L’Almami Samori Touré. Empereur. Récit historique

Ibrahima Khalil Fofana
L’Almami Samori Touré. Empereur
Récit historique

Présence Africaine. Paris. Dakar. 1998. 133 pages

Table des matières

Remerciements
Introduction

  1. L’Almami Samori Touré : l’homme et ses origines
  2. L’enfance de Samori
  1. Premiers affrontements avec les troupes coloniales
  2. La guerre contre Saadji Kamara
  3. De nouveaux affrontements : la bataille de Woyo-Wayankô
  1. La résistance à la pénétration des troupes coloniales
  2. L’exode vers l’est
  3. La mort de Djaoulén-Karamo

Traditions orales — Principaux informateurs

Pendant une quarantained’années, Khalil Ibrahima Fofana resta attentif à toute information relative à l’histoire de l’Almami Samori Touré. Il nous présente ici un récit fouillé et parfaitement documenté de la vie héroïque et tragique du grand résistant à l’occupation militaire et coloniale française en Afrique de l’Ouest. Celui que l’on nomme parfois le Napoléon africain créa de toutes pièces un empire, par la force de son caractère et ses dons de stratège. Après sa mort, il n’eut pas de successeur et son empire s’effondra.
Khalil lbrahima Fofana, historien guinéen, diplômé de l’École normale William Ponty en 1949, mit à profit ses années d’enseignant et de directeur d’école dans la région de Komodougou, en Haute-Guinée, pour s’intéresser à l’histoire de l’Almami Samori Touré, à travers la tradition orale, particulièrement. Ses recherches sur le terrain lui permirent de mener des enquêtes auprès de nombreux informateurs encore en vie à l’époque et qui partagèrent au siècle passé l’aventure samorienne, ou qui furent des témoins ou des griots.
L’originalité des recherches de Khalil lbrahima Fofana a été reconnue par d’éminents chercheurs commeJean Suret-Canale et Yves Person, dont les travaux sur lAfrique et particulièrement sur Samori Touré ont fait autorité.

Remerciements

  • A feu Elhadj Chaïkhou Baldé, premier directeur de l’Institut National de Recherche et de Documentation de Guinée (INRDG), ex-IFAN.
  • A mon frère Amara Fofana, professeur à la retraite.
  • A M. Boubacar Barry, professeur d’histoire à l’Université de Dakar.
  • A M. Gilbert Ifono, professeur, président de l’Association des Historiens de Guinée (AHG).
  • M. Namankoumba Kouyaté, professeur d’histoire.
  • A Son Excellence M. Lamine Camara, ambassadeur de Guinée à Paris en 1996.
  • Enfin, aux nombreux amis et collaborateurs à divers titres, aux membres de ma famille qui m’ont prodigué des encouragements.

Qu’ils veuillent tous accepter l’expression de ma sincère gratitude.

Introduction

Héros de la résistance africaine à l’intrusion coloniale, la grande figure de l’Almami Samori a suscité un vif intérêt dans l’historiographie coloniale d’abord, ensuite dans celle initiée par le puissant mouvement de réhabilitation politique et culturelle des années cinquante.
Une abondante littérature historique vit le jour sous la plume d’historiens, les uns laudateurs zélés du héros, les autres le jetant en pâture aux oiseaux de proie qui auraient reçu mission de sauvegarder la pureté d’un monde irrémédiablement réglé aux normes de la civilisation européenne, dite occidentale.
Le combat mené, sans complaisance aucune, a été remporté par les historiens progressistes s’attachant à rétablir la vérité historique.
Il convient de souligner que les auteurs africains ne détiennent pas l’exclusivité de la palme de cette victoire. D’éminents érudits tels que : Yves Person, Jean Suret-Canale ont puissamment contribué à la réhabilitation de l’oeuvre de l’Almami Samori Touré. La phase de réhabilitation achevée, l’impression qui domine privilégie, à notre avis, le héros par rapport au souverain dont les sujets étaient estimés à plus d’un million en 1885 1.
Cette situation de déséquilibre se justifie par le fait que l’initiative de fixer l’histoire de l’Almami Samori Touré pour la postérité a été l’œuvre de ceux qui l’ont combattu et anéanti.
Nous n’insisterons plus sur les motivations de cette initiative, ni sur l’importance qu’elle a revêtue pour le sentiment national français au xix, siècle.
Mais la conséquence de cette approche est que les historiens africains ont été contraints au départ de s’engager dans la voie de la défensive. Ils ont été ainsi amenés à consacrer beaucoup d’attention et d’efforts de recherche à ce qui avait trait au résistant à la colonisation.
Il y a certainement possibilité d’évoluer à présent vers une autre phase de la connaissance de l’Almami Samori, en prenant en considération cette vérité première : L’Almami Samori n’a pas créé un empire pour résister a la colonisation ! Il y a été contraint par les vicissitudes de l’histoire. Pour lui, son entreprise avait d’autres objectifs : mettre fin, entre autres, à l’anarchie en rassemblant sous son autorité un vaste ensemble géopolitique. Ce faisant, il assumait certes son destin hors pair.
En effet quel destin extraordinaire fut le sien, le fils d’un obscur tisserand, devenu un empereur redouté !
Quelle épopée non moins extraordinaire fut la sienne : pendant seize longues années de lutte opiniâtre, il a résisté aux envahisseurs colonialistes dotés d’un armement sans commune mesure avec les fusils à pierre ! Ces questions ont reçu des réponses d’une grande valeur.
Notre modeste contribution 2 tendra simplement à faire connaître certains aspects inédits de sa vie, pouvant apporter un meilleur éclairage sur le sujet, d’où une meilleure compréhension de l’homme-individu dans son environnement politique, social et culturel.
Pour mieux cerner l’oeuvre de l’Almami Samori dans sa signification, et aussi dans ses limites, reportons-nous tout d’abord à cet autre fils du Manding: Soundiata Keita (XIIIè siècle).
Pourquoi Soundiata est-il resté une référence dans le Manding dès qu’il s’agit de grandeur, de courage et surtout de ténacité ? Il y a, en tout premier lieu, son amour filial qui lui fait accomplir un véritable prodige en venant à bout d’une infirmité qui semblait le condamner à végéter toute sa vie en marge de la société, lui le prince héritier légitime du trône de Niani.
Il y a ensuite son patriotisme sans faille et son courage exemplaire qui lui ont servi de levier pour reconquérir le trône usurpe par Soumangourou Kanté.
L’épisode du secret arraché à ce dernier par Nana Triban, soeur de Soundiata, loin d’amoindrir le mérite du héros, doit être considéré, au contraire, comme la marque du destin, la grâce divine qui soutient toujours les causes justes.
Enfin Soundiata a régné sur un vaste ensemble politique, le plus grand à l’époque dans tout l’Ouest africain.
Pour les ressemblances nous retrouvons aussi chez l’Almami Samori, l’amour filial qui l’a amené à se constituer captif à la place de sa mère, le patriotisme et le courage dont nous aurons le témoignage tout au long de cet ouvrage historique. Mais il y a une différence, et elle est d’importance !
En effet Soundiata était issu d’une dynastie royale. Bien qu’infirme au départ, il demeurait l’héritier légitime du trône des Keita à Niani ; il incarnait le pouvoir légal.
Aussi dès qu’il eut réuni les conditions pour la reconquête de son pays, il bénéficia aussitôt du soutien de toutes les forces vives.
Le ralliement du forgeron Fakoli Kourouma, avec tout ce qu’il représente comme support économique et puissance occulte, n’est pas étranger à la volonté de respecter et de soutenir la légitimité. Samori, quant à lui, a vu le jour dans une modeste famille de paysans vers 1830 à Minianbaladou, dans un hameau de culture de Sanankoro.
Dans son ascendance directe, du côté paternel, rien de singulier n’est à relever. Samori a cependant vaincu des chefs de guerre illustres:

  • Nantènin Famoudou Kourouma du Sabadou
  • Serebrema Cissé du Mouriouléndou
  • les Condé du Bassando et du Gbèrédou
  • Saadji Kamara de Gban Kouno
  • les Kaba de Kankan, etc.

Ces chefs étaient issus de féodalités traditionnelles ou maraboutiques.
Cette constatation nous amène à un deuxième élément de comparaison: Napoléon Bonaparte (1769-1821). D’éminents auteurs ont suffisamment brossé le tableau d’un parallèle éloquent entre les deux soldats, les deux conquérants. Napoléon et Samori sont sortis tous deux des rangs, ne pouvant se réclamer d’aucune dynastie féodale.
Cependant l’un et l’autre ont eu le souci de créer une dynastie avec des traditions. De part et d’autre ce fut un échec. Les deux héros ont été des météores qui ont illuminé pendant un temps des séquences de l’histoire de leurs pays 3. En conclusion il n’y a pas eu de dynastie samorienne. L’empire samorien naquit avec lui et fut voué à la disparition, avec lui.

Notes
1. Yves Person. Une révolution Dyula, tome 3, p. 2089.
2. Le hasard des mutations administratives a amené l’auteur à Komodougou (préfecture de Kérouané) en novembre 1954 en qualité de directeur d’école. Komodougou est dans le berceau de l’empire samorien. Le village natal du conquérant, Miniambaladou, est à moins de cinquante kilomètres de là.
L’auteur a bénéficié de conditions particulièrement favorables : l’appartenance à l’ethnie de la région, les facilités de contact, voire d’intégration, liées à la fonction sociale ; enfin le fait que son grand-père, Yaboye (Férébori) et son père, Minkossey (Sory), ont tous deux été des acteurs de l’épopée samorienne.
3. Les tentatives de Napoléon III et de Sékou Touré pour créer une tradition dynastique ont échoué.
Napoléon III n’était que le neveu de Napoléon Ier.
Sékou Touré était descendant de l’Almami Samori par sa mère Aminata Fadiga, fille de Ramata Touré, elle-même fille de l’empereur. Du côté paternel on peut se référer au corps du texte (cf. Bakari Touré).

Chapitre I
L’Alamami Samori Touré : l’homme et ses origines

En novembre 1954 à Komodougou, au cours d’une veillée culturelle animée par le très célèbre griot Diéli Kaba Soumano, qui semblait ne faire qu’un avec sa guitare monocorde, nous avons eu le privilège de recueillir la tradition suivante sur les origines de l’Almami Samori Touré.
Diéli Kaba avait une mémoire phénoménale. Il engagea la soirée avec une de ses productions-vedettes : l’énumération des organes essentiels d’un véhicule automobile en précisant les fonctions, bien que lui-même n’ait jamais été un conducteur ; ceci lui valut des ovations et surtout de nombreux cadeaux.
La seconde production nous plongea dans l’histoire des chefferies traditionnelles du pays depuis le Mandén de Kangaba au nord jusqu’au Guizimaï de la forêt profonde au sud nouveau flux de dons variés. Diéli Kaba fit alors une pause comme pour marquer avec solennité l’importance de la tranche à venir. Quelques notes de guitare, un tour a pas mesurés de la place, l’assistance retint son souffle.
Diéli Kaba entonna :

Hormis les Kamara et les Condé, propriétaires traditionnels de ces terres, nous autres nous sommes tous venus du Nord. Les ancêtres de Samori sont des Markas. Le plus proche de nous dans le temps, Bingo Amadou Touré dit Bingo-Madou vint s’installer à Bingo dans le Gbèredou (préfecture de Kouroussa). Bingo-Madou eut pour fils Bingo-Mori qui émigra à l’est pour résider à Kofilakoro dans le Kourani-Gouala (sous-préfecture de Karala, préfecture de Beyla). Il eut pour fils Fabou Touré. Nous avons ensuite Vafereba Touré fils de Fabou Touré qui alla s’installer à Minianbaladou où il eut pour fils : Karifa et Lanseï. Karifa eut deux fils: Samorifing et Samorigbe qui eut à son tour trois fils : Lanfia, Moussa et Fodé.
Dans le petit village de Minianbaladou la vie suivait son cours paisible. Kémo Lanfia tissait le genre de bandes de cotonnade très appréciées qui servaient alors d’étalon monétaire dans la région. Rien ne semblait devoir perturber cette vie de routine, lorsque le tisserand fit un rêve.
Il consulta un devin.
— J’ai vu sortir de mes reins un serpent qui s’éleva, s’éleva à perte de vue vers le ciel, déclara-t-il au devin.
— Tu auras, répondit celui-ci, un descendant qui sera très puissant et dominera bien des contrées. Cependant des sacrifices sont nécessaires : un bélier blanc, sept coqs blancs, une bande de cotonnade de sept coudées de longueur et sept plats de riz.
Comme on le voit, pour un hameau de l’importance de Minianbaladou un tel sacrifice était considérable et ne pouvait passer inaperçu.
Dans la mesure où l’on parlait de puissance et de domination, les Diomandés (Kamara) de Minianbaladou et de Sanankoro tinrent conseil. Ils s’opposèrent à l’exécution d’un tel sacrifice dont les retombées occultes compromettraient, à coup sûr, leur pouvoir traditionnel. Cependant, à cette période, Sokhona Kamara de Fandou, l’une des épouses de Lanfia, attendait un enfant. Le problème soulevé par le rêve du tisserand connut aussitôt une certaine notoriété et les habitants de Fandou offrirent leur service pour l’exécution du sacrifice.
Le génie de Fonin-Kaman-Kamara 1, l’illustre aïeul des Kamara, se serait-il manifesté sur la branche féminine ? Les tenants du pouvoir à Sanankoro se posaient en tout cas la question, car ce ne serait pas la première fois (selon la tradition malinké) qu’un ancêtre illustre se réincanerait en un de ses descendants. En effet, dans la société malinké la notoriété acquise par un individu, en bien ou en mal, est souvent expliquée en le rattachant à un ancêtre plus ou moins lointain : tel homme ou telle femme riche (bana) aura reçu un don du généreux génie d’un aïeul de lignée paternelle ou maternelle ; tel autre personnage réputé pour sa cruauté tiendrait ce trait de caractère d’un ancêtre.
Dans chaque cas, qu’il s’agisse de bravoure, de prestige, etc., l’on scrute la nuit des temps pour repérer l’aïeul ainsi réincarné.
Alors que toute la population de Minianbaladou, de Sanankoro, de Fandou et des environs attendait impatiemment l’événement, voilà qu’un beau jour Sokhona Kamara mit au monde un garçon ! Et voilà qu’il naquit avec la main gauche toûte couverte de taches blanchâtres ! « C’est lui ! C’est lui l’enfant annoncé », criait-on. On accourut de tous les côtés pour le voir. Quelques cadeaux furent offerts à la mère plongée désormais dans une angoisse qui ne l’a plus jamais quittée.
Elle se mit à parcourir toute la contrée à la recherche de tout ce qui pourrait assurer la protection de son enfant.
Lanfia estima d’ailleurs qu’il était préférable de quitter le hameau de Minianbaladou pour le village de Sanankoro où la famille s’agrandit avec la naissance de Maningbè-Mori, Kèmè Bréma, Kèmè-Lanséï, Kèmè Amara, Massaran-Mamadi.
Diéli Kaba Soumano de poursuivre :
Samori Touré a eu une descendance très nombreuse estimée à deux cent dix enfants dont cent seize filles et quatrevingt-quatorze garçons.

La narration s’arrêta soudain sous les vivats de l’auditoire comblé car tout ce qui touche à la personne de l’Almami Samori Touré porte inévitablement la marque de la démesure ! Un descendant de l’illustre disparu a offert un taureau âgé de deux ans.
Quelques notes de kôni et la veillée était terminée.
Après avoir procédé à de nombreux recoupements auprès de témoins exceptionnels en qualité et en nombre dans ce Toron où l’entreprise historique avait débuté vers 1860, les noms des principaux descendants que nous avons retenus en raison de leur notoriété sont :

  • Managbè-Mamadi
  • Massé-Mamadi
  • Djaoulèn-Karamo
  • Sarankén-Mori
  • Massé-Mouctar
  • Tiranké-Mori
  • Ramata Touré
  • Filassô-Mori

Parmi eux nous avons eu le privilège de rencontrer et de nous entretenir avec Filassô-Mori à Diakolidou (Beyla) en 1949, Massé-Mouctar à Kankan-Kabada en 1950. Quant à Ramata Touré, fille de l’Almami Samori et de Bagbè Mara de Sansambaya (route Kankan-Kissidougou), son nom est passé à la postérité en tant qu’aïeule (grand-mère) de Sékou Touré, fils de Aminata Fadiga, ellemême fille de Ramata. Sékou Touré a été le premier président de la République de Guinée (1958-1984), notoirement connu comme combattant anti-colonialiste.

Notes
1. Fonin Kaman Kamara reste l’un des plus illustres rois qui aient régné sur le Konia. Son souvenir est perpétué par une chanson qui souligne à suffisance sa toute-puissance et pourquoi pas sa férocité.
Il était « le lion qui dévorait d’autres lions et qui riait seulement lorsque l’envie lui prenait de dévorer son royal festin, de dévorer un homme ».
Le 8 novembre 1981 lors d’un baptême à Gbessia, El hadj Diaby, imam de la mosquée nous a confirmé que le roi Fonin Kaman Kamara a envoyé au roi du Bambouk, il y a de cela 782 ans, c’est-à-dire au XIIe siècle, une mission de bonne volonté qui a ramené une colonie de familles Maraboutiques installées à Niousomoridou dans un but de prosélytisme. Les Souaré, Bérété Drainé, Fofana et Cissé qui y vivent proviennent de cette souche.

Chapitre II
L’enfance de Samori

À dix ans il avait déjà embrigadé tous les garçons du voisinage.
Ses dispositions de meneur étaient manifestes. Il organisait souvent des expéditions avec ses compagnons et ils allaient, de nuit comme de jour, marauder pour des fruits, des agrumes ou des tubercules dans les champs au risque de recevoir quelquefois la bastonnade.
Toute une bande de jeunes gens fut vite attirée par les aventures de ce garçon auquel personne ne disputait le rang de chef car, de l’initiative il en avait comme pas un et son sens aigu de l’équité lors du partage des butins lui assurait la sympathie de tous.
Ses parents qui avaient de plus en plus de démêlés avec les voisins, usèrent de corrections de plus en plus sévères. Mais cela ne modifia en rien le comportement de Samori ; il était du genre « dur à cuire ».
Ayant acquis plus de force et d’expérience, la bande de Samori commença a s’attaquer à des marchands forains voyageant isolément pour les rançonner ; les prises devinrent de plus en plus importantes. On passa de la volaille aux caprins puis au gros bétail.
La bande inspirait dès lors une crainte réelle au sein de la population. Samori fut surnommé « Samorinin-Kötö » (Samori la canaille). Les activités de la bande de Samori suscitaient maintenant assez d’inquiétude chez ses parents, de plus en plus agacés par les multiples plaintes et les menaces de représailles des voisins.
Au marigot où elle allait puiser de l’eau, Sokhona Kamara entendait, sans broncher, les allusions les plus désobligeantes : peut-on s’enorgueillir d’avoir mis au monde un véritable serpent ? Kèmo Lanfia était souvent convoqué devant le Conseil des notables pour entendre des récriminations et des menaces : puisque tes beaux-parents sont à Fandou près d’ici et qu’ils ont fait ce que tu sais (les sacrifices), tu finiras par déménager avec ton rejeton !
Un soir, Kèmo Lanfia dit à son épouse: « Notre garçon nous attire actuellement assez d’ennuis. Il est assez grand et peut faire du commerce. » Nous sommes en 1850 ; Samori a bien la vingtaine.
Décision prise, Kèmo Lanfia vendit une génisse et constitua pour son fils un modeste capital. Samori devint un marchand entre son pays natal, le Konia, la forêt et le Sankaran.
Contre les noix de kola de la zone forestière il vendait des bandes de cotonnade tissées par son père. Il ramenait des articles achetés dans les factoreries de la côte sierra-léonaise contre les noix de kola, et ainsi de suite. Pendant ces voyages il noua de solides amitiés qui furent plus tard très utiles à sa diplomatie. Il apprit certains dialectes, en particulier le löma, particulièrement difficile entre autres.
Vers l’année 1853 des événements graves vinrent troubler cette carrière de routine. En effet, au cours de ses pérégrinations de marchand forain, il rencontra un jour à Banyan (préfecture de Faranah) un congénère dioula qui lui apprit que Séré Bréma, frère cadet de Séré Bourlaye, alors roi du Moriou Léndou 1, avait détruit Sanankoro et ses environs.
Samori revint précipitamment vers son village. Sur le chemin du retour il apprit que son père s’était retiré à Sogbrendou près de Frankonedou, sa mère Sokhona Kamara ayant été amenée en captivité à Madina, capitale du royaume.
Le coeur ulcéré, il se rendit auprès de son père qui lui conta dans le détail cette pénible histoire.
— Père, demanda Samori, ne serait-il pas possible de racheter la liberté de ma mère contre des bœufs ?
— Certainement mon fils, répondit Kèmo Lanfia, mais ils ne m’ont laissé aucun bien ; ils ont tout emporté y compris les boeufs. Quelques années seront nécessaires pour réunir le cheptel susceptible de permettre la libération de ta mère !
Pour Samori c’était vraiment trop long pour être accepté. Aussi, réagit-il :
— Père, et si j’allais me constituer captif à la place de ma mère ?
— Ils accepteront peut-être, répondit le père, réellement dans l’embarras.
Pendant que Samori et son père songeaient au moyen de racheter la liberté de Sokhona Kamara, dont l’absence devenait de plus en plus intolérable, que se passait-il à la cour de Madina ?
La captive était occupée à traire les vaches. Aucune autre besogne pénible ne lui était imposée.
Ce traitement de faveur était dû, selon la tradition, au fait que le roi Bourlaye Cissé tenait compte de l’alliance ancestrale entre les clans Cissé et Touré, depuis la nuit des temps.
Bien sûr, Sokhona Kamara ne se doutait nullement que sa captivité serait un maillon déterminant dans la longue chaîne des événements liés au destin de son fils.
A la cour de Madina, le roi Séré Bourlaye prenait de l’âge et l’avenir du trône donnait lieu à de multiples consultations occultes.
Comme successeurs potentiels, il y avait certes Séré Bréma, le frère cadet, chef guerrier émérite auréolé de succès ; il y avait aussi le bouillant fils Morlaye ; sait-on jamais assez sur les desseins du Créateur ? Il est toujours prudent de sonder le destin et de faire à temps les sacrifices appropriés. Aussi les devins se succédaient-ils à la cour de Madina, chacun se prétendant le plus compétent.
Le roi Séré Bourlaye n’était pas encore satisfait lorsque la chance le mit en contact avec Foulah-Moro Sidibé, un devin du Bassando, sûr de sa science et scrupuleux de sa réputation.
Foulah-Moro étala son stock de sable, procéda aux incantations rituelles puis déclara :
— Je vois venir à la cour un jeune homme, mal vêtu, armé d’un bâton, un bagage insignifiant sur l’épaule. Il vient vers vous, je ne sais pour quel motif, mais son étoile est si brillante qu’elle éclipse tout dans votre entourage !
— Cela signifie-t-il, demanda le roi inquiet, que personne dans mon entourage ne pourra dominer cet homme ?
Foulah-Mouro refit sept fois la consultation avant de répondre :
— Ce jeune homme commandera à tous ceux qui sont présents à la cour de Madina.
— Mon fils, se fit suppliant le roi auprès de Foulah-Moro, n’y aurait-il pas quelques sacrifices à même de modifier ce destin ?
— Aucun sacrifice ne peut modifier ce destin répondit, imperturbable, Foulah-Moro qui venait de jeter ainsi l’anxiété dans tous les coeurs. Les conciliabules se multiplièrent au sein de la famille royale : le frère cadet du roi, Sere Bréma, celui-là même qui avait capturé Sokhona Kamara, le fils Morlaye et certainement la clique des courtisans, penchaient pour une mise à mort pure et simple de Samori dès qu’il serait appréhendé !
Cependant le roi Séré Bourlaye inclinait pour la clémence, cela sans doute en conformité avec les préceptes du saint Coran postulant, d’une part la soumission à la volonté de Dieu, et prohibant d’autre part le crime gratuit.
Il donna, en conséquence, des instructions à la garde chargée de la vigilance au portail. Aussi Samori fut-il conduit sous bonne escorte auprès de lui dès qu’il se présenta à Madina.
L’escorte éloignée, le roi Séré Bourlaye eut avec Samori un entretien qui l’édifia sur ses qualités d’intelligence et de caractère ; sa piété filiale était évidente :
— Salut et respect à vous, Roi, déclara Samori. Mon père Lanfia Touré, fils de Samorigbé vous adresse son salut ; il m’a dépêché auprès de vous en raison des liens de fraternité qui ont de tout temps existé entre les Cissé et les Touré. Il m’a chargé de vous dire qu’il prend de l’âge et que sa case est vide du fait de l’absence prolongée de ma mère. Il implore votre générosité et comme il ne lui reste aucun bien, il vous prie de bien vouloir m’accepter à la place de ma mère.
— Mon fils, répondit le roi, soit le bienvenu. En effet les Cissé et les Touré sont des frères et tu es ici chez toi. J’apprécie tes qualités de courage et de dévouement, aussi vais-je utiliser tes services pendant quelque temps, puis tu rejoindras ton père en compagnie de ta mère.
Ainsi débutait une période très cruciale de la vie de Samori.
En effet c’est à la cour de Madina qu’il reçut sa formation de guerrier, c’est là aussi qu’il fut initié aux notions élémentaires sur la pratique de l’islam. Retenu pendant sept longues années, sa seule consolation était d’être auprès de sa mère et de constater surtout qu’elle ne subissait aucune brimade.
Avec le maniement des armes il apprit l’art du combat avec tout ce que cela implique comme sens aigu de la discipline, l’esprit de corps et le dévouement à la cause publique.
Le courage et l’intelligence étant des dispositions naturelles chez Samori, il se distingua très vite et s’imposa à l’attention de tous ; il devint populaire. On rechercha de plus en plus sa collaboration, le succès couronnant souvent ses expéditions guerrières.
La réputation de guerrier émérite avait largement débordé la cour de Madina.
Il convient de signaler que deux années s’étaient écoulées depuis son arrivée à Madina quand il fut rejoint par son frère Kémé Bréma (Fabou) dépêché par Kémo Lanfia pour le ramener avec sa mère.
N’ayant pas eu plus de succès dans ses démarches aupres du roi, Kémé Bréma avait choisi de rester aux côtés de Samori. Ainsi, pendant cinq années il alla aussi guerroyer partout dans la région et devint à son tour l’éminent guerrier qui favorisa plus d’une fois la fortune du conquérant Samori.
Cependant le roi Séré Bourlaye, protecteur de Samori vint à mourir en 1859. Séré Bréma, son successeur, se trouva désormais en situation de face à face avec son encombrant captif.
Selon Mamadi Oulén Cissé, toutes les tentatives faites pour se débarrasser de lui (empoisonnement, guet-apens, etc.) échouèrent lamentablement.
Aussi lorsque en 1860, les Doré, musulmans de Missadou (Beyla) menacés par leur puissant voisin, le paien Massabory Kamara de Guirila (surnommé Ouara-ourou Kégbanan) implorèrent le secours de Séré Bréma, leur coreligionnaire, celui-ci se trouva-t-il devant un dilemme : fallait-il faire participer Samori à cette campagne au risque de lui donner l’occasion d’accroître son prestige ? Ou bien fallait-il le laisser à Madina au risque qu’il s’empare du pouvoir ?
Séré Bréma, dans sa sagesse, préféra l’éloigner en lui rendant la liberté ainsi que celle de sa mère et de Kémé Bréma. Soucieux de ménager l’avenir, il le convoqua et lui dit : « Je suis satisfait de tes états de service ; choisis sept vaches dans le troupeau et retourne auprès de mon frère Lanfia. » Samori, accompagné de sa mère et de son frère Kéme Bréma, rejoignit son père. La famille au complet revint à Sanankoro qui s’était repeuplé entre-temps.

