Paris. Editions Albin Michel. 317 pages
Avec la collaboration de Henri Robillot
Voiné Koywogi, Zézé Sohowogi, Wego Béawogi
Introduction
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Le plan de ce livre peut paraître inhabituel. Je ne suis ni écrivain ni ethnologue de profession, et j’ai simplement suivi le déroulement chronologique des faits pour relater l’expérience de quatre Français qui ont vécu quelques mois de la vie d’une peuplade africaine.
Pendant la première partie de notre séjour, nous avons parcouru le pays Toma et noté au vol des gestes et des paroles, dont la signification nous échappait la plupart du temps. C’est après notre initiation seulement que nous avons pu tenter d’approfondir l’éthique des Toma et le sens de leurs traditions.
Dans la seconde partie de cet ouvrage on trouvera donc une tentative d’explication, un travail de synthèse sur les documents recueillis qui, je l’espère, pourra compléter ou confirmer certaines théories, peut-être même apporter des éléments nouveaux sur la connaissance de l’Afrique.
Au lieu de nous placer en simples spectateurs, nous avons voulu nous intégrer à la communauté Toma et nous conformer à ses coutumes.
Trois féticheurs ont accepté de nous laisser voir et filmer leurs cérémonies secrètes et de nous faire subi les épreuves rituelles, mais tous les autres, irrités par ce sacrilège, ont invoqué les lois ancestrales, pour dresser contre nous le peuple Toma. A la suite de manifestation collective d’hostilité, le gouvernement français de Guinée, afin d’éviter des troubles possibles nous a demandé d’interrompre notre travail, dans une lettre qui confirme l’authenticité des documents rapportés.
Malgré les graves menaces qui pèsent encore sur nos amis féticheurs coupables de nous avoir dévoilé les secrets de leur race, nous savons par des nouvelles récentes qu’ils sont encore en vie et n’ont pas trop a souffrir des conséquences de notre tentative.
Extrait de la lettre
Monsieur le Gouverneur de la Guinée Française
à
Monsieur Gaisseau
28 mai 1953
numéro 38 APA.
Monsieur,
J’ai l’honneur de vous faire connaître qu’en raison de l’émotion causée parmi les Toma du Gueriguerika, par les prises de vues et enregistrements sonores de pratiques du culte fétichiste, dont la vue est interdite aux femmes et aux non-initiés, j’ai dû rapporter l’autorisation que je vous avais accordée, par arrêté no 839 du 25 février dernier.
Signé : Le Gouverneur P. I.
Entre deux hautes murailles végétales, la camionnette Chevrolet roule dans la nuit. La route sinueuse et accidentée monte à flanc de colline. Le ciel sans lune est troué d’étoiles figées, qui, sous cette latitude, brillent d’un éclat fixe.
Par moment, au-dessus du rempart sombre de la forêt, se profilent les parois noires et abruptes du Fouta-Djalon, dont nous gravissons les contreforts.
Dans le faisceau des phares surgit de temps à autre la silhouette d’un petit animal qui traverse la route d’un bond ou la courbe d’une énorme branche détachée de la brousse compacte.
Autour de nous, dans les stridulations continues des insectes, s’élève le grand concert de la forêt nocturne que parvient à couvrir le ronflement du moteur.
Par nous, l’aventure commence enfin.
Le 16 février 1953, il y a six jours, nous quittions Paris en avion, et, après un survol rapide du Maroc et de la côte saharienne, nous atterrissions à Conakry, capitale de la Guinée française.
Dans cette ville-champignon ultra-moderne aux architectures polychromes où travaillent jour et nuit comme des fourmis géantes les énormes machines des exploitations de fer et de bauxite, nous avons passé quatre jours. Quatre jours qui nous ont suffi pour obtenir les autorisations de tournage indispensables et régler les formalités de douane.
Ce matin, nous avons rencontré par hasard le conducteur de la camionnette.
— Si vous arrivez à vous caser là-dessus avec vos caisses, nous a-t-il dit en désignant l’étroite plate-forme, je vous emmène à Kissidougou. De là, vous trouverez bien un camion jusqu’a Macenta. En ce moment c’est la traite du café.
Kissidougou se trouve à huit cents kilomètres environ à l’est de Conakry, à l’orée de la grande forêt, but de notre voyage.
Trop heureux de profiter de l’occasion, nous avons réussi après plusieurs tentatives à charger notre fragile matériel technique et nous sommes partis au début de l’après-midi.
Au milieu des caisses, Virel et moi avons aménagé une sorte de niche pour nous protéger du vent froid de la nuit qui nous fouette le visage et contraste brutalement avec l’accablante chaleur de la journée. Adossés à la cabine, enroulés dans nos couvertures, nous échangeons nos premières impressions de voyage.
— Je n’aurais jamais cru, dit Virel, qu’il pouvait faire un froid pareil en Afrique.
L’écart de température crée avant tout cette impression et j’évoque pour mon compagnon une nuit de Noël, aux sources de l’Orénoque où claquant des dents sous nos couvertures, nous avions fini par sortir le thermomètre. Il marquait vingt-quatre degrés.
— Il fait peut-être vingt ici, déclare Virel. Mais je défie n’importe qui de dormir sur des billets de banque.
Nous sommes en effet allongés sur des sacs de jute qui contiennent plusieurs millions, en petites coupures. Le conducteur les ramène à Kissidougou pour acheter aux indigènes leur production annuelle de café. Il a pris livraison a la banque dans la journée de ces billets neufs et craquants, repartis en liasses épaisses et dures comme des briques. Les habitants de la brousse dédaignent les billets froissés et ne les acceptent pas toujours.
Par la glace arrière de la cabine, j’aperçois Jean Fichter qui somnole. Il tient entre les genoux un fusil chargé que lui a confié le chauffeur dans l’espoir, très improbable, d’abattre aux phares une biche, un phacochère ou même une panthère. Sa tête roule de temps en temps sur l’épaule de Tony Saulnier aussi peu réveillé que lui. Qu’ils profitent du confort relatif de la banquette. Dans quelques heures, ils viendront nous relayer sur notre rigide matelas de billets.
Jean Fichter, mon plus ancien coéquipier, et mon beau-frère, cumule les fonctions de chef opérateur, technicien du son et mécanicien. Ensemble, nous avons effectué la première traversée de la Sierra Parrima et réalisé le film de l’expédition Orenoque-Amazone.
Tous deux, nous connaissons déjà la Guinée, et l’an dernier, au cours d’une première prospection cinématographique, nous l’avons parcourue en tout sens.
Sans véhicule personnel, nous utilisions les moyens de transport locaux, petits caboteurs, camions des transporteurs indigènes, tortillard [train] à voie unique Conakry-Kankan ; au hasard de ces déplacements, entassés au milieu de la foule bruyante et bigarrée avec les bicyclettes, les volailles et les colis ou pendant nos séjours dans les villages de brousse, nous nous sommes peu à peu familiarisés avec les divers paysages de ce vaste territoire et les coutumes de ses habitants.
Dans ce pays en pleine période de transition où commence à pénétrer l’influence du progrès technique, se dessine une évolution dont témoignent, entre autres, l’assimilation anarchique de la langue des blancs.
Les pittoresques altérations qu’elle subit, dès que l’on s’éloigne des grands centres, cesseront vite de nous étonner.
Il y a un an, dans le semi-direct à destination de Kankan, nous discutons précisément de l’évolution des noirs avec un fonctionnaire africain. En veston noir bordé et pantalon rayé, coiffé d’un chapeau Eden, il arborait, malgré l’écrasante chaleur, un col dur et un large noeud papillon gris. Il se leva pour saluer dans le couloir un ami de rencontre, et nous rejoignit au bout de quelques instants.
— Pardonnez-moi, mes très chers, dit-il d’un ton courtois. J’échangeais quelques paroles avec un pote j’ai rencontré fortuitement.
Et, au moment de nous quitter, il s’inclina avec aisance :
— Je vous remercie pour le plaisir que votre conversation m’a dispensé.
Saris peine, nous avions conservé notre sérieux. Déjà, un jeune garçon s’était présenté à nous comme « orphelin des deux sexes », et nous avions lu, chez un de nos amis cette lettre d’un de ses employés :
« Cher patron, une augmentation me serait torridement indispensable, je n’ai pour m’aider aucun frère à mon côté droit, aucune soeur à mon côté gauche, et par contre une pauvre mère multipare de trois gosses à ma charge. Je vous écris car je pense avant tout à ma satisfaction. »
Tout au long de notre voyage, nous continuerons à relever des échantillons de ce langage rénovateur.
Notre itinéraire nous avait conduits successivement chez les Nalous dans les îles de vase plantées de palétuviers de la basse côte, puis au nord, chez les Bassaris, les hommes nus de la frontière du Sénégal, et enfin à travers le Fouta-Djalon, dans les savanes habitées par les Peuhls et les Malinkés islamisés, jusqu’au pays Toma, au sud-est de la Guinée, le long de la frontière du Liberia. C’est là qu’avec la montagne commence la grande forêt où les lianes tendent leur impénétrable réseau, sous une voûte épaisse d’arbres géants d’où émergent, par places, des mamelons rocheux, comme d’énormes tortues noires.
On ne peut vraiment connaître le pays Toma qu’en le parcourant à pied avec des porteurs. Les nombreuses rivières qui le sillonnent, étroites et coupées de rapides, interdisent toute forme de navigation et en rendent l’accès difficile.
Agriculteurs et chasseurs, les Toma cultivent le riz de montagne, leur aliment de base, et le café. Ils récoltent les palmistes du palmier à huile, qui pousse à l’état sauvage dans la forêt, et élèvent quelques têtes de bétail.
A travers toute la Guinée, nous avions entendu des récits fantastiques sur la magie des Toma et sur leur grands masques. Mais nous étions attirés avant tout par la forêt sacrée, temple du fétichisme, sanctuaire ou se déroulent encore rites secrets, cérémonies d’initiation barbares, et parfois même sacrifices humains.
Au mois de mars 1951, nous arrivions, Jean Fichter et moi, à Macenta, seul centre européen de la région. Le commandant de la brigade de gendarmerie compléta de son mieux nos maigres renseignements, nous permit de consulter les archives du poste, et même nous raconta quelques faits étranges dont il avait été le témoin. L’un d’eux surtout nous frappa car il ne pouvait en donner l’explication. Quelques mois plus tôt, au cours d’une tournée en brousse, un géologue avait été foudroyé à ses côtés, pour avoir escaladé un rocher, sacré aux yeux des Toma, malgré les avertissements des féticheurs. Il nous montra quelques documents sur les crimes rituels devenus rares, et en particulier parmi des pièces à conviction déjà anciennes, un grand masque noir, haut de près d’un mètre. Il s’engagea même à nous le confier à notre départ pour le remettre au Musée de l’Homme.
— Si vous voulez filmer des masques comme celui-ci, ajouta-t-il, il faut attendre une grande fête. En temps normal, ils ne sortent pas. Il doit y en avoir une ces jours-ci, dans un village sur la route de Guéckédou. Demandez au commandant du cercle, il vous renseignera.
Ce dernier nous reçut très cordialement, et nous remit une lettre d’introduction pour Kowo Guilawogui, qui venait d’être nommé chef de canton du Kolibiramatoma. Grâce à cette introduction, nous pourrions filmer toutes les grandes fêtes qui devaient marquer la prise de commandement du nouveau chef. L’accueil de Kowo à Niogbosou, son village, nous déconcerta. Prévenu de notre arrivée, il nous attendait, en complet blanc et casque colonial. Grand et mince, il avait à peu près notre âge.
Il nous fit les honneurs de sa case, puis nous conduisit à celle qu’il nous avait réservée… Sur le grand lit installé à notre intention s’étalaient des tapis d’Orient en guise de couvertures. Contre le mur, s’alignaient des caisses de champagne de marque et des bonbonnes de beaujolais amenées de Macenta en notre honneur.
Après nous avoir présenté à deux ou trois de ses femmes, jeunes et gracieuses, vêtues de robes en tissu imprimé de couleurs vives, avec des colliers et des pendentifs en filigrane d’or, il nous conduisit à sa mère. C’était une vieille femme, grande, droite, aux cheveux blancs, aux traits bien dessinés, d’allure imposante. En costume toma, pagne et le buste nu, elle ne perdait rien de sa dignité.
Kowo nous avait fait installer une table avec une nappe et nous mangions à l’européenne. Le cuisinier qu’il avait spécialement fait venir de Macenta, comme la cave, nous préparait des plats raffinés, poulets au piment, rôtis, beignets en forme de coeurs ou de poissons.
Kowo avait séjourné pendant quelques années à Macenta et parlait un français presque impeccable. Hôte attentif, il se tenait à nos cotés pendant tous les repas, mais ne les partageait jamais. Il se contentait de boire avec nous de temps à autre. Notre étonnement touchait à la déception. Nous pensions arriver au coeur de la brousse et nous vivions comme des coqs en pâte. Il n’y avait qu’une ombre, légère, au tableau : la tiédeur du champagne, à peine en dessous de la température ambiante.
Pendant toute la période des fêtes, il fit tout pour nous aider dans notre travail, et nous permettre de filmer les grands masques dont nous avions tant entendu parler. Il admirait beaucoup notre magnétophone et les habitants de Niogbozou partageaient son enthousiasme pour cet appareil.
Nous avions enregistré dès le jour de notre arrivée un discours de Kowo. Le premier essai avait été pour tous une révélation. Aux premières paroles jaillies du haut-parleur, il reconnut sans peine sa propre voix, se mit au garde-à-vous et souleva son casque.
Le lendemain, il accepta de nous conduire jusqu’à la forêt sacrée. A proximité du village ou commençait la brousse, il s’arrêta devant un portail de racines de fougères arborescentes sculptées ou s’ouvrait une étroite échancrure.
— C’est la porte de la forêt sacrée, dit-il.
Nulle barrière ne prolongeait de part et d’autre cette porte symbolique.
A l’assise de racines s’adossait un auvent de palmes sous l’abri duquel s’alignaient, contre un fond de peintures schématiques, des petites statues d’argile : les effigies des esprits de la forêt.
Je savais que l’accès de ce domaine était interdit aux femmes et aux non initiés, mais je demandai à Kowo l’autorisation d’y pénétrer. Après une courte discussion avec les notables qui nous accompagnaient, il me répondit par cette phrase ambiguë :
— Non, tu ne dois pas, mais si tu veux, tu peux.
Ce qui signifiait en langage clair : nos lois ne te le permettent pas, mais les Blancs peuvent tout faire, et sous-entendait que si nous franchissions le seuil défendu, les féticheurs avertis par des moyens connus d’eux seuls, feraient disparaître de la forêt tout ce qui pouvait nous intéresser. Je compris alors qu’en lui-même ce domaine n’était pas sacré, mais les objets du culte rituel qui pouvaient s’y trouver cachés. Si nous transgressions l’interdit, nous pénétrerions simplement dans une église désaffectée.
— Alors, nous n’y entrerons pas maintenant, lui dis-je, mais le jour où vous nous le permettrez.
