houphouët.
C’est sur cette hypothèse de jeu que s’est basée mon attitude vis-à-vis de Sékou Touré jusqu’à ce jour. Je dis hypothèse, car il était supposé qu’il voudrait sincèrement suivre la ligne qui lui était dictée par le Comité de coordination du parti dans le respect de la légalité et en collaboration avec la puissance publique. Il était supposé que consentant à prendre une telle attitude, il aurait la possibilité de la suivre en l’imposant à ses troupes (…) Il a rempli son contrat vis-à-vis d’Houphouët en abandonnant ses postes à la CGT, mais dans ses tournées à Bissikrima, à Macenta, à Kissidougou, à Siguiri, il a tenu des propos inquiétants en reprenant les pires slogans de sa campagne électorale (…) et reproche à la France d’abêtir la race noire en l’alcoolisant systématiquement.
Même en tenant compte de son tempérament irascible et de son orgueil énorme, de la nécessité pour lui de ne pas perdre pied, de donner des gages aux éléments extrémistes du parti comme Savané Morikandian (…), j’en arrive à la conclusion qu’il est dans l’impossibilité de redresser la situation et surtout la mentalité qui s’est instaurée chez les militants de base et la masse des adhérents. Je n’ai trouvé jusqu’ici que deux hommes capables de redresser la situation et Sékou n’en est pas : Ouezzin Coulibaly et Sinkoun Kaba ; mais je doute qu’à eux seuls, ils soient opérants” 400.
Une sévère admonestation signée de Coulibaly 401 conduit le bureau exécutif du PDG 402 à publier le 18 février 1955 un communiqué condamnant les violences, et affirmant que le programme du RDA “ne peut comporter rien de subversif et que ses activités ne peuvent tendre à provoquer du désordre ou des incidents”. Il dénonce les provocateurs, invite les militants au “calme complet et à la vigilance pour déceler et porter à la connaissance des autorités les éléments de désordre”, demande aux responsables locaux d’“exclure tout élément dont les activités tendraient à compromettre le mouvement, car des éléments ennemis pourraient adhérer au PDG dans ce but précis”, et précise enfin que “seuls les membres du comité exécutif ont le droit d’adresser des instructions verbales ou écrites au nom du PDG”, par des ordres de mission signés de deux de ses membres 403.
Le 1er mars, Sékou Touré signe dans le journal du Parti un éditorial qui se veut rassurant : “Si nous sommes les uns et les autres honnêtement soucieux de l’ordre dans ce territoire, de l’ordre sans lequel il ne peut y avoir ni prospérité économique ni évolution sociale, nous devons chacun dans sa sphère et son rayon d’action apporter le maximum d’apaisement par nos paroles et nos actes, par l’appréciation exacte des faits, par le calme qui devient contagieux quand on sait l’inspirer.” 404
Lors d’un voyage à Paris, Sékou Touré a, le 23 mars 1955, un entretien avec le nouveau ministre de la France d’Outre-mer, Pierre-Henri Teitgen.
Soucieux de ne pas voir Sékou en détourner le sens à sa manière, le ministre en envoie au gouverneur un compte-rendu précis, et ajoute: “Je lui ai conseillé de prendre contact avec le gouverneur et d’aller lui exposer ses problèmes avec l’attitude loyale du chef d’une opposition qui entend rester dans les limites de la correction et de la légalité. STOP. J’ai relaté dans les détails cet entretien pour que M. Sékou Touré ne puisse en déformer les termes ou se vanter de promesses que je ne lui ai pas faites” ! 405
Teitgen a en particulier conditionné la “neutralité” de l’administration lors des élections (également demandée d’ailleurs par le haut-commissaire Cornut-Gentille) au respect de la “légalité” (il pense notamment à la dissolution des milices et de l’“appareil paramilitaire du RDA”) et à la désaffiliation de l’USCG de la CGT métropolitaine.
Mais il y a loin de ces belles assurances à la réalité sur le terrain ! Et bien des déclarations de Sékou au cours des mois suivants démontrent qu’il reste virulent et violent. Le 14 juin 1955, il déclare lors d’une réunion publique à Kankan, quelques jours avant les élections sénatoriales qui verront la défaite de l’élu sortant, Raphaèl Saller, et le retour au Conseil de la République de Fodé Mamoudou Touré: “Aujourd’hui, toutes les nations valent mieux que la France”, ou encore : “Le RDA restera toujours comme un scorpion dans le pantalon des colonialistes”, dira-t-il en février 1956 lors d’une autre réunion à Kankan. A Macenta, en mai 1956, il s’écrie devant les militants : “Si vos chefs vous obligent à des travaux forcés, refusez. S’ils vous injurient, injuriez-les à votre tour. Si quelqu’un vous frappe, frappez-le, même si c’est un gendarme. Si vous êtes incapables de frapper vous-mêmes, allez chercher des camarades militants.”