Note
1. Royaume situé à cheval sur les fleuves Dion, Kouraî et Goula (actuelles sous-préfectures de Baranama et de Karala). Du nom de son fondateur Morioulén Cissé origine de Bakongo-Cisséla (préfecture de Kankan). Après des études coraniques à Dinguiraye il a créé un royaume théocratique avec Madina comme capitale.

Chapitre III
L’empire samorien se construit

  1. Conquête du Tôron

Ce retour au bercail en 1860 pourrait-il signifier pour Samori, la renonciation à toute activité guerrière ? Il n’en fut rien.
Rendu pendant quelque temps à ses activités commerciales, il avait suffisamment pris goût aux entreprises viriles de sofa pour en rester là.
Sa réputation de brave guerrier l’avait en tout cas précédé dans la contrée et il n’eut aucune difficulté à se faire enrôler dans la troupe de Mori Bérété, chef de guerre de Tintioulén, à 15 km de Kankan.
Il est de notoriété, cependant, que la collaboration ne fut point une réussite, les deux hommes n’étant pas faits pour s’entendre. Autant Samori était audacieux, autant Mori Bérété était ombrageux quant à son autorité. Les brouilles furent nombreuses et Samori dut s’éloigner après avoir subi, dit-on, des sévices corporels dont il aurait conservé des traces dans le dos.
Il cherchait donc une occasion de reprendre du service lorsqu’il apprit qu’un certain Vaféréba Kamara disposait d’une petite troupe de brigands et opérait des razzias dans les environs de Sanankoro.
La tentation fut irrésistible pour Samori malgré l’amertume qu’il avait gardée de sa fraîche expérience de Tintioulén.
Samori alla offrir ses services à Vaféréba. En peu de temps il se rendit utile à la troupe, puis indispensable par les nombreux succès qui marquèrent sa participation aux opérations de razzia.
Il devint bientôt le second dans la hiérarchie et ce fut naturellement à lui que revint le commandement lorsque Vaféréba eut à, se rendre dans la région forestière où l’appelaient certaines affaires de famille.
Il ne fallut pas longtemps à Samori pour imposer sur la troupe une autorité incontestée. De par son esprit d’équité lors du partage des butins, Samori évinça Vaféréba dans l’estime des hommes de troupes.
Aussi, lorsque celui-ci revint de son expédition il constata, avec irritation, qu’un changement s’était manifesté dans la fidélité des hommes à son égard. Il sentit une nette réticence à son autorité ; il comprit et dut admettre que son lieutenant Samori l’avait supplanté dans le cœur des guerriers. Il réagit violemment, éclata en reproches et menaça de congédier le compagnon « infidèle » :
— Tu m’as trahi, éclata-t-il. Qu’as-tu promis aux hommes pour qu’ils ne m’obéissent plus ? Je vois que Mori Bérété avait raison et que j’aurais mieux fait de me méfier de toi. Il va falloir que je me sépare de toi. Ainsi tu pourras si tu le peux, former ta propre troupe.
— C’est bien à tort que tu me fais des reproches, répliqua Samori, imperturbable. Quant à l’idée de m’éloigner de ces hommes je n’en vois pas la raison car je me suis déjà habitué à eux. Je pense qu’il est plus judicieux de demander leur avis pour savoir qui de nous deux ils choisiront pour les diriger désormais.
Contre son gré, Vaféréba dut accepter cette proposition.
La consultation qui suivit, vit la victoire écrasante de Samori, la quasi-totalité des hommes s’étant rangée derrière lui 1. Vaféréba déchu resta néanmoins au sein de la troupe peut-être avec le secret espoir de reconquérir l’estime de ses compagnons et de prendre sa revanche.
La tradition raconte qu’il n’y resta pas longtemps car il trouva la mort dans des circonstances obscures au cours de l’expédition suivante. Le grand rêve de Samori commençait à prendre corps et il pouvait entreprendre la réalisation de son immense ambition. Il avait désormais une troupe à sa dévotion (1862-1865).
A cette époque comment se présentait Samori ?
Au physique il était d’une taille largement au-dessus de la moyenne. Svelte et musclé, il affectionnait les tenues sobres de chasseurs ; sa voix forte lui permettait de se faire entendre au plus fort de la mitraille.
De tout son être se dégageait une impressionnante virilité : menton énergique, arcades sourcilières bien fournies, le regard pénétrant. Le port du turban, dont il s’octroya le privilège exclusif plus tard, rendait la tête plus impressionnante encore.
Son régime alimentaire était volontiers frugal : s’accommodant de tous les mets traditionnels (lafidi, etc.) ses préférences allaient cependant aux plats de fonio assaisonnés de namaninfing 2 gluant et de riz à la sauce aux feuilles de dâ (oseille). Un peu de viande grillée et séchée, quelques boules de gâteaux au miel, constituaient son menu de combattant. Plus tard l’adjonction de poudre d’écorce de caïlcédrat (djâla) à de la bouillie de riz lui évitait l’empâtement pendant les périodes de repos prolongé.
À la cour, Kôkissi Donzo, spécialiste de médecine traditionnelle surveillait les repas. Le protocole était des plus simples. L’Almami Samori partageait son plat avec les plus jeunes, les futurs sofas. Le silence était de rigueur et les grains de riz tombés à terre, attiraient immanquablement des réprimandes.
Samori jouissait d’une santé robuste et ses rares indispositions (maux de tête) étaient tenues secrètes. Le noyau de l’armée samorienne se développa très vite les noms les plus connus de cette époque transmis par la tradition orale sont :

  • Manikaba Moudou
  • Sonaba Diarra
  • Mantouman Dioubaté
  • Koulako Féré Dioubaté
  • Doussougbè Siné (Lansiné)
  • Kôkissi Donzo (le docteur)
  • Kèmè Bréma (Fabou) son cadet et son meilleur chef de guerre.

Le coup d’essai de la troupe de Samori eut comme théâtre Djâla, petit village des environs de Kérouané.
Conformément à la pratique en vigueur à l’époque, Samori, le chef brigand, avait installé son camp, un hangar fait de branchage et de feuillage, à la sortie principale du village. La troupe s’y, livrait à des exercices de combat et assurait sa subsistance en rançonnant les paysans rentrant des hameaux de culture.
L’inquiétude s’empara bientôt des villageois lorsque Samori commença à s’attaquer au bétail pour améliorer le menu de ses hommes.
Ils décidèrent donc de réagir et déléguèrent des hommes armés pour demander à Samori de cesser son brigandage :
— Samori, nous avons mission de te faire entendre raison ! lança le chef de délégation aussitôt qu’ils furent en présence de la troupe.
— Je ne vois pas pourquoi cette menace, répliqua calmement Samori. Vous avez encore votre liberté de mouvement, vous sortez et vous rentrez chez vous comme bon vous semble !
— Est-ce une raison pour prendre nos moutons et nos boeufs ?
— Vous n’ignorez pas que la protection que nous vous assurons vaut bien ce prix, car tant que nous serons ici, vous ne risquez aucune brimade de qui que ce soit.
Bien entendu, la compréhension ne se manifestant pas, des propos amers furent échangés.
Les délégués tentèrent d’engager la manière forte en s’attaquant aux installations pour faire déguerpir les indésirables. Samori comprit qu’après les installations leurs personnes pourraient être les prochaines cibles. Il prit les devants, ordonna à ses hommes de tirer.
La délégation perdit deux hommes. Les rescapés décontenancés s’empressèrent de reconnaître l’autorité naissante qui venait de se manifester de façon si brutale. Ainsi de proche en proche, village après village, Samori en vint à assiéger Sanankoro où résidait sa famille.
Naturellement les habitants du village déléguèrent Kémo Lanfia son père, pour lui faire entendre raison.
— « Mon fils, déclara Lanfia, tu ne dois pas oublier que nous sommes des immigrants dans ce pays qui nous a accueillis il y a de cela cinq générations au moins. Nous nous sommes sentis réellement chez nous depuis que ton aïeul Fabou Touré a quitté Bingo pour Kofilakoro. Nous avons contracté de nombreux mariages et ta mère Sokhona est bien de la grande famille des Kamara, les tenants de la terre, ici. »
Il souligna avec force détails comment lui, Lanfia Touré, avait pu s’installer à Sanankoro où il avait toujours été respecté. Ce fut en vain.
— « Père, répondit poliment Samori, il est préférable d’amener le reste de la famille ici et de demeurer sous ma protection, au lieu de rester dans un village sans défense. »
Les habitants de Sanankoro attendirent en vain le retour de Lanfia. Ils constituèrent alors une mission punitive qui fut matée à son tour.
Désormais il fallait compter avec le pouvoir de Samori dont le prestige allait grandissant tandis que sa renommée attirait chaque jour des dizaines de volontaires.
A ce propos, Samori eut le mérite de mettre fin à l’anarchie qui régnait dans la région, en canalisant sous son autorité tous les aventuriers dans des activités guerrières dans le but de fondre en un seul royaume la multitude des petites chefferies qui se combattaient sans cesse. Le succès lui sourit très vite et en un temps relativement court toute la contrée allant de Kérouané à Bissandougou reconnut son autorité.
Cependant ce ne fut point sans difficultés sérieuses qu’il parvint à ce résultat. Le premier siège important quil entreprit à l’époque eut lieu contre le village fortifié de Tèrè, au nord-est de Komodougou. Ce fut un échec cuisant.
Dianka, représentant de Séré Bréma dans cette zone, y veillait. Il avait bien organisé la défense des villages relevant de son autorité.
La jeune armée de Samori avait dû se replJier devant la puissance et l’efficacité de la défense de Tèrè.
Samori comprit très tôt que la guerre était une science qui avait ses exigences propres ; il convenait sans doute de ménager ses forces ; la diplomatie et la ruse étant aussi des atouts à mettre en oeuvre. Dès lors, alliant avec un rare bonheur l’habileté politique à la force, il parvint souvent à ses fins.
Il exploita intelligemment les nombreuses relations d’amitié qu’il avait nouées lors de ses tournées de dioula.
Mamourou Konaté 3, neveu de Sarankén raconte :

Samori se rendit à Talikoro où résidait Dianka qu’il essaya de corrompre avec de l’or. Ce fut en vain. Devant la détermination ferme de ce dernier il n’insista pas et mena sa troupe en direction de Komodougou, la plus importante localité de la contrée.
Il y avait dépêché auparavant un émissaire auprès du gardien du portail, son ami Founsoun Kaba Konaté 4.
L’appui de celui-ci lui fut acquis car, à la faveur d’une nuit pluvieuse la troupe de Samori fut introduite dans l’enceinte fortifiée.
Quelle ne fut la surprise, puis l’indignation des habitants de Komodougou lorsqu’ils se réveillèrent en compagnie d’hôtes aussi encombrants !
L’indignation se mua très vite en terreur, car Samori, sous le prétexte fallacieux de faire sécher la poudre, commença à exhiber en plein air une partie de son stock de munitions.
C’était plus que de l’intimidation !
La situation devint très critique dans l’enceinte de Komodougou dont le portail était maintenant sous le contrôle du conquérant. Une panique générale ! L’ennemi étant installé à demeure, aucune riposte ne pourrait être efficacement organisée. Le Conseil des notables se réunit aussitôt pour statuer sur l’attitude à adopter. Personne ne se faisait plus d’illusion sur les intentions réelles de Samori dont les aventures étaient déjà connues de tous.
Founsoun Kaba fut sommé d’inviter son ami à déguerpir au plus vite.
Il chercha à temporiser en arguant de l’honnêteté des intentions de Samori qui n’aurait d’autre but que de sceller une alliance avec les « braves » Konaté de Komodougou.
L’argumentation de Founsoun Kaba se fit très habile mais les choses traînaient en longueur car il ne réussissait pas à vaincre la forte réticence des notables qui ne pouvaient se méprendre sur le sens d’une telle alliance, celle d’un seigneur et de ses sujets.
Les négociations tiraient encore en longueur lorsque, à la stupéfaction générale, des coups de feu éclatèrent.
La raison apparente en était de vérifier le bon état de la poudre qui avait été mise à sécher au soleil, mais l’effet recherché par Samori était sans aucun doute de hâter la résolution favorable du Conseil des notables.
Le résultat fut immédiat : l’alliance fut conclue selon les termes du conquérant. Elle fut scellée conformément aux rites traditionnels par la consommation du dèguê 5. Voyez les ruines de la concession de Founsoun Kaba Konaté, là-bas au sud du village ! C’est le résultat de la malédiction, devait déclarer Mamourou pour conclure son récit.

Écoutons à présent Djoua Konaté 6 de Fabala.

Le ralliement des villages de Frankonédougou et de Fabala fut relativement aisé grâce aux bons offices de Founsoun Kaba.
Cependant la conquête du Tôron était loin d’être achevée dans la mesure où Gbodou, le lieu de résidence de Nouni Kaba Konaté, patriarche de tous les Konaté, échappait encore à l’autorité de Samori.
Il convient de souligner que la tâche ne fut point aisée car toutes les astuces utilisées jusque-là par le conquérant dans sa fulgurante progression étaient déjà largement connues à travers le pays.
Le cas Samori était devenu une véritable hantise qui meublait toutes les conversations, tous les conciliabules organisés pour parer au danger.
Les informations circulaient rapidement de village en village, les commentaires les grossissant au maximum.
Une véritable psychose de la peur s’empara de Gbodou où l’on n’en finissait plus de faire des consultations divinatoires, de sacrifier de tout et à tout moment. Dans ce village on se souvint soudain d’une affaire d’adultère, au dénouement de laquelle Samori, le marchand forain, avait été soumis à des sévices corporels !
Gbodou se barricada au maximum. Mais pouvait-on tout prévoir avec un homme du génie de Samori ?
Le conquérant savait attendre parfois ; il n’attendit pas longtemps.
En effet, chaque année des réjouissances marquent la fin des travaux champêtres. Une fois les récoltes engrangées les villages connaissent une période d’effervescence juvénile. Des fêtes sont organisées, des invitations lancées dans toutes les directions. Une grande émulation entre les classes d’âge « Kari » se manifeste, chacune s’évertuant à défrayer la chronique par les succès remportés non seulement par l’ambiance de la fête mais aussi par la qualité de l’hospitalité, de la convivialité.
La jeunesse de Fabala avait donc reçu une invitation de celle de Gbodou.
Notre village ayant prêté serment à Samori, il n’était pas surprenant de constater la présence de Founsoun Kaba, de Kèmè Bréma et de quelques autres éléments de la troupe du conquérant dans la délégation qui s’était rendue à Gbodou.
Quelle surprise, quel motif d’embarras pour les habitants de Gbodou ! Pouvait-on, et sans risque, éliminer « les intrus » ? Samori en aurait sûrement pris prétexte pour une action de vengeance, indépendamment du fait que ce geste aurait constitué un manquement grave de courtoisie à l’égard des frères de Fabala.
A Gbodou on se résigna devant le fait accompli sans se départir cependant de la vigilance nécessaire en la circonstance.
C’est ainsi que Kèmè Bréma s’attira des remontrances désobligeantes lorsqu’il fit montre d’une virtuosité peu ordinaire dans le maniement de son sabre, et ce, de la part du patriarche Nouni Kaba Konaté.
Avec la témérité qui le caractérisait, Kèmè Bréma lui porta un coup au front, de la poignée de son sabre. Le sang avait coulé !!!
Quel émoi, quelle colère eu égard à la qualité de la victime ! Tous les Konaté du Tôron ressentaient l’offense.
Ce double affront pouvait être vengé séance tenante sur la personne du provocateur mais les traditions d’hospitalité interdisaient toute réaction irréfléchie, tout d’abord le coupable faisait partie d’une délégation, de frères invités. Le châtier aurait été considéré comme humiliant par les gens de Fabala. En la circonstance, la compréhension et la tolérance avaient la primauté.
Ensuite l’identité du coupable fut vite établie et l’on prit soin d’éviter de donner au conquérant un prétexte d’agression.
De nombreuses voix s’élevèrent pour calmer les esprits ; un messager fut aussitôt dépêché auprès de Samori à Fabala, distant seulement de cinq kilomètres.
Il accourut aussitôt et éclata en reproches véhéments contre l’acte insensé de Kèmè Bréma; puis les mains liées derrière le dos, en un geste symbolisant une profonde humilité, en compagnie d’une suite nombreuse, il fit une fois le tour de la place, puis vint s’agenouiller devant Nouni Kaba Konaté.

Et comme s’il estimait que ce geste était insuffisant, il se mit à chanter sur un ton implorant :

Aîtaa Nmàlô Nkuntiila
Tiilonbali té nné
Aîtaa Nmàlô Nkuntiila
Walinyuma lonbalitè nné
Conduis-moi auprès de mon chef,
Je ne suis pas un renégat,
Conduis-moi auprès de mon chef,
Je ne suis pas un ingrat.

La foule des suivants de Samori reprenait en choeur. L’ambiance était pathétique ! Nouni Kaba Konaté y fut sensible ; il accorda son pardon.
Samori proposa de sacrifier un taureau pour « laver le sang versé ». Ce qui fut fait ; l’incident était clos. Puis on consomma le dèguê du serment inviolable, l’alliance étant ainsi scellée.
Samori fit alors une entrée triomphale dans Gbodou, le dernier bastion du Tôron.
Cependant dans l’espace conquis entre Sanankoro et Gbodou, il subsistait des poches de résistance : Tèrè et Faranfina. Après une rapide expédition victorieuse contre Tère, le conquérant reprit le chemin du nord. Il avait ainsi préféré remettre à plus tard la conquête de Faranfina.
Il connaissait bien le caractère altier de son chef, Kaba Wulu Konaté, pour avoir joué avec lui pendant sa jeunesse, chez un oncle maternel à Nialenmoridou. Nous verrons plus loin l’affrontement entre les deux hommes.
Écoutons Nassaran-Mori Konaté 7 :
Pendant qu’on le croyait occupé au sud, Samori se rendit par étapes forcées à Bissandougou au nord-ouest de Gbodou.
Il put ainsi s’introduire nuitamment dans l’enceinte fortifiée, puis dans la grande case servant de mosquée. Il savait à présent vaincre toute résistance chez les gardiens de portail par la menace ou la corruption. Le premier appel du muezzin le trouva donc installé déjà dans un coin obscur, la lueur de la lampe à l’huile de karité éclairant tout juste les alentours de la place de l’imam.
Après la prière de l’aube, le doyen du village de Bissandougou déclara : « Selon les rumeurs qui nous parviennent avec les voyageurs, Samori aurait l’intention de venir par ici , après avoir soumis Tèrè. Nous ne devons pas nous laisser prendre comme des femmes ; ce serait un manquement grave à la tradition de bravoure de nos aïeux. J’ai déjà dépêché un émissaire auprès de Naténin Famoudou Kourouma de Worokoro pour demander sa protection. Mais en attendant qu’il vienne à notre secours nous devons organiser notre défense et, pour assurer son efficacité, il nous est recommandé de sacrifier aux mânes de nos ancêtres un coq blanc. Il sera immolé à l’est du village, c’est-à-dire, du côté d’où l’attaque peut venir. À présent nous devons tous mettre la main sur ce poulet. »
Tout à coup, une rumeur insolite s’éleva du fond de la mosquée.
Un homme s’était levé et progressait rapidement vers le doyen du village, bousculant tout sur son passage.
Bientôt la stupeur apparut sur les visages lorsque « l’intrus », entrant dans la zone de lumière fut identifié : Samori était là ! Fonçant sur le coq tel un épervier, il s’en saisit, exhibant du coup sa main gauche reconnaissable aux taches blanchâtres. Plus aucun doute dans les esprits !
Sans laisser le temps d’un réflexe quelconque, Samori déclara avec ironie :
« Mes frères, Dieu a déjà exaucé vos voeux ; je pense qu’à l’heure qu’il est, il serait plus convenable pour vous de prêter serment. J’apprécierais hautement une alliance avec les braves de Bissandougou, leur sang est noble et précieux. »
Devant tant d’audace, comment pouvait-on résister ? Les habitants de Bissandougou consommèrent le déguê et le serment fut scellé.
A présent, Samori était motivé pour mettre le siège devant Faranfina où Kaba Wulu refusait toujours de se soumettre à son autorité.
Samori décida de mettre le siège : la résistance de la place fortifiée fut héroïque ; elle mit en échec plusieurs tentatives d’assaut de l’envahisseur.
Le prestige de Samori fut mis à rude épreuve. Dans les villages environnants on commença à murmurer d’admiration pour les habitants de Faranfina ; on alla jusqu’à supputer la concrétisation d’un défi à l’invincibilité du conquérant.
Samori, une fois de plus, fit preuve d’habileté politique : des émissaires infiltrés dans la cité assiégée prirent des contacts dans l’entourage de Kaba Wulu, en particulier avec son demi-frère Mamignan Fodé.
Samori s’assura la complicité du demi-frère de son adversaire en lui promettant pouvoir et honneurs.
Les sentiments de jalousie presque innés entre demi-frères dans les familles polygames malinké furent exploités au maximum. Pour quelle raison en effet, Fodé ne ferait-i pas « briller le flambeau » de sa mère Mamignar, au lieu de mener une existence terne sous les ordres de Kaba Wulu, fils de Massarankén ?
Kaba Wulu, trahi, fut vaincu et décapité.
Fodé, intronisé chef de Faranfina, offrit à l’occasion à Samori la main de sa nièce Sarankén 8 en gage de sa fidélité. Son fils, Téninsô Kaba Konaté, fut élevé à la cour de Bissandougou pour y jouir des mêmes prérogatives que les princes.
La conquête du Tôron était ainsi parachevée.

  1. La guerre contre Nantènin Famoudou Kourouma

L’intégration de Bissandougou au royaume samorien équivalait à une déclaration de guerre à Nantènin Famoudou Kourouma, roi du Sabadou, avec Worokoro comme capitale. Les États de Famoudou s’étendaient entre le royaume du Moriouléndou à l’est, le mini-Etat de Tintioulén de Mori Bérété et le Bassando à l’ouest ; le Wasulu au nord et le Tôron au sud.
Nantènin Famoudou s’était révélé jusque-là comme un chef de guerre émérite qui avait tenu tête à Séré Bréma ainsi qu’à toutes les tentatives de conquête menées à partir du Batè (Kankan) dans un but de prosélytisme religieux.
Nantènin Famoudou, ce gaillard aux grandes boucles d’oreilles, avec deux tresses de cheveux lui tombant sur les tempes, symbolisait bien la résistance des païens à la progression de l’Islam. Aussi trouvait-il naturellement des alliés au Wasulu et au Basando, animistes. La lutte entre Samori et lui s’annonçait donc âpre en cette année 1873.
Le premier choc faillit compromettre dangereusement le pouvoir encore chancelant de Samori, dont l’armée fut mise en déroute par celle de Nantènin Famoudou et de ses alliés.
Samori se replia au centre de ses États, en tout cas loin de Bissandougou, objet du conflit.
Il opta pour l’approche diplomatique et réussit à diviser ses adversaires. En effet Adjigbè Diakité, chef du Dietulu, la composante la plus importante des guerriers du Wassulu, fut acquis à la cause samorienne dès qu’il eut reçu un émissaire chargé de lui remettre une corne de boeuf remplie de poudre d’or.
La cause fut entendue et lors d’une ultime bataille sous les murs de Bissandougou, les guerriers du Diétulu tirèrent à blanc, les fusils étant chargés de poudre sans balles, contre les sofas de Samori ; puis ils firent volte-face en plein champ de bataille, abandonnant Nantènin Famoudou sur le terrain.
Vaincu, le roi du Sabadou avait néanmoins réussi à se cacher dans un jardin potager à la périphérie du village de Bissandougou.
Découvert au petit matin par une femme venue à l’arrosage, il fut appréhendé, détenu quelque temps en captivité puis décapité.
La victoire ainsi remportée faisait de Samori, le redoutable « Faama » (roi) de toute la région comprise entre les rives du Milo au sud, du Sankarani au nord et celles du Dion à l’est.
L’annexion du Sabadou provoqua une vive réaction à la cour des Cissé de Madina. L’autorité de Séré Bréma y était purement nominale car il n’avait jamais réussi à obtenir du grand vassal Nantènin Famoudou une soumission totale. Mais à Madina on cria à la provocation. Samori se fit très conciliant d’abord et expédia une part substantielle du butin à son ancien maîÎtre ; mieux il proposa de considérer le fleuve Dion comme limite territoriale des deux royaumes.
Un accord fut négocié et conclu à Kâlan-Kâlan.