Cette attitude évasive de la part d’un Toma qui se disait notre ami ne fit qu’augmenter notre désir de connaître les secrets de la forêt. Nous le harcelions de questions et lui offrions même de subir les épreuves rituelles, pour obtenir l’autorisation convoitée. Enfin, après quelques jours, il se laissa fléchir :
— Tous les notables et les gens du village ont confiance en vous, dit-il, mais maintenant, c’est encore trop tôt. Il faut attendre les fêtes de sortie d’initiation. Revenez dans un an, vous serez tatoués, et vous resterez un mois dans la forêt pour apprendre nos secrets.
Il nous expliqua alors que les Toma avaient observé que le ronronnement du moteur coïncidait avec chaque prise de vues. Ainsi ne pourrions-nous pas filmer à leur insu.
Au retour, de passage à Macenta, nous cherchâmes vainement avec le brigadier de gendarmerie le grand masque noir. Il avait disparu, récupéré sans doute par les Toma.
Revenus à Paris, nous restions cependant en contact avec le pays Toma. Prosper Zoumanigui, un infirmier africain de Macenta, qui nous avait servi d’interprète, nous écrivait souvent pour nous donner des nouvelles de Kowo et nous tenir au courant des préparatifs de la sortie d’initiation annoncée. Nous lui envoyions des photos, promettions de ramener et de projeter à Niogbosou le film déjà tourné, et nous préparions la prochaine expédition, déjà décidée avant notre retour de Guinée.
Deux camarades s’étaient joints à nous entre-temps. Tony Saulnier, reporter-photographe de Paris-Match, spécialiste des arts primitifs océaniens et africains, calme, précis, minutieux dans son travail. Il devait assister Jean Fichter et, le cas échéant, le remplacer.
André Virel, intéressé par le symbolisme et les religions primitives voulait confronter ses théories avec la réalité.
Il fallut trouver une maison de production décidée à nous faire confiance pour un projet aussi hasardeux. Si hasardeux même que nous n’osions en parler qu’à nos amis intimes. Nous voulions non seulement assister aux rites secrets des Toma et y participer, mais encore les filmer. Nous savions bien qu’une telle tentative serait difficile à réaliser malgré les promesses de Kowo.
Nous ne venions pas par simple curiosité ni poussés par la passion du chasseur d’images, mais avec le désir de pénétrer dans un monde différent du nôtre et de le comprendre.
Nous avons préparé notre matériel avec un soin tout particulier et tenté de prévoir toutes les éventualité, toutes les pannes possibles. Nous emportons deux caméras électriques de 35 mm, cinq mille mètres de pellicule vierge, noir et blanc, deux magnétophones et la bande magnétique, trois Rolleiflex, un Leica, un appareil éclatron et des torches de magnésium pour les prises de vues de nuit. Confiants dans l’hospitalité des Toma, nous n’avons aucune arme, aucune caisse de vivres. Nos bagages personnels, notre matériel de couchage et de camp ont été réduits au minimum.
Nous ramenons dans nos caisses le film de l’année dernière produit en 16 mm et comptons beaucoup sur cet argument pour convaincre Kowo de tenir sa promesse de l’année dernière.
Tous en bonne condition physique, nous sommes décidés à réussir. Il est difficile, dans une expédition de ce genre de respecter les délais prévus. Nous avons pourtant fixé la durée de notre séjour à deux mois au plus et nous espérons pouvoir rentrer avant la saison des pluies.
La route continue à s’élever en lacets. Le froid pince. Je me soulève de mon précieux matelas et jette un coup d’oeil dans la cabine.
Le chauffeur détourne la tête.
— Vous n’en avez pas assez ? dis-je. On pourrait faire une petite halte.
— Moi ? J’ai déjà roulé toute la nuit dernière. Au volant, je ne dors jamais.
La vallée se creuse en dessous de nous. Au delà, les hautes falaises rocheuses se découpent sur le ciel sombre.
Soudain, en amorçant un virage, le camion est secoué de soubresauts violents, dévie, et dans une dernière saccade, vient buter contre le bas-côté et s’immobilise. Je saute à la lucarne. Le chauffeur me regarde avec des yeux ahuris. Il vient de tomber endormi, le nez sur son volant. Tony et Jean ont été réveillés par la secousse.
Nous profitons tous de cet arrêt forcé pour essayer de faire un somme.
Avec deux chandails, enfoui dans mon duvet, roulé dans une couverture, je grelotte.
Tout contre nous, la forêt grince, vibre, coasse, crisse, clapote. J’ouvre les yeux. A tous les niveaux, dans le rideau noir des arbres, s’allument et s’éteignent par paires des milliers de points lumineux.
Virel, près de moi, se redresse à son tour.
A l’écartement de ces yeux phosphorescents, nous cherchons à reconnaître les insectes ou les rongeurs qui semblent nous observer, immobiles, de la forêt. Peu à peu, nous nous assoupissons.
Deux heures plus tard, l’aube nous réveille. Une aube pâle, limpide où le soleil monte très vite.
Sous un ciel d’un bleu éclatant, comme je n’en ai vu qu’en haute altitude, nous atteignons le plateau du Fouta-Djalon. A perte de vue s’étend la savane, éternellement brûlée et reverdie, où se dressent des squelettes d’arbres calcinés.
Pendant des heures, sur la tôle ondulée, nous sommes secoués comme dans un shaker.
Le camion ne peut rouler en dessous de soixante à l’heure. Sinon, il serait rapidement mis en pièces détachées.
Mais les cahots bien qu’atténués font subir une dure épreuve à notre matériel et, dès notre arrivée, il faudra le remettre en état, resserrer les boulons, ressouder les résistances.
Sur un bac de pirogues, nous traversons le Niger, près de ses sources, il est à peine plus large que la Loire. L’eau est claire, peu profonde. Nous sommes encore dans la saison sèche.
Ce soir, nous apercevrons les premiers îlots d’arbres de Kissidougou, où commence la forêt.
Dans deux jours, si nous ne sommes arrêtés ni par les feux de brousse, ni par les ponts coupés, ni par les pannes, nous serons chez Kowo.
Jamais je n’ai été aussi ému en présentant un film.
La grande vibration stridente des insectes qui monte de la brousse dès la tombée du jour semble s’être tue pour un instant. Je n’entends plus que le ronronnement de l’appareil de projection. Le générique passe ; que vont penser ces hommes de la forêt des images tournées l’an dernier, ici, dans leur propre village ?
Tous nos acteurs sont là ce soir, rassemblés sur la petite place de Niogbozou. Hommes, femmes, vieillards, serrés les uns contre les autres, pêle-mêle, ils sont assis par terre, leurs visages inquiets, attentifs, tendus vers l’écran installé contre une case. Seul, Kowo trône sur sa chaise basse en bois sculpte, entouré de notables. Nombreux, les gosses aux yeux brillants restent figés dans l’attente, comme les enfants du Luxembourg devant le rideau de Guignol.
La première séquence se déroule dans un silence pour moi angoissant ; soudain, les premiers rires, les premiers cris de joie fusent. Ils se sont reconnus. A l’apparition de Kowo, porte triomphalement dans son palanquin, tout autour du village, c’est un véritable délire. Je m’écarte de l’appareil, m’approche de Kowo et me penche sur son épaule.
— Alors, tu es content, dis-je. Ça va ?
— Ça va, ça va…,dit-il très vite, sans détourner une seconde son regard du rectangle lumineux.
Il vient précisément d’apparaître en gros plan ; il maintient les cornes d’un bélier égorgé qui se débat. Les notables, autour de lui, l’observent avec des yeux attentifs ; il doit sentir passer en lui le souffle de la mort et la force de la bête.
Je suis un peu dérouté par les réactions des spectateurs. A Paris, les sacrifices rituels du coq, du bélier et du taureau sur la tombe du vieux Badé, le père de Kowo, suscitaient des frissons d’horreur, ou même des protestations ; ici, ils déchaînent des cris d’enthousiasme. Nulle cruauté dans cette allégresse. Mais les Toma savent interpréter les présages, observer la chute des noix de cola lancées devant les victimes. Et ces images leur prouvent que les sacrifices ont réussi, ont « bien donné » et que l’âme de Bade est satisfaite,
Les Ouenilegagui, les hommes-oiseaux, apparaissent sur l’écran : deux boules de plumes raides d’où sortent des visages blancs, tragiques, passés au kaolin, surmontés d’un haut plumet, et des jambes longues et musclées. Sur un rythme effréné, sautillant sur place, côte à cote, ou face à face, la tête renversée en arrière, ils exécutent avec une agilité stupéfiante une succession de mouvements que leur dicte un batteur sur un minuscule tambour de bois. Ce code des sons est l’un des langages secrets de la forêt.
J’ai quitté Kowo, toujours plongé dans sa contemplation muette pour aller me poster à proximité de l’écran. De là, je vois les variations lumineuses de la projection passer sur les visages mobiles.
Soudain, les enfants poussent des cris effrayés, se cramponnent à leurs voisins, aux femmes accroupies derrière eux qui, elles aussi, ont eu un mouvement de recul. Ils viennent de voir surgir les grands masques noirs Bakorogui, frangés de poils de chèvre ou de cheveux, qui font le tour du village en dansant lourdement. Ce sont les gardiens de la forêt sacrée, terreur des femmes et des non initiés.
Enfin surgit le Laniboï au souple masque noir auréolé de fourrure blanche sous son chapeau bariolé de magicien.
Perché sur des échasses de trois mètres de haut que cache son long pantalon raye de minstrel, il parcourt toute la place du village en trois enjambées, bras écartés, vole littéralement à la hauteur des toits des cases, simule des chutes, se redresse et tourne comme une toupie sur une seule jambe. Tout le public s’extasie aux pirouettes de ce géant ailé.
Sans transition lui succède sur l’écran l’entrée de la forêt sacrée. Une longue rumeur s’élève de la foule. Je comprends alors que pour les Toma il ne s’agit pas d’un simple changement de plan dans le déroulement du film, mais d’un miracle.
Le Laniboï et les autres masques qui l’ont précédé sont en effet pour eux les incarnations, visibles par tous, les « neveux », disent les Toma, de l’Afwi, le Grand Esprit qui habite la forêt sacrée.
Je rejoins discrètement la dernière rangée des spectateurs. Je pensais être assailli de questions. Personne ne bouge. Ils ne savent même pas que je suis près d’eux.
Sur l’écran, des êtres étranges glissent lentement entre les cases et les tombes : ce sont les Guelemlaï, Messagers de la forêt. Le crâne rase, le corps enduit de kaolin, ils portent sur les épaules un large carcan de vannerie d’où pendent de longues franges de raffia dore. Le buste raide, à longues enjambées souples, comme des patineurs, armés d’immenses perches blanches, ils traversent le village silencieux. Nulle musique ne doit accompagner leur danse. Puis ils regagnent l’ombre de la forêt. Autour de moi quelques femmes ont retiré leur foulard de tête, comme elles le font toujours sur le passage de ces fantômes.
Le film est terminé. Les spectateurs discutent avec animation. Je vais retrouver Kowo. Il me serre dans ses bras. Des larmes d’émotion coulent sur son visage.
— Merci, dit-il. Je veux revoir le cinéma encore une fois.
Quelques notables se sont approchés. Ils font de grands gestes. Kowo me traduit leur ébahissement. C’est le gros plan d’une noix de cola qui les émerveille.
— Comment fais-tu, dit-il les bras écartés, pour les rendre aussi grosses ?
Nous avons dû faire quatre projections. L’enthousiasme des Toma ne s’épuisait pas. Nous aurions pu continuer jusqu’au jour.
La place du village est maintenant déserte ; après avoir manifesté encore une fois leur joie les habitants ont regagné leurs cases. Nous n’avons pas revu Kowo ; est-il toujours décidé à tenir sa promesse ?
Sans raison précise, j’en doute et, longtemps, écoutant le bruissement continu de la brousse, je retourne ce problème sans pouvoir m’endormir.
Ce matin Kowo nous évite. Il nous a fait porter par son chef de village les cadeaux rituels : poulet vivant, riz et une calebasse de vin de palme. Mais lui-même se montre pas.
Dans sa grande case d’audience qu’il a, comme l’an dernier, mis à notre disposition, nous ruminons, allongés dans nos hamacs ramenés d’Amazonie.
En Afrique, il ne faut jamais se presser et nous ne voulons pas compromettre par notre impatience nos chances de succès ; nous ne pouvons que laisser à Kowo le temps de peser ses décisions. Pour tromper notre attente, Jean et moi emmenons nos deux camarades, nouveaux venus dans le pays, visiter Niogbozou. Nous éprouvons une fierté de propriétaires et tenons essentiellement à faire apprécier à nos amis la beauté et la propreté de ce typique village toma.
Devant leurs portes, des femmes, le buste nu, les hanches ceintes de pagnes à rayures, pilent le riz à gestes lents et réguliers. Elles soulèvent les lourds pilons de deux mètres de haut et les laissent retomber au creux du mortier.
Les chocs sonores du bois contre le bois se font écho d’une case à l’autre, créant dans le village un rythme de tam-tam.
Des vieux, drapés dans leurs boubous à raies bleues et blanches, se prélassent sur des chaises longues de leur fabrication et mastiquent leur chique au soleil…
Une jeune fille, à plat ventre, les genoux repliés, la tête au creux des cuisses d’une femme accroupie, se laisse paresseusement coiffer par sa compagne.
Nous saluons au passage quelques amis de l’année dernière et serrons des mains avec un claquement simultané des doigts entrelacés, suivant la coutume toma.
Serrées les unes contre les autres, les blanches cases rondes de Niogbozou, coiffées de chaume, sont posées comme des ruches dans leur enclave de terre rouge. La haute forêt tropicale, où s’élancent les troncs spongieux des fromagers, les encercle étroitement.
En pays toma, les morts sont enterrés au milieu des vivants et, ça et la, parmi les cases, gisent les dalles noires des tombes bordées de pierres dressées. Aux limites du village, une nouvelle case est en construction. Trois hommes que nous reconnaissons, Jean et moi, achèvent d’entrelacer les branches qui formeront l’armature du mur de terre circulaire. Le treillis conique du toit est déjà en place et n’attend plus que sa couverture de chaume. Près de la porte, contre la paroi s’étend une plate-forme en terre battue ; recouverte d’une simple natte, elle deviendra le lit toma.
Niogbozou, comme toute agglomération toma, est situé en haut d’une colline ; un cercle de lianes liées bout à bout et posées sur le sol en indique les limites. Toutes les pistes d’accès au village sont de véritables allées, larges et bien entretenues, qui grimpent en pente raide. Au delà du cercle de lianes est installée tout contre la forêt une petite forge indigène, sous un toit de chaume posé sur de minces colonnes. Un rocher noir sert d’enclume. Les Toma ne savent pas extraire le fer de la latérite granuleuse du sol mais en connaissent le traitement. Ils le reçoivent des Malinké, leurs voisins, sous forme de guinze, minces tiges de métal tordues en spirale et aplaties aux deux extrémités, qui leur sert a la fois de monnaie et de matière première pour la fabrication de leurs armes et de leurs outils. Sur la place, les tisserands n’ont pas l’air d’avoir bougé depuis un an.