Formule agressive, véritable incitation à l’atteinte à l’ordre public et à la violence, mais il en a d’autres, plus ambiguès : “Le RDA n’est pas un couteau qui divise, c’est une aiguille qui coud”, ou encore : “Lorsque la tête du serpent est coupée, on peut se servir de ce qui reste pour faire une ceinture.”
Le PDG met en place de véritables commandos, placés sous la redoutable autorité de Sylla Momo Jo, commerçant à Boulbinet, responsable des Jeunes du PDG 406, et infiltre des sympathisants dans les rangs des partis adverses, BAG et DSG. Il utilise des chômeurs qu’il paie jusqu’à 25 francs par jour. Le 30 septembre 1955, au cours de deux meetings successifs, Sékou appelle à la violence contre tous ceux qui ne sont pas du PDG, puis il s’envole pour Nzérékoré, d’où le secrétaire général de la colonie, Sylvain Sankalé407, le rappelle d’urgence pour qu’il aide à rétablir l’ordre dans la capitale.
Des heurts violents ont lieu à Conakry et dans diverses villes de l’intérieur le 29 septembre, puis les 2 et 3 octobre (sept morts, dont six Peuls et un Soussou membre du BAG 408), puis le 30 octobre, et encore lors d’une soirée dansante organisée par le RDA le 20 novembre à Kaporo. Les adversaires qui se soumettent voient leur tête rasée, ceux qui refusent de composer sont soumis à des traitements dégradants, brutaux, violents, parfois mortels. Le gouverneur Bonfils renvoie d’ailleurs dos à dos les protagonistes, et s’il loue “les réalistes, les prudents, Diawadou Barry, Karim Bangoura et Framoï Bérété”, il critique les Koumandian Keita, Fodé Mamoudou Touré, Amara Soumah, Momo Touré, “qui nient la réalité du succès du RDA et veulent à la fois dénzontrer que le succès est celui du désordre et essayer d’appliquer les méthodes qui ont été celles de leurs adversaires dans l’opposition. Par une sorte de masochisme de vaincus, ils appellent de leurs voeux des incidents, quand ils ne sont pas prêts à les provoquer même s’ils doivent en être les victimes.” 409
Le 28 septembre 1955 (trois ans jour pour jour avant le futur référendum), le tribunal de Conakry condamne Sékou Touré, solidairement avec le directeur du journal La Liberté, à 50.000 francs d’amende avec sursis et à 25.000 francs de dommages intérêts pour diffamation envers le sénateur Fodé Mamadou Touré, qu’il avait mis en cause dans un article publié le 27 juin précédent à propos de “magouilles” dans l’affaire du terrain de la société COPROA à Forécariah. De son côté, Mafory Bangoura, présidente de la section féminine du PDG, est condamnée le 20 juillet à un an de prison pour “violence verbale” et “incitation à la révolte”, mais elle est libérée le 17 août sur arrêt de la Cour d’appel, après que Sékou Touré eut organisé de multiples démonstrations populaires.
De temps en temps, Sékou s’absente du chef-lieu de la colonie, pour assister, après son élection comme député en 1956, aux séances de l’Assemblée nationale à Paris, ou encore pour voyager à l’étranger ; ainsi, en juin 1956, il effectue une visite au Liberia et à la Sierra Leone, où il s’intéresse à l’exploitation des terrains diamantifères par les autochtones ; fin septembre de la même année, il se rend à Freetown, où il est accueilli triomphalement par le leader de la colonie britannique, Milton Margaï, devant des milliers de personnes massées sur le débarcadère 410.