  1. Organisation de l’Etat samorien

La renommée de Samori en tant que chef de guerre invincible se répandit rapidement dans tout le pays mandén, même au-delà. Samori élut domicile à Bissandougou, y installa sa capitale et entreprit d’organiser l’État.
De toutes les entités politiques importantes non encore intégrées au royaume, les émissaires affluaient vers Bissandougou. Samori décida de créer les ressources propres à l’administration centrale pour rompre avec la précarité en cessant de vivre aux dépens des peuples vaincus. Sur le plan économique la priorité fut accordée à la production agro-pastorale. Tout autour de Bissandougou, sur une profondeur d’au moins quatre kilomètres, entre les marigots Diaman et Soumbé, de vastes étendues de terre cultivables furent emblavées.
La répartition des tâches se fit selon les structures de l’armée répartie en compagnies (Bölö). Ces unités étaient constituées de façon assez homogène en tenant compte de l’origine géographique des sofas.
L’approvisionnement des magasins centraux a été constamment assuré (avant l’exode de 1893) par cette production autour de la capitale. Pendant les périodes de lutte armée des contingents spéciaux de producteurs y étaient rassemblés.
En général l’État samorien tirait l’essentiel de ses ressources des domaines suivants :

  • butins de guerre : captifs et biens matériels
  • tributs payés par les vassaux : captifs, or, vivres, bétail, etc.
  • utilisation de la main-d’œuvre servile à des tâches de production
  • activités productives des unités combattantes pendant les périodes d’accalmie
  • activités productives des écoles coraniques
  • droits de péages et de marché perçus généralement en nature ou en signes monétaires : cauris, guinzé 9
  • amendes infligées pour des délits de droit commun
  • revenus du commerce d’État

En effet pour subvenir aux besoins en armement et pour la remonte de la cavalerie, une véritable organisation étatique fut mise sur pied en direction de la côte (Sierra Leone, Liberia) et en direction du Sahel. Conduits par Niériba Lamine, Daouda Kaba, etc., protégés par Lankama N’Valy puis par Bilali, et finalement par Bakari Touré dans le Sankaran, d’imposants convois se rendaient en Sierra Leone, chargés de défenses d’éléphants, de peaux de bœuf, de boules de cire, de plaquettes de caoutchouc, de cornes de bœuf remplies de poudre d’or. Le tout était porté par des captifs de guerre, eux-mêmes objets de transaction.
À Freetown une véritable représentation consulaire avait été organisée. Elle veillait au bon placement des produits en échange d’armes, de munitions et de marchandises diverses. Elle avait qualité (attestée par des documents revêtus du sceau royal de Samori) pour négocier avec les autorités compétentes de la colonie britannique, de la sécurité des convois et parfois de conflits frontaliers.
Cette représentation consulaire était assurée par des hommes de confiance tels que Nalifa Moudou, Mamadou Kaïra, Mamadou Waka, Salifou Conté, Almamy Baraka, etc.
Ces contacts fructueux avec la colonie britannique de Sierra Leone se poursuivirent activement jusqu’en 1890, époque à laquelle Anglais et Français, mettant une sourdine à leur rivalité, avaient conclu un accord de délimitation de frontières entre les zones d’influence.
Ces accords invitaient explicitement les autorités coloniales de Freetown à mettre fin à toute vente d’armes et de munitions à Samori.
En direction du Sahel, le commerce extérieur a été aussi intense : l’on achetait des chevaux contre de l’or et des captifs.
Les courtiers de Bamako, puis ceux de Bobo-Dioulasso en profitèrent largement.
Le plus célèbre des fournisseurs de chevaux, d’armes et de munitions a été sans conteste un certain Bakari Touré 10, un Sarakollé. Nous verrons plus loin comment il a fini par être intégré à la famille de l’Almami Samori Touré.
Parallèlement à la création des assises économiques de l’État, Samori s’appliquait à organiser et à structurer l’armée sans laquelle on ne saurait concevoir son oeuvre.
En effet cette armée était omniprésente à tous les niveaux de la structure politico-administrative de l’État : conquête et défense, administration, activités productives, etc.
Composée essentiellement au début de sofas volontaires, l’armée a subi très tôt l’empreinte de la formation reçue par Samori à la cour de Madina.
Il ne s’agissait pas d’une armée tribale avec des règles de recrutement et de fonctionnement où l’appartenance à certaines couches sociales, voire à certaines familles pourraient déterminer à l’avance le rang dévolu dans la structure du commandement. Samori était « sorti des rangs » comme l’on a pu le constater. En outre il avait assimilé avec l’enseignement coranique des principes universalistes qui stipulent l’égalité de tous les croyants musulmans, frères en Islam.

A l’époque, dans le milieu malinké, auquel nous avons affaire, l’application de ces principes était loin d’être évidente ; les castes étaient bel et bien délimitées :

  • les griots (djâli)
  • les sous-griots (fina)
  • les forgerons (noumou)
  • les cordonniers (garanké)
    devaient obligatoirement se tenir à la place qui leur était assignée dans la hiérarchie sociale

Nous n’insisterons pas sur ces éléments de sociologie suffisamment connus. Notre propos est plutôt de souligner combien Samori a procédé à un brassage profond de la société malinké de son époque. En effet, ils ont été nombreux à assumer les hautes fonctions de commandant de corps d’armée, ces hommes dits de caste :

  • Morifindian Diabaté, son griot et ami d’enfance, commandant de l’Armée d’avant-garde.
  • Bilali Kourouma, le vieux, ancien captif fut commandant de corps expéditionnaire;
  • Lankama N’Valy, fina, fut chargé d’assurer la sécurité des convois à la frontière sierra-léonaise dans le Sankaran ; il dirigea en 1883 le corps expéditionnaire chargé de mater la rébellion Hubbu de Karamo Abal, alors vassal du trône de Timbo ;
  • Niama Kané Amara Diabaté, autre griot et ami d’enfance de Samori, fut désigné comme mentor du prince héritier Sarankén-Mori
  • Bilali le jeuneAlama KôtèKunadi-Kélèbagha, tous captifs affranchis qui se distinguèrent comme chefs de guerre d’une grande valeur et compagnons d’une fidélité à toute épreuve.

Comment peut-on s’étonner dès lors qu’une telle armée organisée sur la base du critère de la valeur intrinsèque ait été souvent victorieuse face aux armées traditionnelles de l’époque ?
La performance réalisée aussi bien dans le temps que dans l’espace tenait aussi à sa structure faite de souplesse et de clarté.
Dans le cas d’un recrutement normal d’éléments jeunes, la hiérarchie était la suivante :

  • La nouvelle recrue portait le nom combien significatif de Bilakoro (non initié, non circoncis) à l’âge de 15 à 20 ans. Ce jeune soldat apprenait le maniement des armes, les exercices d’entraînement physique auprès d’un maître auquel il était attaché.
  • Pour le maître, le bilakoro transportait une partie des vivres de campagne, accrochés à la queue du cheval. Aux étapes il se muait en palefrenier pour fournir de l’herbe à la monture du maître, l’amener au marigot pour lui appliquer les soins de propreté requis. Cette éducation spartiate conférait au bilakoro une résistance à toute épreuve, qui a fait de lui l’intrépide combattant qui a émerveillé tous les contemporains.
  • Le bilakoro prenait le titre de sofa (maître du cheval), le jour où il recevait une arme et un cheval. Mais la première condition réalisée après l’initiation de la circoncision était généralement suffisante. L’armée recevait aussi de nombreux sofas volontaires apportant avec eux armes et montures.
  • Le titre de Bolotigui 11 correspondait au commandement d’une compagnie. Il s’obtenait après un acte de bravoure.
  • Enfin le Keletigui 12 ou commandant de Corps d’armée était investi de pouvoirs assez étendus : sa mission comportait la conquête de nouveaux territoires, le maintien d’ordre dans les zones conquises, la sécurité des voies d’approvisionnement, etc. Il avait aussi le pouvoir de rendre la justice et de veiller à la promotion de l’enseignement coranique, assisté en cela par un lettré en arabe. Comme on le voit le Kélétigui représentait un rouage important du fonctionnement de l’État samorien. Il était, en conséquence, choisi parmi les hommes de confiance.

Armés au début de l’entreprise guerrière de fusils à pierre, les sofas devinrent redoutables lorsqu’ils furent dotés d’armes perfectionnées, les fameux Fissikran (fusils Gras du nom du fabricant).
Très tôt, le conquérant installa à Bissandougou des ateliers d’armurerie pour entretenir et réparer d’abord le petit stock de départ puis pour imiter les armes importées.
Certains forgerons, dont l’habileté a défrayé la chronique contemporaine, ont laissé leurs noms à la postérité : « Dâtan » Missa et « Dâtan » Féré. La proximité des hauts fourneaux de Noumoussoulou 13 près de Diarradou sur les flancs du mont Simandou riche gisement de minerai de fer, a été un facteur particulièrement favorable pour la puissance de feu du conquérant Samori.
L’instruction militaire était approfondie et les méthodes tactiques améliorées grâce à l’utilisation du service de tirailleurs déserteurs ou capturés.
Avant de disposer d’éléments capables de jouer du clairon, le signal préparatoire du départ était donné par son de cors (en cornes d’élans) tandis que les deux tambourins d’aisselle toma indiquaient que la marche commençait, l’Almami enfourchant sa monture à ce signal.
Enfin l’armée samorienne comprenait une cavalerie d’élite qui a souvent provoqué, la panique chez l’ennemi. Sa rapidité d’intervention a souvent permis de remporter la victoire sur les armées contemporaines essentiellement composées de fantassins.
Dans le domaine social, Samori se pencha sur l’organisation de l’enseignement coranique et de la justice. Une fois de plus la formation reçue à Madina pendant sa captivité a porté son empreinte sur la réforme sociale à laquelle il s’était attaché.
Par ailleurs son expérience personnelle l’avait placé dans une certaine mesure en dehors des rigueurs de la coutume tribale. Il a été profondément influencé par les contacts avec les milieux aussi « ouverts » que ceux des dioulas et des sofas. Il pratiqua parfois (au début tout au moins) la justice. Makoni Kaba Kamara 14, le forgeron, nous rapporte :

Un jour, alors que l’Almami Samori s’apprêtait à partir, ayant déjà un pied dans l’étrier de la selle, une hôtesse vint se plaindre de la perte de sa calebasse.
L’ordre de recherche fut aussitôt lancé et la calebasse retrouvée, passant de main en main revint à sa propriétaire.
« Si nous emportons cette calebasse, avait fait observer le monarque, où notre aimable diatigui (hôtesse) mettra-t-elle le repas de ceux qui viendront après nous ? »

Samori avait érigé, selon les normes coranîques, l’éducation en une véritable institution étatique.
Les jeunes gens de dix à douze ans, recrutés par contingents de quelques dizaines étaient dirigés sur des écoles officielles en dehors de leurs régions d’origine.
Ces écoles fonctionnaient partout où il y avait un maître qualifié : Sanoussi dans le Oulada, Bourlaye à Kouroussa, Lamine Kamara et Tira Amara à Kankan, Bemba Konè dans le Konia, Sakho dans le Kounadou, Karamo Mori à Sanankoro, etc.
Les écoles coraniques étaient régulièrement inspectées par Samori lors de ses tournées à l’intérieur du royaume. En compagnie des meilleurs lettrés de la cour : Karamo Moriféré et Mama Lansiné Doumbouya, il interrogeait quelques élèves. Lorsque les résultats étaient jugés satisfaisants (cas assez fréquents) le maître recevait une récompense en nature, un sabre, du bétail ou des captifs. Un cheval constituait le prix d’excellence.
Les maîtres médiocres étaient publiquement réprimandés. Du reste, les princes n’échappaient pas à la règle du contrôle. Périodiquement et au cours de séances solennelles, en présence des reines-mères, les enfants de Samori subissaient un interrogatoire parfois ardu sur leurs leçons.
On peut deviner quel effort intense chacun d’eux devait déployer pour éviter l’humiliation, les reines-mères étant sévèrement tancées en cas de défaillance.
Quant à la justice, elle était rendue à trois niveaux :

  • pour les collectivités villageoises les affaires civiles étaient jugées selon un code qui tenait à la fois de la coutume locale et de la jurisprudence islamique
  • les affaires de crime relevaient de la compétence du Kélétigui, assisté de conseillers choisis parmi les lettrés en Coran et hadiths. Le Kélétigui rendait la justice selon le code musulman ;
  • la cour impériale était saisie des affaires de haute importance : conflits entre collectivités, rébellion, trahison, etc.

Le monarque siégeait en personne, en présence de tous les dignitaires. Les séances étaient publiques, le saint Coran et les hadiths constituant les références constantes.
Karamo Moriféré, Mama Lansiné Doumbouya, Karamo Mamadi Cissé, Karamo Sidiki Chérif ont été les principaux conseillers en la matière tandis que Ansoumane Kouyaté assurait le secrétariat permanent.
Les doléances entendues, la sentence était prononcée séance tenante, même si le verdict était en défaveur d’un dignitaire.
Enfin pour coordonner et impulser l’ensemble des activités de l’Etat, Samori entretenait des contacts permanents avec ses représentants, les Kélétigui.
Des émissaires comme Bia Sory Kouyaté sillonnaient régulièrement le pays, porteurs de messages et collectant minutieusement des informations.
L’Almami Samori organisait des assemblées générales ponctuelles, à chaque moment crucial de la vie du royaume. De nouvelles régions avaient-elles été intégrées ? Une réunion était aussitôt convoquée pour les organiser. Fallait-il entreprendre de nouvelles conquêtes ? Une concertation était mise en œuvre pour ce faire. Les dignitaires affluaient de toute part, c’était l’occasion de contacts fructueux entre eux. Mamadi Oulén Cissé souligne :

Les grandes festivités organisées à ces occasions, les échanges de cadeaux, conféraient à ces rencontres une ambiance populaire dont le temps fort était toujours la cérémonie solennelle de prestation ou de renouvellement de serment.
Les dignitaires s’y prêtaient avec fierté.

La tradition nous a conservé le souvenir, de certaines assemblées qui ont jalonné la vie de l’État samorien.

  • L’Assemblée de Bissandougou en 1875 pour inaugurer la capitale et consacrer le titre de Faama (Roi).
  • En 1882, les Assemblées de Diomawagna et de Gbéléba pour organiser la région du Nord et les États conquis sur Séré Bréma.
  • En 1884, l’Assemblée de Bissandougou pour institutionnaliser la pratique de l’islam. À l’occasion, le titre d’Almami conféré en 1879 par l’Almami Ibrahima Sori Dara de Timbo, fut officialisé. Cette décision déshériterait en particulier les frères de l’Almami dont le droit à la succession puisait son fondement dans la coutume malinké. Selon les préceptes du saint Coran, les héritiers légitimes sont les enfants et non les frères. Les conséquences ne se firent pas attendre car les frères protestèrent et parlèrent d’ingratitude. L’Almami réagit cependant avec pondération : « Je ne vous ai rien pris qui vienne de l’héritage commun de notre père. Vous pouvez vous référer à lui pour témoignage. » Les frères ravalèrent leur rancoeur, conscients qu’ils étaient du rapport de force. Mais la cohésion qui avait jusque-là prévalu autour du pouvoir en avait reçu un mauvais coup.
  • En 1891, l’Assemblée de Missamaghana (dans le Djéné Diémèrin) à l’est de la ville de Kankan, pour préparer la résistance aux troupes coloniales françaises. Sous les ordres du lieutenant-colonel Humbert, ces opérations visaient la désintégration du royaume en occupant Kankan puis Bissandougou.
  • Enfin en 1893 l’Assemblée générale de Frankonédou pour décider et organiser l’exode vers l’est.

Il est aisé de comprendre qu’avec une telle organisation politique, ce vaste ensemble de territoires allant de la lisière de la forêt guinéenne aux abords immédiats de Bamako, ait pu connaître une cohésion tangible, qui aurait bénéficié d’une certaine pérennité, n’eût été l’intrusion coloniale.
Il y avait certes le charisme de Samori, son autorité et son prestige de conquérant hors-pair. A notre avis ces facteurs ne sauraient à eux seuls l’expliquer ; la participation des dignitaires à la conception et à la prise des décisions, le consensus né de l’harmonisation des points de vue étaient certainement des éléments catalyseurs de la cohésion.
Cependant il convient de signaler que le tableau n’était pas toujours « rose » et que le royaume a connu des cas de rébellion grave. Saran-Madi Kaba, représentant personnel de l’Almami Samori dans le Oulada, avec résidence à Banko, a été assassiné dans le cadre d’une conspiration des douze villages. Une réaction vigoureuse menée sous les ordres de Morifindian Diabaté a mâté la rébellion.
Il est de grande notoriété que le Wasulou ne fut jamais tranquille ; les conséquences désastreuses du siège de Sikasso y avaient provoqué une révolte généralisée. Il a fallu la poigne particulièrement efficace d’un Foulah-Khaly Sidibé pour en venir à bout.
Par ailleurs les maladresses d’un Tèninsô-Kaba Konaté dans l’entreprise d’islamisation en pays bambara avaient occasionné un soulèvement qui a mis le royaume à deux doigts de sa perte.
Il convient néanmoins de souligner que globalement considéré dans son existence le royaume a connu quelques moments fastes.
Comment la vie se déroulait-elle à la cour pendant les périodes calmes ? Écoutons Doumba Konaté 15 de Gbodou:

Les jours ordinaires, en période de pause, chacun vaquait aux occupations de son choix : entretien de l’équipement, activités productives au champ, à la chasse, à la pêche, sinon à se détendre sous l’arbre à palabre en devisant gaiement avec les compagnons, etc. Le vendredi était un jour férié, consacré à des cérémonies et à des réjouissances d’une grande solennité.
Le Barabo regroupait sur la grande place (bara) toute la communauté présente en ces lieux et aux alentours.
Les manifestations organisées ce jour-là tenaient à la fois du défilé militaire et des réjouissances populaires. Dans la matinée, les musiciens jouaient, en guise de mise en train, pour les femmes et les enfants.
C’était l’occasion de compétitions de chant et de danse, le tout dans une ambiance de gaieté, d’élégance et de coquetterie. Les dames arboraient leurs plus beaux atours, rehaussaient l’éclat de leurs yeux avec du noir à la poudre d’antimoine (kalé), coloraient la paume des mains et la plante des pieds avec de la mixture de feuilles de henné (djabe).

Doumba Konaté précise par ailleurs que les tam-tams n’étaient pas de la fête ; l’Almami Samori estimait qu’ils évoquaient les pratiques animistes accompagnant toujours l’adoration des fétiches.
En outre ces instruments auraient sans nul doute rappelé les particularismes des terroirs, éveillant du coup une nostalgie favorable aux forces centrifuges.
Pour en revenir au programme de la fête du Barabo, Doumba Konaté poursuit :

Après la prière de dix-sept heures (ashr) les manifestations reprenaient sur la grande place, sous les fromagers de Bissandougou par exemple, en présence de l’Almami Samori et de la cour.
Parmi les dignitaires assis autour de lui, on pouvait facilement distinguer le fameux Mamadi « Dadjoloba » (Mamadi à la longue barbe). Il fut un espion réputé et particulièrement craint des dignitaires.
Comme à l’accoutumée il prenait place près du monarque, à portée de voix. De temps en temps, sur un signe du roi, il s’empressait de murmurer quelques mots à l’oreille, après avoir promené un regard inquisiteur sur les dignitaires dont il était la terreur. Il jouissait d’une grande influence à la cour car tout ce beau monde le courtisait pour le « neutraliser » qui par des cadeaux, qui par des pratiques occultes.
La fête suivait son cours par des joutes oratoires et des saillies d’humour. « Sangbantigne » FÉRÉ 16 s’approchant, le monde retenait son souffle :
Un jour déclara-t-il, le chef du village de Gbodou, parce qu’il était fâché contre moi, m’intima l’ordre de débarrasser le sol de ses aïeux d’une vermine de mon espèce ! Apercevant un manguier tout proche, je me suis accroché à l’une des branches et j’ai demandé au chef du village d’enlever le sol de ses aïeux afin que je puisse me tenir sur celui que Dieu a créé pour tous les hommes ! Il resta confus.
La foule se mit à rire.
Féré enchaîna :
— Vous savez, tous les charlatans sont des escrocs ! Par tous les mensonges, ils cherchent à s’approprier le bien d’autrui. Moi, Féré, ils ne peuvent pas me tromper : par exemple, l’un d’eux me dit un jour :
« Féré, il faut offrir un poulet à un passant. » J’ai appelé l’un de mes fils en lui ordonnant de passer devant moi et je lui ai remis le poulet convoité par le charlatan qui resta sur sa faim.
Un autre charlatan a voulu me faire croire qu’il y avait des dissensions dans ma famille, « vous n’avez pas les pieds dans un même trou », m’a-t-il déclaré. J’ai creusé un trou dans ma cour et le menteur de charlatan a pu constater la présence de tous les membres de ma famille, assis en rond, les pieds dans le trou !
La foule ne se tenait plus de rire. L’Almami Samori, qui se délectait aussi de ces instants de fou rire, fit approcher Féré :
— « Féré, déclara le monarque, je ne me souviens pas d’avoir consommé du son de céréale ! »
— « Faama, dit Féré en se grattant le cou comme pour s’assurer qu’il ne risquait pas l’ultime sanction, dans ce cas vous n’avez sans toute jamais consommé du maïs grillé »
Ce fut l’hilarité générale !
L’ambiance de gaieté gagnant en intensité, les instants solennels débutaient. Les chefs guerriers, à la tête de leurs troupes, faisaient leur entrée sur la place bondée de monde, de spectateurs.
L’orchestre de coras et de krin (sorte de harpe) du célèbre Krinfo-Kaman offrait toutes les ressources de son répertoire, soutenu par les balafons, les violons et les flûtes.
L’émulation s’emparait de tous : le succès était à celui qui se ferait applaudir le plus pour son allure martiale et par la fermeté de ses invectives à l’adresse de l’ennemi potentiel. Après deux rondes sur la place, chaque bölö allait s’agenouiller devant l’Almami, renouvelait son serment de fidélité, recevait sa bénédiction et se rangeait.
Cette revue de troupes, tirant à sa fin, l’Almami Samori, le roi-guerrier, se levait, suivi de tous les dignitaires.
Chaussé de bottes en cuir fabriquées par le garanké 17 Mamadi, le boubou ceint à la taille avec une écharpe, il brandissait un pistolet confectionné dans ses armureries. Dominant la foule de sa haute stature, il conduisait en personne une ronde frénétique qu’il ponctuait de coups de pistolet tirés en l’air. Sa voix forte lançait de temps en temps son cri de guerre. « Koua ! Koua » qui stimulait le zèle de tous et dans un enthousiasme d’une rare intensité, la ronde devenait plus frénétique, emportant dans le tourbillon de l’allégresse générale les soucis de l’heure pour ne laisser dans les esprits qu’une vision fascinante d’un avenir radieux et enchanteur. Le soleil baissait à l’horizon, l’heure de la prière du crépuscule approchait. L’Almami se retirait dans son carré ; la foule se dispersait.

Comme on le devine, un tel jour était attendu avec impatience par tous et des souvenirs qu’il a laissés dans les esprits reste encore le refrain qui scande les récits de tous ceux qui ont participé à la grande épopée de l’Almami Samori.

  1. Le royaume devient empire

Ainsi organisé et dirigé, le royaume samorien a connu des années fastes que l’on peut situer entre 1883 et 1887, c’est-à-dire jusqu’au siège de Sikasso.
Mais auparavant comment avait évolué l’entreprise de conquête ?
En 1875, alors qu’il aménageait sa capitale, Samori avait reçu à Bissandougou un émissaire de Karamo Mori Kaba, chef du Baté avec Kankan comme chef-lieu. Le messager se présenta à la cour, portant sur la tête une pierre qu’il déposa aux pieds du souverain: « Salut, Faama ! mon maître me charge de vous dire que vos frères en Islam de Kankan ne peuvent plus pratiquer leur religion dans la quiétude, constamment assaillis et dérangés qu’ils sont par leurs voisins païens du Bassando et du Gbérédon. Les activités commerciales sont profondément perturbées par cette situation. Mon maître implore votre secours. »

Le Faama fut très sensible à cette sollicitation qui flattait de façon particulière son amour-propre de conquérant. Elle conférait en tout cas une auréole de prestige à son action guerrière. Intégrer Kankan la grande métropole religieuse et commerciale dans sa sphère d’influence avait hanté le rêve de plus d’un conquérant avant Samori. Elhadj Omar Tall de Dinguiraye y a introduit la secte Tidyaniya en 1840. Dyédi Sidibé chef animiste du Wassoulou, Séré Bréma Cissé de Madina, tous ont succombé à la tentation de conquérir Kankan. Mais aucun d’eux n’avait réussi à maintenir une emprise significative sur cette cité rebelle.
L’appel de Karamo Mori Kaba fut donc une véritable aubaine pour le Faama de Bissandougou. Rendez-vous pris, l’entrevue eut lieu à Tintioulén chez Mori Bérété (le fameux Konkèmori) avec lequel il s’était réconcilié. Un accord d’assistance mutuelle y fut conclu.
On peut affirmer, à juste titre, que les desseins du conquérant Samori ont subi une véritable mutation à partir de cette période.
En effet cette alliance a eu un impact décisif sur l’orientation et le contenu politique de l’entreprise de coqquête, su l’organisation et les structures subséquentes de l’Etat samorien.
L’alliance avec Kankan lui permettait de renouer effectivement avec la communauté musulmane qu’il avait fréquentée à Madina pendant sa captivité. Maintenant qu’il avait mûri en âge et en expérience, maintenant qu’il étai devenu tout-puissant, il percevait mieux tout le parti qu’i pourrait tirer de l’application des principes du saint Coran, pour unifier les peuples soumis à son autorité.
Ces peuples conquis, bien qu’appartenant tous à la branche Mandén, n’en présentaient pas moins une grande diversité de moeurs et de coutumes.
Les forces centrifuges liées à cette réalité constituaient un danger permanent pour la stabilité du royaume. Samori décida tout d’abord de parfaire sa formation personnelle, restée élémentaire depuis Madina.
Il adopta un conseiller culturel en la personne de Karamo Sidiki Chérif, grand érudit de Kankan, originaire de la Mauritanie.
Le programme fut conçu en quarante leçons, selon El Hadj Alpha Diabaté 18. La pratique de l’islam entra dans les moeurs en s’élargissant par cercles concentriques à partir de l’entourage immédiat du souverain. L’ambition du conquérant néophyte trouva dans le prosélytisme maninkamori un appui particulièrement efficace. En effet les Kaba, intellectuels et commerçants, sont naturellement prédisposés au dialogue et à la négociation ; ils ont toujours recherché le compromis, présentant ainsi les qualités de diplomates consommés.

En 1875, Samori fit donc une entrée triomphale à Kankan. L’accord de Tintioulén fut consolidé par un pacte sacré scellé sur la tombe du vénéré Karamo Alpha Kabiné Kaba 19. Des boeufs y furent immolés. Les deux parties s’accordaient sur le partage du butin après chaque victoire : les biens matériels et une partie des captifs aux Maninka-mori tandis que les pays soumis seraient intégrés à l’empire samorien.
A ce propos El Hadj Alpha Diabaté nous rapporte :

« Cette convention se transforma peu à peu en un marché de dupe pour les Kaba, eu égard à la nouvelle politique suivie par leur allié. »

En effet Samori avait déjà apprécié tout le fruit qu’il avait tiré de la diplomatie en tant que méthode de conquête ; s’il goûtait le résultat de la lutte armée, il savourait bien mieux celui de la diplomatie. Il en usa largement, n’hésitant pas à faire des avances à des adversaires assiégés.
En plus des Maninka-mori qui ne lui marchandaient pas leur service, Samori eut la main heureuse en ressources diplomatiques car les griots étaient accourus nombreux à la cour de Bissandougou.