La sève s’est remise à circuler dans les poteaux de bois plantés à demeure qui soutiennent leurs métiers et ils se penchent sur leur tissu à l’ombre des feuilles.
Je leur avais suggéré, à mon premier voyage, d’élargir la trame de leurs cotonnades, mais cette idée a dû leur paraître saugrenue et ils continuent les bandes de coton bleu, jaune ou blanc d’à peine dix centimètres de large qui, cousues côte à côte, forment les vastes boubous à rayures, leurs vêtements traditionnels.
Adossés au mur d’une case, deux notables impassibles jouent au fao, déplaçant prestement des graines dans un plat de bois ovale strié de cases creuses. Nous nous installons à côté d’eux pour essayer de comprendre, sans succès, la règle de ce jacquet africain.
Tout le village résonne du martèlement des pilons les femmes décortiquent le riz, aliment de base des Toma, pour le repas de midi. Nous n’avons toujours pas rencontré Kowo. Je me décide à aller le trouver. Il n’est pas seul dans sa case.
Coiffé de la chéchia rouge qu’il a récemment adoptée comme insigne de sa dignité, il est entouré de vieillards barbichus aux cheveux blancs tressés en courtes nattes qui discutent avec âpreté. Je crois deviner aussitôt le motif de cette réunion, car toutes les conversations cessent à mon entrée.
Nous échangeons les politesses d’usage.
— Iché, ichéyo… imama, mamayo.
Mais le silence retombe et l’atmosphère demeure hostile. Il est vrai que ces formules correspondent exactement à notre : « bonjour, comment allez-vous ? » et peuvent comporter tout autant d’indifférence ou d’hypocrisie. Après un moment pénible, Kowo me fait signe qu’il veut me parler au dehors. Il me paraît plus gêné encore que les autres et je le suis, un peu inquiet.
Après m’avoir exposé une fois de plus toutes les raisons de sa reconnaissance et protesté de ses bons sentiments à notre égard, il en vient aux faits. Une fois avant notre arrivée, des blancs ont violé la forêt sacrée pour s’emparer d’un masque rituel. La fureur des féticheurs rejaillit sur tous les étrangers. Ils sont plus que jamais décidés à garder jalousement leurs secrets. Ils ne comprennent pas l’intérêt que les blancs portent à la forêt sacrée, et refusent de nous y laisser pénétrer.
Kowo est jeune. Bien qu’il soit leur chef, il ne peut pas contrecarrer la volonté des notables.
— Les vieux commandent, dit-il de sa voix sourde et grave. Je ne peux rien de plus pour toi.
Notre discussion nous a conduits en dehors du village, devant l’entrée de la forêt sacrée. Déjà, l’an dernier, nous nous étions arrêtés là ; je me refuse à croire l’obstacle infranchissable. J’insiste :
— Je t’ai apporté le filin et les photos comme je avais promis. Je suis revenu exprès de Paris avec tout le matériel. Il faut faire quelque chose.
Kowo hésite, détourne les yeux.
— J’ai fait tout ce que j’ai pu.
Je regarde les hautes racines noires des fougères qui s’étagent. Au delà s’étend ce monde interdit dont quelques pas seulement me séparent. Et malgré moi j’élève voix :
— Ce n’est pas possible, Kowo. Il faut encore essayer.
Ma colère le surprend, il ne m’a jamais vu dans cet état. Un long moment, il me regarde d’un air perplexe, presque affligé.
— Si tu veux, dit-il enfin, je vais réunir encore les vieux ce soir. Tu parleras toi-même.
Puis il me laisse pour rejoindre le groupe des féticheurs qui l’attend devant sa case.
Nous savions bien, en décidant cette expédition, que les Toma n’allaient pas nous admettre sans difficulté dans leur univers magique.
Du moins Kowo est-il sincère. Je le connais assez bien pour être certain de sa bonne volonté. Mais où il a échoué, malgré son prestige et son autorité pourrons-nous réussir ?
Mes camarades attendent avec anxiété les résultats de ma conversation avec Kowo.
— Alors ? dit Jean.
Je ne peux que leur transmettre la mauvaise nouvelle.
— Tu sais, presque tous les notables nous connaissent ici. Avec un peu de chance, ça s’arrangera.
Peut-être, en effet, parviendrons-nous par notre présence a effacer la mauvaise impression laissée par le viol de la forêt sacrée.
Ce soir seulement nous connaîtrons la décision des féticheurs et nous affichons tous les quatre un optimisme un peu forcé.
Le soleil décline rapidement. Par petits groupes, avec discrétion, les notables sont entres dans la case de Kowo. Sur la place déserte une femme s’avance, vêtue simplement d’un m’bila, le slip que toutes les femmes toma portent sous leur pagne. Elle n’a pas de foulard tête et ses cheveux décoiffés et crépus se hérissent en tout sens. De larges traînées de boue séchée s’écaillent sur ses joues, ses seins, son ventre et ses cuisses. Le visage vide de toute expression, elle marche comme une automate, l’oeil fixe. Elle tient à la main deux branches vertes. Une pleureuse la suit, annonçant à la porte de chaque case, la mort d’une vieille femme village voisin.
La nuit tombée, nous attendons toujours, assis en rond, silencieux devant notre porte. Dans la case des notables, la discussion paraît sérieuse. Parfois, nous parviennent des éclats de voix et nous reconnaissons le timbre assourdi de Kowo. Nous ne comprenons pas le toma, mais nous sentons qu’il défend notre cause et se heurte a l’incompréhension et au fanatisme des vieillards. Brusquement le silence se fait. La porte s’ouvre, et dans l’encadrement se découpe la haute et mince silhouette de Kowo. A pas lents, il traverse la place. Sa seule démarche suffit a nous renseigner. Tous nos espoirs sont à l’eau. A son approche, j’élève ma lampe-tempête. Son visage luisant et sombre reflète une grande lassitude. Il a les larmes aux yeux.
— Viens, dit-il simplement, les vieux veulent te parler.
Dans la demi-obscurité de la case, la petite flamme ne de la lampe-tempête accuse le relief des visages des visages ridés. Ils ont tous l’air morne, mais résolu. Un vieillard s’avance vers moi. Kowo me traduit ses paroles au fur et à mesure, cherchant à peine ses mots.
— Nous vous connaissons, dit-il, vous n’êtes pas des blancs comme les autres, nous voulons vous aider, mais les secrets des Toma sont pour les Toma… un blanc, c’est un blanc, un noir, c’est un noir… nous ne pouvons rien pour vous.
Il n’y a rien a ajouter, je sais leur décision irrévocable et je sors, suivi de Kowo. Nous nous promenons côte à côte dans le village désert sous la lune, sans rien dire. D’une case éloignée monte un chant voilé ; un choeur de femmes, rythme par une calebasse à grenailles. Kowo répond à ma question muette.
— Les parents de la morte chantent leur peine.
A pas lents, nous revenons vers la grande case. Par la porte ouverte j’aperçois mes trois camarades, assis dans les hamacs, jambes pendantes, silencieux.
Kowo a un léger mouvement de recul. Il ne veut pas entrer, reprendre une discussion stérile. Il me murmure un bonsoir rapide et s’éloigne.
Jean relève la tête et me regarde.
— Un an de travail pour en arriver là, laisse-t-il échapper avec un haussement d’épaules.
Il vient de résumer notre pensée à tous.
Au petit jour, nous quittons Niogbozou. Deux Guelemlaï, comme des anges de mort, traversent lentement la place au moment de notre départ.
Dès notre arrivée à Macenta, au début de l’après-midi, nous allons trouver le commandant de cercle.
Il ne s’étonne pas un instant de nos démêlés avec Kowo et ses notables. Il nous engagé même vivement à renoncer à nos projets et à aller tourner notre film dans une autre région. En attendant que nous prenions une décision, il nous offre de nous loger dans une case vide au sommet de la colline dominant Macenta.
Le moral est bas. Nous flânons au soleil sur la place du marche quand je reconnais une silhouette familière.
C’est Prosper Zoumanigui, notre interprète de l’an dernier. Il est reste pour nous un ami et nous le retrouvons avec plaisir.
Prosper est maintenant infirmier-major à l’hôpital dans le service trypano ou l’on soigne les cas, de moins en moins fréquents, de la maladie du sommeil.
Il nous promet de monter nous voir dans la soirée.
Sur la colline, notre case, spacieuse, comporte deux pièces, chacune meublée d’un grand lit carré, mais le rembourrage des paillasses est inexistant. Nous sommes fatigues, déçus, et aucun d’entre nous n’a trouvé le courage de tendre son hamac.
A la nuit tombante Prosper arrive.
Assis devant la porte, nous le mettons au courant de notre situation.
Les petites lumières de Macenta clignotent à nos pieds, au fond de la vallée.
Prosper réfléchit longuement avant de nous répondre :
— De toute façon, dit-il, vous ne pouvez pas filmer les fêtes de sortie de l’initiation. Les féticheurs ont encore reculé la date. Mais à Sogorou, au nord de la route de Guéckédou, il y aura bientôt le grand tatouage des enfants et leur entrée dans la forêt sacrée.
A cette perspective inattendue, le moral remonte nettement.
— Oui, conclut Prosper, mais pour les voir, il faut être tatoué aussi.
Incapable de dormir, je me retourne depuis une heure sur ce matelas trop dur à la recherche d’une position supportable. Je dois d’ailleurs mesurer mes gestes pour ne pas réveiller Jean qui partage mon lit.
Les yeux ouverts dans l’obscurité, je songe à cette dernière phrase de Prosper : « Il faut être tatoué ». Kowo, l’an dernier, parlait de nous faire subir cette épreuve. Il y a deux ou trois jours à peine, il a éludé toutes mes questions à ce sujet. Cette initiation est-elle indispensable ? Jusqu’à quel point est-elle accessible à des Blancs ? Peu importe, cette chance ne doit pas nous échapper, nous assisterons à la cérémonie.
Tout à coup, je me redresse sur le lit et tends l’oreille. Une étrange musique se détacher sur les rumeurs familières de la forêt nocturne. Les trois notes grêles d’une flûte et le tintement cristallin d’une petite cloche tournent autour de la case. Tantôt proches, tantôt lointains, les sons paraissent venir chaque fois d’une direction différente. Retenant mon souffle, j’hésite à réveiller jean. Enfin, je lui empoigne l’épaule et le secoue, mais c’est la voix de Virel qui me répond de l’autre côté de cloison :
— Tu entends ça ?
Nous nous levons pour nous concerter dans l’obscurité, à voix basse. Tony refuse de se réveiller complètement. Ces manifestations inquiétantes ne le dérangent pas.
— Fichez-moi la paix, dit-il d’une voix pâteuse. Laissez-moi roupiller.
Jean partage son avis, mais devant l’insistance de cette musique insolite, il préconise une solution énergique : la chasse à l’homme, s’il s’agit d’un homme, tout en se refusant à y participer.
Nous attendons patiemment dans l’ombre. Au moment où les sons atteignent un maximum d’intensité, nous bondissons brusquement hors de la case, avec la torche électrique braquée dans leur direction présumée. Le faisceau de la lampe n’éclaire que les buissons rabougris au milieu des herbes. La musique s’est tue.
Nous sommes à peine rentrés que l’obsédant leitmotiv reprend avec plus d’ampleur. Tony critique sévèrement notre tactique.
— Il fallait sortir en rampant, sans bruit et sans lumière.
— Qu’est-ce que tu attends pour y aller ?
— Moi, je dors, répond-il avec détermination.
Nous décidons de suivre son exemple et retournons nous allonger. La petite flûte et la cloche poursuivent autour de nous leur ronde angoissante. Quand nous finirons par nous assoupir, vaincus par la fatigue, elle n’aura pas cessé une minute.
Nous sommes à peine arrivés à Macenta et cinquante kilomètres nous séparent de Niogbozou.
Mais déjà tous les féticheurs toma connaissent nos projets. Ils viennent de nous en donner la preuve cette nuit pour la première fois.
Nous prenons nos repas au Caravansérail. Tel est le nom donné dans un centre européen à l’hôtel ou à ce qui en tient lieu. A Macenta, c’est une grande case rectangulaire à toit de chaume ; un bar massif, en bois du pays, décoré par les sculpteurs locaux, de bustes de peaux-rouges négroïdes, occupe le fond de la salle commune.
Au bout de quelques jours, nous connaissons tous le habitués : commerçants et fonctionnaires européens ou africains de la ville. Ce soir, un nouveau venu.
Dans un état d’euphorie avancée, il ne se fait pas prier pour se joindre à nous et le verre à la main entame ses confidences. Le visage rond, les traits mobiles, l’oeil malin, il parle français avec une aisance étonnante.
— Je m’appelle Akoï Guilawogui. D’ ailleurs, tout le monde me connaît. Je suis le plus grand tailleur du pays. Sans s’interrompre une seconde, il se lève « Si vous voulez des pantalons, à votre disposition. »
Et d’un geste arrondi, il nous fait apprécier la coupe presque impeccable de son jodhpur.
Puis il se rassied, se penche vers nous et baisse la voix.
— Je sais pourquoi vous êtes ici, et je peux vous aider. Je suis candidat chef de canton du Gueriguerika, mon jeune frère décédé occupait ce poste et je dois le remplacer.
Il avale une longue gorgée :
— Là-bas, tous m’obéissent déjà ; je vous mettrai en rapport avec le plus grand féticheur et nous travaillerons ensemble :
Je hoche la tête. Il reprend, très persuasif
— Vous faites du cinéma, je suis un très bon acteur ; vous faites des disques, je chante très bien, même des chansons inconnues ici, car j’ai beaucoup voyagé. Accompagnez-moi dans ma tournée électorale.
Au point où nous en sommes, que risquons-nous en acceptant sa proposition ? Quelques tournées se succèdent, puis il se lève et nous donne rendez-vous pour le lendemain.
— Je commencerai par Bofossou, dit-il, c’est demain jeudi, jour de marché là-bas, et tous les gens du canton viendront.
Bofossou se trouve sur la route de Macenta à Guéckédou et ne doit pas être loin de Sogorou, où doit se dérouler le grand tatouage.
Ce matin, nous le retrouvons, comme convenu, au carrefour de la route de Guéckédou. Immédiatement, nous le repérons au milieu de la cohue, à son chapeau en nylon. Une foule bariolée s’entasse tant bien que mal sur des camions qui semblent sortis tout droit de la ferraille. Les transporteurs indigènes les rachètent en général aux entreprises européennes lorsque celles-ci les jugent hors d’usage. Sur chaque marche-pied un crieur vante les avantages du véhicule et engage les passagers éventuels à retenir immédiatement des places, en nombre paraît-il limité : on ne s’en douterait pas en voyant les plates-formes surchargées de ballots, de bicyclettes et de volailles caquetantes, où grimpent à chaque instant de nouveaux voyageurs.