On assiste à quelques attaques sporadiques contre l’Église catholique et l’enseignement religieux privé. Le clergé catholique européen est souvent présenté comrne l’allié de l’administration coloniale, au même titre que la chefferie. Kankan est un peu l’épicentre de ces attaques. Le 1er février 1955, Mgr Le Mailloux se fait attaquer par La Liberté qui essaie de le séparer de son clergé, en particulier du père Tchidimbo. Nouvelle attaque très virulente, le 27 janvier 1957 lors d’une “séance d’information sur l’enseignement à Kankan”. Celle-ci se tient au cinéma Rex sous la présidence de Lamine Kaba, président de la section RDA de Kankan, sous le contrôle du docteur Moriba Magassouba, maire de la ville ; Ismaël Touré et Lansana Diané sont les orateurs principaux, mais ils s’expriment en français ; Sayon Mady, ancien syndicaliste CGT A, secrétaire de mairie, assure les traductions en malinké. Les slogans ne sont pas nouveaux :
“L’Eglise a travaillé pour le colonialisme ; l’enseignement du clergé détruit la conscience des enfants. En liquidant le colonialisme, nous devons liquider le clergé et l’Eglise catholique (…)”
En langue malinké, on ajoutera que la religion catholique n’est pas une religion, mais une société de brigands (…).
Le père Raymond-Marie Tchidimbo, qui assistait à cette réunion en prenant des notes, fera une réponse en six pages adressée à Félix Houphouët-Boigny, président du RDA, à Sékou Touré, responsable de la section guinéenne, au docteur Magassouba et à Lamine Kaba. Dans sa lettre, Tchidimbo rappellera quelques paroles de responsables du PDG: “Restez calmes“, écrivait Sékou Touré dans La Liberté du ler mars 1955, et il en appelait à un “maximum d’apaisement par nos paroles et nos actes, par l’appréhension exacte des faits”. Le père Tchidimbo cite aussi le docteur Louis [Lansana] Béavogui, sorti en 1948 de l’Ecole africaine de médecine et de pharmacie de Dakar, l’un des responsables du PDG, mais également d’origine forestière et de religion catholique : “Nous tirons notre chapeau devant l’oeuvre des Missions dans ce domaine (de la scolarisation) pour le beau travail qu’elles veulent accomplir. Devant la carence des pouvoirs publics, leur venue est très opportune”.
A Kankan même, Mgr Le Mailloux réagit vigoureusement; le 1er février 1957, il renvoie à leur parents, pour un jour de grève, les 442 élèves de l’enseignement libre, parce qu’aucune rectification ou mise au point officielle n’avait été faite à la suite de la conférence. Les parents se réunissent à leur tour le 2 février, envoient une motion en faveur de l’école privée. Les classes reprennent le 4 février.
Le père de la Martinière, de son côté, avait eu à répondre à des accusations de Sékou Touré dans le numéro 78 de La Liberté. Il rappelait que l’administration française l’avait traité de “prêtre RDA” parce qu’il avait eu à mener un certain nombre d’actions en faveur de la liberté, et ceci depuis longtemps : “C’est encore à cette époque (en 1941) que l’autorité recrutait (…) d’une façon odieuse une masse de chefs de famille pour les envoyer faire, trois ans durant, du travail forcé à 1.000 km de chez eux; je leur ai dit en public qu’ils avaient le droit et le devoir d’aller se réfugier en forêt. Cela se passait avant la conférence de Brazzaville”. Sékou Touré lui présentera des excuses.
En avril 1958, le père Cousart signale au supérieur général les graves soucis que rencontre Mgr de Milleville pour le terrain de l’évêché à Conakry : “On a obligé le père Chaverot à arrêter certaines constructions d’immeubles de rapport sur la concession de l’évêché d’une part, d’autre part on a demandé à Monseigneur la cession de 10.000 m2 environ de la concession de l’évêché (terrain de sport et suite jusqu’à la corniche en bordure de la mer), en vue de construire des bâtiments pour la mairie…” 411.
Les scènes de violence continueront même après l’entrée en vigueur de la Loi-cadre de 1956 et jusqu’aux approches de l’indépendance. Il y a de violents incidents en octobre 1956, qui font officiellement huit morts et 263 blessés, et qui obligent le haut-commissariat de Dakar à envoyer un renfort de gendarmerie 412. Du 14 au 20 septembre 1957, de sérieux incidents éclatent à Nzérékoré entre militants socialistes et militants du PDG. “Dans la nuit du 15, plusieurs cases appartenant à des socialistes notoires sont abattues et leurs propriétaires malmenés. Le lendemain, les RDA, le visage blanchi au kaolin en signe de reconnaissance, semblent vouloir s’imposer en ville et terrorisent la population.” 413 Le peloton mobile de gendarmerie de Conakry doit venir rétablir le calme.