Parmi eux il a pu recruter des émissaires talentueux tels que Ansoumane Kouyaté de Kolonkalan (qui devint son secrétaire particulier) ; Fara Mangaran Konde de Fadama (déjà présent à la cérémonie sur la tombe de Karamo Alpha Kabiné Kaba, le Môgnouma-yiri pour les Kankanais).
La lutte contre les Condé du Gbèrèdon fut menée avec succès du sud à l’ouest, en arc de cercle autour de Kankan qui connut rapidement la paix.
Pour réaliser une paix définitive il a fallu néanmoins poursuivre les assaillants car les Condé et leurs alliés, les Keîta de l’Amana, les Traoré, les Bérété, les Doumbouya et les Magassouba des rives du Niger avaient concentré le gros de leurs forces à Koumban dans le Kouroulamini.
Ils y soutinrent un long siège, près de dix mois, selon Mamadi Oulén Cissé 20 . Dans ce que la tradition a appelé « Koumban-Kele », Samori et ses alliés les Kaba, avaient des intérêts divergents : tandis que le conquérant visait l’intégratiob du pays avec son grand potentiel économique et humain, les Kaba voulaient d’abord assumer une vengeance à la dimension de la personnalité de Oumarouba Kaba, l’un des plus valeureux chefs de guerre du Baté, mort plus tôt au champ d’honneur en défendant la cité.
Néanmoins le carnage fut évité lorsque les coalisés firent leur reddition suite à des démarches diplomatiques initiées par Samori.
Cependant les Condé « digéraient » mal leur défaite. Les chefferies des rives du Niger et du Niandan se coalisèrent à, nouveau pour résister dans les places fortes de Gbérédou, Baranama et de Baro. Mais la cohésion manifestée devant le danger à Koumban restait fragile car les contradictions étaient nombreuses et souvent profondes.
Les émissaires de l’Almami Samori eurent la tâche relativement aisée dans cette région où les rivalités entre frères-ennemis (Fadén-ya) sont des « explosifs » que la moindre étincelle suffit à faire éclater. Du reste il s’agit d’un mal atavique en pays malinké. Ainsi tous les chefs qui n’avaient pas été impliqués dans la résistance des Condé, se rallièrent à Samori, en opposition à leurs frères qui avaient soutenu le siège de Koumban. L’habileté politique d’un ténor comme Fara Mangaran Condé avait bien matière à succès.

Cependant Kouroussa résistait sous le commandement de Gbolo Keita 21. Pressé qu’il était de mettre sous son autorité les riches plaines du Niger et surtout les mines d’or du Boure, l’Almami Samori préféra remettre à plus tard la conquête de Kouroussa. Kourala, Dougoura, autant de conquêtes faciles qui jalonnèrent sa progression en aval du fleuve. La propagande efficace de Ansoumana Kouyaté avait ouvert la voie au succès. Le vieux chef de Gbenkoro-koro, Soulémani Kournba Magassouba était acquis a la cause samorienne ; les populations de Norakoro et de Nounkounkan se rallièrent aussitôt.
Seul Norassouba, avec l’intraitable Karinkan-Oulén Doumbouya résistait. Ce gros centre, dont le périmètre atteignait les deux kilomètres, n’autorisait pas un siège en règle. Le conquérant s »installa à Dougoura, tout près de là. La cavalerie entreprit un harcèlement continu par des attaques quotidiennes.
Après neuf mois, Norassouba succomba sous la famine, toute action de production en dehors de l’enceinte ayant été rendue impossible.
Sur intervention de Bali Keïta, chef de Babila et allié notoire de l’Almami, Karinkan-Oulén bénéficia de la clémence du vainqueur et intégra l’armée samorienne.
La reddition de Norassouba complétait le dispositif d’isolement de Kouroussa qui ne pouvait plus compter sur un soutien quelconque en provenance de l’aval du fleuve Niger. Cependant Gbolo Keïta résista encore dans Kouroussa. Les conditions de sa reddition indiquent bien quelle appréciation il avait pu créer auprès du vainqueur : il fut confirmé dans son commandement (1877-1878).

Pendant qu’il tenait garnison sous les remparts de Kouroussa, l’Almami Samori reçut un émissaire de Ténin-Kalé Laye du Baleya dans le Sankanran. Celui-ci sollicitait son concours pour faire triompher son droit à la succession de Bana Faoma Kamara. Il offrit à l’occasion au conquérant la main de sa fille Kànti.
Kouroussa soumis, l’Almami Samori alla passer l’hivernage (1879) à Sanyena chez son beau-père; tout était rentré dans l’ordre dès que sa réponse avait été connue. Outre la consolidation de ses conquêtes dans le Sankanran, ce séjour à l’Ouest visait aussi à surveiller les mouvements de l’armée des Cissé.
En effet à Madina, à la cour des Cissé, on avait entrepris de nouvelles conquêtes dans ce Sankanran où l’Almami n’était pas encore bien implanté. Profitant de son éloignement sur les rives du Niger, Morlaye le bouillant neveu de Sere Brema, s’était emparé du commandement de l’armée à la recherche d’un second souffle.
Le Moriouléndou était maintenant encaissé entre, d’une part le Wasulu au nord, d’autre part les États de Saadji et de Samori au sud. La seule direction pour une entreprise d’envergure restait donc l’ouest.
Morlaye s’y engagea résolument, en évitant toutefois Sanankoro et Bissandougou. Malgré les protestations de Samori auprès de Séré Bréma, l’armée des Cissé continua sa progression dans le Sankaran mettant souvent à mal les alliés du conquérant.
Celui-ci temporisa néanmoins, préoccupé qu’il était par d’autres objectifs prioritaires, à savoir la sécurité des routes menant à la côte sierra-léonaise à travers le Foutah-Djallon et la conquête de la riche région aurifère du Bouré et du Bidiga.
La sécurité des convois à travers le Foutah-Djallon passait nécessairement par un accord avec le royaume théocratique de Timbo.

À ce propos, écoutons le témoignage de El Hadj Chaikhou Baldé, ancien directeur de l’INRDG (ex-IFAN) 22.

Ce royaume était, à l’époque, très affaibli par les querelles intestines dont l’origine se trouvait dans le régime des successions.
Aussi l’émissaire de l’Almami Samori fut-il accueilli avec empressement à Timbo par l’Almami Ibrahîma Sory Dara en 1879.
Outre les avantages politiques d’un tel rapprochement, les affinités religieuses étaient loin d’être négligeables. L’Almami Samori vouait en effet une véritable adoration pour les valeurs spirituelles de la ville sainte de Fougoumba où l’on retrouve encore de nos jours les descendants de sofas envoyés là pour assurer la protection de la mosquée, contribuer à son entretien et parfaire leur formation religieuse.
Les négociations aboutirent à la conclusion d’un accord aux termes duquel l’Almami Ibrahima Sory Dara s’engageait à faciliter le ravitaillement en bétail de l’armée samorienne et à maintenir ouverte la route de Sierra-Leone. De son côté Samori Touré, honoré à l’occasion du titre d’Almami, Commandeur des croyants musulmans par son nouvel allié, s’engageait à apporter assistance au trône de Timbo.

En 1883, l’Almami Samori chargea son lieutenant Lankhama N’Valy d’une expédition punitive contre les Hubbu de Karamo Abal, alors vassal révolté de l’Almami Bocar Biro. C’était dans les montagnes de Ourékaba.

L’accord conclu à Timbo peut être considéré, à juste titre, comme l’un des plus solides car rien n’est venu troubler les bonnes relations qui en sont issues.
Mamadi Oulén Cissé ajoute, quant à lui :

La délégation envoyée par Timbo à la suite de l’accord était porteuse de nombreux cadeaux. Parmi les objets présentés figurait en particulier un éventail (léfa) de fabrication artisanale, si joli que Samori, le royal destinataire, ne put s’empêcher de s’en saisir aussitôt et de l’utiliser. Or, selon la tradition, ce léfa aurait été imbibé de talisman aux fins d’ôter à Samori toute velléité de conquête en direction du Foutah-Djallon.

La sécurité des routes une fois garantie par l’accord, la conquête des zones aurifères du Bouré et du Bidiga devint la priorité dans le plan de campagne de l’Almami Samori.
Cependant, la conquête du Balèya avait provoqué de:’ inquiétudes chez Aguibou qui venait d’accéder au trône de Dinguiraye à la tête du royaume toucouleur d’El Hadj Omar Tall.
Un conflit armé était plus que probable. Mais la diplomatie des Kaba de Kankan sut jouer en faveur d’un règlement négocié ; il s’agissait en l’occurrence de deux souverains se réclamant de l’islam. La tentative d’aller jusqu’à un traité d’assistance mutuelle, au-delà donc d’un pacte de non-agression échoua devant les réticences de Aguibou. Bien que le but affiché ait été de favoriser l’expansion de l’islam, le roi toucouleur montra très méfiant à l’égard de tout ce qui concernait l’Almami Samori Touré.

Le pacte date de 1878.

Il faut signaler qu’il s’est agi du dernier acte de la coopération née sur la tombe de Alpha Kabiné Kaba entre Maninka-mori et l’Almami Samori.
En effet les Kaba se sentaient de plus en plus frustrés par les résultats de la collaboration car leur allié avait délibérément opté pour la voie diplomatique et la clémence, cela en conformité avec sa nouvelle stratégie de conquête : intégrer les contrées soumises en préservant leur potentiel économique et humain.
Les butins, quote-part destinée aux Kaba, devenaient de plus en plus maigres. Dans la mesure où ceux-ci combattaient sous l’étendard de l’islam, il leur était difficile de manifester ouvertement leur mécontentement.
Mais le coeur n’était plus à la collaboration. Aussi le doute s’installa-t-il dans les rapports entre alliés. Lors des négociations entre l’Almami et Aguibou la loyauté des Kaba, selon la tradition, fut loin d’être évidente. Au siège de Sarèya l’Almami Samori n’avait pas hésité à renvoyer Daye Kaba.
Ce n’était pas encore la rupture totale mais elle était déjà probable.
Daye Kaba n’a jamais pardonné cette humiliation. Nous verrons plus loin comment sa vengeance a été assouvie.
Le pacte de non-agression conclu avec Aguibou, l’Almami orienta ses activités guerrières vers les régions aurifères en aval du fleuve Niger.
De Kouroussa à Nounkounkan, ce fut une marche triomphale. C’est à Diélibakoro qu’il rencontra la première résistance avec Morissanda Kéïta, chef du Dyuma.
Massaran-Mamadi Touré frère cadet de l’Almami et son lieutenant pour la région Nord, obtint la soumission de Morissanda grâce à l’aide efficace du diplomate Ansoumana Kouyaté. Mamadi Oulèn Cissé nous révèle :

Dans le Bouré et le Bidiga, il ne rencontra aucune résistance, car ces gens ne se sont jamais battus contre un envahisseur. Ils se sont toujours contentés de négocier des conditions qui leur laissaient la liberté de se livrer à leur activité ancestrale d’extraction de l’or. Ils ont toujours été disposés à payer des tributs en or.
Aussi l’Almami Samori dont les besoins en trésorerie et en armement étaient immenses exigea-t-il des tributs partictifièrement lourds.
Lors de la cérémonie de soumission de la contrée, le porte-parole, le Fina Nana N’Faly Kamara fut très éloquent en offrant près de trois cents fusils de fabrication locale, une chaîne en or de la longueur d’un homme debout les bras levés et une grosse tabatière remplie de poudre d’or.
Avec tous ces moyens, avait ironisé l’Almami, pourquoi donc, ami N’Faly Kamara, n’avez-vous pas « mesuré » la poudre contre les sofas, une fois ou moins ?
Faama, répliqua sans sourciller le griot, c’est que je ne me sens pas l’étoffe d’un guerrier ; et pour dire la vérité, nous tous du Bouré, nobles maninkas ou griots nous préférons de beaucoup aux combats l’exploitation paisible de nos mines d’or.

La cause entendue, le pays fut exempté d’occupation militaire et de conscription. Ce fut le tour des chefferies situées,: dans la plaine de la Fyé et sur la rive gauche du Sankanrani de se soumettre à l’autorité de l’Almami Samori Touré. L’impact des conquêtes récentes avait été suffisamment marqué pour faciliter cette intégration.
Nanyuma-Mori, un allié de l’Almarrù, n’eut, en effet, aucune difficulté à convaincre Nanfodé Keïta, chef du Dyumawanya de la nécessité d’envoyer une mission d’allégeance à Damissakoro où le conquérant tenait garnison. Koundian-Diémori Sakho, chef du Sakhodou et celui du Koulibalidou, suivirent le mouvement.
Il se révéla plus tard qu’ils ne l’avaient fait que du « bout des lèvres », le conflit Samori-Kankan en aura été le révélateur.
Cette belle expédition dans les régions du Nord dut être écourtée car la situation à l’Ouest avait évolué dangereusement avec les progrès réalisés par l’armée des Cissé, sous le commandement de Morlaye.

Dans leur progression à travers le Sankaran, les Cissé menaçaient maintenant les voies d’approvisionnement menant en Sierra-Leone.
Bien des mois auparavant, l’Almami avait protesté eï invoquant l’accord conclu à Kâlan-Kâlan. Il se présenta en victime d’agression ; bien mieux, il demanda la main de Séréfou Séré Cissé 23 dont la beauté juvénile avait certainement retenu son attention lors de sa captivité à Madina. Selon Mamadi Oulén Cissé:
La délégation envoyée par l’Almami et conduite par mon oncle Karamo Mamadi Cissé, avait été bien accueillie à Madina par le vieux souverain Séré Bréma.
Mais l’accord de délimitation des frontières conclu à Kâlan-Kâlan avait fait des mécontents dans l’entourage du vieux souverain. Si le désir de maintenir une coexistence pacifique était sincèrement partagé par les deux monarques, il n’en allait pas de même à la cour de Madina où l’on se méfiait de tout ce qui touchait à Samori.
À la demande de mariage formulée par Karamo Mamadi Cissé, Séré Bréma avait répondu :
— « Allez dire à mon fils que sa demande de mariage est recevable mais qu’un délai de réflexion est nécessaire. »
Cette réponse traduisait, d’une part les pressions auxquelles Séré Bréma était soumis et d’autre part l’espoir qu’il nourrissait peut-être en une issue victorieuse des conquêtes entreprises par son neveu dont la fougue lui inspirait confiance. En tout cas le porte-parole du vieux souverain avait transmis le message en ces termes :
— « Notre maître nous charge de vous dire qu’il apprécie la fraternité des Touré mais que cela ne saurait autoriser Samori à prétendre à la main d’une noble Cissé de Madina. »
Propos, on ne peut plus vexatoires auxquels mon oncle répondit :
— « Cependant vous n’ignorez pas qu’un tel mariage aurait l’avantage de consolider le trône branlant de votre maitre ! »
Ce fut de part et d’autre, colère et indignation, des propos acerbes furent échangés, la négociation avait échoué. L’Almami Samori en tira les conséquences en décidant de se porter immédiatement sur les talons de Morlaye dans le Sankaran.
De passage à Kankan, il demanda à Karamo-Mori Kaba de lever des troupes de soutien, conformément aux clauses de l’accord de Tintioulén. Mais il lui fut répondu, par la voix de Daye Kaba : « Les Cissé de Madina sont nos frères et nos coreligionnaires de toujours ; nous ne pouvons les combattre pour personne d’autre. Nous sommes prêts à combattre tous les païens à vos côtés comme auparavant. »
En plus de la dénonciation unilatérale de l’accord de Tintioulén, ces propos faisaient une allusion par trop évidente à la fraîche conversion de Samori à l’islam. L’incident fut lourd de conséquences, la rupture étant désormais consommé. L’Almami poursuivit son chemin pour aller neutraliser Morlaye dans le Sankaran. Il le fit prisonnier à Sirinkoro. Les Kaba mirent ce délai à profit pour fortifier la place de Kankan.
Séré Bréma dans un sursaut désespéré tenta de libérer son neveu en levant des troupes à la hâte, le gros de son armée ayant été capturé à Sîrinkoro. Saadji Kamara de Gbankouno fut pressenti mais il se récusa par prudence. Il usa néanmoins de ses bons offices pour obtenir la participation de Missadou dans le Konia.
Séré Bréma était au plus mal avec le Wassoulou ; il ne pouvait rien attendre de ce côté.
Confiant à son frère Kèmè Bréma le soin de mettre le siège autour de Kankan et d’y maintenir un blocus efficace Samori se porta lui-même au devant de Séré Bréma.
Les affrontements eurent lieu à Worokoro, dans cette ancienne capitale du Sabadou où le partage des dépouilles de Nantenin Famoudou avait été à l’origine d’un conflit que l’agression de Morlaye venait d’exacerber.
Séré Bréma s’était enfermé dans la place fortifiée ; il y était encerclé. Les éléments infiltrés par Samori obtinrent des succès rapides dans leur travail de sape sur le moral des défenseurs. En peu de temps l’armée des Cissé se débanda en se désagrégeant.
Samori proposa la paix au prix d’une reddition inconditionnelle. Les Doré de Missadou tentèrent alors une sortie désespérée et se firent massacrer; Vanfing Doré, leur chef y trouva la mort.
Bientôt Séré Bréma se retrouva seul avec ses familiers. Il s’enferma dans une case où il fut appréhendé.
Mamadi Oulèn Cissé nous rapporte :

Samori, toujours plein de déférence à l’égard de son ancien maître, lui demanda :
— Père, selon votre sagesse comment doit-on juger une telle affaire ?
— De la manière la plus convenable que tu estimeras, mon fils, lui répondit le vieillard, en bon musulman acceptant le destin.
Sa vie fut épargnée mais il fut déporté à Kossaro dans un village d’un confluent du Milo, non loin de Diarradou. Il y a connu un exil relativement heureux en compagnie de ses chevaux favoris : Bibi et Alamamoudou.

Nous sommes en 1881.
La ville de Kankan avait capitulé en 1880 sous la pression des forces de Kèmè Bréma et de Massaran Mamadi. La tradition précise que les nombreux puits creusés dans la ville datent de cette époque.
Les instructions données par l’Almami à ses frères avaient prôné la clémence. Malgré le soutien actif, mais tardif de leurs alliés du Nord, le Sakhodougou et le Koulibalidougou, les Kaba avaient capitulé.
Daye Kaba qui tenait garnison à Karfamoriah en dehors de l’enceinte de la ville, avait réussi à s’enfuir. Il se réfugia d’abord à Kényéran puis à Ségou auprès des héritiers de El Hadj Omar Tall.
Samori avait alors destitué les Kaba du pouvoir temporel pour le confier à Baturba Laye Chérif, frère cadet de Karamo Sidiki Chérif. De nombreux témoignages confirment que la ville de Kankan avait effectivement bénéficié d’une clémence relative au moment de la capitulation ; les pillages lui avaient été épargnés et les vaincus n’avaient pas été réduits en captifs comme l’eût impliqué la logique de la défaite. Les habitants auraient été néanmoins assujettis au paiement d’un lourd tribut en or.
Le chef Karamo Mori Kaba fut exilé à Séfindou dans le Tôron, où il mourut quelques années plus tard.
Cette clémence relative était certainement motivée par, des considérations d’ordre religieux mais surtout politique. Il était indubitable en effet que l’Almami Samori était particulièrement sensible au prestige de cette métropole religieuse et commerciale. Le contrôle d’un tel centre lui offrait de nombreux atouts. Kankan était le point de départ, d’arrivée ou de transit de nombreuses caravanes en provenance du Sahel au nord, de la grande forêt au sud, de la côte de l’océan Atlantique, à l’ouest.

Dans la stratégie samorienne, l’élément dioula jouait un rôle important dans la collecte et la diffusion des informations. La propagande diffusée avec facilité constituait un atout permanent pour la diplomatie de Samori.
Le conquérant évitait, autant que faire se peut, les actions brutales de nature à lui aliéner profondément ces populations. User de souplesse à leur égard pour se les concilier, était de meilleur aloi. Il convient de rappeler à présent que les Sakho et les Koulibali du Nord avaient pris fait et cause pour la ville de Kankan et ce en violation de leurs engagements de Damissakoro.
Séré Bréma vaincu à Worokoro, la place de Kankan soumise, l’Almami Samori entreprit de punir les défaitistes du Nord. Ceci était d’autant plus nécessaire et urgent que la situation créée risquait de faire tâche d’huile, menaçant du coup les intérêts économiques si importants dans la zone aurifère.
Il confia à Kèmè Bréma le soin de rétablir l’ordre en ramenant le Sakhodou et le Koulibalidou sous la coupe samorienne. Les négociations menées auprès de Djémori Sakho de Koundian connurent quelques succès.
Mais Kényéran, gros centre commercial résistait aux pressions exercées par les sofas. Les Koulibali y auraient été encouragés par Daye Kaba à partir de Ségou où il s’était finalement réfugié auprès d’Ahmadou Tall.
L’ennemi irréductible de l’Almam Samori Touré, en offrant ses bons offices dans l’établissement de contacts entre Kényéran et le commandement des troupes coloniales installé à Kita, a créé les conditions des premiers affrontements entre l’armée samorienne et les troupes coloniales présentes à Kita depuis le 7 février 1881.

Notes
1. Une forme de consultation populaire.
2. Cf. Yves Person, op. cit.
3. Voir liste des informateurs.
4. Gardien officiel du portail de Komodougou. Il a introduit nuitamment la troupe guerrière de Samori dans l’enceinte de la cité. Il a usé de son influence pour la soumission d’autres localités. Il a été décapité à Fabala en 1887 avant le siège de Sikasso. Maudit par les siens, son nom a été frappé de tabou. Ce qui fera dire à Yves Person qu’il n’a jamais entendu parler de lui, malgré l’importance du rôle que nous, nous lui avons reconnu.
5. serment du dèguê : pâte de riz sur laquelle on prononce des formules incantatoires dont la finalité est de faire mourir les parjures.
6. Voir liste des informateurs.
7. Voir liste des informateurs.
8. Fille de Kaba Wulu Konaté de Faranfina.
Épouse préférée de l’Almami, elle a largement joui du pouvoir impérial.
Son fils Sarankén Mori sera plus tard proclamé Prince héritier.
Elle refusa cependant de partager l’exil avec l’Almami pour ne pas être parricide ; mais certainement parce qu’il n’y avait plus de trône à sauvegarder pour son fils.
9. Guinzé : objet métallique en alliage fer et bronze, sous forme de baguette. Servait d’étalon monétaire surtout dans la région forestière : Toma Guerzé, Kono, etc.
10. Fournisseur de chevaux, d’armes et de munitions à l’armée samorienne, il a été intégré à la famille de l’Almami pour le rôle joué au siège de Sikasso. Père de Alpha Touré, qui fut boucher à Kankan et à Faranah, lui, même père de Sékou Touré, premier président de la République de Guinée (1958-1984).
11. Bolotigui de bolo : bras, branche commandant d’une compagnie de sofas.
12. Kélétigui de kélé : guerre, armée commandant de corps d’armée.
13. Hameau de forgeron, où l’on peut voir encore les hauts fourneaux au flanc du Mont-Simandou, non loin de Diarradou.
14. Voir liste des informateurs.
15. Voir liste des informateurs.
16. Sangbantigne Féré, Féré le philosophe humoriste.
17. Cordonnier.
18. Voir liste des înformateurs.
19. Aïeul vénéré des Kaba du Baté. Sa tombe est bien entretenue et le renouvellement du revêtement de sable donne lieu chaque année à une mobilisation populaire.
Les arbres qui ont poussé là sont appelés respectueusement : Môgnouma-yiri.
20. Voir liste des informateurs.
21. Chef de guerre émérite de Kouroussa qui a si bien résisté à l’Almami Samori que celui-ci n’en vint à bout que par négociation. L’empereur fit son éloge lors de sa reddition et le confirma à la tête de la place de Kouroussa (1878).
22. Il nous a enseigné à l’école primaire supérieure Camille Guy de Conakry (1943-1946).
Inspecteur de l’Enseignement primaire à Kankan, il a été le véritable promoteur de cette recherche en portant à notre premier manuscrit un intérêt qui ne s’est pas relâché jusqu’à la publication de notre premier essai en 1963 dans le numéro 1 des Recherches Africaines. (Etudes Guinéennes, ns.) lorsqu’il a eu en charge l’Institut National de Recherches et de Documentation de Guinée qui a remplacé la section guinéenne de l’IFAN.
La publication de ce fascicule a permis aux éminents chercheurs tels que Yves PersonJean Suret-Canale d’avoir accès à notre très modeste contribution à l’histoire de l’Almami Samori. Les critiques et les suggestions formulées nous ont encouragé à pousser toujours plus loin notre recherche. Qu’il nous soit permis de rendre ici un hommage sincère à feu El Hadj Chaikhou Baldé.
23. Elle épousa l’Almami Samori et lui survécut.

Chapitre IV
Premiers affrontements avec les troupes coloniales

L’Almami Samori surveillait les tractations de Daye Kaba depuis Gbéléban où il avait convoqué une assemblée générale de tous les dignitaires des pays récemment conquis.

Les choses ne tardèrent pas à se préciser lorsque Kèmè Bréma ayant adressé un ultimatum à Kényéran provoqua une initiative « insolite » de la part du commandant des troupes coloniales. En effet une mission conduite par le lieutenant noir Alakamessa avait été dépêchée auprès du conquérant à Gbéléban.

Dans le message dont Alakamessa était porteur, le capitaine Monségur, commandant la garnison de Kita, demandait à l’Almami Samori de ne pas attaquer Kényéran désormais placé sous protectorat français. Le capitaine poussait la provocation à l’extrême en invitant le conquérant à se placer luimême sous protectorat français. Ne comprenant rien à cette intrusion caractérisée, lAlmarni eut une réaction violente et instantanée. Il opposa une fin de non-recevoir catégorique à ces prétentions. L’émissaire, le lieutenant Alakamessa s’en retourna fort impressionné, surpris, parait-il, d’être sain et sauf.

À cette nouvelle, Borgnis-Desbordes, haut-commandant des troupes coloniales à Kayes estima que « l’honneur de la France était en cause parce qu’il aurait été bafoué ». Il fallait une vengeance, le casus belli tant recherché était enfin trouvé pour éliminer un adversaire qui gênait les ambitions de conquête coloniale.

Ainsi débutait un conflit armé qui dura seize longues années (1882-1898), où l’agresseur était le colonialisme français et la victime l’empire samorien.

L’Almami Samori ne se laissa point intimider par les menaces de représailles que Borgnis-Desbordes faisait répandre à travers le pays ; mieux il vint châtier Kényéran le 21 février 1882, presque sur les talons de la mission Alakamessa. Les secours français arrivèrent avec quelques jours de retard pour constater que l’adversaire auquel ils avaient affaire avait de la trempe et pouvait joindre les actes à la parole.

L’Almami s’en allait vers sa capitale Bissandougou lorsqu’il apprit qu’il était poursuivi par les troupes coloniales.