— J’ai réservé cinq passages dans celui-ci, nous annonce Akoï, important, en nous désignant un camion particulièrement délabré. Vos bagages suivront dans un autre, je me suis occupé de tout.
Il nous présente au chauffeur, l’un de ses amis, et après un démarrage pénible commencé l’aventure : on ne peut guère parler de voyage, sur les routes de la forêt et dans ces conditions. En plat, tout se passe à peu près bien, mais à la moindre cote, deux apprentis sautent à bas du camion et se mettent a courir derrière, armés d’énormes cales triangulaires, qu’ils jettent sous les roues aux premiers signes d’essoufflement du moteur. Ces apprentis sont de jeunes garçons qui remplacent les chauffeurs dans toutes les basses besognes et sont autorisés, en récompense, à prendre parfois en main la destinée de quatre-vingts passagers, d’ailleurs tout à fait indifférents à leur sort. Le souvenir de notre premier trajet et le manque d’habitude, peut-être, m’empêchent de partager leur fatalisme. A chaque descente en roue libre, moteur débrayé, j’attends, crispé, le choc final. L’élan coupé et l’émotion passée, quand, après un profond soupir de soulagement, je regarde autour de moi, je ne surprends que des visages noirs, ravis, grisés par la vitesse. Pour eux, ces plongées terrifiantes remplacent avantageusement les montagnes russes.
Nous avons mis trois heures pour parcourir les quarante kilomètres qui nous séparent de Bofossou. Il faut bien entendu tenir compte des arrêts à chaque ruisseau pour remplir le radiateur, du passage du bac sur la rivière Makona et des innombrables incursions sous le capot auxquelles se livrent les apprentis avides d’approfondir les mystères de la mécanique.
Nous débouchons sur la place du marché. Avec un sentiment de délivrance, je saute du camion. En grosses lettres, sur le panneau arrière, s’inscrit : Sortie de Secours. Bonne Chance. En somme, le chauffeur n’a guère plus que moi d’illusions sur les possibilités dé son véhicule.
Sans nous concerter, nous nous dispersons dans la foule bruyante et nous errons au milieu des étalages bigarrés.
D’innombrables Dioulas, marchands ambulants, vendent pêle-mêle lames de rasoir, lait condense, bretelles cotonnades à fleurs, vieux pneus, baumes souverains contre les maladies les plus variées et un ramassis d’articles hétéroclites parfaitement inutiles en brousse. Aux comptoirs les plus importants s’empilent les sacs de café toma.
Dans l’air brûlant, flotte la puanteur du poisson séché. Un peu partout, des femmes au torse nu, assises par terre, impassibles, devant de minuscules éventaires où voisinent, en vrac, trois mesures de piment rouge, deux poignées de noix de cola et un demi-régime de bananes, attendent le client.
Au fond de la place, le boucher, assisté de ses commis, égorge calmement au couteau le boeuf qu’il va débiter.
Dans la nuit, la forêt semble s’épaissir pour cerner de plus près le village. Après le vacarme du marche tout parait maintenant silencieux. Nous sommes installés dans une petite case, en face de la « gargote ». Ce mot, importé par les premiers blancs, décrit avec justesse les auberges routières où s’arrêtent les camionneurs africains et les éternels manoeuvres qui réparent un chemin sans cesse mis hors d’état par les tornades. De la gargote, nous parviennent les sons aigres d’un harmonica et le piétinement des danseurs.
Je traverse la route et pénètre dans une salle basse, enfumée, qu’éclairent seulement deux ou trois lampes-tempête. Pas la moindre femme en vue. Sur le même thème africain qu’un des danseurs ressasse jusqu’à l’obsession à l’harmonica, des hommes tournent en rond, traînant les pieds, à la queue-leu-leu. En chéchia, béret basque ou vieux feutres mous, ils sont habillés de vêtements européens en loques, reprisés, rapiécés à la dernière limite. L’un d’entre eux, tout en dansant, tire des bouffées de sa pipe.
Baré, le propriétaire, m’accueille avec un large sourire. Le crâne rasé, il a de longues moustaches tombantes, et ce matin, quand nous l’avons vu pour la première fois, Jean l’a aussitôt baptise « Aladin ». Il est épuisé. Dans la journée, pour le marché hebdomadaire du jeudi, il a détaillé onze barriques de deux cent cinquante litres et ses clients continuent à lui réclamer du doboïgui : le vin rouge, l’invention des blancs la plus-appréciée des Toma. Il m’en offre verre et je vais m’asseoir sur un banc. Dans les nuages de fumée qui flottent autour des lampes-tempête pendues au plafond je contemple les danseurs.
Ils continuent à défiler en cercle et psalmodient d’une voix rauque. De temps en temps, le joueur d’harmonica, sans changer de rythme, souffle plus fort dans l’instrument et les hommes interrompent leur chant monotone pour pousser des hurlements aigus. L’un d’eux parfois se détache de la ronde et va chercher des verres de doboïgui. Il les élève dans la lumière pour vérifier l’égalité des niveaux et les tend à ses camarades.
Etourdi par le bruit et le mouvement, gêné par la fumée, je vais saluer Baré et quitte la gargote.
Dans notre case, Virel a sorti les tarots de Marseille. Depuis des années il en étudie le symbolisme, et l’explique ce soir à Tony, peu familiarisé avec ces questions. Il les utilise, d’ailleurs, comme procédé de divination et assure qu’il peut révéler à chacun sa destiné et son caractère. Tony, plutôt sceptique, demande une démonstration et Virel tire les cartes, déjà prêt à la discussion.
Akoï, le candidat chef de canton, fait alors son entrée, suivi d’un étrange personnage, grand et mince à la peau très sombre, coiffé d’un feutre noir trop large, tout bosselé, et vêtu d’un imperméable beige, crasseux, serré à la taille, d’où sortent deux longues jambes nues et noires. Les yeux à fleur de tête, le visage noble, un peu figé, il reste silencieux dans un coin de la case.
Fasciné par ces cartes aux couleurs vives Akoï s’approche de Virel et écoute avec attention ses explications. Akoï ne résiste pas à la tentation de ce jeu prophétique et Tony lui cède sa place devant la petite table. A la fois satisfait et anxieux des résultats de sa tournée électorale, il découvre lui-même dans les tarots, des raisons d’espérer. Virel n’ose pas trop le contredire, et tous deux tombent d’accord sur un compromis : si tout va bien, il sera chef de canton…
Akoï se lève. Sans dire un mot, l’homme à l’imperméable s’installe sur le banc. Son front haut et bombé penché sur les cartes, il conserve son mutisme mais son âge trahit l’effort qu’il fait pour suivre certaines interprétations un peu ambiguës. Quand Virel lui annonce : « La forêt est ton domaine », il se décide enfin à nous faire entendre le son de sa voix :
— C’est vrai, dit-il d’un ton un peu cassant, dans la forêt, je marche toujours le premier, je suis féticheur.
— Vous voyez, coupe Akoï triomphant, je vous ai amené l’homme qu’il vous faut. Arrangez-vous avec lui. Je ne veux pas me mêler de ces histoires de forêt sacrée. Voiné Koïwogui, seul, pourra vous aider.
Il nous quitte. Voiné le regarde partir puis il se tourne vers nous et hausse les épaules :
— Il vaut mieux qu’il ne s’en mêle pas, il n’est pas tatoué.
Il a dit cela avec un tel mépris tranquille que nous nous sentons gênés de ne pas porter nous-mêmes les scarifications obligatoires.
— Et, ajoute-t-il placidement, il n’aura jamais sa chefferie. Pour être chef de canton chez les Toma, il faut être un peu féticheur, ou bien on meurt vite. Son petit frère… il n’a pas fait deux mois…
Nous entreprenons d’exposer nos buts à Voiné. Il sait déjà ce que nous voulons, mais ses yeux intelligents, essayent de déchiffrer nos intentions sur nos visages, au delà des paroles. Cet homme me plaît ; un lien invisible s’établit entre nous : il devine plus qu’il ne comprend. Je lui explique que nous voulons renverser les dernières barrières qui séparent les Blancs des Noirs, et pour cela nous voulons connaître les secrets des Toma.
Voiné m’écoute, pensif. Un long silence s’établit dans la case. De grands papillons de nuit entrés par la porte ouverte volettent autour de la lampe-tempête. Dehors dans la nuit, le bruissement des insectes de la forêt couvre presque les accords nasillards de l’harmonica.
Voiné se lève :
— Mais pour connaître, dit-il avec gravité, il faut aller doucement. Tout ça ne peut pas se faire en un jour. Il faut que je pense à ce que vous m’avez dit. Bonsoir.
Il disparaît dans l’obscurité du village désert.
— Tu crois qu’il reviendra ? dit Tony.
— En tout cas, s’il est féticheur, il est probablement le seul ici à pouvoir nous aider.
Virel met la lampe-tempête en veilleuse. Nous discutons un long moment, allonges dans nos hamacs en fumant des cigarettes.
L’harmonica s’est tu.
Soudain, Voiné, drapé dans une couverture, apparaît a la porte. Il entre dans la case aussi abruptement qu’il en est sorti.
Il a l’air grave, décidé.
Il ne peut pas dormir. Jamais les Blancs ne lui ont parlé ainsi.
— Je suis pur Toma, dit-il. Mon nom Voiné veut dire « tenace », Koïwogui, c’est ma famille, ceux qui ne mangent pas de panthère, les vrais hommes de la forêt. Nos peaux n’ont pas la même couleur, mais nous serons comme des frères, même père, même mère, et je vous ferai connaître tous les secrets des Toma. Je n’ai pas peur de mourir. Demain pour commencer je ferai un sacrifice à mon Esprit et nous irons ensemble voir le maître des féticheurs, Vouriakoli.
Le lendemain, Akoï reprend seul sa tournée électorale et nous installons notre caNous suivons Voiné dans la forêt. La piste étroite serpente entre les torons énormes des lianes aux entrelacs inextricables. Nous marchons depuis quelques minutes quand Voiné s’arrête et me désigne un énorme tronc de fromager dont les racines aériennes aux membranes triangulaires évoquent l’empennage d’une fusée dressée. Dans l’un de ces panneaux de bois tendre un rectangle semble avoir été grossièrement découpé à la hache.
— Tu vois, me dit Voiné. C’est là qu’on vient chercher les portes des cases.
Les fûts lisses des arbres s’élancent a près de cinquante mètres de hauteur et se perdent dans la voûte épaisse des feuilles. Une lumière diffuse baigne au-dessous les gerbes des fougères arborescentes. A hauteur d’homme, ça et là, se dressent les pyramides ravinées des termitières comme des stalagmites géants.
Voiné les examine au passage et finalement s’arrête devant le plus haut de ces édifices jaunâtres qui dépasse deux mètres.
La pioche à la main, il attaque la termitière du côté du soleil levant. Rapidement, il atteint les galeries et, à coups précis, entaille ce monde souterrain et grouillant, indifférent aux douloureuses morsures des termite guerriers qui fourmillent sur ses bras et ses jambes nus Il creuse jusqu’à l’aplomb de la pointe, plonge dans ce terrier, et en ramène triomphalement un gros oeuf de terre rouge.
C’est l’écrin de la reine des termites. Il le fend avec son couteau et nous montre une sorte de larve blanchâtre d’une quinzaine de centimètres de long. Ce n’est qu’un énorme ventre distendu, d’où émerge une minuscule tête noire et qui se contracte dans un effort de ponte incessant. Autour d’elle, les petits termites, aveugles par la lumière du jour, tournent sans but.
— Maintenant, dit Voiné, j’ai gagné le chef de canton de la termitière. Je vais faire mon sacrifice à Angbaï.
Il a fermé avec soin les portes de sa case, car nulle femme, nul étranger, serait-il noir, ne doit connaître ses secrets. Nous sommes plongés dans l’obscurité. Voiné allume sa lampe-tempête, sort d’une hotte, dissimulée dans un coin, un volumineux paquet, et l’ouvre.
De l’amas de peaux de panthères et de singes qui le recouvrent surgit Angbaï, le diable de la brousse. C’est un grand masque noir sans bouche, sans regard, surmonté de cornes. La faible lumière de la lampe accroche sur ses méplats polis des reflets sombres. Voiné le pose dans un coin de la case et aligne devant lui s ses talismans, boules de sang coagulé et de coquillages, et une réduction d’Angbaï qui ne quitte jamais la poche oblique de son boubou.
Armé de son couteau, il fend le ventre de la reine des termites, arrose masque et talismans avec le jus qui s’en écoule, écrase le corps flasque et gluant sur Angbaï et commence ses incantations. Il nous a prévenus. Nous devons pas le déranger et ne pourrons lui poser aucune question jusqu’a la fin de la cérémonie.
Les avant-bras croisés, mains ouvertes, il s’incline et se relève devant l’autel qu’il a dressé.
A la lueur de la lampe, qui projette contre le mur de la case son ombre mouvante, ses yeux a fleur de tête luisent dans son visage extasié.
Au fond de la case, immobiles, nous le regardons.
De temps en temps, il interrompt ses prosternations pour agiter une clochette.
Enfin, il jette les noix de cola pour consulter le masque.
Elles retombent sur la cassure. En sacrifice, Voiné mâche et souffle la cola, pulvérisée, sur le menton et le front du diable de la brousse.
Il nous avait dit : « Quand Angbaï est sur moi je ne suis plus Voiné », et sa voix prend une ampleur tragique. Il s’incline, se glisse sous les peaux du masque, se relève puis s’agenouille et ramassé sur lui-même agite la tête de gauche à droite. Ses incantations se transforment en rugissements. Il devient une sorte de fauve humain.
Dans l’ombre étouffante de la case, nous éprouvions un tel malaise à demeurer les témoins de cette diablerie que nous nous sommes éclipsés discrètement. Peut-être Voiné ne s’en est-il même pas aperçu.
Quand il vient nous retrouver dans notre case, son visage ne porte aucune trace des transes qui l’ont secoué tout entier et n’exprime qu’une intense satisfaction. Sans difficulté, il nous fournit toutes les explications que nous désirons. Angbaï est, selon lui, la plus grande incarnation de l’Afwi, l’Etre Suprême. Il le tient de son père, et lui-même le transmettra à l’un de ses fils 1.
— Mais comment fait-il pour te dire sa volonté ? demande l’un de nous.
— Simplement par les noix de cola, répond Voiné.
Le colatier donne un gros fruit vert bouteille qui contient cinq ou six noix blanches ou violette ; chacune de ces noix, de la taille d’une prune, s’ouvre en deux dans le sens de la longueur, d’une simple pression de l’ongle. Il faut jeter au sol quatre moitiés de noix pour interroger l’Esprit. Sa réponse s’interprète selon leur chute. Voiné nous enseigne ces différentes interprétations ; elles nous semblent d’abord très compliquées, mais en fait une seule combinaison sur quatre est néfaste, ce qui réduit sensiblement les chances d’une réponse défavorable.