L’année 1957 peut cependant être considérée comme relativement calme, mais de nouveaux affrontements très violents se dérouleront fin avril/début mai 1958 (en fait, du 29 avril au 4 mai). La nuit du 2 au 3 mai 1958 est même parfois appelée “la Saint-Barthélémy de Guinée” ; dans la soirée du 3 mai, Sékou Touré intervient à la radio pour lancer un appel au calme. Suivant les sources, on compte de 23 à 30 morts, de 140 à 400 blessés ; 130 cases sont incendiées, 184 personnes sont arrêtées, 35 affaires sont jugées en flagrant délit ; David Soumah ne doit son salut qu’à la fuite 414 ; des combats prolongés et sanglants opposent Soussous et Peuls dans divers quartiers de la capitale. Pour beaucoup d’observateurs, les exactions perpétrées par les Soussous ont pour but d’intimider les Peuls.
Sékou Touré, président du Conseil de gouvernement, et Keita Fodéba, ministre de l’Intérieur, sont finalement obligés de demander l’aide de l’armée française. Après l’enterrement à Camayenne de onze victimes de la nuit précédente, Sékou téléphone au capitaine Remoudière, chef du cabinet militaire du gouverneur, pour le prier de renforcer la sécurité de la capitale et de Labé ; d’ailleurs, le gouverneur est absent, et c’est Paul Masson qui assure l’intérim. Mais, comme il le fera souvent par la suite, Sékou affirme aussi à la radio, au milieu d’une allocution — le 3 mai — destinée à calmer le jeu, que des éléments incontrôlés venus du Sénégal se livrent en Guinée à des provocations et se vantent d’une totale impunité en raison du soutien reçu de “certains milieux métropolitains”.
A la fin du mois, Sékou Touré et Saifoulaye Diallo, qui projetaient de se rendre de Dakar à Paris pour participer au vote d’investiture du gouvernement du général de Gaulle, préfèrent revenir à Conakry pour surveiller la situation, en dépit du souhait exprimé par Houphouët qui voudraient que tous les élus du RDA soient présents à l’Assemblée nationale en ce moment important 415.
Pourtant le journal du Parti attise souvent la violence ; s’adressant à ses adversaires sous le titre “Ils ne passeront pas”, un éditorial de La Liberté du 16 mai 1958 affirme : “Il leur faut engendrer le désordre et la haine, la destruction et la misère. Il leur faut des morts et des victimes expiatoires pour payer leurs fautes et se sortir de l’oubli où les a relégués la volonté populaire. Espèrent-ils donc dans leur criminel orgueil pouvoir rétablir leur fortune sur les cadavres de nos morts, les cendres de nos cases et les ruines de nos maisons ? (…) Et pour quelle fin ? Pour aucune autre fin que celle de leur propre ambition d’hommes qui ont échoué et ne sy résignent pas. Pour rien d’autre que le rétablissement de leurs dérisoires privilèges, l’assouvissement de leur dangereuse vanité.”
Conflits ethniques et rivalités politiques se conjuguent 416. Le Conseil de gouvernement dirigé par Sékou Touré depuis mai 1957 a supprimé la chefferie et entrepris nombre de réformes, certes inscrites à son programme, mais qui heurtent beaucoup d’intérêts ; en outre, son accession au pouvoir lui donne des moyens nouveaux, légaux ou illégaux, car la police renforce les commandos de choc du PDG.
L’opposition cherche à s’organiser. Dans le Fouta, Diawadou Barry,Ibrahima Barry dit Barry III et Abdoulaye Diallo Huissier, prêchent ouvertement la désobéissance civique, le non paiement de l’impôt, le regroupement des Peuls face aux autres ethnies. Devant les menaces reçues, Diawadou Barry prend l’habitude de se déplacer avec une mitraillette [??] en bandoulière et proclame que son parti ripostera avec “cent pierres pour une pierre jetée, cent coups de fusil pour un coup de fusil reçu (…) Nous sommes prêts, même si nous devons installer ici l’anarchie et le désordre, à nous battre pour notre cause.”417
Un livre blanc publié par le Conseil de gouvernement en mai 1958 accuse ses adversaires de “transposer sur le plan racial les problèmes politiques.”