Il aurait tout accepté sauf de donner l’impression de fuir devant cet adversaire qui éveillait d’ailleurs en lui une certaine curiosité.

Comment se battait-il cet ennemi ? Quelle serait sa puissance de feu ? Autant de questions qu’il ne tarda pas à élucider en acceptant le combat à Samaya le 26 février 1882.

Ce premier choc fut terrible pour les sofas car l’Almami Samori, ignorant tout des moyens de combat de l’adversaire avait abordé ses ennemis de front, exposant du coup ses hommes aux tirs rapides des fusils à répétition et aux salves nourries des canons. Des rangs entiers de sofas furent littéralement fauchés.

En stratège intelligent, l’Almami Samori modifia aussitôt son dispositif de combat ; les rangs compacts avançant de front firent rapidement place à de petites colonnes légères évoluant avec une mobilité extrême dans cette savane que les sofas connaissaient parfaitement. Tous les accidents du terrain furent mis à profit pour s’accrocher à l’ennemi tandis que la cavalerie appelée à la rescousse, débordait le flanc des troupes coloniales, créant la diversion partout où leur pression se faisait trop forte.

Les troupes coloniales furent contraintes de se replier sur le fleuve Niger, sous le harcèlement des intrépides sofas de Kèmè Bréma.

Le bilan des pertes était lourd du côté de l’armée samorienne, qui venait de subir le baptême du feu face à un armement moderne. Les pertes en vies humaines étaient très importantes mais l’Almami Samori sortait grandi de l’épreuve car la bataille de Samaya avait eu un écho retentissant dans toute la région. Il était désormais considéré comme le héros qui avait ose renvoyer un émissaire des « Toubabs » ; il était aussi celui qui avait châtié Kényéran malgré leurs menaces.

Il avait surtout l’auréole du chef de guerre noir qui avait affronté un armement moderne avec des fusils à pierre sans être défait !

Les sofas avaient d’ailleurs poursuivi les agresseurs dans leur mouvement de repli sur Kita.

L’impact politique qui en résulta fut si immense qu’il permit à Kèmè Bréma de ramener le calme dans la région nord. Celui-ci entama même dans cette lancée une offensive diplomatique en direction de la grande métropole commerciale de Bamako.

Pendant que Borgnis-Desbordes rentrait en France chercher du renfort, l’Almami rejoignait Bissandougou, laissant la frontière nord sous la garde vigilante de Kèmè Bréma.

Il mit à profit le reste de l’année 1882 pour organiser la lutte contre Gbankouno Saadji Kamara.

Chapitre V
La guerre contre Saadji Kamara

Aux environs de Damaro, chef-lieu du Simandou, la montagne Gban dresse ses versants escarpes, en défi à plus d’un conquérant.

Saadji Kamara y avait installé un camp fortifié, pour échapper au pouvoir naissant de Samori qui se faisait la main dans la région (vers 1865). Saadji était de la génération de Samori, bien que plus jeune que lui.

Dans le clan Kamara, il incarnait le chauvinisme le plus ombrageux, ne pouvant admettre le prise du pouvoir par Samori, ce dernier fût-il leur neveu. L’on se souvient sans doute de l’opposition marquée du clan Kamara de Sanankoro lorsqu’il s’est agi de réaliser le sacrifice en faveur du destin de Samori.

Saadji qui bénéficiait aussi d’une forte personnalité, avait hérité très tôt du pouvoir au sein de son clan. Il s’était vite imposé à l’attention des siens par ses qualités de chef qui se précisèrent avec sa croissance.

L’antagonisme entre Saadji et Samori était d’autant plus inévitable qu’ils se réclamaient tous les deux du prestigieux aïeul Fonin-Kaman Kamara, l’un par lignée masculine, l’autre du côté utérin.

Saadji leva une troupe et tenta d’affronter Samori et ses hommes déjà aguerris.

La première rencontre fut, paraît-il, une catastrophe pour les Kamara, Saadji échappant de justesse à la capture. Tirant les leçons de cette expérience malencontreuse, Saadji décida d’installer un camp fortifié, comme nous l’avons déjà vu, sur le mont Gban. Il fit pousser tout autour des buissons d’épineux.

Ce n’était cependant que partie remise car les deux protagonistes se rencontrèrent de nouveau sous les murs du village musulman de Nionson-Moridou. En effet, fuyant les menaces de l’armée de Séré Bréma alors toute-puissante dans la région, Samori s’était tout d’abord orienté vers les franges de la forêt et s’attaquait aux villages qui la bordaient. Il mit le siège devant Nionson-Moridou placé sous la protection des Kamara. Ce fut un échec cuisant car Saadji, venu au secours des assiégés, prit à revers la troupe des assaillants qui fut mise en déroute.

Après ces affrontements aux résultats indécis, nos deux adversaires, comme sur la base d’un accord tacite, avaient orienté leurs activités guerrières dans des directions diamétralement opposées.

Samori s’était taillé un empire en progressant à l’ouest, puis au nord et à l’est tandis que Saadji avait créé un royaume puissant au sud jusqu’à la lisière de la grande forêt : le Béla-Faranah, le Guirila, le Konia, le Gwana, le Mahana et le Kossa-Guerzé étaient sous son autorité.

Il avait par ailleurs étendu sa souveraineté sur le Bouzié de son cousin Kaman Kécoura Kamara et sur le Kônon-Koro de la zone Toma-Mania de Macenta. Il avait, jusque-là, défié de nombreux conquérants et vaillamment tenu tête à Séré Bréma, le plus puissant de tous. Il avait même finalement vaincu ce dernier à Missadou où le roi Cissé avait dû payer une forte rançon en or prélevée sur la population assiégée. Il est évident qu’un tel voisinage ne saurait être toléré indéfiniment par l’Almami Samori Touré devenu tout-puissant. Le conquérant vint donc assiéger Gbankouno. Ecoutons El Hadj Tiranké-Mori Kamara 1 de Lenko :

Trois assauts furieux furent lancés successivement par les sofas de l’Almami ; mais ils se brisèrent contre les dispositifs de défense de la forteresse.
Comme à l’accoutumée, Samori organisa un siège en règle. Cependant, de nombreuses difficultés liées à la configuration accidentée du terrain empêchaient le blocus d’être efficace.
Le siège traîna en longueur car les atouts, dont le conquérant avait use jusque-là pour provoquer de l’intérieur la désintégration des forces ennemies, n’étaient pas disponibles.
En effet il avait pour pratique d’introduire des émissaires, le plus souvent par le réseau des dioulas. Ce réseau d’informateurs le renseignait sur le dispositif de défense ; il répandait au besoin des rumeurs pouvant saper le moral de la résistance dans les rangs ennemis. Mais le site de Gbankouno, de par sa situation géographique était loin des itinéraires suivis par les dioulas ! Par ailleurs Saadji commandait une armée tribale composée essentiellement d’éléments issus des familles Kamara ou alliées, le plus souvent assermentés. Il était difficile dans de telles conditions de trouver « le ventre mou » du dispositif de défense.
Pour l’heure que pouvait faire l’Almami Samori, tout échec définitif étant exclu de ses calculs ?
Il engagea discrètement des négociations en demandant la main de l’une des filles de Saadji 2. Comme il sied qu’un oncle donne une épouse a son neveu, selon la coutume malinké, Saadji accéda à cette demande. Tout semblait donc aller pour le mieux lorsque les démarches échouèrent, voici comment : le griot chargé de porter à l’Almami la réponse favorable de Saadji, commit la maladresse (voulue ou involontaire ?) d’interpeller un esclave affranchi membre de la délégation pour recueillir son témoignage sur l’exactitude du message. Or ce délégué portait le nom « insolite » de « Tinsôya » qui se traduit par mépris (en maninka).
En entendant ce nom l’Almami Samori sursauta ; il y vit une allusion à peine voilée aux échecs successifs qu’il venait de subir devant Gbankouno. Blessé dans son amour-propre il rompit les négociations et expédia à Saadji des cadeaux dont un sachet de poudre. Par ce geste il signifiait à son ennemi qu’il allait lui livrer une guerre sans merci, toute idée de compromis étant désormais exclue. La lutte reprit donc, âpre, implacable ; l’enjeu : le triomphe ou la mort !
Cependant toute tentative d’assaut s’avérant encore vaine, la situation eut tendance à se stabiliser à nouveau. Le facteur temps prit de plus en plus d’importance car il contribuait au pourrissement de l’état moral dans chaque camp.
Chez les sofas de l’Almami Samori l’ardeur combative se relâchait, le doute sur l’invincibilité du conquérant s’insinua dans les esprits puis la trahison s’installa progressivement. Des chefs sofas comme Koromba-Bibi, Forobaro-Fadoua, etc., ravitaillaient secrètement l’ennemi en poudre.
Dans le camp adverse, à Gbankouno, le temps travaillait également à la destruction du tonus moral des défenseurs. Les difficultés d’approvisionnement rendaient la vie de plus en plus intenable sur la montagne.
S’agissant d’une armée tribale, comme indiqué plus haut, les membres influents du clan Kamara estimaient que Saadji avait, par orgueil, fait échouer la seule chance de compromis en provoquant la rupture des négociations par des insinuations fort inopportunes.
Un compromis honorable aurait permis aux Kamara de conserver un certain prestige quand bien même ils se seraient trouvés placés sous l’autorité de l’Almami Samori, qui, à tout prendre d’ailleurs, était leur neveu !
Aucun argument ne réussissait à fléchir le caractère entier de Saadji. La tension montait à Gbankouno et avec elle les rancunes étouffées refaisaient surface. Dans un régime autocratique comme celui-là les motifs de plainte étaient certainement nombreux. Dans le camp retranché, les notables n’hésitaient plus à se répandre en reproches à l’égard du chef. On commença à dresser un bilan exhaustif de ses excès, des exécutions en particulier.

Et Tiranké-Mori de poursuivre son récit :

Le vieux Momo Kamara (mon grand-père) chef de Lenko et oncle de l’une des épouses de l’Almami Samori, estima dès lors que le moment était venu de sauver notre famille.
Il organisa la fuite de son fils Massabori (dit Lenko Amara) vers le camp des assaillants. Celui-ci servit de guide à une colonne de sofas qui réussit à pénétrer le système défensif sur la montagne et à prendre Saadji à revers.
La victoire de l’Almami fut d’autant plus assurée quil avait suborné l’épouse préférée de Saadji, la dénommée Kagbè Traoré, ainsi que son griot favori, Mamadi Doumbouya.
Au moment de l’assaut décisif, Saadji constata avec stupeur que sa maigre réserve de poudre avait été imbibée d’eau. Il apprenait ainsi à ses dépens que les faveurs inconsidérées qu’il avait prodiguées à Kagbè Traoré, avaient plutôt aiguisé l’ambition de celle-ci. Il avait été relativement facile au souverain prestigieux qu’était déjà l’Almami Samori de la corrompre en lui promettant monts et merveilles ! Kagbè avait mobilisé ses domestiques pour transporter de l’eau, qui était pourtant rare sur la montagne : elle connaissait le lieu de stockage de la réserve de poudre, elle l’imbiba avec soin dans la petite cachette située dans l’arrière-cour.
Devant le spectacle de la trahison consommée, Saadji n’eut qu’une idée : s’enfuir. Il se rappela le sachet de poudre envoyé par son ennemi ; il ne se faisait aucune illusion sur le sort qui l’attendait s’il était pris.
Il décida de partir cette nuit même avec son fils Fodé et son frère Oussou. Avec sa connaissance parfaite du terrain, et à la faveur des ténèbres, il s’échappa sur son meilleur coursier. Mais c’était sans compter avec la trahison de son griot Mamadi Doumbouya qui se mit à vociférer dans la nuit, du haut des falaises, et ce, dans un accès de sentimentalité hypocrite, toute inopportune

N’djâtii tara K’anto !
N’djâtii tara K’anto !
Mon hôte m’a abandonné!
Mon hôte m’a abandonné!

Il donnait ainsi l’alerte aux hommes de l’Almami Samori. Il n’en fallait pas plus pour qu’une chasse à l’homme effrénée s’engageât; l’excellente cavalerie de Maningbè-Mori se lança à sa poursuite.
Saadji fut rattrapé alors qu’il tentait de rejoindre la forêt par un détour à l’est. Ce fut dans le Bèla-Faranah dans une clairière qui porte depuis cet événement le nom de « Saadji Mina Fwa », c’est-à-dire la clairière où Saadji fut capturé.

Comme pris de remords pour le geste de son grand-père, El’ Hadj Tiranké-Mori Kamara termine ainsi son récit :

L’Almami Samori a été particulièrement exubérant dans sa vengeance. Il fit décapiter le vaincu après l’avoir abreuvé d’humiliations et pour couronner cette horreur il ordonna la cuisson de la tête avec beaucoup de sel pour la jeter ensuite en pâture aux vautours.
Il prétendait s’assurer ainsi qu’aucun descendant de Saadji ne connaîtrait la notoriété dans ce pays.
Le fils Fodé et le frère Oussou furent également décapités et avec un cynisme consommé, l’Almami Samori fit tomber les têtes de l’épouse Kagbè Traoré et du griot Mamadi Doumbouya !!!

Une page de l’histoire du Konia était ainsi tournée.

L’Almami Samori entreprit une tournée triomphale dans les États de Saadji où les prestations de serment d’allégeance se succédèrent rapidement.

On peut estimer que par cette conquête l’Almami avait parachevé les contours d’un véritable Empire allant de la grande forêt au sud aux faubourgs de Bamako au nord, des rives du Dion à l’est à Monikroukan dans le Oulada sur les contreforts du Fouta-Djallon à l’ouest. Pendant que l’Almami achevait en effet la conquête du Konia, Kèmè Bréma avait mis à profit la trêve consécutive au repli des troupes coloniales sur Kita, pour renforcer l’autorité samorienne sur les régions du Nord, repoussant les limites vers le Wassoulou où il avait fait jonction avec l’armée de Bolu-Mamoudou.

La bataille de Samaya avait eu un retentissement si grand par-delà les frontières de l’Empire, qu’un mouvement de sympathie était né dans la grande métropole commerciale de Bamako. Dans ce milieu, comme dans toutes les communautés marchandes (Kankan, Kényéran, Kong) soucieuses avant tout de la sécurité des marchés et des routes commerciales, des notables de Bamako avaient envisagé la possibilité de recourir à la protection de l’Almami Samori Touré. Une campagne dynamique de ralliement avait été menée par la couche influente des commerçants sous l’impulsion d’une famille Touré, originaire de Nioro du Sahel et fournisseur attitré de la cavalerie de l’armée samorienne.

La famille Nyaré tenant du pouvoir traditionnel, d’abord hostile au mouvement, était sur le point de le rallier lorsque des avances faites par le commandement des troupes colonialqs à partir de Kayes l’amenèrent à se ressaisir.

A l’époque, on assista à un véritable chassé-croisé entre les émissaires des deux camps. Titi Nyaré, chef coutumier de la place de Bamako, dépêcha l’un de ses fils vers Bognis-Desbordes à Kayes pour le guider, tandis que Thyékoro Touré, commerçant, envoyait l’un des siens à la rencontre des sofas de Kèmë Bréma.

La place stratégique de Bamako aux mains de l’Almami Samori Touré ! Ce serait la fin du rêve de conquête coloniale : la mainmise sur le cours inférieur du fleuve Niger et le contrôle de sa navigation comme voie naturelle de pénétration en direction de Ségou et de Tombouctou.

Bamako était à l’évidence le nœud gordien de tout le système de colonisation du Soudan. Le commandement des troupes coloniales de Kayes réalisa vite le danger et mit tout en ceuvre pour empêcher l’Almami Samori d’occuper Bamako.
Par étapes forcées, suivant les raccourcis indiqués par le fils de Titi Nyaré, Borgnis-Desbordes précipita le cours des événements en occupant Bamako le ler février 1883.

Notes
1. Commerçant de son état à Komodougou ; nous avions des liens de parenté du fait qu’il était de la même famille qu’une des épouses de notre père, Mawa Kamara originaire de Linko.
2. L’Almami Samori a épousé la fille de Saadji, celle dont il avait demandé la main.

Chapitre VI
De nouveaux affrontements : la bataille de Woyo-Wayankô

C’était un camouflet pour Kèmè Brema qui se voyait ainsi frustré du fruit de ses efforts diplomatiques.

Il réagit avec la promptitude qui le caractérisait. N’acceptant pas le fait accompli, il vint provoquer les troupes coloniales sous les murs du fort pour les contraindre à un combat en rase campagne.

La mémorable bataille de Woyo-Wayankô en fut le point culminant. La tradition a retenu ce haut fait d’armes, et les chansons de geste qui fusèrent de toute part à l’époque l’ont immortalisé.

Ecoutons une fois de plus Mamadi Oulén Cissé qui en a recueilli la tradition pour nous :

Ce 2 avril 1883, les fantassins de l’armée coloniale avaient franchi le marigot Woyo-Wayankô, soutenus par l’artillerie qui pilonnait les positions samoriennes. Face aux tirs meurtriers de l’ennemi, Kèmè Bréma fit faire le vide au centre et les sofas débordèrent les flancs de l’ennemi. Les tirs de canons devenant inopérants, un combat au corpsàcorps particulièrement violent s’engagea aussitôt. La situation devint bientôt critique pour les troupes coloniales, harcelées qu’elles étaient par la cavalerie qui semait la panique par ses manoeuvres enveloppantes.

Borgnis-Desbordes fit former le carré et ordonna le repli.

C’était en fait une nouvelle défaite pour les troupes coloniales, une sanction sévère des erreurs d’appréciation sur la valeur combative de l’armée samorienne. Encore quelques escarmouches çà et là, puis ce fut le calme sur le front nord.

Chapitre VII
L’apogée

Les frontières ouest de l’empire se stabilisaient tandis que les alliés de l’Almami dans la région : Dalaularè-Mori de Douako, Mori-Souleymane Savané et Kissi-Kaba dans le Kissi progressaient vers le sud. Lankama N’Valy parachevait la sécurité des routes d’approvisionnement en armes et munitions.

On peut considérer que l’empire samorien a connu son apogée entre 1883 et 1887, date à laquelle le siège de Sikasso eut des conséquences néfastes sur l’équilibre interne de l’entité politique.

Les années 1884, 1885, 1886 ont été des années fastes, la tendance générale des événements qui se sont produits à l’époque étant à l’affermissement des bases de l’empire.

  1. L’année 1884

L’événement le plus important de l’année 1884, celui qui a eu un impact décisif sur l’orientation politique et sur l’organisation de l’empire, fut sans conteste l’institutionnalisation de l’Islam en juillet, à Bissandougou.

En effet, après une collaboration suivie avec les Kaba de Kankan, les relations culturelles actives avec les Cherif et les échanges diplomatiques fructueux avec le pouvoir théocratique de Timbo au Foutah-Djallon, l’Almami Samori en arriva tout naturellement à adopter les principes tirés du saint Coran dans l’exercice du pouvoir.

Comme on le sait, l’Islam est à la fois un code de conduite individuelle et un système politicosocial d’organisation de la communauté musulmane et ce en sus des credo de l’épanouissement spirituel.

L’Almami convoqua tous les dignitaires en une Assemblée générale. A cette occasion l’Islam fut proclamé religion d’Etat. Les conséquences immédiates et tangibles furent nombreuses, entre autres :

  • À la cour impériale la pratique religieuse prit un caractère plus contraignant pour tout le monde. Le vieux père, Kèmo Lanfia, n’échappait pas à cette obligation. Ce ne fut point de gaieté de cœur que le patriarche dut renoncer aux pratiques animistes ; il s’était difficilement consolé de la perte des tresses de cheveux qu’il arborait encore sur la tête. En guise de « vengeance » il n’en continuait pas moins, paraît-il, à sacrifier aux mânes des ancêtres, avec bien entendu suffisamment de discrétion pour éviter le courroux de l’illustre fils.
  • Désormais les Kèlètigui devaient donner l’exemple dans la pratique religieuse. Ils furent d’ailleurs secondés par des lettrés, suffisamment instruits sur le saint Coran et sur les hadiths. Ceux-ci devaient veiller à l’application correcte de l’islam, qu’il s’agisse de justice ou d’éducation.
  • Dans le domaine de la justice le changement le plus notable fut le mode de dévolution en matière de succession.

En effet selon la coutume malinké, l’héritage se transmet par collatéraux, de frère en frère, tandis que le code musulman le prescrit de père en fils, par ordre de primogéniture. Par l’application de cette disposition, l’Almami Samori déshéritait ses frères du pouvoir :

  • Kèmè Bréma,
  • Maningbè-Mori
  • Massaran Mamadi
  • Kèmè Lanséï,
  • Kèmè Amara
  • et, ceux-là même qui avaient puissamment contribué à la création de l’empire.

Quelle frustration !
Face à cette décision, les frères protestèrent : on parla d’arbitraire et d’ingratitude. Excédé par ces récriminations, l’Almami réagit, avec pondération néanmoins en leur rétorquant :
— « Je ne vous ai fait aucun tort ; le pouvoir que je détiens n’est pas hérité de notre père, comme il peut vous le confirmer lui-même. Nous avons opté pour l’Islam et devons en respecter les principes. »
Et pour bien signifier le caractère irréversible de sa décision, il retira à Kèmè Bréma fin 1884, c’est-à-dire quelques mois seulement après l’Assemblée de Bissandougou, tout le territoire situé à l’est du Baoulén, pour constituer une région autonome avec une armée placée sous les ordres de l’aîné de ses fils, Managbé Mamadi.
Contraints d’avaler leur déception et d’étouffer leur rancœur, sachant bien qu’ils feraient désormais l’objet d’une surveillance constante, même discrète, les frères de l’Almami durent se contenter de jouer les seconds rôles.
Plus tard (en 1890) la désignation de Sarankén-Mori comme prince héritier, et ce en violation flagrante de cette loi successorale établissant que la dévolution se fait par ordre de primogéniture, cette désignation, soulignons-nous, fut à l’origine de bien des tragédies au sein de la famille imperiale. Nous verrons que les conditions de la mort de Djaoulén-Karamo (1894) y trouveront leur fondement.

Mais en 1884 déjà, le consensus qui avait prévalu jusque-là autour du pouvoir était profondément atteint.

Pour en revenir aux conséquences de l’action d’islamisation il convient de remarquer que la campagne a visé tout d’abord les peuples de l’ethnie malinké ou apparentée tels que les Bambaras et les Sénufos. Ceci expliquerait le fait que les peuplements forestiers intégrés à l’empire à la suite de l’annexion du royaume de Saadji (Toma, Kpèlè, Kono, etc.) aient échappé à l’entreprise d’islamisation.

En revanche, dans le Wassoulou et en pays Bambara, la campagne d’islamisation fut un échec.

Les Wassoulounkés, habitués, en général, à la vie errante des chasseurs, ont toujours été réfractaires à toute forme de contrainte.

La pratique de l’islam avec la rigueur de ses rites n’est certainement pas de nature à convenir spontanément à ces populations.

En tout cas les maîtres d’écoles coraniques affectés dans cette région n’ont connu que des déboires !

Que faire assimiler en effet, à des élèves se présentant aux cours du soir, enivrés de bière de mil la plupart du temps ? Les séances d’enseignement se réduisaient le plus souvent à l’audition de bourdonnement de sons indistincts.

Dans le pays Bambara les difficultés étaient de plusieurs ordres : le peuple Bambara avait une culture profondément ancrée depuis des siècles, une culture où trône le « Komo ». Dans ces conditions l’introduction de l’Islam et surtout la destruction des idoles, le « Komo » en particulier, se heurtèrent à une résistance des plus farouches ; si l’on y ajoute les maladresses de Téninsô-Kaba, ce cousin de Sarankén Konaté, on comprendra pourquoi la révolte Bambara a pu déstabiliser l’empire à certains moments : en 1885 puis en 1894.

  1. L’année 1885

Cette année fut dans l’ensemble une année favorable pour l’empire. La révolte des Bambaras à l’est a pu être maîtrisée par Kèmè Bréma.

La contre-offensive de Tyéba dans la zone est restée sans lendemain, eu égard aux menaces que le royaume Toucouleur de Ségou faisait peser sur le Kénédougou.

Les Toucouleurs n’avaient pas réussi, quant à eux, a s’implanter sur la rive gauche du Bagbè. Kèmè Bréma était parvenu à dégager une large bande de sécurité sur la rive droite du fleuve.

Les troupes coloniales sous les ordres du commandant Combes avaient attaqué NIAGASSOLA en mars 1885. La réaction de l’Almami avait été très énergique et du fait que le gros des effectifs des troupes coloniales était engagé contre l’armée Toucouleur, d’une part, et que d’autre part Mohamed Lamine Dramé menaçait Bakel, l’envahisseur fut obligé de vite rechercher un compromis.

Des contacts furent pris afin de « neutraliser » le front samorien par voie de négociation.

Ces négociations entamées fin 1885 aboutirent à la signature du traité de Kényéba-Koura le 28 mars 1886.

Enfin en 1885, Lankama N’Valy avait réalisé à l’ouest les conditions d’une sécurité relative des routes menant aux comptoirs commerciaux de la côte sierra-léonaise.

  1. L’année 1886

Elle fut l’une des plus heureuses dans la vie de l’empire. Le traité de Kényéba-Koura signé avec le lieutenant-colonel Henri Frey, agissant en qualité de commandant supérieur du Haut-Sénégal, représentant le gouverneur, « précisait que le fleuve Niger, jusqu’à son confluent avec le Tinkisso (ou Bafing) servirait de limite entre les possessions françaises sur la rive gauche et les territoires soumis à l’autorité de l’Almami Samori sur la rive droite jusqu’à Koulikoro ».

La substance du traité portait par ailleurs sur le statut des habitants, la liberté de commerce et de navigation entre les deux rives, la libre circulation et la sécurité des personnes.

Il convient d’en souligner ici les articles 13 et 14 :

  • « Article 13 : Si des clauses du traité viennent à être violées par une des parties, il n’en résultera pas pour ce seul motif, le droit pour l’autre partie de reprendre les hostilités. Elle devra avant cela faire des représentations à l’autre partie.
  • Article 14 : Sur la demande de l’une des parties et après entente préalable, le présent traité pourra être soumis à une révision soit partielle, soit totale. »

On pourra ainsi mieux apprécier la mutation perverse intervenue depuis ce premier rapport empreint de légalisme et les heurts violents des années 1891, 1892, jusqu’en 1898, suite aux violations flagrantes répétées et sans scrupule perpétrées par les partenaires de l’Almami Samori Touré.

Si l’on relève, par ailleurs, le fait que ce traité était le premier du genre passé entre l’Almami Samori et une puissance étrangère, il est compréhensible que celui-ci avait à l’époque, plus d’une raison d’en être satisfait.