— Et, ajoute-t-il, si ça ne va pas, on peut recommencer, mais pas plus de trois fois.
Toute superstition est soumise aux mêmes lois et ce n’est pas autrement que nous lançons les pièces à pile ou face. Les Toma, comme les autres, connaissent les arrangements avec le ciel.
— Aujourd’hui les colas ont bien donné, constate Voiné, je peux vous amener voir le vieux Vouriakoli, qui commande tous les féticheurs de l’autre côté de la Makona.
Quelques jours plus tard, nous sommes toujours à Bofossou. Voiné n’a pas l’air pressé de mettre son projet a exécution. « Il faut aller doucement » a-t-il dit, et nous ne voulons pas le brusquer, car il représente maintenant notre seul espoir. Peut-être a-t-il raison, cette attente nous familiarisera encore avec le pays toma.
En dehors des jours de marché où s’y mélangent toutes les races et les tribus des environs, Bofossou paraît abandonné. Les habitants travaillent dans leurs lougans 2. Ils achèvent la récolte du café et entament les défrichements pour les prochaines semailles du riz. Seuls, quelques vieillards restent assis à l’ombre de leurs cases et regardent s’écouler la vie en mâchonnant leur chique. Parfois l’un d’eux vient nous rendre visite, nous offre quelques noix de cola, et raconte l’histoire de sa famille qui, invariablement, était, avant l’arrivée des blancs, la plus importante du canton, voire même du pays toma. Voiné traduit toujours avec condescendance, convaincu de l’indéniable supériorité de ses propres ancêtres.
Chaque jour, nous allons vers cinq heures prendre notre bain au marigot ; en chemin nous croisons les femmes aux pagnes multicolores qui reviennent de la lessive en file indienne, leurs bassines en équilibre sur la tête. Dans un décor hollywoodien de jardin tropical, où les fougères arborescentes forment des voûtes lumineuses au-dessus des vasques rocheuses, nous pataugeons dans les eaux vives, douchés par les cascades, glissant sous des tunnels de lianes. Souvent Voiné nous accompagne ; il désapprouve fortement l’usage du savon pour le bain, a son avis il faut le réserver pour le linge seulement.
— �a lave trop, dit-il. Et si un homme est trop propre, il ne fait plus d’enfants.
Pour un Toma, il est essentiel de faire des enfants, et d’en faire le plus possible.
Voiné possède une case à Bofossou. Il y vit provisoirement avec une femme et une fille de cinq ans mais son vrai village est à une demi-journée de marche dans la forêt. Et là-bas sont installés tous ses enfants, ses autres femmes et son innombrable famille.
Quand la fraîcheur revient avec la nuit, le village recommence à vivre. Tous les bruits de la foret se réveillent. Par les portes entrouvertes, on distingue les silhouettes accroupies autour des petits feux à l’intérieur des cases.
Les taureaux qui se promènent librement entre les tombes poussent de longs beuglements. De temps à autre, deux béliers se ruent l’un sur l’autre avec fureur. Les habitants sortent de chez eux et contemplent avec intérêt ces batailles acharnées. C’est l’une des distractions favorites de leurs soirées.
Pour la première fois, nous avons décidé d’utiliser ce soir notre magnétophone. Voiné a convoque les musiciens et prévenu tout le village ; il nous aide à la mise en place du matériel et nous donne même à tout hasard quelques conseils, pour prouver aux autres son importance. La mise en marche du groupe électrogène s’avère difficile. De nombreux spectateurs suivent avec attention cette opération délicate. Enfin le moteur tourne et les ampoules s’allument. Un murmure approbateur s’élève de la foule. Nous devons d’abord enregistrer un trio de chanteurs ; le tailleur et les deux commis de Baré chantent d’une étrange voix de tête en s’accompagnant d’une sorte de lyre. Ils ne semblent pas même s’apercevoir de la présence du micro et Tony, qui le tient, doit les suivre dans toutes leurs évolutions. Après la première bobine nous relisons notre travail.
Tous les habitants se massent en demi-cercle devant le haut-parleur. Quand ils entendent sortir de cette boîte carrée les voix de leurs chanteurs leur stupéfaction se traduit d’abord par un long silence, puis par un rire général. Le plus vieux du village vient se planter devant nous et nous fait dire par Voiné :
— Maintenant je peux mourir, j’ai vu la machine la plus extraordinaire des Blancs.
Voiné, tout à l’heure si sûr de lui, paraît un peu déçu. Il a émaille l’enregistrement de réflexions à voix haute et bien qu’il ait écouté avec attention, il ne les a pas reconnues au passage. Il ne sait pas encore comment il faut se placer par rapport au micro.
— C’est bien, cette machine qui a de la mémoire, dit-il. Mais de temps en temps elle oublie quand même des choses. Quand vous serez en France elle sera obligée de traduire. Là-bas, ils ne connaissent pas le toma.
Puis, songeur, il ajoute :
— Si j’avais une machine comme ça, je ne la montrerais pas à tout le monde, je ferais payer les gens pour la voir.
Cette idée le travaille, il disparaît dans la foule, revient au bout d’un moment et nous tend un billet de cent francs.
— Tu vois, le vieux du village pense la même chose. Il m’a donne cent francs pour la machine ; maintenant il faut faire payer les autres.
La coutume veut qu’on ne refuse jamais un cadeau chez les Toma mais nous attirons Voiné dans la case pour lui faire promettre de ne pas recommencer.
— Nous ne sommes pas venus ici pour faire payer les gens, dis-je.
— Vous donnez tout le temps et vous ne prenez rien. Si vous continuez comme ça, vous n’arriverez pas, réplique Voiné péremptoire.
— Nous ne pouvons rien faire payer de toute façon. Nous n’avons pas de patente.
— Ah ! ça alors…, reconnaît Voiné, vaincu.
L’argument décisif est trouvé. Voiné nous a raconté la veille que son beau-frère avait dû payer une grosse amende pour avoir ouvert une gargote sans cette pièce indispensable qu’il assimile d’ailleurs à un gri-gri.
Notre case donne sur la place du village et parfois le matin, sans nous déranger, nous assistons aux palabres, aux jugements. Voiné nous traduit tout. Souvent les notables nous font demander notre avis. Nous avons été témoins de plusieurs divorces, fréquents ici, suivis de remboursements de dot très discutés par les deux parties, et de règlements d’héritages interminables. Mais aujourd’hui il s’agit d’un cas plus grave. A l’entrée du village habitent les Dioulas, les commerçants. L’un d’eux a été victime d’un vol de dix mille francs. Tous les habitants se connaissent. Le suspect est vite découvert. On le traîne sur la place devant les notables, il se défend comme il peut. Malgré ses protestations véhémentes, on lui enroule autour de chaque bras du poignet a l’épaule des anneaux de corde serrés que l’on mouille ; le soleil sèche rapidement la corde qui peu à peu se contracte et pénètre dans les chairs. D’abord accroupi, l’homme se redresse sous la douleur et tourne sur lui-même, les bras écartés du corps ; il hésite, cherche des yeux un refuge, mais ne rencontre autour de lui que des regards froids, des visages impassibles. Il ne pourra même pas s’enfuir ; des bourrelets de chair meurtrie se gonflent entre chaque spire de corde. Pendant un quart d’heure il résiste désespérément, puis il titube, s’affale sur le sol, avoue et dévoile sa cachette. Le tribunal rembourse la victime et condamne le voleur a payer en outre une amende à chaque habitant, pour avoir déshonoré le village. Nous recevons cent cinquante francs pour notre part.
Mais je voudrais obtenir de Voiné quelques éclaircissements.
— Comment saviez-vous que c’était lui ?
— C’est très facile, il avait sous son boubou un sacrifice de voleur, et on l’a trouvé.
Il me désigne, accrochées a son propre boubou, une corne de bélier, une dent de panthère, et une petite cloche.
— Moi, j’ai le sacrifice d’un homme qui n’a pas d’argent mais qui sera un grand chef plus tard.
— C’est un peu comme une carte d’identité, fait remarquer Jean.
— Volontiers, dit Voiné pour qui ce mot est une forme élégante de l’affirmation. Si tu regardes le sacrifice d’un Toma, tu sais tout de suite ce qu’il est et ce qu’il veut.
— Mais, demande Virel, pourquoi appelles-tu ça un sacrifice ?
Voiné nous explique alors que le mot toma « saragaï » a de multiples sens.
— Tout d’abord, il désigne ce que chaque Toma, homme ou femme, porte toujours sur lui pour préciser sa position sociale ou ses aspirations. Il s’applique également a tous les talismans protecteurs, de la case, de la famille, du village ou du clan : tels les sept pierres suspendues dans un filet de lianes à une barre de bois soutenue par deux fourches verticales et destinées à assurer la longévité du chef de famille, ou encore le mince tronc d’arbre couche devant la concession de chaque clan pour le protéger.
Toutes les offrandes aux ancêtres et aux esprits de la foret portent aussi ce nom, et à plus forte raison les sacrifices animaux et humains.
Voiné nous a appris par la même occasion que le fondateur d’un village partage toujours le terrain entre les différents clans. La tribu toma se divise en effet en de nombreux clans à totems d’animaux. Tous les membres, hommes ou femmes, d’un de ces groupes ne peuvent ni manger l’animal-totem auquel ils s’assimilent, ni se marier entre eux. Ces interdits revêtent à leurs yeux une telle importance qu’à la question normale : « Quel est ton nom ? » ils ont substitué celle-ci « Quel est l’animal que tu ne manges pas ? »
L’an dernier déjà, j’avais pu constater qu’il existait aussi des totems végétaux ; Kowo Guilawogui, qui ne mange pas le chien, ne touche pas non plus au manioc. Il m’avait entraîné un jour en dehors du village pour me montrer sa plante sacrée, si bien entretenue qu’elle formait une sorte de tonnelle au centre de laquelle les sacrifices s’amoncelaient sur une dalle. J’aimerais savoir si c’est là un cas isolé ; mais les explications de ce genre fatiguent Voiné et il saisit toujours le premier prétexte pour les interrompre. Ce soir il juge indispensable d’aller préparer le dîner.
Après le repas, il vient cependant s’installer dans notre case et je lui demande de nous parler de la forêt sacrée, de son origine et de celle des premiers Toma. Il n’a pas l’air de bien comprendre mes questions.
— Enfin, lui dis-je, tu dois bien savoir comment est venu sur terre le premier homme.
— Pour ça, il faut demander à Baré, il connaît mieux que moi.
J’appelle Baré dans sa gargote, en face de notre case.
Il arrive, un large sourire aux lèvres.
Je lui répète ma question.
— Baré, tu connais l’histoire du premier Toma.
Sans hésiter, Baré entame l’histoire d’Adam et Eve dont il a d’ailleurs oublié les noms.
— Le premier homme était tout seul. Il s’est endormi sous un arbre. Le Grand Esprit est venu, il a pris un morceau et il a fait la femme.
Il s’efforce visiblement de n’omettre aucun détail. A la fin pourtant, je lui fais remarquer :
— Mais c’est l’histoire du premier Blanc que tu m’expliques
— Oui, répond-il avec simplicité, c’est les chrétiens des Américains qui me l’ont raconté.
Il m’apprend alors qu’au Liberia, où il a séjourné, les protestants l’ont converti, mais il n’est plus accepté maintenant par ses coreligionnaires. Il avait juré de n’avoir qu’une seule femme et s’il n’en a eu en effet qu’une à la fois, il en est à la cinquième depuis son baptême.
— Si une femme n’est pas bonne il faut la changer. Ils ne veulent pas comprendre ça, conclut-il, désolé de cette étroitesse d’esprit.
J’insiste pour connaître l’origine du premier Toma, et non celle du premier blanc. Voiné et Baré se regardent d’un air interrogateur.
— Alors, tranche Voiné, on ne sait rien là-dessus. Même les plus vieux, ceux qui n’ont plus de cheveux et sont aveugles, ne pourraient pas te le dire. Leurs grands-pères n’habitaient pas ici et ils ne savent pas ce qui se passait dans le pays d’où ils sont venus.
Vaincu par cette logique implacable, je change de conversation, décidé à reprendre cette importante question une autre fois.
— Vous pouvez préparer vos machines, nous dit Voiné avec son sourire habituel, j’ai trouvé des porteurs et nous allons ce matin à Guiziouma. Il y a là-bas une grande fête pour un vieux qui est mort.
Il nous annonce cette nouvelle sur un ton impératif auquel on ne résiste pas. Nous ne demandons d’ailleurs qu’une chose : commencer à tourner.
Voiné a convoqué non seulement les porteurs mais aussi un petit orchestre de tam-tam. En pays toma les gens importants ne se déplacent pas sans musique, et tout au long de la piste, les cinq hommes chantent nos louanges en s’accompagnant sur leurs petits tambours d’aisselle.
— Les musiciens ici c’est comme les femmes …
— Le vieux dit qu’il n’a rien d’autre, mais on ne peut pas donner de l’argent aux Blancs, puisque c’est eux qui le font.
Après avoir échangé quelques paroles avec le notable, notre guide empoche le billet : lui n’est pas Blanc.
Le moment des sacrifices est venu.
Les victimes, offertes par la famille du mort, bélier, coq et taureau, sont amenées sur la place. Il faut honorer la mémoire du défunt et prouver à tous qu’il était riche et considéré.
Un féticheur commence son éloge et les grands tambours de funérailles, en forme de sabliers, posés sur le sol, scandent chacune de ses phrases.
Les animaux sont égorgés puis dépecés. Des flots de sang imbibent la terre rouge. Seuls, les morceaux du taureau sont distribues aux assistants. Nous recevons les quartiers de choix : les filets, la cervelle et le foie.
Par intervalles, éclatent toujours les détonations des fusils.
Soudain, les femmes et les enfants s’enfuient dans toutes les directions. Un gigantesque masque noir couronné de plumes surgit de la forêt : le Bakoroguï. Sous sa barbe touffue s’ouvre sa gueule rouge et béante ; il brandit un diabolique trident de sorcier qui symbolise le coup de griffe de la panthère.
Trois musiciens l’escortent, qui chantent et martèlent avec de courtes baguettes une sorte de banane de fer creuse.
Il parcourt le village en dansant çà et là, charge au hasard les spectateurs à demi rassurés.
Il se penche, se balance, agite les bras, incline la tête et son jeu d’attitudes est tel que son masque rigide exprime tour à tour joie, tristesse ou fureur.
Tout à coup, il s’arrête devant une niche accolée a une case qui abrité un objet étrange : une sorte de grand plumeau dont le manche, recouvert de sang caillé et incrusté de coquillages, s’achève en lame effilée
— C’est un simonguï, m’informe Voiné. Le gri-gri qui empêche les enfants d’être mangés par les sorciers.
Le Bakoroguï continue sa danse, et à chaque case recueille une offrande. Nous lui faisons remettre la nôtre par Voiné. Serait-ce pour nous en remercier ? Il fonce sur nous, menaçant, avant de regagner la forêt, toute proche.