Notes
394. Les 1er et 2ème secrétaires sont Abdourahmane Diallo et Nfamara Keita, le tresorier est Sinkoun Kaba, et le trésorier adjoint Bengaly Camara.
395. Franz Fanon disait de la violence que “totalisante et nationale, elle hisse le peuple à la hauteur du leader”.
[Annotation. Franz Fanon s’exprimait dans le contexte de la guerre coloniale de la France en Algérie, et se référait aux rapports dominant vs. dominé, colonisateur vs. colonisé. Cette citation me paraît maladroite et inappropriée dans le cadre guinéen, car elle contient une certaine justification ?! Cela dit, ce sont des bureaucrates de la IVe république française (Cornut-Gentille, Humbert, etc.) qui, par leur soutien au PDG, placèrent la Guinée, dès 1956, sur l’orbite de la dictature. Et depuis lors, le pays a subi la continuité entre la colonisation et l’oppression, externes et internes : de Sékou Touré à Alpha Condé.… Toutefois, aveuglés par leur soif du pouvoir, ces tyrans finiront tous dans la poubelle de l’Histoire. C’est donc plutôt Alioum Fantouré qui a trouvé la formule juste lorsqu’il déclare que, du fait même de sa violence, le dictateur sort du peuple. —T.S. Bah]
- 396. La DSG, opposée comme le PDG à la chefferie soutenue par le BAG, sera, au début, moins visée lors ces incidents ; mais après l’écrasante victoire du PDG en 1956, militants de la DSG et du BAG feront le plus souvent cause commune.
397. Né dans la même région et déjà chef de canton de Labaya avant la guerre, Sylla avait été révoqué de ses fonctions à la suite d’une condamnation de droit commun ; réhabilité à la fin de la guerre, nommé aux mêmes fonctions dans le même lieu, battu aux élections territoriales de mars 1952, il est considéré par l’administration elle-même comme “autoritaire et parfois brutal”. Après la mort de Sékou Touré fut lancée une tentative peu crédible pour innocenter Syllade son rôle majeur dans l’assassinat de Mbalia Camara.
[Annotation. La remarque d’André Lewin est péremptoire mais fragile. Et elle affecte négativement sa position présumée de biographe impartial. En réalité, pour la famille Sylla, leur parent est réhabilité. Car l’Histoire les conforte — ainsi qu’à tous les deénonciateurs de la tragédie guinéenne post-coloniale — chaque jour, s’agissant de la dictature du PDG et de Sékou Touré, qui sont désormais cloués au pilori et voués aux gémonies. Pour s’en convaincre, on peut se réfèrer au rapport de l’ONU sur le massacre ou au récent rapport de Human Rights Watch sur la Guinée. Cela dit, M. Lewin évoque bien les crimes de Momo Jo, commandités par Sékou Touré. Mais ni dans la forme, ni dans la substance, je n’y décèle une condamnation des prédateurs (Sékou, Momo Jo et consorts) ou bien de la commisération pour les victimes ! — T.S. Bah]
- 398. Dans différents discours, notamment a la conférence nationale du PDG d’août 1961, Sékou Touré rend hommage au rôle des femmes dans le développement du PDG : “La femme d’Afrique, longtemps considérée comme une marchandise, un objet de propriété, a vu sa personnalité constamment bafouée par son compagnon de vie, qui avait sur elle et sur ses biens un droit d’usage sans restriction…” (…) “L’action des femmes a été déterminante dans le développement du PDG, elles ont affronté les baïonnettes pour assister aux meetings du Parti, soutenu l’héroïque grève de soixante-treize jours courageusement menée par nos militants ouvriers autour d’une revendication dont le caractère concernait tous les territoires d’Outre-mer ; elles ont reçu des coups de crosse et connu la puanteur des geôles. Elles ont aussi leurs martyrs dont Mbalia Camara, symbole de la résistance guinéenne à l’oppression colonialiste…” (…) “Tour à tour farouches militantes, propagandistes ferventes, soutiens matériel et moral de leurs frères et de leurs maris plus directement exposés à la répression coloniale, les femmes guinéennes ont pris une part importante à la lutte de libération nationale. Après la conquête de l’indépendance politique, parfaitement conscientes du rôle qui leur revient dans toutes les activités de l’État et à tous les échelons, elles savent aussi que d’elles dépend l’épanouissement des richesses culturelles, matérielles et morales de la nation. Pour la mère de famille, la paysanne aux champs, l’employée de bureau, la technicienne des services sanitaires et sociaux, la salariée des services de transports, l’agent de sécurité, l’enseignante, la bataille est engagée pour une meilleure qualification professionnelle et une participation accrue au développement économique, facteur d’un plus bel avenir africain et mondial. Aux femmes, éléments indispensables à la vie, est confiée la vie du Parti démocratique de Guinée, la vie de la Révolution guinéenne.”