Dans ce document, l’Almami traitait en effet d’égal à égal avec une puissance qui l’avait déjà combattu pendant quatre années consécutives (1882-1886).

Le traité ne reconnaissait-il pas sa souveraineté sur des territoires situés assez loin de son pays natal ? Il attestait en tout cas, de la capacité qui lui était reconnue d’organiser lesdits territoires, en garantissant la sécurité des biens et des personnes. L’empire était ainsi identifié comme un État qui assumait pleinement les attributs et les charges de sa souveraineté.

De bonne foi, l’Almami Samori accepta d’envoyer son fils Djaoulén-Karamo en mission de bonne volonté en France. L’envoi de ce fils était la preuve la plus éloquente de la sincérité du souverain ; c’était aussi la manifestation de ses bonnes dispositions à cooperer avec un monde extérieur duquel il était en droit d’attendre des échanges mutuellement avantageux dans tous les domaines.

L’Almami était certainement curieux de connaître bien des choses utiles sur la France, surtout ce qui touchait à l’art de faire la guerre. Il est permis de penser que l’homme, qui décida de parfaire sa connaissance du Saint Coran en se soumettant à un enseignement régulier à l’âge de cinquante ans, attendait beaucoup du voyage de Djaoulèn-Karamo au pays des Toubabs.

Sa déception aura été à la dimension de l’immense espoir suscité par ce voyage dont l’un des témoins fut le célèbre Tassili-Mangan qui pouvait, à l’occasion, jouer à l’interprête.

Écoutons Djéli Kaba Soumano qui dit tenir ces informations d’un descendant de Tassili-Mangan :

Le programme de visite du jeune prince d’une vingtaine d’années avait été élaboré avec soin. Affublé d’uniformes militaires avec des parements rutilants de dorure, Djaoulén-Karamo fut promené de revue de troupes en revue de troupes, visitant arsenal après arsenal. Il eut même le privilège d’assister à des exercices de combat. On le familiarisa avec le maniement de quelques armes perfectionnées ; avec les longues-vues on lui permit de voir loin, très loin Djaoulén-Karamo en revint profondément marqué, l’esprit totalement bouleversé ; ses nuits étaient souvent troublées de cauchemars. À son retour à Bissandougou son comportement ne pouvait traduire qu’un tel état d’esprit.
C’est pourquoi Djaoulén-Karamo n’hésita pas à déclarer publiquement la vanité de la lutte que son père soutenait contre les troupes d’invasion coloniales, et ce, en présence du capitaine Péroz.
Cependant tenir de tels propos devant son père qu’il vénérait pourtant, devant les grands dignitaires de l’empire, devant ses frères dont il devait craindre le mépris et les sarcasmes relevait d’un comportement considéré comme « profondément perverti » à l’aune des normes de la tradition. Djaoulén-Karamo aurait certainement mieux fait de s’en ouvrir confidentiellement à son père.
Ses propos ayant eu un effet démobilisateur sur le moral des sofas, il tomba en disgrâce.

Précisons que Djaoulén-Karamo ne fut pas mis à mort dans l’immédiat. Contrairement à une certaine légende de l’hagiographie coloniale, le prince a vécu de 1887 à 1894.

Pour l’instant suivons Djéli Kaba dans son récit :

Les courtisans, les griots, ceux-là mêmes qui l’avaient tant encensé à son retour de France, firent le vide autour de lui. Djaoulén Sidibé, la mère du prince déchu, connut alors l’amertume des jours difficiles en ce milieu de polygamie : l’Almami Samori boudait; les coépouses jasaient et raillaient à longueur de journée. Elles ne laissaient échapper aucune occasion de l’humilier. La férocité des attaques contre Djaoulén était à la mesure de l’intensité des sentiments de jalousie qu’avait suscité le choix de Karamo pour visiter le pays des Toubabs.
L’atmosphère à la cour impériale pesait lourdement sur Djaoulén et sur son fils. Mais Karamo, tout jeune qu’il était, révélait déjà des qualités de guerrier valeureux : courageux, intelligent et physiquement imposant.
Il ne tardera pas à le démontrer l’année suivante au siège de Sikasso ; ce qui lui vaudra d’être réhabilité et de recevoir le commandement d’une armée chargée de missions importantes.

  1. L’année 1887

Elle fut marquée par deux événements importants dans la vie de l’empire : la signature du traité de Bissandougou et le début du siège de Sikasso où règnait Tyèba Traoré.

Le traité de Bissandougou, négocié par le capitaine Péroz au nom du lieutenant-colonel Galliéni, fut signé le 23 mars 1887, soit un an après celui de Kényéla-Koura. Entre les deux négociations l’Almami Samori avait envoyé Djaoulén-Karamo en France.

L’on se souvient aussi de la violente réaction du conquérant en 1882 à Gbéléban lorsque le lieutenant Alakamessa lui avait transmis la proposition de se placer sous protectorat français.

On aura constaté une évolution fort significative dans le comportement de l’Almami : en effet dans l’article 2 du traité de Bissandougou « il acceptait de se placer lui, ses héritiers et ses États présents et à venir sous le protectorat de la France ».

Est-ce vraiment par naïveté que l’Almami Samori a signé ce traité ? Pour un homme aussi intelligent, jaloux de son indépendance et sourcilleux à propos de sa dignité, on peut en douter. Il s’agirait plutôt, à notre avis, d’un profond malentendu quant au concept de protectorat.

Rappelons que depuis bien des années déjà le conquérant entretenait de bonnes relations d’affaires avec des partenaires britanniques qui ont toujours opté pour la colonisation indirecte, les structures locales de chefferies servant de relais.

Un tel modèle ne pouvait pas ne pas le tenter alors que pour les colonialistes français les objectifs plus ou moins lointains de l’entreprise de colonisation, visaient la mainmise pure et simple sur tout le pays pour asseoir directement la domination par la force, voire par l’élimination, par la violence de tout obstacle à ces visées.

En ce début de l’année 1887, les troupes coloniales sont très occupées au Soudan où le roi Toucouleur de Ségou leur opposait une grande résistance. Aucune action d’envergure ne pouvait être entreprise, sans risque, contre les sofas de l’Almami Samori.

Aussi pouvait-on se contenter, dans les sphères du commandement, des clauses d’un traité qui accordait la liberté totale du commerce en plus des avantages qu’on ne manquerait pas de tirer des dispositions relatives au régime du protectorat.

Quant à l’Almami Samori, il pensait que le traité devait lui assurer, sinon l’appui, du moins la neutralité des Français, au regard de toute action de conquête qu’il pourrait entreprendre dans des zones non contrôlées par les troupes coloniales.

Il espérait ainsi obtenir des facilités d’approvisionnement, ne serait-ce que par le libre accès aux comptoirs du Sénégal et aux marchés du Sahel pour la remonte de sa cavalerie. Il était en outre persuadé qu’il pourrait engager, sans aucun risque, la lutte contre Tyéba.

En tout cas la hâte avec laquelle il mit le siège devant Sikasso dès le mois d’avril, soit un mois après la date de la signature du traité, indique bien l’état d’esprit qui était le sien à l’époque.
Il était sûr que les Français ne lui créeraient aucun problème de sécurité pendant qu’il serait aux prises avec Tyéba.
L’Almami Samori était encore loin de saisir la nature réelle de l’entreprise de colonisation menée par ses partenaires au traité.

Chapitre VIII
La guerre contre Sikasso

La guerre fut engagée au mois d’avril 1887 dans une ambiance d’euphorie. Les préparatifs avaient débuté depuis la signature du traité de Kényéba-Koura en mars 1886. L’AImami avait mobilisé pour la circonstance des forces considérables.

Le gros des forces du centre et de l’ouest avait été dirigé sur Sikasso ; seules des garnisons symboliques avaient été laissées dans le pays pour le maintien de l’ordre.

Cependant avant de se rendre personnellement sur le front, l’Almami Samori, dans le souci d’assurer ses arrières, s’était rendu à Fabala pour « vider un abcès » dont l’existence datait de l’année 1881 lorsque Séré Bréma leva à la hâte une armée pour se porter au secours de son neveu Morlaye fait prisonnier à Sirinkoro dans le Sankaran.

Le Tôron avait, à cette occasion, manifesté une attitude équivoque : Founsoun Kaba Konaté, cet ami des premières heures de Samori, était mécontent. Voulait-il se racheter auprès des siens de son acte de trahison pour avoir permis à la troupe de Samori de s’introduire nuitamment dans l’enceinte fortifiée de Komodougou ? Et/ou voulait-il assouvir une vengeance à cause d’une ambition déçue ?

Toujours est-il que Founsoun Kaba fut considéré par l’Almami comme l’instigateur du « complot » qui aurait empêché le Tôron de prendre fait et cause pour lui dans son différend avec Séré Bréma.
Djoua Konaté, notre informateur de Fabala raconte :

On ignore toujours comment l’affaire fut jugée mais la sentence resta légendaire de sévérité. En effet tous les chefs considérés comme suspects furent décapités, Founsoun Kaba le premier, au bord d’un ravin situé à l’est du village de Fabala.
Le ruisseau qui coule là a été dénommé depuis lors, « Konaté Kô » ; son eau devenue tabou ne peut plus être consommée par tous ceux qui se réclament du clan Konaté.

Persuadé que plus rien ne subsistait de suspect à l’intérieur du pays, le conquérant mit le cap sur Sikasso. Il engagea les hostilités avec l’espoir d’en finir assez vite, comme d’habitude. Les assauts lancés contre Sikasso n’eurent aucun succès. Un siège en règle fut alors organisé en vue de réaliser un blocus qui aurait contraint l’ennemi à capituler.

Mais Sikasso s’abritait derrière une véritable citadelle avec son périmètre de plusieurs kilomètres et ses remparts hauts d’au moins cinq mètres et larges de sept à la base.

Dans l’enceinte l’inexistence des toits de chaume rendait inopérantes les tentatives d’incendie par lancement d’étoupes enflammées au bout des flèches.

Par ailleurs les potentialités économiques à l’intérieur permettaient d’assurer pour longtemps les besoins minimaux en vivres et en eau. Les superficies cultivables étaient suffisantes à cet égard.

Un cours d’eau traversait la citadelle de part en part sans présenter de danger pour la sécurité car les marécages rendaient impossible son utilisation comme voie de pénétration.

Les mois s’écoulaient sans résultat tangible et le temps travailla assez rapidement contre les assaillants : les stocks de vivres et de munitions s’épuisaient vite ; avec l’hivernage les convois de ravitaillement arrivaient à une cadence de plus en plus lente. Les cargaisons étaient en effet transportées à tête d’hommes, en traversant de vastes étendues de pays sans gîtes d’étapes, sur plus de cinq cents kilomètres, à partir de Bissandougou. La sécurité des convois était d’autant plus aléatoire que leur trajet traversait obligatoirement le Wassoulou et le pays Bambara qui acceptaient mal leur intégration à l’empire.

Si les Bambaras se contentaient de refuser l’hospitalité aux porteurs, les Wassoulounkés eux, ne se gênaient pas de les piller, voire de les dépouiller complètement.

En outre, les conditions imposées aux porteurs étaient draconiennes, inhumaines : ils devaient se contenter de la maigre ration accordée au départ, et ce malgré les efforts surhumains qui leur étaient demandés. Ils furent assez nombreux, paraît-il, à mourir de faim en cours de route à côté de leurs charges de vivres !

Sur le front de Sikasso, dans les rangs des assaillants, l’hygiène se relâchant avec l’hivernage, des épidémies de dysenterie firent leur apparition et provoquèrent de nombreux décès.

L’ardeur combative des sofas baissait considérablement.

On avait entamé l’année 1888 sans qu’aucun résultat significatif ne fût atteint.

Les valeureux kèlètigui, commandants de corps d’armée, mouraient un à un : Kèmè Bréma tombé dans un guet-apens, Maningbè-MoriMassé Mamadi, Lankama N’Valy Kamara, etc., laissèrent un vide difficile à combler.

Pour aggraver une situation déjà si complexe, des nouvelles alarmantes parvenaient de l’intérieur du pays où la révolte se répandait.

Les troupes coloniales françaises, voyant l’Almami occupé, presque enlisé à Sikasso, n’avaient pas hésité à reprendre leur liberté d’action sur le fleuve Niger, en violation flagrante du traité de Bissandougou.

Le colonnel Galliéni avait fait tenir tous les gués du Niger par des détachements et pour parachever l’asphyxie de l’empire, il avait fait construire un fort à Siguiri, point de passage des caravanes en direction ou en provenance du Sénégal et du Sahel ? À l’intérieur du pays, l’effort de guerre avait ruiné l’économie, semant la famine et la désolation, les récoltes étant saisies pour approvisionner le front du siège.

Le portage faisait des ravages parmi la population valide. Au mois d’août 1888, la nouvelle de la mort de Lankama N’Valy se répandit comme une traînée de poudre. Cette information vite déformée, l’on apprit partout dans l’empire que l’Almami Samori était mort!

Comme la plupart des fausses nouvelles, celle-ci eut la vie dure et s’amplifia en s’altérant au gré des imaginations. On commença à insinuer que sa succession irait à son ami, le griot Morifindian Diabaté, pour présider aux destinées de l’empire.

Dans cette société Malinké où les hommes de caste n’avaient jamais accédé auparavant à de telles responsabilités avant le règne de Samori, les conséquences politiques de cette fausse information ne se firent pas attendre.

Dans le Konia, Massaran-Mamadi, frère de l’Almami, entreprit aussitôt une « tournée du seigneur » dans la région qu’il considérait déjà comme sa part d’héritage.

Les révoltes éclatèrent presque partout, les garnisons symboliques de sofas ayant été massacrées. Dans les zones limitrophes du fleuve Niger, les agents stipendiés des troupes coloniales répandaient à profusion ces fausses nouvelles.

L’Almami Samori comprit qu’il était temps de lever le siège pour reprendre en main, et au plus vite, une situation qui se dégradait dangereusement : l’empire était à deux doigts de sa perte, le constat était amer, il dut s’avouer vaincu. Mais comment lever le siège alors que les stocks de munitions étaient pratiquement épuisés ?

Fort heureusement, miraculeusement pourrait-on ajouter, un convoi providentiel de munitions fit son entrée sous la conduite de Bakari Touré 1.

Mamadi Oulén Cissé nous rapporte l’événement :

L’Almami Samori tint conseil, remercia chaleureusement son fournisseur, puis ajouta : « Puisque vous avez sauvé une situation on ne peut plus critique, vous méritez désormais d’être des nôtres en intégrant la famille. L’héritage de feu mon frère Maningbè-Mori vous est acquis y compris son épouse Mabrouké Traoré 2. En outre vous assumerez désormais le commandement du Sankaran, en lieu et place de feu notre regretté Lankama N’Valy. »
Interrompant alors son père, Managbè-Mamadi l’aîné des fils de l’Almami déclara :
— « Maintenant que tu as échoué devant Sikasso, tu dois comprendre que ton étoile est tombée et que c’est à moi qu’il revient désormais de disposer des attributs du pouvoir ! »
Sous les encouragements des griots, il enchaîna : « Tu as réduit ton père Lanfia à la hauteur du poignet de la main, moi je te réduirai à la hauteur de l’épaule ! »
Puis se faisant menaçant en brandissant son sabre, il allait passer aux actes lorsqu’il fut maîtrisé et mis aux fers comme un fou. Les griots furent tous exécutés.

C’est donc dans un état d’extrême tension que l’Almami donna l’ordre de lever le siège.

Accompagné d’une escorte légère, il traversa lui-même le Wassoulou par étapes forcées. Misant sur l’effet de surprise et pour faire des exemples dont les échos ne manqueraient pas de se répandre il frappa avec une grande sévérité. Le premier village victime fut Samamouroula, rayé de la carte. La terreur se répandit partout, les sofas ne faisant pas de quartiers. L’effet pyschologique fut immédiat car à l’approche des colonnes de sofas, les villages se vidaient de leurs habitants, abandonnant tous les biens. La répression fut terrible contre les villages en rébellion. L’Almami confia à Morifindian DiabatéDjaoulén KaramoKötö Alama,BilaliKèmè Lanséï, etc., le soin de rétablir l’ordre partout où il était compromis.

Notes
1. Cf note 10, page 36.
2. Originaire de Famoila, grand-mère maternelle du général Lansana Diané, compagon de Sékou Touré, très populaire pour son amour de la vérité.

Chapitre IX
La résistance à la pénétration des troupes coloniales

L’Almami Samori se porta lui-même contre les postes français échelonnés de Siguiri à Niagassola. Le sort de ces garnisons devint critique du fait que le gros des troupes coloniales du Soudan était encore engagé contre l’armée Toucouleur de Ségou.

Confrontées avec Ahmadou Tall, attaquées dans le dos par l’Almami Samori, ces troupes risquaient de subir un véritable désastre.Archinard fut prompt à le réaliser et prit l’initiative d’engager des négociations de paix avec l’Almami. La construction du fort de Siguiri avait rendu caduc le traité de Bissandougou. L’Almami était en conséquence libre de ses mouvements. La visite du major Festings au siège de Sikasso rajoutait aux inquiétudes du commandement des troupes coloniales françaises. Cependant après le désastre de Sikasso d’où il sortait profondément ébranlé, l’Almami Samori n’avait pas tellement le choix ; il accepta de négocier.

Un nouveau traité fut conclu et signé à la hâte le 21 février 1889 à Niako. Ce nouveau document était à peine différent du précédent signé à Bissandougou : on y réaffirmait les mêmes engagements et pour tromper une fois de plus l’Almami on précisait à l’article 4 : « En aucun cas les troupes de l’une des parties contractantes ne pourront franchir le Niger sans autorisation de l’autre partie

Cette affirmation suffisait-elle à rassurer l’Almami, après le coup de poignard perpétré dans le dos alors qu’il était confronté aux pires difficultés devant la citadelle de Sikasso ? Il ne se faisait sans doute pas d’illusion sur le sens du respect de la parole donnée chez ses partenaires, mais, répétons-le, il n’avait pas le choix.

Le répit obtenu après la signature du traité de Niako avait été mis à profit par les troupes coloniales pour arracher à Ahmadou la formidable forteresse de Koundian, pour conquérir ensuite, coup sur coup, Ségou et Nioro.

Les conséquences de ces victoires ont été particulièrement néfastes pour l’empire samorien. La totalité des troupes coloniales a été rendue disponible pour le combattre. La défaite d’Ahmadou était à peine consommée qu’Archinard faisait construire un poste àKouroussa, amputant du coup l’empire des riches contrées du Oulada et du Baleya.

Cette violation du traité de Niako était suffisamment grave pour provoquer une réaction immédiate de l’Almami Samori. Il réagit en effet, mais en partenaire loyal ; il se contenta de renvoyer le document du traité à Archinard pour marquer sa désapprobation de l’agression dont il était victime.

La provocation d’Archinard entrait dans le cadre d’un dessein bien arrêté : éliminer Samori après Ahmadou. Pour ce faire il avait tenté de pousser Tyéba à attaquer l’Almami dans le dos à un moment qui aurait été choisi par lui, Archinard.

Il convient de souligner que Tyéba fit échouer ce plan car il refusa d’attaquer l’Almami Samori.

Archinard et Daye Kaba

Archinard était décidé à éliminer l’Almami Samori ; aussi forma-t-il une forte colonne qui partit de Nyamina le 10 mars 1891.

L’objectif visé cette fois par lui, eu égard à l’importance des atouts qu’il détenait, était de provoquer l’effondrement de l’empire. À cette fin le commandant des troupes coloniales misait sur l’effet psychologique de l’occupation de Kankan et de Bissandougou. Il amenait avec lui Daye Kaba l’ennemi juré de l’Almami Samori Touré. Il emportait quelques pièces d’artillerie, celles qui étaient venues à bout de la forteresse de Koundian.

L’Almami tenait garnison à Niako où il avait entrepris de reconstituer son armée. Il revint précipitamment vers le centre de ses États et opposa une résistance énergique à l’avant-garde française près de Kankan. Pris au dépourvu et devant la supériorité de l’ennemi mieux armé, il devait cependant céder du terrain jusqu’à Bissandougou.

Cette marche forcée à travers un pays inconnu, face à un adversaire au contraire très à l’aise sur le terrain, éprouva sérieusement la colonne française, dont le moral fléchissait dangereusement.

L’Almami avait adopté une tactique de guérilla mettant à rude épreuve les nerfs des soldats. La surprise pouvait surgir de chaque buisson et la journée pouvait s’achever le plus souvent sans qu’aucun bilan significatif n’ait pu être établi. Les troupes coloniales prétendaient aller délivrer des populations qui ne manqueraient pas de les accueillir en libérateurs. Au contraire, elles ne rencontraient que le vide et le ravitaillement connaissait des difficultés énormes et croissantes. Elles furent contraintes de rebrousser chemin.

Baturba-Laye Chérif et Daye Kaba

Sur le chemin du retour, à bout de force, le colonel Archinard rentra à Kankan le 11 avril 1891.

Il destitua Baturba-Laye Chérif que l’Almami Samori avait installé lors de la capitulation de la ville. Il restitua le pouvoir aux Kaba en la personne de Daye Kaba dont la mission consistait à servir désormais de tête de pont pour les opérations futures. Une garnison fut installée à demeure pour empêcher l’Almami de reprendre Kankan.

Comme on peut le constater Archinard n’avait pas obtenu le soulèvement populaire, l’effondrement de l’empire, encore moins la défaite et la soumission de l’Almami Samori.

Cet échec des troupes coloniales provoqua beaucoup d’amertume dans certains milieux parisiens car il venait en rajouter à la liste déjà longue de ceux subis par Borgnis-Desbordes et consorts.

Une véritable campagne de sensibilisation en direction des parlementaires fut orchestrée en vue d’obtenir des crédits substantiels. Pour faire pression sur les parlementaires la presse donna « de la grosse caisse » pour ameuter l’opinion publique. Le journal Soleil de M. Deloncle, qui avait été muet sur la visite de bonne volonté de Djaoulén Karamo en 1886, s’est particulièrement illustré dans cette campagne.

Campagne de 1891

Les crédits obtenus, une nouvelle campagne de destruction de l’empire samorien fut organisée.

Elle débuta en décembre 1891. Partie de Siguiri, la colonne française sous les ordres du lieutenant-colonel Humbert emportait cette fois un supplément de quatre canons.

Elle était forte de plusieurs centaines de tirailleurs et d’auxiliaires.

L’Almami Samori avait, quant à lui, mis à profit la trêve de l’hivernage pour organiser la défense du territoire. Il était désormais convaincu de la détermination des Français à l’éliminer s’il n’acceptait pas de se soumettre ; or il ne concevait pas de dignité sans liberté. Son option étant ainsi faite, il se prépara à la résistance.

Dans ce but il avait convoqué une grande assemblée de tous les dignitaires de l’empire à Missamaghana en août 1891.

On y notait la présence de son gendre Mangbè-Amadou Touré, roi du Kabassarana en Haute-Côte d’Ivoire, avec Odienné comme capitale.

A Missamaghana on avait dressé un plan méthodique d’organisation de la campagne de résistance. On avait constitué des stocks importants d’armes et de munitions. Dans cet objectif tous les bijoux en or avaient été collectés pour financer les achats. Les ustensiles en cuivre et en laiton avaient été drainés vers les armureries de Tèrè pour être fondus et transformés en balles de fusil. Les entrepôts avaient été copieusement garnis de grains et de tubercules. L’Almami avait procédé au recrutement de contingents importants de nouvelles recrues à incorporer dans les rangs des sofas.

A Bissandougou il avait regroupé les armées de l’Ouest et du Sud, qui en avaient fini avec la mission de pacification du Sankaran et du Konia, suite à la révolte.

Le lieutenant-colonel Humbert arriva à Kankan le 6 janvier 1892 pour en repartir dès le 9 en direction de Bissandougou. Ce « coup de poignard dans le cœur de l’empire » était bien perçu comme tel par tous les combattants.

Très motivés et déterminés à se battre avec la dernière energie, les sofas opposèrent une résistance farouche au passage de chaque marigot.

Le premier choc important eut lieu le 11 janvier 1892 au marigot Soumbé, près du village de Gbotöla, à quarante kilomètres au sud de Kankan.

Dès l’aube de ce 11 janvier les sofas s’étaient tapis au plus épais des buissons couvrant les rives du marigot.

La colonne française fut accueillie presque à bout portant par une fusillade meurtrière. Les feux nourris des mitrailleuses et les tirs d’obus apportèrent la riposte en occasionnant de larges brèches dans le dispositif de défense des sofas.

L’Almami ordonna le repli et les deux sections de l’armée firent leur jonction plus au sud sur les rives du marigot Diamankô, à quatre kilomètres de Bissandougou.

Des renforts arrivèrent opportunément sous les ordres de Morifindian Diabaté et de Djaoulén-Karamo.

L’enjeu était à présent la défense de Bissandougou, capitale de l’empire. Les combats y furent particulièrement violents : les troupes coloniales mirent un jour et une nuit pour franchir les quatre kilomètres (du 11 au 12 janvier 1892).

L’Almami avait fait évacuer la cité, les réserves de vivres et de munitions ayant été transférés plus au sud. Il avait ordonné d’incendier toutes les cases.

Les pertes subies dans les rangs des sofas étaient énormes mais l’ennemi avait aussi senti le choc avec treize tués dont deux Français, vingt et un blessés dont cinq Français, onze porteurs tués.

La bataille du Diamankô reste l’un des épisodes les plus héroïques que la tradition a magnifié.

En effet, malgré le carnage opéré dans leurs rangs par les mitrailleuses, les sofas avaient tenu bon et une contre-attaque commandée au son du clairon sur la gauche des troupes coloniales avait faillit enlever toute l’artillerie ; seul l’effet de quelques tirs d’obus bien placés avait fait échouer cette manceuvre habile.

La prise de Bissandougou, la destruction complète de la place auraient dû produire l’effondrement visé par les troupes coloniales ; mais les sofas restèrent indéfectiblement liés à la personne de l’Almami Samori Touré. Tout au long de la traversée de cette région allant de Bissandougou à Kérouané, des combats sanglants ont marqué le passage de chaque cours d’eau important. Pour franchir les marigots Wassa près de Fabala, Diassa à Farandou et Tignèkö près de Kérouané, les troupes coloniales ont dû engager des combats dans un corps-à-corps acharné. Malgré la perte du plateau de Tonkoro où des cavernes abritaient les ateliers d’armurerie et la poudrière, l’Almami ne déposa pas les armes. Au contraire il entreprit de gêner l’ennemi dans son mouvement de repli sur Kankan.

Les garnisons laissées à Kérouané et à Bissandougou ne constituaient pas un obstacle insurmontable pour l’Almami s’il décidait de réoccuper le pays.