Les coups de feu continuent à crépiter dans un vacarme assourdissant. Des nuages tourbillonnants de poudre et de poussière rouge engloutissent le village.
Le soir même, revenu à Bofossou, Voiné se montre d’excellente humeur et très satisfait : grâce a lui nous avons pu filmer cette fête. Malheureusement, nous recherchons ici tout autre chose. L’année dernière nous avons déjà tourné ce que tous peuvent voir. Nous voulons maintenant pénétrer les grands secrets, et nous sommes prêts à subir les épreuves d’initiation. Voiné seul peut nous aider.
Je lui rappelle qu’il devait nous conduire au grand maître des féticheurs.
Voiné dont nous ménageons toujours la vive susceptibilité, baisse la tête, mortifié. Il semble réfléchir profondément. Puis, de sa méditation, jaillit cette déclaration surprenante :
— Demain, nous irons a la mission chez les Pères Blancs pour voir Vouriakoli.
Notes
1. Voir Appendice I : « Pour fabriquer un masque ».
2. Zones défrichées réservées aux cultures.
En pleine brousse, au milieu d’une vaste zone défrichée longeant la route qui revient vers Macenta, une allée monte entre deux rangées de fleurs vers la grande case rectangulaire de la mission catholique de Balouma. A côté, une chapelle, l’école et l’infirmerie dominent un terrain de sports. Les toits de tôle sont rouillés. Aux murs s’écaille la couche de kaolin. Le style des bâtiments est vétuste. Les Pères sont sans doute installés depuis déjà longtemps dans le pays.
Avant d’arriver Voiné nous a longuement expliqué son point de vue :
— J’ai travaillé chez les Pères ; je les connais. Ils voulaient même me baptiser mais je n’ai pas voulu. Mon père m’a donné Angbaï, je dois le garder. On ne peut pas faire bien deux choses en même temps. Les Pères sont les sorciers des Blancs et les féticheurs leur ont montré beaucoup de secrets. Les Pères n’ont pas parlé. Tous les Toma, même Vouriakoli, croient leurs promesses. Si vous promettez devant eux de ne rien dire aux femmes et aux Bilakoro 1, le grand féticheur vous montrera aussi nos secrets.
Les Pères Blancs nous accueillent avec beaucoup de cordialité. Malgré le carême, ils n’hésitent pas à nous offrir tout ce que leur interdit un jeûne rigoureux : tabac, alcool et viande ; nous ne résistons pas à la tentation de faire pour une fois un repas à l’européenne. Mais comment vais-je présenter ma requête au Père supérieur ? Après le dîner, il nous fait visiter les dépendances de la mission et j’en profite pour mettre la conversation sur Voiné, qui ne nous a pas suivis, et lui exposer notre projet. La stupéfaction la plus totale se lit sur son visage ; c’est entendu, il entretient avec le grand féticheur des rapports de bon voisinage mais il lui paraît impossible d’obtenir pour nous la possibilité de filmer les rites secrets. A son avis, Voiné se fait des illusions. Devant mon insistance, il consent cependant à nous ménager une entrevue avec Vouriakoli.
Voiné nous a quittés à la nuit tombante, très optimiste.
— Je reviendrai ici demain matin avec le maître des féticheurs et tout va exister complètement.
C’est la première fois qu’il emploie cette formule métaphysique, mais par la suite, nous la retrouverons souvent dans sa conversation.
De bon matin, le Père supérieur entre dans notre chambre.
Vous ne le savez peut-être pas, mais c’est aujourd’hui dimanche. Nous disons la messe, mais ne vous croyez surtout pas obligés d’y assister.
Le Père nous a réservé des places sur le coté de l’autel. Tony, qui n’est pas pratiquant, prend des photographies, ce qui lui permet d’éviter tout impair.
Fichter, Virel et moi nous nous surprenons à chanter la messe avec les Noirs, en latin. Nous ne comprenons rien au sermon, en langue toma.
En face de nous, un Père est installé à l’harmonium. Son instrument s’étrangle de temps à autre en émettant des sons noyés. Nous échangeons des regards un peu surpris. A la longue, ce n’est pas sans efforts que nous retenons tous notre sérieux.
La veille, un boy [domestique] chargé de nettoyer l’harmonium l’a submergé a grands seaux d’eau. Le clavier, gondolé d’un bout à l’autre, et les entrailles de l’harmonium n’y ont pas résisté.
La cloche sonne à toute volée, et les élèves de la mission sortent de la chapelle en rang, les bras croisés, sages comme des images pieuses. Un homme remonte la grande allée fleurie. Nous reconnaissons Vouriakoli sans l’avoir jamais vu. Drapé dans un boubou bleu ciel, tout rapiécé, et coiffé d’une chéchia rouge rejetée en arrière, d’où dépassent trois petites nattes de cheveux blancs, il tient à la main gauche une fourche satanique à trois dents. Les enfants lui jettent des coups d’oeil craintifs et s’écartent sur son passage.
Le Père veut entourer de toute la discrétion possible cette entrevue peu banale et nous entraîne avec le féticheur dans son bureau à l’abri des curieux ; seuls Voiné et l’interprète de la mission sont autorisés à y assister. Le Père prend la parole et s’arrête à chaque phrase pour laisser à l’interprète le temps de traduire. L’oeil farouche, les traits durs, Vouriakoli l’écoute. Pas un muscle de son visage ascétique ne bouge.
— Les blancs, termine le Père, promettent de ne rien révéler en Afrique aux femmes et aux non-initiés. Je me porte garant de leur parole et tu me connais assez pour avoir confiance en moi.
Le féticheur ne répond pas tout de suite. De ses quelques instants de réflexion dépend peut-être le résultat de notre seconde tentative. J’ose à peine respirer. En face de moi la silhouette sombre de Vouriakoli se découpe dans le rectangle de lumière crue de la porte. Il n’a pas un regard pour nous.
— L’année dernière, dit-il enfin, deux des blancs qui sont là ont pu filmer à Niogbozou les Guelemlaï et l’entrée de la forêt sacrée grâce à mon autorisation.
Jean et moi échangeons un rapide coup d’oeil. Jusqu’à cet instant, nous avions ignoré ce détail.
La voix sourde de Vouriakoli se fait plus âpre :
— Cette fois, ils demandent trop. Je ne veux pas mourir. Je ne leur apprendrai rien des secrets toma.
Sans un mot de plus, il se lève, sort et redescend la grande allée dans le soleil en fouettant l’air de sa fourche. Le père se tourne vers nous avec un geste d’impuissance.
— J’ai fait ce que j’ai pu, mais je connaissais à l’avance sa réponse.
Ce refus, après notre échec de Niogbozou confirme l’opinion du commandant de cercle. Jamais nous n’atteindrons nos buts.
Nous prenons congé des Pères blancs et reprenons tristement le chemin de Bofossou.
Depuis quinze jours, nous piétinons.
De Niogbozou à Macenta, de Macenta à Bofossou, nous avons perdu des journées entières en allées et venues inutiles.
Le découragement nous gagne tous les quatre.
Voiné, lui, reste confiant.
— Il y a beaucoup plus fort que Vouriakoli, dit-il en haussant les épaules. Lui ne commande que ce côté de la Makona.
Il incline la tête, les bras tendus
— Mais Zézé Sohowogui, mon maître, fait courber tous les autres devant lui. On ira le voir demain. Quand il vous connaîtra bien, il vous montrera tous nos secrets. Il n’a pas peur de la mort.
Nous quittons le camp de base avec plusieurs heures de retard.
Voiné n’a pas réuni sans difficultés les vingt porteurs nécessaires au transport de tout le matériel. Trois d’entre eux sont chargés des précieuses bonbonnes de vin rouge qu’apprécient tant les Toma, même au fin fond de la brousse.
Nous retrouvons presque avec plaisir l’ombre étouffante de la grande forêt. L’action nous rend un peu d’optimisme.
Pourtant, la piste est très dure. Dans la vase des marigots qui se multiplient, nous nous enlisons souvent jusqu’à la taille.
Par endroits, Voiné s’arrête pour nous montrer des traces de biches ou de panthères. Les fauves ont tous peur de l’homme et restent invisibles dans la forêt. Il faut être chasseur professionnel pour les voir de près.
Les hommes se relaient en tete de la colonne. Parfois, le chef de file tranche net de son coupe-coupe une vipère rouge dressée sur la piste, sans même ralentir son pas.
Nous nous engageons dans une zone montagneuse et franchissons une série de collines aux pentes abruptes. Après un dernier raidillon, nous émergeons de la forêt sur un vaste plateau rocheux.
A perte de vue, s’étend derrière nous une mer verdoyante.
Un îlot d’arbres gigantesques se dresse sur le plateau, entouré d’immenses dalles noires dénudées. Voiné tend la main :
— Là, c’est mon village, Fassavoro ; il n’y a presque pas de cultures, la terre est très pauvre et les hommes descendent à Bofossou, pour travailler et faire vivre leurs familles.
Les porteurs sont loin derrière nous, et nous arrivons seuls avec Voiné.
D’une case à l’autre, les femmes dévidant à bras tendus de larges écheveaux tendent en travers de la place, les longs fils de coton qu’elles viennent de teindre en bleu avec les fruits de la forêt. Elles ne se rendent pas compte tout de suite de notre présence. Brusquement, l’une d’elles nous aperçoit. Elle se met à pousser des cris suraigus et ameute tout le village ; en un instant, la place grouille de monde. Voiné joue à merveille les enfants prodigues. On dirait qu’il n’est pas revenu ici depuis des années. Il papillonne de groupe en groupe, distribue de tous côtés avec beaucoup d’aisance saluts, remerciements et félicitations et nous présente à la population comme les « quatre patrons de Paris ». Tous connaissent déjà l’existence de notre merveilleuse machine « qui a de la mémoire », de nos torches au magnésium, de nos caméras. A titre de démonstration, Voiné demande à être photographié avec nous et tous les membres de sa famille.
Chacun est en place ; le vieux guerrier aveugle qui brandit son sabre, les notables en boubou d’apparat, l’ex-tirailleur en uniforme au garde-à-vous, les femmes et les enfants accroupis devant nous. Soudain, Voiné nous supplie d’attendre encore un instant. Il abandonne sa pose avantageuse et se précipite dans une case voisine pour en extraire un tout petit vieillard ridé qu’il place à côté de lui.
— Attention, ne bougeons plus ! crie Tony, qui joue les photographes de noces et banquets. Après le déclic, le groupe se disloque et Voiné nous présente le petit vieux.
— Voilà mon pire neveu.
Pour lui, « Pire » exprime le superlatif absolu. Nous y sommes habitués et seul nous surprend l’âge de son neveu. Malgré toutes nos questions nous ne parvenons pas à déterminer le degré de parenté exact qui le lie à ce vieillard. Nous lui offrons cependant une petite bouteille de rhum sans avoir consulte Voiné. Un sourire édenté fend son visage fripé d’une oreille à l’autre. Mais ici nous pourrions vider toutes nos caisses de cadeaux sans encourir de reproche. Voiné est chez lui. Rien n’est trop beau pour sa famille.
Il a fait nettoyer et aménager pour la nuit son ancienne case.
Ses femmes, en procession, nous y apportent notre repas du soir. Une montagne de riz dans une cuvette émaillée et dans de petites marmites en terre, les « canaris » des sauces variées au piment ou à l’huile de palme où nagent des bribes de poulet.
La case est bondée. Le village entier voudrait assister à ces agapes. Les notables ont, bien entendu, la priorité.
Tous commentent avec force gestes l’utilité de nos assiettes individuelles, de nos cuillers et de nos fourchettes. Comme d’habitude, je ne touche pas au plat de riz. J’en ai été par trop saturé au cours de mes voyages. Voiné qui m’observe depuis plusieurs jours, s’inquiète :
— Tu n’as pas faim, patron ?
— Si, mais le riz m’est défendu, lui dis-je pour plaisanter.
Il éclate de rire.
— Alors, ils vont t’appeler Morowogui (celui-qui-ne-mange-pas-le-riz).
Cette nouvelle stupéfiante se répand dans l’assemblée et provoque des réactions diverses. Voiné traduit :
— Les vieux disent que si un homme est Morowogui dans ce pays, il meurt. Il n’y a rien d’autre à manger. Après cette journée de fatigue tu dois en prendre. Demain tu feras un sacrifice au riz pour lui demander pardon.
Je ne savais pas que les interdits pouvaient être transgressés aussi facilement.
— Un pur Toma ne doit jamais le faire, affirme Voiné.
Cependant, nous continuons à le questionner. Nous apprenons que tout homme peut dans des circonstances exceptionnelles manger son totem ou épouser une femme de son clan, ce qui constitue un véritable inceste. Pour échapper au Jugement des esprits, il doit effacer sa faute par de nombreux sacrifices expiatoires. Toute morale, aussi rigide soit-elle, s’assouplit pour s’adapter à la vie. Les Toma ne se distinguent pas en cela du reste de l’humanité.
Voiné nous avait prépare une surprise. Un groupe de petites filles très intimidées, de huit a dix ans, en pagne et coiffées du mouchoir de tête, pénètre dans la case et vient s’aligner en face de nous. Au signe d’une matrone, elles attaquent en choeur un chant de bienvenue. Leurs voix frêles et fraîches, d’abord un peu fausses, retrouvent peu a peu leur registre. Elles s’accompagnent en secouant en cadence des petites calebasses à grenailles et n’osent pas nous regarder. Quelques-unes même nous tournent le dos. Derrière elles, sur le mur, la lampe-tempête découpe de grandes ombres dansantes.
Demain soir nous serons chez le grand maître des féticheurs.
Une haute colline de roches noires barre l’horizon. Voiné tend le bras.
— Nous irons là-bas seuls.
Nous laissons partir les porteurs en avant et quittons la piste pour nous enfoncer au coupe-coupe dans la brousse. Le réseau serré des lianes et des buissons épineux s’éclaircit par place. Ce sont les traces des derniers et lointains passages. Nous descendons peu à peu vers le fond de la vallée. Un ruisseau y serpente. Ses eaux claires projettent une frange lumineuse dans la pénombre glauque.
Nous remontons en direction de la falaise rocheuse. Le ciel reste à peine visible. Nous avons l’impression d’avancer dans un fond sous-marin où les lianes tombent de la haute voûte touffue comme les cordages d’une épave engloutie.
Au pied de la colline, m’explique Voiné, s’ouvre la caverne de Vevego, l’ancêtre de Zézé Sohowogui et le premier guide des blancs.
Son esprit habite là-haut et Zézé vient lui apporter de temps en temps des sacrifices.
Nous sortons enfin des fougères et de la brousse épaisse et débouchons sur une dalle rocheuse au seuil de la caverne.
Sous cet auvent peu profond, comme des ex-voto, reposent les offrandes à Vevego : un vieux fusil datant de la conquête, couvert de moisissures vertes, couché sur un tas de pierres à côté de nattes roulées ; des faisceaux de guinzé et des poteries remplies de manioc, de riz et de piments desséchés.