399. “De plus, il est beau, et comme le RDA local mène avec vigueur le combat de l’émancipation féminine, il est l’idole des femmes soussous et malinkés ; l’homme donne une impression de sérieux ; vêtu d’une tenue correcte et soignée, sans recherche exagérée, c’est sans nul doute un personnage avec lequel il faut compter.” (Archives de la France d’Outremer, dossier OMM 2144-1 et dossier Contrôle 1022 — Mission Pruvost 1955).
400. Archives de la FOM, direction des affaires politiques, dossiers série 2100.
401. Début février 1955, Ouezzin Coulibaly adresse au nom du Comité de coordination du RDA une instruction aux responsables du PDG et leur fait la leçon. “Le RDA est un parti de gouvernement et (…) tient avant tout au respect de la légalité républicaine et à l’ordre(…) La possession d’une carte RDA ne confère à personne le droit de se soustraire à la légalité (…) Le RDA est loin d’être un parti d’agitation (…) Il interdit toutes les manifestations à caractère fasciste, telles que la création de groupes de choc, de commissaires et gendarmes avec port de brassards et de galons (…) Nul ne peut et ne doit obliger par quelque moyen que ce soit, un autre à adhérer à son parti, ni obliger à vendre ou à acheter des cartes. …”
402. Signé de Sékou Touré, Abdourahamane Diallo, Nfamara Keita, Sinkoun Kaba, Camara Bengaly.
403. Une longue lettre du 20 mai 1955(inédite jusqu’ici) de Sékou Touré à Houphouët-Boigny, témoigne de ce souci de modération. On en trouvera le texte en annexe à ce chapitre. La plupart des autres informations se trouvent dans le dossier sur les incidents de 1955 par l’inspecteur Debay (Archives FOM, Contrôle, dossier 1279-2).
404. La Liberté, n° 48 du 1er mars 1955.
405. Télégramme n° 93-99 du 25 mars 1955 signé Pierre-Henri Teitgen.
406. Momo Jo restera “actif” très longtemps : en 1982 encore, juste avant la visite de Sékou Touré, il se rendra en France avec mission d’y supprimer quelques “anti-guinéens”, comme on les appelait à l’époque. Le Docteur Accarlui échappera de peu, n’ayant pas été identifié en raison de la tenue et du masque de chirurgien qu’il portait à l’hôpital de Sens. Mojo Jo est décédé en 2002. On trouvera en annexe quelques déclarations “musclées” de Momo Jo (qui se faisait parfois appeler Momo Joe ).
407. C’est un parent du professeur de médecine Marc Sankalé (de Marseille), dont le fils, Mgr Louis Sankalé, a été évêque de Cayenne, puis de Nice depuis 2004.
408. Ces dernières manifestations amèneront Bangoura Karim à adresser le 5 octobre au haut-commissaire Cornut-Gentille un télégramme d’une grande violence :
“Gravité des incidents de Coyah marque faillite politique de complaisance avec le RDA que vous avez instaurée. Le chauffeur de mon père tué, la maison de mon oncle saccagée et ses filles violées, soulignent étendue de vos responsabilités. Ma douleur immense m’encourage à vous dénoncer auprès des hautes autorités de la métropole comme soutien officiel et déclaré des extrémistes africains fauteurs de troubles. Les agissements du RDA restent votre oeuvre. La carence de l’autorité locale en découle. La mise à feu et à sang de ce pays jadis paisible continuera à peser sur votre conscience, car vos rapports officiels n’ont pas traduit la vérité sur le caractère du RDA. Je reste fidèle à la France et à la Guinée, et vous pouvez compter sur ma détermination farouche contre votre politique néfaste pour la présence française.”
- 409. Rapport politique mensuel du gouverneur de la Guinée française, janvier 1956 (archives de la France d’Outre-mer).