Mais l’empire avait été durement ébranlé dans ses fondements ; les sofas avaient fait preuve d’une bravoure exemplaire, ils restaient fidèles à l’Almami, mais ils sortaient meurtris par l’épreuve de force imposée par les agresseurs.

Devant une si cruelle réalité l’Almami convoqua une grande assemblée à Frankonédou le 9 mai 1892 pour faire le point de la situation et prendre les décisions conséquentes.

L’adversaire colonialiste avait démontré de façon évidente sa supériorité matérielle et technique. En outre il avait affiché sa détermination à détruire l’empire.

Après un inventaire minutieux des ressources humaines et matérielles, l’assemblée de Frankonédou opta pour l’exode vers l’est. Elle estimait, en effet, que le déplacement de populations (personnes et biens) dans une région limitrophe ne posait pas de problèmes insolubles.

La situation à l’est, dans la région où l’on envisageait d’émigrer, était favorable, le Kabassarana du gendre Amadou Touré restait fidèle ; l’hostilité de Tyèba Traoré de Sikasso n’était plus à craindre car celui-ci était au plus mal avec les Français. Il amorçait d’ailleurs un mouvement de rapprochement avec l’Almami Samori : les facilités de circulation des convois de chevaux étaient assez significatives à ce sujet.

Par ailleurs l’histoire ne donne-t-elle pas des exemples de migrations de peuples fuyant la persécution ? Ces peuples étaient retournés dans leurs pays dès que les circonstances l’auraient permis. Ainsi l’exode fut considéré comme un moindre mal par rapport à la domination étrangère.

S’arracher à sa terre natale, avec tout ce qui constituait jusque-là la raison de vivre est certes très pénible ; mais le caractère temporaire qu’on affectait au mouvement en atténuait la dureté.

Enfin on pensait surtout que la lutte aurait cessé dès que l’on aurait évacué le pays tant convoité par les Toubabs, ignorant que l’on était de la nature impérialiste de la conquête coloniale.

Chapitre X
L’exode vers l’est

La décision d’émigrer vers l’est ayant été prise, l’armée fut organisée en fonction des nouvelles exigences.

L’armée de l’Est, sous les ordres de Morifindian Diabaté avait désormais une double mission : conquérir de nouvelles contrées tout en encadrant le mouvement des populations en exode vers les régions récemment intégrées.

La Foroba ou armée centrale sous les ordres de l’Almami couvrait les arrières. Entre mai et décembre 1892, la conquête du Nafana en pays Sénufo avait été achevée par Morifindian Diabaté. Cependant l’instabilité géopolitique à laquelle l’empire était ainsi condamné n’avait cessé de le miner dans ses fondements.

En effet en s’enfonçant toujours plus à l’est, l’Almami perdait entièrement le contrôle des riches plaines du Niger, du Milo et du Niandan. L’Empire vivait désormais, tant bien que mal sur les contrées soumises ; la cohésion au sein des instances dirigeantes de l’État avait pris jusque-là ses racines dans le consensus réalisé autour de la personne de l’Almami Samori Touré.

Dans les pays fra”chement conquis par les armes et parmi les populations déplacées par la contrainte et supportant mal l’abandon de leur terroir, ce consensus faisait défaut.

Sur le plan des affrontements, les troupes coloniales avaient commencé, en novembre 1892, la préparation d’une nouvelle campagne sous les ordres de Combes.

Forte de dix compagnies, dont une de la tristement célèbre légion étrangère composée d’apatrides sanguinaires, la colonne visait d’une part à bloquer toute progression de l’Almami vers l’est du fleuve Dion et à couper d’autre part les voies d’approvisionnement en armes de la Sierra-Leone en délogeant Bilali du Haut-Niger.

Combes partit de Siguiri le 26 décembre 1892 pour arriver à Kankan le 30. Ayant appris que l’Almami était revenu du Nafana à la rencontre de convois d’armes, il quitta Kankan le 7 janvier 1893 en direction du Sankaran.

Combes arriva à Kô-Nafadji (non loin de Tokounou) le 19 janvier pour apprendre que l’Almami venait de quitter ce village le 14janvier, soit cinq jours seulement auparavant; avec une cargaison importante d’armes et de munitions qui y avait été constituée par Bilali. L’expérîence ayant enrichi le conquérant, sa stratégie tendait désormais à rendre inefficace le réseau de renseignements de l’adversaire : autant que faire se pouvait l’ennemi ne rencontrait que le vide.

Ainsi jusqu’en avril 1893 qui marqua la fin de cette campagne, Combes n’avait pas réussi à localiser avec exactitude son adversaire qui était par contre bien informé. Maintes fois les troupes coloniales furent sciemment orientées vers des objectifs erronés.

Après une vaine chevauchée vers l’est jusqu’aux rives du fleuve Dion, Combes dut revenir à Kérouané le 10 mars 1893 sans avoir éliminé l’Almami Samori, qui ne lui avait même pas donné l’occasion de combattre une seule fois.

La mission dirigée par Briquelot à partir de Kouroussa visait à capturer Bilali le pourvoyeur d’armes. Après avoir longuement erré lui aussi, Briquelot dut admettre qu’il avait échoué, Bilali ayant réussi à rejoindre l’Almami sur les rives du Dion le 6 avril 1893 avec une autre cargaison d’armes et de munitions.

Cependant la colonne avait atteint son second objectif en bloquant l’accès aux sources d’approvisionnement.

Dans le Kissi et le Sankaran, les capitaines Dargilos et Valentin avaient remporté des succes importants. Ils avaient contraint les lieutenants de l’Almami : Kissi Kaba Kéïta, Sidi Baba et Bakari Touré à déposer les armes.

Vers le sud, les troupes coloniales sous les ordres de Richard, secondé par les capitaines Bohin et Loyer, remportèrent aussi des succès importants. La route des armes menant au Libéria a été bloquée, l’armée du Sud commandée par Djaoulén Karamo secondé par Kounadi-Kèlèba ayant été délogée.

Dans leur progression les troupes coloniales occupèrent tout le Haut-Konia, le Karagwa et le Mahana entre décembre 1893 et janvier 1894. Le ralliement obtenu de Kabiné Kourouma et de AssaKaba, tous alliés notoires de l’Almami Samori, mettait fin à la réalité de l’empire dans cette région.

Les frontières de l’ouest au sud, depuis Hèrèmakono (Faranah) jusqu’à Guéasso (Beyla) étaient aux mains des troupes coloniales.

Cette situation rendait l’armée samorienne particulièrement vulnérable. En attendant d’avoir accès aux comptoirs de la Gold Coast (actuel Ghana) l’Almami dut vivre sur ses réserves et sur la production de ses armureries transférées à Dabakala.

Il convient de signaler que les opérations militaires se poursuivaient malgré les instructions d’un gouverneur civil en la personne de M. Albert Grodet, nommé en novembre 1893 à la tête du Soudan.

Il avait rejoint Kayes en décembre et s’était empressé de traduire par des instructions précises les nouveaux objectifs assignés à sa mission, à savoir mettre fin aux conquêtes militaires anarchiques et coûteuses afin d’organiser les territoires déjà conquis en vue de leur rentabilité économique. Mais il lui fallut compter avec l’entêtement et la désinvolture de l’équipe militaire dirigée par le lieutenantcolonel Bonnier, fidèle émule d’Archinard, soutenu par Borgnis-Desbordes devenu inspecteur général des armées. Grodet réussissant enfin à se faire obéir, il en résulta une accalmie sur tous les fronts.

L’Almami Samori estima le moment propice pour engager des démarches diplomatiques par l’intermédiaire d’un notable influent de Samatiguila, Moustapha Dyabi.

Le messager se présenta au capitaine Lefort à Bougouni le 23 janvier 1894 pour sonder les autorités coloniales sur les opportunités de négociation.

Rappelons que douze longues années d’affrontements sanglants s’étaient déjà écoulées. A cette époque à Paris, les « militaristes » avaient perdu l’initiative au profit des « économistes » soucieux avant tout de rentabiliser les territoires conquis. La nomination d’un gouverneur civil à la tête du Soudan traduisait éloquemment le nouveau rapport des forces. M. Grodet fut donc prompt à alerter le gouvernement à Paris sur les intentions de l’Almami Samori Touré.

Le 6 mars 1894, instructions étaient données au gouverneur du Soudan de négocier avec l’empereur, mais en territoire français, précisait-on. Cette exigence fit avorter la tentative, eu égard aux nombreux déboires occasionnés par les violations flagrantes et répétées des traités.

Bonnier n’avait-il pas tenté de mettre la main sur lui à Kôloni alors qu’il pacifiait le pays Bambara ?

Le gouverneur, M. Albert Grodet, invita l’Almami Samori à le rencontrer à Bamako au mois de mai 1894.

Sa réponse, typique du genre, on la connaît depuis.

« J’accepte de commander les Noirs tout en me plaçant sous la tutelle du gouverneur blanc, déclara-til. Mais je n’irai pas à Bamako ; j’y serai représenté par mon fils Tiranké-Mori. Je demande que l’on me permette de réoccuper mon pays natal, le Konia et le Sankaran. J’établirai ma capitale à Kankan. En outre je ne veux ni garnison militaire, ni résident français auprès de moi, à moins que ce dernier soit un Noir comme le lieutenant Alakamessa.»

Comme on le constate, cette réponse traduit, on ne peut mieux, la méprise de l’Almami Samori face à l’entreprise de la conquête coloniale dont les objectifs fondamentaux étaient de nier aux peuples colonisés le moindre droit naturel, tout pouvoir exercé en dehors du système colonial devenant illégal.

Il saute aux yeux que les voeux exprimés par l’Almami avaient d’autant moins de chance d’être satisfaits que les militaires servant au Soudan étaient loin d’être neutralisés et qu’ils « rongeaient leur frein ». Ils étaient pleins de rancoeur de ne pouvoir « en découdre » avec les sofas.

Ils exerçaient une forte pression sur le gouverneur en invoquant en particulier l’inconséquence qu’il y aurait à céder à l’ennemi de la France des territoires conquis par les armes.

Les négociations tournèrent court et la délégation de Tiranké-Mori fut renvoyée de Bamako d’où elle se rendit à Odienné où l’Almami tenait garnison. Pour autant, celui-ci ne rompit pas le contact afin de neutraliser les troupes coloniales pendant que les sofas progressaient vers l’est.

En plus de ce motif d’ordre stratégique, l’Almami Samori était confronté à une situation d’une exceptionnelle gravité pour l’avenir de l’empire.

Chapitre XI
La mort de Djaoulen-Karamo

Rappelons ici que la désignation de Sarankén-Mori comme prince héritier est à l’origine d’une crise qui est demeurée sous-jacente dans les rapports de l’Almami et de certains de ses fils, notamment les plus âgés.

Rappelons également que Djaoulén-Karamo, ce prince qui a eu le privilège de conduire une mission de bonne volonté en France en 1886, s’était fait le chantre de la négociation avec ce pays en soutenant la vanité de la lutte devant le capitaine Péroz, en mission de négociation à Bissandougou en mars 1887 .

Depuis ces déclarations il s’était écoulé sept longues années de combats meurtriers. Les événements lui avaient cruellement donné raison.

Quelques maladresses commises, semble-t-il, dans sa retraite précipitée devant une colonne française en pays Toma, la promiscuité des troupes coloniales de tous les côtés, tout concourait à le rendre suspect aux yeux de son père. Des rumeurs circulèrent en effet à propos de contacts entre Djaoulén-Karamo et le capitaine Loyer, commandant la garnison de Kérouané.

L’Almami Samori ayant engagé des négociations avec M. Grodet, le gouverneur civil du Soudan, il ne pouvait tolérer une initiative parallèle menée surtout par ce fils réputé francophile notoire. Il le convoqua à Nyodji en pays Sénufo. Une lettre du capitaine Loyerà Djaoulén-Karamo, interceptée par Kunadi-Kèlèba constituait la pièce maîtresse de l’accusation.

Conscient de la gravité de l’affaire, l’Almami dirigea l’instruction en personne. Il s’agissait en l’occurrence de connaître la teneur de la lettre envoyée par le prince à l’officier français.

Djaoulén-Karamo muré dans une case, s’obstinait à garder le secret, se contentant de répéter qu’il ne se souvenait plus de la teneur de son message. Il avait choisi de mourir plutôt que de dévoiler son secret. En se référant à la crise provoquée par la désignation de Sarankén-Mori comme prince héritier alors qu’il était le cadet de Djaoulén-Karamo, en tenant compte du fait que celui-ci avait toujours prôné la négociation, il est permis de deviner le secret du prince. Il a dû estimer que les négociations menées au Soudan pourraient déboucher sur un accord dont les clauses seraient en faveur de Sarankén-Mori. Djaoulén-Karamo avait certainement choisi ce moment pour se rappeler à l’attention des autorités françaises par l’intermédiaire de l’officier de Kérouané. Il mourut d’inanition en avril 1894. Quant à l’environnement dans lequel cette tragédie s’était déroulée, il convient de souligner que dans l’entourage de l’Almami il y avait eu auparavant des intrigues et des luttes d’influence. Jusqu’en ce début de l’année 1894, l’empereur avait dominé de très haut la mêlée qui opposait les partisans de la radicalisation constante de la lutte contre les troupes coloniales et ceux qui opinaient pour un compromis honorable. Mais l’exode avec son cortège de frustration, la fuite de l’Almami à Kölomi en pays Bambara pour échapper à la capture par Bonnier, tout semblait entamer son prestige et les conditions de nature à exacerber les tensions entre les factions se renforçaient chaque jour. En outre, la personnalité des protagonistes n’était pas de nature à faciliter la conciliation.

En effet la faction des « durs » était animée et dirigée par la toute-puissante impératrice Sarankén Konaté. Son influence était notoire dans l’exercice du pouvoir: aux heures difficiles du siège de Sikasso elle avait effectivement assumé l’intérim du pouvoir à Bissandougou. Elle y avait supervisé l’envoi des convois de vivres en direction du front. Les contingents d’armes et de munitions en provenance de Sierra-Leone transitaient par Bissandougou.

La mission du major britannique Festings avait dû attendre l’autorisation de Sarankén pour pénétrer sur les terres de l’empire avant de poursuivre sa route sur Sikasso sous la garde d’une escorte fournie par l’impératrice.

En août 1891, Sarankén possédait beaucoup de biens, une cour séparée, des captifs et des troupeaux bien distincts de ceux de l’Almami.

Elle avait alors donné l’exemple en prélevant une quantité importante d’or sur sa cassette personnelle en vue des achats d’armes pour la résistance.

Enfin la désignation de son fils Sarankén-Mori comme prince héritier au détriment de frères aînés, était la manifestation la plus évidente de cette influence.

L’Almami pouvait-il refuser quoi que ce soit à Sarankén ?

Pour elle, comme pour son fils, l’enjeu était constamment l’intégrité du trône qu’il fallait sauvegarder à tout prix en s’attaquant à toute initiative qui contrarierait cet objectif. Soutenue par Niamakana Amara Diabaté, ami d’enfance de l’Almami, cette faction avait aussi à sa dévotion la multitude des courtisans qui grouillaient dans l’ambiance d’intrigues de la cour impériale, ambiance en dehors de laquelle ils ne trouvaient pas de goût à la vie.

Dans le camp adverse, parmi ceux qui estimaient que les sacrifices consentis dans la lutte contre les troupes coloniales avaient atteint des proportions inhumaines, nous notons la présence du plus fidèle ami et compagnon de l’Almami, Morifindian Diabaté.

Si l’on conçoit que dans les structures de l’Etat samorien il a pu exister une fonction de ministre d’État, tout le monde s’accorderait pour reconnaître qu’elle fut assurnée par Morifindian Diabaté.

Pour cette faction, il était temps de rechercher un compromis honorable. Dans ce camp, du côté des princes, Djaoulén-Karamo en était la figure de proue. Il y avait aussi dans ce groupe la multitude des sofas dépaysés, ruminant l’amertume de bien des frustrations ! Ils tiraient de leur attachement quasi-fanatique à la personne de l’Almami les raisons de poursuivre la lutte. Cependant les évasions se faisaient de plus en plus fréquentes.

L’inculpation et la mort de Djaoulén-Karamo sont donc intervenues dans une ambiance de tension extrême. L’absence de Morifidian Diabaté, en garnison dans le Maou laissait libre cours à toutes les attitudes extrémistes. L’impératrice Sarankén et son camp criaient à la trahison !

Devant le refus obstiné de Djaoulén-Karamo. de livrer son secret, elle glosa sur « la faiblesse » de l’Almami : Comment un fils pouvait-il, à ce point, oser braver l’autorité paternelle, s’il ne comptait pas sur des appuis extérieurs ? insinuait-elle.

Quant à Djaoulén-Karamo, il s’accrochait sans doute à un raisonnement logique selon lequel le droit était pour lui en tant que frère aîné de Sarankén-Mori. Selon lui, l’attitude partisane de son père ne pouvait prendre racine que dans l’influence néfaste de « cette femme intrigante » qu’était Sarankén.

A notre avis la mort de Djaoulén-Karamo est loin d’avoir épuisé le débat autour de cette affaire.

À la lumière de ce qui précède, est-il encore possible de considérer que l’Almami Samori a tué son fils simplement pour avoir dit la vérité sur la puissance des Toubabs ? D’un autre côté, est-il possible de soutenir que Djaoulén-Karamo n’a été qu’un vil agent à la solde des colonialistes ? Il est évident que de part et d’autre on ne peut faire fi des motivations nées de sentiments profondément humains.

Chapitre XII
Les années de sursis

En 1894, la présence des troupes coloniales à Ségou contrecarrait toute tentative de progression vers le nord.

Les positions en pays Bambara avaient été ébranlées par une nouvelle révolte généralisée soutenue par Babemba. Coupée de ses sources d’approvisionnement en armes de l’ouest et du sud, l’armée samorienne risquait de ne plus avoir accès aux marchés de chevaux de la boucle du Niger, remplaçant ceux du Sahel.

La seule possibilité qui s’offrait à l’Almami était de pousser vers l’est. Le secteur du Djimini était conquis par Sarankén-Mori depuis le mois de mai.

En février 1895, l’Almami Samori s’installa dans le Djimini avec Dabakala comme capitale.

L’armée du Nord, maintenant sous les ordres de Kunadi-Kéléba secondé par Djina-Mansa, contenait les troupes de Sikasso et maintenait l’accès aux marchés de chevaux tandis que Dabadou N’Golo dans le Karagwa et Morifindian Diabaté dans le Maou surveillaient les mouvements des troupes coloniales stationnées à Beyla dans le Sud.

La poussée vers l’est se poursuivait avec Sékoba Kourouma à l’avant-garde, Sarankén-Mori secondé par Niamakana-Amara Diabaté menant le gros des effectifs.

L’Almami Samori tourna résolument le dos à l’ouest.

En s’enfonçant vers l’est, il était persuadé que ses conquêtes seraient protégées par la grande forêt au sud-est en direction des côtes du golfe de Guinée.

Son objectif immédiat fut la conquête de Kong, la grande métropole religieuse et commerciale de la région. Ce gros centre était le point de convergence des caravanes en provenance du golfe de Guinée et de celles de la boucle du Niger.

L’occupation de la ville de Kong avait pour l’Almami Samori un triple intérêt comme celle de Kankan : intérêt politique, intérêt stratégique et surtout intérêt économique. En effet, cet important noeud de communications lui permettrait d’accéder d’une part aux marchés de chevaux du pays Mossi par Bobo-Dioulasso, d’autre part aux comptoirs de la côte pour son approvisionnement en marchandises diverses, en armes et munitions. Les autorités coloniales françaises n’ignoraient,pas les intentions de l’Almami Samori. Aussi une mission fut-elle rapidement constituée sous les ordres du capitaine Marchand.

Partie de la côte, elle progressa vers l’arrière-pays avec pour objectif l’occupation de la ville de Kong. Ce gros centre avait été choisi comme clé de voûte du projet de liaison de la côte à la boucle du Niger ; ceci dans le double but de bloquer toute progression des Anglais dans le secteur et de rentabiliser les conquêtes du Soudan jugées alors stériles, économiquement.

Marchand accéléra son mouvement afin de devancer l’Almami à Kong. Il y arriva le 30 avril 1894.

Dans son approche politique auprès des populations de la région, il s’appuyait sur les amitiés que Binger avait tissées au profit de l’influence française en mai 1892, soit deux ans auparavant. Mais la situation n’était plus la même, et avait dangereusement évolué contre les intérêts français pour un certain nombre de raisons : il y avait tout d’abord la famine qui sévissait; ensuite Karamo-Oulén Wattara qui representait les intérêts français voyait son prestige baisser du fait que d’une part il ne réussissait pas à vaincre la tribu voisine des Pallakas et que d’autre part les promesses faites par Binger pour protéger la ville n’avaient pas été tenues.

Enfin la présence de l’Almami Samori dans la région achevait de rendre les habitants de Kong très réticents à toute nouvelle collaboration avec les troupes coloniales françaises.

La colonne Monteil avait été constituée à la hâte en août 1894 pour occuper Kong. Cependant pour des raisons certainement liées aux contradictions internes au sein des équipes de décideurs coloniaux, cette colonne ne put quitter Bassam qu’en février 1895.

L’Almami Samori ne se doutait pas, quant à lui, qu’il allait se heurter une fois de plus aux troupes coloniales. Il ne pouvait les imaginer traversant la forêt dense de la côte qu’il considérait comme une protection sûre de ses Etats au sud.

Aussi, lorsque le 2 mars 1895, l’avant-garde des sofas, sous le commandement de Sékoba se heurta à celle de la colonne Monteil, l’Almami fut-il surpris et choqué.

Une fois de plus ses ambitions de conquête pour s’épanouir se heurtaient aux visées impérialistes des colonisateurs français. Sous la pression des sofas, harcelés par Sarankén-Mori, Sékoba et Forobaro-Moussa, la colonne Monteil dut battre en retraite le 14 mars 1895 dans les pires difficultés. Les pertes étaient énormes, Monteil avait eu la jambe cassée.

Ce fut un désastre retentissant qui accrut le prestige de l’Almami Samori dans la région.

Du côté français, la ville de Kong, dont la protection était l’objectif de la colonne Monteil, fut abandonnée à son sort, pour un certain temps du moins.

Le projet de jonction entre le Soudan, la boucle du Niger et la côte du golfe de Guinée, fut alors suspendu. L’Almami Samori a pu ainsi connaiÎtre au moins deux années de répit qu’il mit à profit pour organiser les territoires conquis.

Il entreprit la conquête du Gurunsi et du Mossi dont le potentiel économique et humain était fabuleux.

Nous estimons qu’il est utile à présent d’étudier comment le conquérant a réussi à se maintenir dans des territoires aussi éloignés de son pays natal. Quels étaient les fondements nouveaux sur lesquels l’empire reposait ?

Dans sa progression vers l’est, surtout en pays Sénufo, l’Almami s’était servi du levier des contradictions qui avaient toujours opposé les Sénufos et les Bambaras, qui les ont souvent subjugués. La victoire éclatante sur Babemba à Kaloua en septembre 1894 avait parachevé son prestige aux yeux des Sénufos qui le rallièrent en masse. Le ralliement de Gbon Koulibali (alias Péléfégho) en fut l’exemple éloquent et décisif.

Dès lors l’Almami pouvait renouveler les effectifs de son armée, qui n’avait pas échappé au phénomène de l’érosion dû à l’exode.

De nombreux sofas avaient déserté, n’ayant pu supporter la nostalgie du terroir natal et aussi la famine devenue endémique. Aussi l’occupation de cette riche contrée Sénufo n’a-t-elle pas revêtu seulement un caractère militaire. Très vite, elle prit l’allure d’une colonie de peuplement. Grâce à l’apport des immigrants la production agricole reprit en vigueur.

Sur le plan politique l’intégration de cette population de conquérants rendait difficile toute velléité de révolte.

Par ailleurs l’Almami s’était fait plus souple quant à la pratique de l’islam. Les peuples soumis n’étaient plus inquiétés dans leurs pratiques animistes : BaouléAbroAshanti étaient traités convenablement dans la mesure où ils ne gênaient pas les mouvements des caravanes commerciales en direction ou en provenance de la côte du golfe de Guinée.

L’expérience l’ayant instruit, l’Almami organisait les actions de son armée en les adaptant aux conditions climatiques. Ainsi il concentrait le gros des effectifs de son armée sur les zones proches des troupes coloniales en saison sèche, période d’activité intense pour celles-ci tandis qu’il mettait à profit l’accalmie de l’hivernage pour poursuivre les conquêtes vers l’est.

Organisé de cette manière, l’empire a pu connaître encore deux bonnes années de vie normale (1895-1897).

Chapitre XIII
L’Almami Samori et la ville de Kong

Il convient de noter que la nature des rapports entre l’Almami Samori et la ville de Kong rappelle à maints égards ceux qu’il a entretenus avec Kankan, cette autre métropole religieuse et commerciale.

La colonne Monteil ayant battu en retraite au mois de mars 1895 sans atteindre Kong qu’elle avait mission de défendre, tout espoir de secours s’était évanoui chez les habitants.

Le résident français, le douanier Bailly, dut quitter précipitamment la ville devant l’hostilité de plus en plus manifeste de la population. Le parti samorien qui s’était constitué à l’approche des sofas prit le pouvoir et décida d’aller proclamer le ralliement de la cité à l’empire.

Au mois d’avril 1895, quelques semaines à peine après la défaite de Monteil, l’Almami reçut une délégation de la ville de Kong sur les bords de la Comoë.

Comme on peut le deviner, il fut très sensible à cette démarche comme il l’avait été à celle des Kaba, dix ans auparavant. Après tant d’avatars dans son entreprise de conquête, cette soumission lui conférait un prestige dont il avait grandement besoin.

Ainsi donc, comme à Kankan, mieux qu’à Kankan, pourrions-nous ajouter, Kong la grande métropole religieuse et commerciale bénéficia d’un traitement de faveur :

  • elle ne recevait aucune garnison militaire ;
  • aucun sofa en armes n’était autorisé à y pénétrer ;
  • la ville était exemptée de paiement de tribut ;
  • l’Almami s’engageait à fournir des cadeaux en nature (du bétail notamment) à l’occasion de chaque fête de Tabaski ;
  • un résident, lettré en arabe, chargé de superviser la formation des élèves que l’Almami avait placés à l’école coranique, était le seul symbole de la représentation imperiale dans la cité.

Bien sûr ce traitement exceptionnel de faveur devait trouver sa contrepartie dans les avantages politiques, stratégiques et économiques que l’Almami en attendait ! Pour lui, le contrôle d’un centre aussi névralgique devait avoir des retombées politiques incontestables dans cette région où se retrouvaient installés çà et là, les éléments d’une même tribu, voire d’une même famille.