Dans une fente du rocher, en sortant de la grotte, Voiné découvre des fers avec lesquels, jadis, on enchaînait les noirs emmenés en esclavage et les emporte. Nous ne savons pourquoi, c’est pour lui un heureux présage. Zézé aidera les blancs puisque son ancêtre Vevego l’a fait avant lui. Nous grimpons au sommet la colline et Voiné nous montre dans la roche une grossière empreinte de pied. Il marche dans l’empreinte.
— C’est là que le vieil Oko est venu quand la terre était encore molle, dit-il.
— Qui était Oko ?
— Oko, c’est celui qui a fondé Touweleou, le village de Zézé, mon maître.
De l’autre côté de la vallée des toits de chaume coniques surgissent au milieu de la brousse. Voiné tend le bras :
— Tu vois là-bas… c’est Touweleou.
Touweleou diffère des autres villages toma que nous avons traversés jusqu’ici. Les cases s’y touchent presque ; les tombes d’ancêtres y sont plus nombreuses, et les dalles dressées sur ces tombes plus hautes que partout ailleurs. Nous contournons la terre fraîchement remuée d’une sépulture ouverte on distingue au fond la natte qui entoure le cadavre deux sagaies y sont plantées. Voiné questionné, répond simplement :
— C’est une vieille sorcière. Elle est morte depuis trois mois, mais toutes les nuits elle revient, elle entre dans les cases et elle s’assoit sur la tête des gens ; alors ils l’ont déterrée et clouée à la terre, comme ça, elle ne bouge plus.
Les habitants ont préparé une case à notre intention. Nous tendons nos hamacs et prenons le repas apporté par les femmes.
La nuit est tombée, très vite.
Voiné entre dans notre case, suivi du grand féticheur. C’est une sorte de bouddha, au crâne rasé. Il a les traits aussi rigides, le visage aussi ferme que Voriakoli. Il est drapé dans un boubou terreux et sombre.
Le devin du village, Wego, les accompagne.
Un long silence suit les quelques phrases de bienvenue. Je me décide, j’attaque et leur expose rapidement qui nous sommes, ce que nous voulons. Voiné traduit. Mes dernières paroles n’éveillent aucun écho. Nerveusement, j’allume une cigarette. D’un geste brusque sans un mot, Zézé tend la main vers le paquet, en saisit une et, sans me quitter des yeux, prend tout son temps pour l’allumer à son tour. Il parle d’une voix lente et étouffée.
— Tu es très pressé, traduit Voiné, et tu demandes les choses trop vite, mais comme ça, on sait mieux ce tu veux… Moi, j’ai besoin de la nuit pour réfléchir. Demain je te donnerai ma réponse.
Zézé se lève, pose devant nous une poignée de noix cola, et se retire avec ses deux assistants. Nous les regardons sortir, perplexes. Au bout de quelques instants Voiné revient, radieux :
— �a va, patron, tout va exister complètement. Regarde les colas : tous blancs, ça veut dire que vous êtes ses amis.
Je ne parviens pas à dormir. Voiné qui craint l’obscurité, comme tous les noirs, n’a pas voulu éteindre la lampe-tempête. Il a simplement baissé la flamme. Les hamacs dessinent de pales ombres chinoises sur un fond terreux, imprécis. Je distingue à peine les silhouettes allongées de mes trois camarades. Je n’ai qu’une demi conscience des heures qui s’écoulent, mais conserve l’impression que, depuis bien longtemps, je m’agite, les yeux ouverts, maudissant l’inconfort du hamac.
Tout a coup, un cri rauque :
— Allumez !
C’est Fichter. Mon lit flottant touche presque le sol. Je remonte la mèche de la lampe-tempête à portée de main. Virel et Fichter sont assis dans leurs hamacs, l’air ahuri.
— Mon bras pendait presque par terre, dit Jean, la voix changée. J’ai senti une main froide qui serrait la mienne. Je l’ai agrippée… quand tu as allumé, je la tenais encore…
Virel, lui, au même instant, a été réveillé en sursaut par une autre main froide, posée sur son front.
Les hamacs de Jean et de Virel, à des niveaux différents, sont tendus en quinconce à mes pieds.
Il faudrait admettre que deux êtres aux mains froides aient circulé en même temps dans la case. C’est impossible. J’aurais au moins entrevu leurs ombres.
D’un commun accord, nous laissons au lendemain la solution de ce problème. Je remets la lampe en veilleuse. Jean et Virel se recouchent.
Cette fois, je réussis à m’endormir. Pas pour longtemps.
Une violente secousse me bascule à bas de mon hamac et je me retrouve debout sans savoir pourquoi. Tony est dans la même position, aussi stupéfait que moi. Voiné remonte la lampe :
— C’est la vieille, dit-il calmement.
J’essaie de lui démontrer que cette histoire ne tient pas debout, d’ailleurs le cadavre est cloué par les sagaies ; mais il ne veut pas en démordre.
— C’est la vieille complètement, patron.
A mon avis, ces soi-disant manifestations d’un monde invisible ne sont pas sans rapport avec notre désir de pénétrer les secrets de la forêt. Mais une explication logique n’aurait aucune prise sur Voiné : il vaut mieux jouer le jeu.
Après cette nuit mouvementée, Voiné nous tire de nos hamacs avec autorité.
Zézé va nous donner sa réponse.
Il nous conduit hors du village, jusqu’à une petite clairière où nous attend Zézé vêtu cette fois d’un boubou blanc immaculé au milieu des notables. Aucun d’eux ne sait un mot français. Une fois de plus, notre sort dépend de Voiné, qui non seulement traduit, mais est obligé d’adapter certaines de nos expressions pour les rendre plus conformes aux règles de politesse toma.
Tous savent ce que nous voulons. Pendant la nuit, déjà, ils ont pesé leur réponse, mais Zézé reprend le problème à son point de départ. Il raconte comment nous sommes arrivés ici, ce qu’il sait de nous par Voiné, et ce que nous attendons de lui. Puis chacun des notables, gravement, donne son avis, en général plutôt favorable. Chez les Toma, comme dans la plupart des tribus africaines, nulle affaire importante ne peut se débattre sans d’interminables palabres. Mais ce cérémonial devient à la longue éprouvant pour les nerfs. Leur décision est prise, je le sais et je voudrais leur demander d’en finir tout de suite.
Enfin, Zézé se tourne vers nous.
— Les blancs, dit-il, doivent signer un papier. Ils ne diront rien aux femmes, aux étrangers et au Bilakoro. Ils paieront tous les sacrifices. Qu’ils attendent ici quelques jours, et je les ferai entrer dans la forêt sacrée. Ils entendront la voix de l’Afwi.
Je prends mon carnet de notes, y écris la promesse exigée, la signe et la fais passer à mes camarades.
Tony, qui a signe le dernier, la tend à Voiné qui la traduit à haute voix avant de la remettre à Zézé.
Zézé l’enfouit sans la regarder dans la poche de son boubou et se lève. Voiné, raide, solennel, nous annonce :
— Le vieux a tout accordé. Vous pouvez rentrer.
Deux ou trois heures plus tard, Voiné nous rejoint, devant notre case, triomphant.
— Vous voyez, Zézé est le plus grand des féticheurs, il a compris que vous n’étiez pas des blancs comme les autres.
Pour faciliter nos prises de vues, je lui demande de nous décrire la cérémonie à laquelle nous allons assister. Mais dans son esprit, les croyances toma et la réalité se mêlent si intimement que nous ne pouvons obtenir de lui aucun détail précis :
— Zézé souffle dans la tête de l’Afwi… Et pour ça, il met son boubou-médicament. Quand on a ce boubou, on peut tout faire. Zézé devient tout petit ou très grand, comme il veut. Et si un homme n’est pas fort, sa tête tourne et il tombe rien qu’à le regarder.
La grande ambition de Voiné est de posséder un boubou semblable, mais ce vêtement magique vaut très cher et il nous énumère rapidement la liste des sacrifices nécessaires pour l’obtenir : Zézé réclame deux taureaux, sept cents paquets de guinzé, des chiens, des coqs et des béliers. Un simple calcul mental nous en donne la valeur, environ quatre-vingt-dix mille francs. L’idée que la magie toma peut faire l’objet d’un tel commerce nous déçoit un peu. La journée s’écoule trop lentement à notre gré. Nous essayons de tromper notre attente en préparant le matériel de prises de vues.
A la tombée de la nuit, réunis avec Voiné devant la case, nous voyons passer des femmes portant sur la tête des bassines d’eau chaude et fumante.
— Tiens, dit Voiné, voilà les femmes qui apportent de l’eau pour vous. Allez avec elles.
A la limite du village, sur de grandes pierres plates, les femmes déposent les bassines.
Autour de nous, sur d’autres cercles de dalles dont certains sont entoures de branchages, des groupes d’hommes et de femmes nus, accroupis, sont déjà en train de se laver dans le crépuscule. Ils s’aspergent à gestes lents et bavardent entre eux. Dans la pénombre, l’eau ruisselante brille sur leurs peaux noires. Je me suis un peu attardé. Je rentre le dernier à la case. Au premier coup d’oeil je constate que ce soir on a pris un soin tout particulier pour dresser la table ; un pagne multicolore sert de nappe et Tony a préparé une sorte de punch martiniquais particulièrement dynamique. Une jeune Toma effarouchée entre, me tend à bout de bras une grosse fleur rouge de la brousse et s’esquive sans un mot. Sur la tige est épingle un petit carton : De la part de Carina. Je crois reconnaître l’écriture de ma femme. Une joie subite m’envahit. Durant quelques secondes absurde ment, je m’imagine qu’elle va surgir à la porte de la case. Mes trois camarades s’écrient en choeur : « Joyeux anniversaire ! » C’est vrai, nous sommes aujourd’hui le 10 mars.
Nous avons quitté Paris depuis près d’un mois. Virel me montre son agenda, et je lis : « 10 mars, ne pas oublier le fleuriste ».
Il a tenu la promesse qu’il avait faite à Carina.
Voiné ne comprend pas très bien les raisons de notre petite fête.
— Aujourd’hui, j’ai trente ans, lui dis-je.
Je vois bien que cette explication ne le satisfait pas. Le vieux Zézé intervient alors :
— Comment peux-tu savoir qu’aujourd’hui tu as trente ans ?
L’état civil existe bien en Guinée, c’est un fait, mais dans la brousse, on ne connaît jamais la date de naissance précise d’un enfant, et on le déclare souvent avec plusieurs mois de retard.
J’aimerais, pour mon anniversaire, pénétrer dans la forêt sacrée, mais aucun signe ne vient indiquer qu’une cérémonie quelconque se prépare pour cette nuit.
— Ce ne sera encore pas pour ce soir, dit Jean désabusé. Tu sais, avec eux, il ne faut jamais être pressé.
Le lendemain, les heures se traînent. Un ciel bas et cendreux pèse sur la brousse. Il fait une chaleur moite, accablante. Dans l’après-midi, d’énormes nuages violets roulent sur le fond du ciel plombé. Ils semblent converger vers le village de tous les points de l’horizon. L’air est immobile.
Des silhouettes fugitives s’engouffrent dans les cases.
Une vague rumeur monte de la brousse. La place est déserte. L’instant d’après une violente rafale balaie le village. Des tourbillons de poussière rouge s’élèvent. Le ciel sombre est sillonné d’éclairs. Dans les claquements ininterrompus de la foudre, une trombe d’eau s’abat… Les cases disparaissent derrière ce mur liquide.
Dix minutes plus tard, tout est fini. Les profondes rigoles creusées entre les cases sont déjà presque à sec. Cette brève tornade, premier signe avant coureur de la saison des pluies ne va-t-elle pas être considérée par les Toma comme un mauvais présage.
— �a y est, dit Jean amer. Encore une bonne raison pour retarder la petite cérémonie de ce soir.
Mais Voiné parait enchanté.
— Zézé, fait tomber la pluie pour enlever tous les poisons qui sont dans l’air, mais ce soir tout sera sec et vous entendrez la voix de l’Afwi. Fébrilement, nous achevons nos préparatifs. Voiné reste calme et, après le repas du soir, il nous quitte sans un mot.
La fraîcheur de l’air apportée par l’ouragan n’atténue en rien notre inquiétude. Un lourd silence enveloppe le village. Nous n’avons même pas envie de parler. Allongé dans mon hamac, je pense et repense aux récits fantastiques de Voiné et je dois reconnaître que je ne suis guère rassuré. Depuis l’année dernière j’attends avec anxiété cette révélation.
Les minutes, les heures passent. Voiné ne revient pas. Un doute m’assaille. Jean avait-il raison tout à l’heure. Les Toma vont-ils remettre à plus tard la cérémonie ?
Je n’ai pas entendu Voiné arriver. Subitement, il se dresse au milieu de la case.
— Prenez les machines et suivez-moi, dit-il à voix basse.
Dans la nuit noire, nous traversons en silence, sur ses pas, le village désert, guidés seulement par les éclairs lointains qui font surgir devant nous par intervalles la masse sombre, compacte, de la forêt. Nous dépassons les dernières cases et arrivons devant l’étroite porte symbolique. Je m’arrête un instant. Une émotion violente m’étreint sur ce seuil interdit. Mais Voiné ne nous laisse pas savourer cette minute tant attendue et il s’engage dans l’ombre épaisse.
Par-dessus l’épaule de Voiné, je distingue en avant une lueur imprécise.
Nous débouchons dans une large clairière de terre battue, dont les lisières sont invisibles dans l’obscurité.
Les féticheurs sont là, debout, une quinzaine environ, autour d’une lampe-tempête.
Nous connaissons ces hommes. Ils se sont toujours montres amicaux, accueillants.
Ils n’ont pas un geste, pas un mot de bienvenue pour nous. La tête baissée, ils regardent obstinément le sol. Tout autour de nous s’élève le mystérieux concert des insectes de la forêt.
Zézé Sohowogui s’accroupit devant un vieux coffre couvert de cola pulvérisé. Il en sort une tunique durcie par le sang coagulé des sacrifices et incrustée d’un rectangle de cauris luisants 2 : le boubou-médicament. Les croyances de Voiné me reviennent à l’esprit et je me raidis involontairement.
La gravité du visage du féticheur, la lenteur de ses gestes, et l’attitude recueillie des hommes, montrent assez qu’un des rites essentiels va se dérouler. Je voudrais commencer à filmer, mais d’une simple pression de main sur mon bras, Voiné me fait comprendre que c’est encore trop tôt. Zézé se met entièrement nu, revêt la tunique sacrée, passe en sautoir deux longs sacs-talismans de peau brunis par le sang et se coiffe d’une sorte de toque de fourrure. Puis il saisit sa fourche à trois dents et l’un de ses aides lui tend une poterie noire et renflée.
Avec lenteur, il la porte à ses lèvres. Un appel rauque, sauvage, déchire la nuit dense de la foret. Wego, surgi de l’ombre derrière lui, souffle en réponse dans un vase identique. Les deux mugissements s’alternent, respirations gigantesques de monstres antédiluviens, musique inhumaine des premiers âges de la terre qui réveille au fond de l’être une angoisse indicible. Bientôt les autres féticheurs mêlent à ces grandes voix les notes aiguës et diaboliques de leurs sifflets. Voiné nous fait signe de commencer.