410. Les autorités anglaises auraient alors fait savoir à Sir Milton Margaï qu’elles preferaient que Sékou Touré ne revienne pas en Sierra Leone. Au cours de ce séjour, du 20 au 25 septembre 1956, Sékou Touré était accompagné de son épouse, deSaïfoulaye Dialloet de quatre cadres du PDG. Le problème des 30.000 Guinéens travaillant clandestinement dans les champs diamantifères de Sierra Leone a été largernent évoqué. Presque aux mêmes dates, du 19 au 22 septembre, se tient à la Sorbonne à Paris, organisé par la revue Présence africaine, le 1er Congrès intemational des écrivains et artistes noirs, auquel participent 63 personnalités culturelles venues d’Afrique, d’Amérique et des Antilles. Le 2ème Congrès aura lieu à Rome du 26 mars au 1er avril 1959.
411. L’essentiel de ces informations sur les attaques contre l’église catholique en Guinée est repris du livre du père Gérard Vieira, L’Église catholique en Guinée, tome II ( 1925-1958), Dakar, 1998.
412. Le haut-commissaire Gaston Cusin souligne, à propos des unités basées en réserve à Dakar : “L’utilité et l’efficacité de celles-ci ont d’ailleurs été une fois de plus démontrée lors des récents incidents, puisque cinq heures après la réception de la demande des autorités de Conakry, deux pelotons complets de gendarmerie étaient à pied d’oeuvre” (lettre no 2525 du 30 octobre 1956 adressée par Gaston Cusin au ministre de la France d’Outre-mer).
Paradoxalement, le ministère demande le maintien à Conakry de ces unités au moment même où le gouverneur les renvoie à Dakar (Télégrammes n° 467 du 13 octobre 1957 de France d’Outre-mer au haut-commissaire et n° 775 du 14 octobre 1957 du haut-commissaire de Dakar à France d’outre-mer) L’Assemblée de l’Union française constitue une mission d’information de huit membres pour enquêter sur ces incidents ; elle est dirigée par le conseiller Chiarisini et composée notamment des conseillers Max André, Louis Odru, Roulleaux-Dugage. Le conseiller communiste Louis Odru se dissocie de certaines conclusions du rapport d’information, en particulier celles qui mettent en cause uniquement le PDG sans considérer les “responsabilités gouvernementales, qui sont essentielles”. Selon lui, il s’agissait avant tout de “mouiller Sékou”. Odru demanda que la mission rende visite en prison aux manifestants arrêtés, et se rendit compte que seuls des militants RDA étaient détenus ; après cette visite, l’attitude des responsables RDA, jusque-là très renfrognés, s’est transformée et nous avons même été applaudis dans les rues” (Documents. Assemblée de l’Union française, annexe n° 135, 2ème séance, 29 novembre 1956 ; conversation de l’auteur avec Louis Odru, mairie de Montreuil, 11 juillet 2002).
413. Cité par le père Gérard Vieira, L’Église catholique en Guinée, tome II ( 1 925-1958), Dakar, 1998.
414. Il semble que Sékou Touré ait voulu aider Soumah à reconstruire sa maison et qu’il aurait remis à sa femme une somme de 50.000 francs ; mais Soumah aurait refusé cette proposition, fait restituer l’argent, et aurait porté plainte, malgré la médiation d’un ami commun, Mamadou Sam.
415. Télégramme envoyé par le gouverneur Mauberna au ministère de la FOM le 1er juin :
“Sékou Touré et Diallo Saïfoulaye au lieu de quitter Dakar pour Paris comme annoncé, sont revenus à Conakry le 31 mai. Malgré Houphouët-Boigny, ils ne veulent pas aller à Paris pour le scrutin d’investiture (du général de Gaulle)”, arguant du fait que l’investiture est en tout état de cause certaine, que la date du Congrès du PDG est très proche et que leurs responsabilités locales priment leurs responsabilités nationales (dossier politique Guinée, 2169 (5).
- 416. Sauf exceptions rarissimes, aucune de ces actions violentes ne s’en prend aux Européens.
417. Sur l’analyse des violences en Guinée entre 1954 et 1958, voir l’article très documenté, de Bernard Charles : “Le rôle de la violence dans la mise en place des pouvoirs en Guinée” (déjà cité, Actes du Colloque d’Aix-en-Provence sur L’Afrique noire à l’heure des indépendances, Paris, Editions du CNRS, 1992).
André Lewin (1934-2012)
Paris. L’Harmattan. 2010. Tome 1. 236 pages