Les princes Wattara qui s’adonnaient au gros négoce sur la place de Bobo-Dioulasso, par exemple, n’étaient-ils pas les hôtes indiqués des caravanes de chevaux de l’Almami ?

Par le biais des intérêts économiques, ces courtiers prolongeaient ainsi l’influence politique de l’empereur.

Sur la frontière sud, les échanges avec la côte connurent un net ralentissement du fait de la présence des postes coloniaux jalonnant la route.

L’accalmie consécutive à la sournission de Kong fut mise à profit par l’Almami pour pousser ses conquêtes en direction du pays Mossi, puis du Gurunsi, grands éleveurs de chevaux.

La conquête du Gurunsi le mettait en rapport avec les comptoirs britanniques de la Gold Coast (actuel Ghana) sources d’approvisionnement en armes et munitions.

Du côté français, on évalua très vite la portée de ce mouvement. Il fallait empêcher, à tout prix, une collusion entre les Anglais et l’Almami. L’année de l’Est sous les ordres de Sarankén-Mori se heurta à la mission Voulet-Chanoine (1896) dépêchée de la boucle du Niger. L’Almami qui évitait les accrochages avec les troupes coloniales, ordonna à son fils le retrait des sofas de la zone de friction.

Ce retrait considéré comme une reculade par les autochtones de la région, surtout par les éléments mal ralliés de Kong, aurait été à l’origine de la crise grave qui a amené l’Almami à châtier la ville le 18 mai 1897.

En tout état de cause, le bilan des transactions commerciales n’était pas aussi fructueux depuis le règne de l’empereur en avril 1895. Le commerce des chevaux était sans doute florissant mais le manque a gagner était important par suite de la fermeture des voies d’accès à la mer par les troupes coloniales.

Les notables de Kong s’étaient résignés tant que le rapport des forces était en leur défaveur. Le retrait de l’armée de Sarankén-Mori devant la mission Voulet-Chanoine leur avait redonné courage.

Dirigé à présent par Sabana-Oulén, un prince Wattara, les habitants multiplièrent les provocations à l’adresse de l’Almami, en interceptant ses convois de chevaux en provenance de Bobo-Dioulasso.

Parallèlement à ces actes hostiles, ils dépêchèrent une mission auprès de Binger à Bassam. Ils sollicitaient la protection de la France auprès de leur ancien hôte devenu gouverneur de la Côte d’Ivoire. Ce dernier n’avait pas réagi aussitôt, le centre d’intérêt de la conquête coloniale étant, à l’époque, la place de Bouna plus proche de la frontière de la Gold Coast. Les rapports entre l’Almami et la ville de Kong connurent alors une période d’hostilité latente qui prendra fin avec la réaction française, suite au drame de Bouna.

Au mois de mai 1897, une mission en provenance de la boucle du Niger et conduite par le capitaine Braulot tenta d’entrer en contact avec l’Almami pour de nouvelles negociations dans le but de l’empêcher de tomber sous l’influence britannique, alors que les sofas occupaient Bouna depuis décembre 1896.

Dans le message dont Braulot était porteur, les autorités coloniales françaises proposaient à l’Almami d’accepter leqr domination sur les pays qu’il avait récemment conquis. A ces anciennes exigences ils ajoutaient la nécessité pour l’Empereur d’accepter la présence d’un résident auprès de lui. L’Almami séjournait dans le Djimini. Braulot n’avait pas été autorisé à traverser personnellement les États mais ses envoyés avaient été reçus par le souverain. Celui-ci ne se faisait plus aucune illusion sur la valeur de ces traités et ne désirait qu’une chose : vivre à l’écart des Français !

Il fit éconduire poliment mais fermement la délégation.

Le contact se perdit à nouveau jusqu’en août 1897 lors de la deuxième mission de Braulot ; celle qui sera fatale à ce dernier. Dans la course engagée entre Français et Anglais, il faut signaler que ces derniers ont fait, à leur tour, l’expérience des mauvais contacts avec les sofas. Après la défaite de Monteil, ce fut le tour de l’Anglais Henderson, d’être battu à Dôkita en avril 1897.

Lorsque l’armée de l’Est, sous les ordres de Sarankén-Mori, occupa le Gurunsi, les troupes coloniales britanniques de la Gold Coast réagirent violemment.

Le gouverneur Maxwell tenta d’intimider l’Almami en lui adressant des menaces de plus en plus pressantes. Celui-ci fit preuve de beaucoup de retenue, désireux qu’il était de développer les bonnes relations commerciales à peine amorcées dans ce secteur.

Pour l’Almami Samori les Anglais ne pouvaient avoir d’autres objectifs que de réussir de bonnes affaires. Il devait déchanter cette fois car sa réaction modérée fut interprétée comme une couardise par Maxwell qui poussa la colonne Henderson en direction de Bouna déjà occupé par Sarankén-Mori.

À l’occasion le gouverneur britannique aurait adressé au fils de l’Almami l’ultimatum suivant : « Il faut que les sofas évacuent d’office les régions voisines de la Gold Coast, territoire britannique, sinon qu’ils se préparent à être écrasés, car jusqu’à présent ils n’ont eu affaire qu’aux Français qui, comme l’hyène, poursuivent leur proie jusqu’à lépuisement ; quant à nous, poursuivait l’ultimatum anglais, nous avons la réaction foudroyante du lion.»

Malgré le ton agressif de ces propos pompeux, Sarankén-Mori fut très modéré dans sa réponse.

Il invoqua notamment la cordialité qui a toujours caractérisé les rapports entre son père et les autorités britanniques de la Sierra-Leone.

« Mais, concluait le prince, si je dois me convaincre que tous les Toubabs sont des usurpateurs, alors je suis prêt à la lutte.»

Et il lutta. Ce fut la défaite de la colonne Henderson à Dôkita, puis sa déroute totale à Wâ où il fut fait prisonnier. Makoni Kaba Kamara nous rapporte qu’à cette occasion deux canons furent pris à l’ennemi et le chef sofa auteur de l’exploit fut surnommé «Gbèlèta-Koné 1

L’humiliation infligée à Henderson appelait, sans nul doute, une réaction britannique, avec pour objectif certain l’occupation de Bouna.

L’Almami Samori en était bien conscient, les Français s’attendaient aussi à cette riposte. Dans leur analyse de la situation ils estimèrent cependant préférable de négocier avec l’empereur en mettant en veilleuse la vengeance de Monteil.

Un accord avec lui, fût-il éphémère comme les precedents, aurait l’avantage de faciliter l’occupation de Bouna avant les Anglais.

Deux missions furent organisées, presque simultanément, lune partant de la côte du golfe de Guinée, dirigée par Nebout, un administrateur civil, et l’autre de la boucle du Niger, conduite par le même capitaine Braulot. Les deux missions visaient à obtenir de l’Almami la cession de Bouna.

Braulot fut le premier à entrer en contact avec l’Almami. Celui-ci, en homme d’Etat averti ne perdait aucune occasion de profiter des contradictions entre ses adversaires. Il accepta de céder Bouna aux Français.

Ordre fut donné à Sarankén-Mori de faire évacuer la place par les sofas de Souleymane. Ce kèlètigui ne s’étant pas exécuté, Braulot s’en plaignit à Sanrankén-Mori qui s’offrit, aussitôt à l’accompagner. C’était en août 1897, la colonne française marchait donc en compagnie des sofas de Sarankén-Mori.

Chemin faisant, soumis à une forte pression de la part de son mentor, l’influent NiamakaméAmara Diabaté, le fils de l’Almami prit une décision aux conséquences extrêmement graves.

Partisan de la lutte à outrance, Amara Diabaté ne pouvait se résigner à céder volontairement aux Français une place conquise par les armes. Avec le concours de Keysséri Konè, le « Gbèlèta-Konè », Amara Diabaté avait finalement réussi à obtenir du prince la décision de faire assassiner tous les officiers de la colonne Braulot.

« Le convoi avançait donc sous le crachin du mois d’août; puis il s’arrêta aux abords de l’agglomération de Bouna, dans un champ de fonio », précise Makoni Kaba Kamara.

Au cours de la halte, un son de trompette retentit soudain, les sofas se jetèrent sur les Français, les tuèrent, tandis que les tirailleurs hébétés étaient désarmés. Certains d’entre eux réussirent cependant à s’enfuir. C’était le 20 août 1897.

Sarankén-Mori n’osa point se présenter à son père pour le compte rendu. Il délégua Amara Diabaté pour remettre les têtes des victimes.

Celui-ci déploya tout son art de griot-flatteur afin d’atténuer le courroux de l’Almami qui entra, en effet, dans un accès de colère, particulièrement violent. Cet acte insensé ruinait en tout cas sa stratégie de l’heure, à savoir gagner du temps en opposant Français et Anglais.

La démarche menée par Braulot lui avait donné quelque espoir de répit. Tout le calcul s’est trouvé faussé avec leur assassinat.

Sarankén-Mori fut déchu de son rang de prince héritier (pour un certain temps du moins) en faveur de Mouctar son cadet. L’empereur envisagea avec lucidité les conséquences de la situation créée ; il ne se faisait plus d’illusion sur une quelconque possibilité de compromis. Il décida de construire la forteresse de Bori-bana (la course est finie) à l’image de celle de Sikasso.

La dernière tentative de rapprochement eut lieu avec la mission Nebout qui vint aussitôt après le drame de Bouna.

Celui-ci essaya en vain d’obtenir de l’Almami une capitulation sans condition, en jouant de l’arme du chantage. Face au drame de Bouna, l’Almami s’évertua à prouver sa bonne foi et à faire accepter ses regrets bien sincères. Devant l’intransigeance de Nebout, les négociations furent rompues.

La réaction anglaise à la suite de l’arrestation de Henderson fut plutôt modérée. Maxwell écrivit à l’Almami pour lui demander de relaxer l’officier et de céder Bouna. Il obtint la libération de Henderson mais dut faire conquérir la place en profitant du départ du gros de l’armée samorienne sur le front ouest d’où elle subissait les assauts des troupes coloniales du Soudan.

Les autorités coloniales françaises, irritées par l’assassinat de Braulot et de ses compagnons, frustrées du fait de l’occupation de Bouna par les Anglais, avaient juré d’en finir avec l’Almami Samori Touré.

Leurs agents stipendiés avaient déjà commencé à encourager les princes Wattara de Kong à résister à l’empereur en perpétrant la saisie de ses caravanes de chevaux.

Celui-ci dépêcha un émissaire auprès de Sabana-Oulén, le prince qui dirigeait le mouvement de résistance, pour exiger de lui le respect du serment d’allégeance de la Comoë.

Sabana-Oulén se mit à tergiverser avec l’espoir que les secours demandés aux Français arriveraient à temps pour protéger Kong.

L’Almami Samori, bien informé sur ces tractations, prit les devants et vint assiéger la ville à la mi-mai, après deux jours de marche en provenance de Dabakala.

Répugnant manifestement à mâter des coreligionnaires il prit l’initiative de nouvelles négociations en dehors de l’enceinte de la ville, en terrain neutre. L’obstination des Wattara fit échouer toute tentative d’arriver à un compromis. L’Almami passa à l’action le18 mai 1898. La ville ne put résister longtemps ; elle fut détruite de fond en comble. Les notables furent exécutés tandis que le reste de la population était déportée dans le Djimini.

L’empereur dut poursuivre son offensive en direction de Bobo-Dioulasso, second centre où des princes rescapés, tel que Bakari-Oulén Wattara, s’étaient repliés. Ce centre était un nœud important de réseaux d’approvisionnement en chevaux de l’armée samorienne. Toute perturbation dans ce commerce entraînait des conséquences graves pour le conquérant qui avait fondamentalement restructuré son armée. En effet, face aux difficultés de recrutement des sofas dans ce pays au climat politique incertain il avait basé la puissance de son armée sur deux éléments essentiels : la puissance de feu avec les armes perfectionnées et la grande mobilité des troupes avec une cavalerie de plus en plus nombreuse. Désormais les compagnies de fantassins devaient essentiellement occuper les territoires conquis, en assurer la sauvegarde et le contrôle.

La tactique de la guerre populaire, la mobilisation du grand nombre de combattants avait cédé la place à l’intervention de troupes d’élite.

Note
1. Gbèlè : canon gbèlèta : preneur de canons.

Chapitre XIV
Epilogue

Cependant, le 1er mai 1898, la destruction à coups de canon de la citadelle de Sikasso par les troupes coloniales françaises sonna le glas de la résistance. Il ne pouvait plus être question de compter sur les murs de « Bori-bana ».

L’Almami Samori tint conseil : l’option préconisée et soutenue par Morifindian Diabaté fut adoptée. Il fut décidé de renoncer à la lutte contre les Français, en faveur d’un retrait à N’Zappa, en territoire libérien, où le monarque pouvait encore compter sur des amis tomas.

L’itinéraire pour y arriver devait nécessairement passer par la zone sud du mont Nimba, évitant ainsi les postes installés dans le Konia, le Maou et le Karagwa par les troupes coloniales françaises.

A partir de ce moment, les activités des différents corps d’armée convergèrent vers la réalisation de ce deuxième mouvement d’exode : ouvrir la voie à travers la forêt en contournant le secteur de Beyla par le sud, opérer des razzias pour se procurer de la nourriture tout en assurant la défense des arrières afin de parer à une éventuelle attaque des troupes coloniales du Soudan.

Dans ce pays mal connu malgré le séjour que Morifindian y avait effectué auparavant, des difficultés de tous ordres entravèrent la marche en avant. L’hostilité des populations attisée par les agents à la solde des troupes coloniales, la configuration de ce paysage montagneux et rocheux n’autorisant aucun développement significatif de l’action des sofas, la densité exceptionnelle du couvert végétal, l’abondance des pluies rendant difficile la marche dans les fondrières et la traversée de fleuves en crue, tout concourait à transformer l’exode en une catastrophe.

Si l’on ajoute à ces difficultés l’impossibilité de s’approvisionner, on ne peut s’empêcher de penser au sort de la grande armée napoléonienne dans les déserts enneigés de Sibérie. Ce qui devait arriver, arriva.

Ecoutons l’un des survivants, Makoni Kaba Kamara :

La faim traquait de toutes parts ; les céréales et les tubercules ayant manqué on en fut réduit à consommer des feuilles et des racines, d’abord en se référant au choix des chèvres, puis sans discernement, les victimes par empoisonnement se comptaient par centaines, puis par milliers.
Comme la vie ne renonce pas à ses droits malgré tant de morts, nous étions quelques sofas à trouver la force de raconter des blagues ; mais rire aux éclats avec un estomac vide était devenu mortel. Plus d’un d’entre nous est passé de vie à trépas dans les spasmes d’un rire qu’il ne pouvait plus maîtriser. Nous n’en continuions pas moins à nous egayer mais pour rire nous nous contentions de découvrir les dents tout en tapant des mains. Avec un moral aussi solide nous avons pu tenir jusqu’au bout.

Les événements s’enchaînaient inexorablement vers un dénouement tragique. La victoire remportée in extremis à Dwé le 20 juillet 1898 sur les troupes coloniales ne pouvaient rien y changer. Le 29 septembre 1898, au petit jour, la colonne de reconnaissance du capitaine Gouraud déboucha dans la clairière de Guélémou (à la frontière ivoiro-libérienne) où se trouvait le camp de l’Almami Samori. Les sofas de l’arrière-garde furent surpris et n’opposèrent aucune résistance. Traversant au pas de course le groupe des femmes hébétées, et à la faveur du bruit des pilons, la section du sergent Bratières parvint à la demeure de l’Almami, alors absorbé dans la lecture du saint Coran. Instinctivement, l’Almami s’élança vers les écuries à la recherche d’un bon coursier qui lui eût évité la capture. Traqué et rompu par l’émotion, il s’arrêta au moment où le sergent Bratières arrivait à sa hauteur. Il s’assit et demanda qu’on le tuât séance tenante.

« Sâyâ kafissa malodi » plutôt la mort que la honte ! se serait-il écrié.

Ses fils Sarankén-Mori et Mouctar accoururent avec des forces qui pouvaient mettre à mal la colonne Gouraud. Mais l’Almami ordonna de déposer les armes. Sous bonne escorte, accompagné de sa famille et de ses principaux collaborateurs : Moriafindian Diabaté, Niamakana-Amara et tant d’autres, il fut traîné à travers les pays qui avaient connu sa gloire. Le prestige du conquérant français était à ce prix, sinon le chemin le plus court de Guélémou à Kayes passe certainement par Bougouni et Bamako !

Nous ne reprendrons pas ici la narration en détail des multiples incidents qui ont émaillé le parcours. Ils sont assez connus. Cependant l’histoire a retenu que d’une manière générale, la populace ameutée à bon escient par les agents du colonialisme s’en est souvent donné à coeur joie en injures, en quolibets de toutes sortes tandis que les éléments conscients de la population firent preuve de retenue, de dignité. La question qui se laissait deviner sur toutes les lèvres portait sans doute sur l’avenir que Dieu, le Créateur, réservait à l’Afrique, maintenant que les Toubabs avaient vaincu le plus fort d’entre ses fils.

Néanmoins certains événements peuvent être considérés comme les temps forts de cette fin de règne. Il nous a paru intéressant de les relater d’autant plus qu’ils apportent plus d’éclairage sur le personnage de l’Almami Samori Touré. Le premier s’est produit à Kérouané dans son village natal (Miniambaladou est à moins de dix kilomètres de là).

Écoutons Kaba Kanté 1 :

Le cortège de l’Almami Samori, vaincu par les troupes coloniales françaises approchait de notre village qui s’était donné un air de fête. Toutes les rancunes des frères-ennemis (fâdén) avaient refait surface.
Un homme en particulier, un cousin utérin du vaincu, Koya Amara, avait de bien solides raisons d’être exubérant dans sa joie de rencontrer Samori vaincu.
Il avait revêtu pour la circonstance ses plus beaux habits. Bel homme qu’il était, plein de prestance, il avait arboré le fameux turban dont le monarque vaincu s’était adjugé le monopole du port. Ses épouses avaient reçu la consigne de se parer du mieux qu’elles pouvaient. Mais pourquoi tant de soins pour accueillir un parent dans le malheur ? Il s’agit de l’un des tours de surprise du destin dont Dieu seul détient le secret dans Son omniscience. Voyons les faits.
Rappelons qu’en 1881, l’Almami Samori a vaincu Séré Bréma à Worokoro dans le Sabadou. Il a aussitôt entrepris une tournée triomphale à travers les États de Séré Bréma.
C’est en ce moment que se sont déroulés les faits, objets de notre narration. Précisons que c’était à Kanfanrandou au bord du Dion, non loin de Madina. C’était la période des pluies, tous les fleuves étaient en crue.
En savourant sa récente victoire, l’Almami Samori voulut s’assurer que le pouvoir dans sa région natale n’échapperait pas un jour à sa dynastie. Il fit donc procéder à des consultations occultes. Koya Amara, dont la prestance et la bravoure lui portaient déjà ombrage, fut désigné comme son successeur « révélé ».
Froidement, et sans autre forme de procès, l’Almami Samori confia Amara au bourreau pour être décapité. Ce bourreau, un Wassoulounké en qui l’Almami avait une grande confiance, et pour cause, avait partagé les jeux d’enfance avec Samori et Koya Amara à Kérouané, et fut pris de sentiment.
Regardant Amara, il lui dit: « Dieu t’a fait beau et brave ; nous avons toujours été aux petits soins de la part de ta mère Makoya. Regarde ce fleuve en crue, peux-tu le traverser à la nage ? »
Koya Amara de répondre: « Je suis déjà condamné à mourir ; il vaut mieux que je tente ma chance en me jetant à l’eau. Si Dieu a décidé que je survive à l’épreuve, je m’en sortirai. »
Le bourreau : « Alors donne-moi vite tes vêtements, y compris la bague que tu portes et que Fama aura peut-être remarquée. »
Ce qui fut fait. Le bourreau décapita un captif de guerre qu’il tenait à portée de main et s’en alla présenter la tête à l’Almami Samori dans un geste circulaire, rendant aléatoire l’identification correcte de la victime ; le rictus de la mort sur le visage du mort facilita la duperie.
— Pâqui ! s’était exclamé de satisfaction le monarque. Quant à Koya Amara, Dieu l’avait sauvé en lui permettant de traverser le fleuve en crue, de s’en aller à l’aventure à travers la brousse de peur d’être repris. S’orientant toujours à l’est, il avait ainsi traversé de part en part la région de Samana dans le Bèla-Farana pour se trouver enfin en sécurité dans le Maou, en Côte d’Ivoire, précisément à Touba où il apprit l’arrestation de l’Almami Samori Touré.
A l’annonce de cette nouvelle il reprit le chemin de Kérouané.
Dix-sept ans après son sauvetage miraculeux, nous nous retrouvons donc avec lui en ce mois d’octobre 1898, à l’arrivée du cortège de l’Almami Samori, maintenant sur le chemin de l’exil.
Le cortège du vaincu s’était installé en arrivant à Kérouané, à l’ombre du baobab planté juste derrière la concession de Koya Amara.
Ce dernier vint aussitôt à l’accueil : « Bonjour N’Kôrô (frère aîné). Voici un peu d’eau fraîche pour te désaltérer ; l’étape a été certainement longue et pénible ! »
Sursautant à l’audition de ces mots prononcés par une voix qu’il avait vite reconnue, l’Almami Samori leva brusquement la tête ; il vit devant lui un Koya Amara au meilleur de sa forme, arborant le fameux turban.
Sous l’effet de la surprise, il eut un choc, fut pris de panique et se mit à crier, épouvanté : « Mon Dieu est-il possible que les morts puissent ressusciter ? Allah akbar, Allah akbar ! Dieu, tu es réellement le plus grand ! »
Calmement Koya Amara lui répliqua: « N’Kôrô, la vie de l’homme relève de Dieu et de lui seul. »
Devant tant de sérénité et de mansuétude le vaincu reprit ses sens et formula la supplique suivante : « Jeune frère Amara, Dieu a déjà jugé entre nous. Tout ce que je te demande, c’est de ne pas te venger sur mes descendants. »
La supplique fut entendue et acceptée car bien des descendants de l’Almami Samori Touré ont connu et connaissent encore des jours paisibles chez nous à Kérouané.

L’étape de Kankan n’a pas donné lieu à un événement singulier mais elle mérite qu’on s’y arrête.

À Kankan, selon El’ Hadji Alfa Diobaté, l’illustre vaincu a été mieux traité.

Les Chérifs, ses alliés, se sont employés à le réconcilier avec les Kaba, qui ont accepté d’accueillir et de protéger les descendants de l’Almami. Cet engagement a éte respecté.

— Installez-vous auprès des Maninka-Mori, aurait-il conseillé à ses descendants ; ils ne sont pas rancuniers.

Le convoi arriva à Kayes après d’interminables scènes d’humiliation. Le 22 décembre 1898, à Kayes le gouverneur du Soudan, M. de Trentinian prononça au cours d’une céremonie d’une solennité exceptionnelle, la sentence condamnant l’Almami Samori Touré à « l’exil au-delà des mers » avec son fils Sarankén-Mori et Morifindian Diabaté.

Ils furent embarqués le même jour à bord d’un chaland pour Saint-Louis, avec le Gabon comme destination finale. Au moment du départ l’Almami fut autorisé à se faire accompagner par l’une de ses épouses.

Se tournant alors spontanément vers celle qui avait réellement joui du pouvoir, en tout cas mieux que toute autre, Sarankén Konaté, il déclara :
— « Je pense que lorsqu’on a siroté ensemble dans la vie des coupes de miel, il est normal, le moment venu, de vider ensemble le calice de l’amertume » (djâladji : décoction très amère d’écorce de caïlcédrat).

Le troisième et le dernier événement significatif de cette fin de règne se situe en ce moment précis.

Contre toute attente, Sarankén Konaté refusa catégoriquement de suivre l’Almami Samori et se mit à l’abreuver de reproches véhéments :
— « Je ne suis pas une parricide ; as-tu oublié que tu as fais décapiter mon père le jour même ou mon oncle Fodé, le traître, m’a fait introduire dans ta case et dans les conditions que tu sais ! Tu ne savais pas qu’un plus fort disposerait de toi. J’ai retrouvé ma liberté, je ne te suivrai pas !»

L’écroulement d’un édifice de plusieurs étages n’aurait pas produit un effet différent. Abasourdi, il se réfugia dans un mutisme absolu dont il ne sortira pas de sitôt à Saint-Louis où, pour comble de malheur, on le promena comme un fauve exotique.

La nuit, le désespoir le domina à tel point qu’il tenta de se suicider.

Au Gabon, dans l’île de Missanga (région de l’Ogooué) il avait à ses côtés Tiranké-Oulén Kamara de Damaro. Il fut soumis à un régime pénitentiaire contrariant ses habitudes sur tous les points : l’immobilité dans une enceinte étroite pour celui qui avait passé plus de la moitié de sa vie a galoper sur un cheval ; l’isolement pour ce meneur de foules ; un régime alimentaire des plus inadaptés parce que essentiellement composé de tubercules pour celui qui affectionnait les mets légers ; enfin un climat chaud et humide pour ce fils de la savane soudanaise, tout devait concourir à précipiter sa fin.

Il mourut le 2 juin 1900 des suites d’une broncho-pneumonie.

Au terme de la narration de cette histoire puisée essentiellement dans la tradition orale de 1954 à 1996, certaines remarques nous viennent à l’esprit.

Il est significatif que les anciens sofas que nous avons eu le privilège d’interroger, ont tous réagi de la même manière : d’abord émus à l’évocation du souvenir de l’Almami Samori Touré, ils ont ensuite accepté de bonne grâce, de relater les faits vécus par eux ou de communiquer les informations enregistrées autour d’eux. Dans leur narration, ils devenaient de plus en plus volubiles dans une jactance irrésistible où perçaient des sentiments de regret pour un passé glorieux et aussi d’admiration pour l’exceptionnelle performance de l’Almami Samori Touré.

Quand on sait que bon nombre d’entre eux avaient vu leurs villages détruits à la suite de la répression de la révolte de 1888 ; que leurs familles avaient été dispersées ; qu’ils étaient restés eux-mêmes totalement démunis après la débâcle de la fin de règne, force est de reconnaître la sincérité de leur attachement à l’Almami Samori et à son oeuvre.

Le sentiment dominant est la fierté d’avoir participé à une telle entreprise, sans précédent. Puissions-nous avoir reussi à transmettre leur message, aussi fidèlement que possible !

Conakry le 25 juin 1996
Ibrahima Khalil Fofana

Note
1. Voir liste des informateurs.

Ibrahima Khalil Fofana

Présence Africaine. Paris. Dakar. 1998. 133 pages

  1. yellow october

    The Ships’s Voyages

    I believe engineering just causes it to be even worse. Now there’s a channel to in no way treatment, now there would not be a chance for them to find out.

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