Un instant éblouis, les hommes reculent devant éclat des torches au magnésium. Jamais ils n’ont vu cela. Mais la musique sacrée ne s’arrête pas, c’est la voix du Grand Esprit et l’Afwi ne peut avoir, même des inventions des blancs. Toute la clairière jaillit de la nuit et prend des proportions de cathédrale Les énormes troncs s’élancent, droits comme des colonnes et les lourdes branches se rejoignent en ogive au-dessus de nos têtes.
Là-bas, dans le village, les femmes et les Bilakoro ont dû se terrer dans l’obscurité des cases, terrifiés par la présence toute proche des esprits.
Tout autour de nous, la forêt retient son souffle ; la grande voix perpétuelle se tait. Toute vie semble suspendue.
Les féticheurs ont oublié notre présence et tournent lentement au milieu de la place, hagards, perdus dans une sorte d’extase. Ils ont arraché cette musique à la terre, aux rochers, à la végétation monstrueuse et aux animaux de la brousse ; elle ne fait que les traverser pour hurler la grande peur primitive de l’homme.
Avant de les rejoindre, Voiné me fixe avec une sorte de désespoir :
— Voilà la grande affaire qu’aucun Blanc ne devait voir ; et sa voix tremble — maintenant ce n’est plus le secret des Toma.
Nous avons perdu toute notion du temps. Jean filme presque sans interruption, et seules les torches que nous allumons bout à bout nous donnent une idées des minutes qui s’écoulent.
Soudain, tout le groupe des féticheurs marche sur nous avec un air de défi, presque de haine. Ils ont oublie pour un instant les rites de la cérémonie et nous découvrons leurs vrais visages, rendus plus tragiques encore par la brutalité de l’éclairage.
Zézé, le premier, s’arrête. Il semble sortir d’un cauchemar, il nous regarde comme s’il ne nous avait jamais vus et sa stupeur fait bientôt place a une tristesse, à une douleur sans bornes. Il a compris à son tour : par sa faute, les blancs détiennent maintenant le secret des Toma dans leur machine maudite. Le rythme se ralentit, les appels de l’Afwi s’espacent, se font plus sourds. L’éclat de la torche vacille, jaunit. Zézé me lance un regard poignant. Ses épaules s’affaissent, son corps se tasse en une immense lassitude. La torche émet une dernière lueur puis s’éteint. La nuit se referme sur nous.
La petite lumière des lampes-tempête ne parvient plus à trouer l’obscurité, la foret est encore silencieuse. Nous n’osons pas bouger. Enfin, je distingue Voiné qui s’approche. Je sais que je devrais dire quelque chose, mais je me sens vide ; je voudrais pouvoir saisir les mains de Zézé, sans paroles inutiles.
— Tu dis au vieux Zézé que jamais je n’oublierai.
Notes
1. Enfants non initiés. Terme général à toute la Guinée. [Voir Samori: la renaissance de l’empire mandingue — webGuinée]
2. Coquillages ovales et polis.
Malgré nos protestations quotidiennes, Voiné persiste à nous réveiller à l’aube.
Il aime parler français et nous a d’ailleurs exposé ses théories linguistiques avec conviction.
— Les autres langues, ça ne vaut rien, mais le français, c’est une langue très solide, très galante.
Dans son style noble, il sait varier les arguments persuasifs.
— Au temps de Samori, pendant la guerre indigène, nous a-t-il explique, les grands chefs de guerre toma se levaient un peu avant le jour et prenaient un repas solide. Ils ne parlaient pas. Ils n’ouvraient pas leurs portes. Quand ils sortaient, prêts à combattre, avant tous les autres, ils remportaient la victoire.
Flattés d’être assimilés à d’aussi illustres personnages, nous avons essayé de démontrer timidement à notre féticheur-conseil qu’il s’agissait là d’une époque révolue, mais il ne veut rien entendre.
— Les Blancs qui entrent pour la première fois dans la forêt sacrée, c’est comme une guerre.
Ce matin, pourtant, il nous a laisse faire la grasse matinée.
Après la cérémonie de la musique sacrée, les discussions ont dû se prolonger tard dans la nuit.
Dès son arrivée, il nous déclare :
— Les plus vieux du village savent que vous voulez connaître les Toma. Ils veulent vous raconter l’histoire de Touweleou. Quand vous serez prêts, venez sur la place.
Sur la plus grande tombe dont les dalles noires couvrent une surface de près de vingt mètres carrés sont assis les notables. Ils nous regardent venir en silence. Nous nous installons à leurs côtés. Le doyen du village, coiffé d’un immense chapeau de cow-boy gris doublé de vert qu’il a sans doute ramené du Liberia, se lève au milieu du cercle. Voiné traduit chacune de ses phrases.
— Oko, ancêtre de Zézé, est arrivé un jour des savanes de l’est ; il a traversé tout le pays toma sans trouver un endroit pour y vivre ; alors il est monté sur le grand rocher noir de l’autre côté de la vallée, mais en ce temps-là la terre était encore molle et la marque de son pied est restée dans la pierre.
Le vieillard s’interrompt et se tourne vers ses voisins. Ils inclinent la tête et tous en choeur prononcent l’« Egow » sacramentel : « c’est vrai ».
— Il a décidé de fonder un village tout près du rocher. Sa femme et son beau-frère l’ont aide. Quand la case a été finie, la foudre l’a détruite et il est venu ici, où est maintenant Touweleou, le pays où poussent les colas 1.
— Egow ! scandent les notables unanimes.
Il poursuit son récit.
Beaucoup plus tard, quand les Blancs pénétrèrent dans le pays toma, après avoir essayé de les combattre, les gens du village, convaincus de l’inutilité de la lutte, devinrent leurs alliés. Deux hommes, Vevego et Bagvila, ancêtres des chefs actuels, acceptèrent de leur servir de guides. Kowo, un grand chef de guerre de la région de Bofossou, décida de les faire tomber dans une embuscade et de les tuer. Mais le vieux Kréan, de Doezia, alors chef suprême des Toma, le lui interdit.
« Si tu te sens capable de vaincre les Blancs, dit-il, continue la guerre seul ; ils sont trop forts pour nous et nous préférons conclure la paix avec eux. Je protégerai contre toi Vevego et Bagvila. »
Kowo, furieux, attaqua les Blancs qui employèrent contre lui le canon, arme inconnue jusqu’alors, et sa déroute fut telle que, resté seul, il dut s’enfuir jusqu’au Liberia 2.
Des enfants se sont approches de notre groupe et l’oeil grave, immobiles, ils écoutent cette histoire qu’ils savent pourtant déjà tous par coeur.
Le patriarche achève son discours
— Les noms de Vevego et Bagvila sont restes dans l’histoire des Toma avec ceux des premiers militaires français qui ont pris le pays, et vous, qui êtes entrés dans la forêt sacrée, les premiers, vos noms seront liés pour toujours aussi, a ceux de Zézé, Wego et Voiné.
Zézé à son tour se lève :
— Au temps de la force, une colonne de tirailleurs est venue dans le village ; celui qui commandait a demandé le féticheur et je me suis présenté. Il m’a fait prendre par ses hommes et donner cinquante coups de chocotte. Je ne savais pas pourquoi. Pendant très longtemps, je n’ai pas pu marcher.
— Egow ! soulignent les notables, approbateurs.
— Vous êtes venus, et jamais les Blancs ne m’avaient, parlé comme vous, jamais ils n’avaient accepte d’entrer dans ma case pour manger avec moi. Je comprends maintenant que les temps ont changé ; alors je vous ai fait connaître nos secrets. Je n’ai plus peur de la mort. Vous pouvez maintenant rester à Touweleou. Vous êtes chez vous.
Tous les notables se lèvent et nous serrent la main à la mode toma, en faisant claquer leurs doigts, puis ils se retirent dans leurs cases.
Ce soir, je cherche à reconstituer tous les détails de la nuit dernière. Une image, d’abord imprécise, s’impose à moi : un petit village indien, au bord d’une lagune sur le Haut-Orenoque ; là-bas aussi, à la tombée de la nuit, le son des grandes trompes d’écorce terrifie femmes et enfants, les oblige à s’enfermer pendant que les hommes tournent autour de la grande case tribale et font parler les esprits de la brousse.
Je retrouve un souvenir plus proche encore. L’an dernier, chez les Nalou, dans les îles de vases et de palétuviers de la basse côte de Guinée une nuit sans lune, je suis réveillé en sursaut par un vacarme furieux, un véritable sabbat. Je veux sortir de la case ; mais notre guide, assis devant la porte dans l’obscurité, retient :
— Tu ne dois pas aller voir ça, c’est simplement les hommes qui veulent faire peur aux bilakoro.
Dans toutes les manifestations du monde sensible, les sons jouent un rôle essentiel. Parfois, une porte qui grince dans la nuit, un volet qui bat, le sifflement du vent, impressionnent davantage que la vue d’un danger réel. Mais n’y a-t-il pas une raison magique à la permanence de ce rite chez tous les primitifs ?
Wego a refermé sur la nuit, sur la forêt, la porte de notre case. Plongé dans mes réflexions, je n’ai pas entendu entrer les trois hommes. Dans l’ombre, je ne distingue de Zézé que ses yeux brillants fixés sur moi. Voiné, penché sur la lampe-tempête, parle à -voix :
— Le vieux a beaucoup pensé toute la journée et il a dit : « Les blancs ont entendu la voix de l’Afwi ; plus tard, ils passeront avec moi la deuxième barrière et ils verront le grand esprit. Maintenant, ils doivent connaître les secrets de la brousse et Voiné sera leur guide ; je suis trop vieux pour les suivre mais s’ils m’appellent, je viendrai.
— Demain, conclut Voiné, je vous emmène à Sagpaou, le pays des sorciers et vous pourrez filmer les hommes changés en pierres par un seul cri du diable.
Depuis notre arrivée à Touweleou, je souffre d’une chique infectée au pied droit. Au moment du départ, je constate que mon talon a pris des proportions inquiétantes. Il faut que je regagne Macenta d’urgence. Voiné et mes camarades se rendront à Sagpaou dans deux ou trois jours. Je les y rejoindrai le plus tôt possible. Escorté par Virel, je refais en boitant les trente kilomètres qui me séparent de Bofossou. Un transporteur indigène m’emmène à Macenta. Après quelques jours à l’hôpital où le médecin militaire a incisé mon abcès, je suis en état de marcher mais il m’est impossible de remettre des sandales.
Tony est venu me chercher à Bofossou et nous en repartons directement pour le village des hommes pétrifiés. Pieds nus, le trajet est pénible et la traversée des marigots boueux m’oblige à refaire souvent mon pansement. A chaque village, accueillis selon l’usage par les notables, nous faisons une courte halte. Dans l’un d’eux les vieux nous montrent, accrochée au plafond de la case d’audience une grosse cloche de bronze ornée d’un Saint Georges terrassant le dragon. Des femmes l’ont trouvé en allant laver le linge. Depuis quand était-elle au fond de l’eau, comment y est-elle venue ? Nul le sait.
— C’est le diable qui l’a cachée dans le marigot, nous dit l’un des rares habitants qui sache quelques mots de français.
La piste s’élève à flanc de coteau. Un rythme lointain de tam-tam résonne dans l’air brûlant.
Sur la colline en face de nous, des arbres s’abattent avec des craquements secs. Au son des tambours, les Toma sont en train de défricher un coin de brousse pour les prochaines semailles du riz.
De mauvaises nouvelles nous attendent à Sagpaou : Voiné et mes amis viennent encore de discuter toute la journée avec les notables, qui font semblant d’ignorer totalement la légende des hommes pétrifiés. Comment pourraient-ils indiquer le chemin d’un endroit dont personne ne connaît le nom ?
— Mais si, a répondu Virel, un peu vite, c’est Banazou.
Ils se sont regardes, stupéfaits. Banazou est un nom secret, connu seulement des féticheurs, et Zézé nous l’avait livré un peu à regret. Ils continuent à en nier l’existence et devant leur entêtement, nous avons pour le moment abandonné.
Ils nous ont cependant logés dans une vaste case ovale, un garopele, explique Voiné, une case de grand notable. Au-dessus de la porte, à l’extérieur, sont suspendus un petit arc fétiche et une botte de guinzé.
Contre le mur, dans un coin, se dresse une sagaie à pointe en fer de harpon, semblable à celles que nous avons vues fichées dans le cadavre de la sorcière.
Dans le fond de la case, un tronc marqué d’encoches monte au grenier aménagé sous le toit conique où les Toma entassent les provisions de riz et les calebasses d’huile de palme.
Après le repas nous tendons nos hamacs en zigzag. Tony accroche le sien en face de la porte, et Jean au fond de la case. Entre Virel et moi, contre le mur près de l’entrée, sur la plate-forme de terre battue, Voiné a étalé sa natte.
Il baisse la lampe et s’enroule dans sa couverture.
Je me sens très nerveux ce soir. Le sang bat dans ma blessure et je m’ingénie vainement à trouver un moyen de fléchir les féticheurs. Ces hommes de pierres m’intriguent. Déjà, à l’entrée de Sagpaou, je suis tombé en arrêt devant des sortes de menhirs polis de pierre noire. L’un deux surtout, coupé en deux dans sa hauteur comme un oeuf énorme, m’a frappé.
D’après Voiné, dans la grande forêt sacrée près de Sagpaou, les arbres et les lianes sont si serrés qu’il faut avancer au coupe-coupe. Il y a très longtemps, le hommes d’un village aujourd’hui disparu dansaient et chantaient avec les tam-tam, malgré l’interdiction des esprits. Alors l’Afwi a poussé un cri si terrible que tous ont été pétrifiés sur place.
Peut-être risquons-nous de découvrir au coeur de cette brousse les restes d’une civilisation mégalithique, comme celle de l’Ile de Pâques. Encore faudrait-il décider les notables de Sagpaou à nous aider.
Des frôlements légers, au-dessus de ma tête, me tirent de mes réflexions. Je regarde fixement les nattes du plafond posées sur un frêle treillage de minces perches. Rien ne bouge. Je m’efforce de ne pas écouter ce froissement prolongé de palmes.
— Si je n’étais pas si crevé, dit Jean à ma gauche, j’irais voir là-haut ce qui se passe.
Cette déclaration tombe dans le silence.
— Après tout, ce n’est que les rats, ajoute-t-il, comme pour se rassurer.
Au timbre de sa voix, je me rends compte qu’il n’y croit pas plus que moi. Je ne réponds rien. Peu à peu, les frôlements se font plus appuyés, plus insistants ; une sourde angoisse m’envahit. La sensation qu’une présence invisible, trop grande pour la case, s’y insinue, l’emplit, la disjoint, fait gémir toutes ses membrures. Du coin de l’oeil, j’observe mes camarades. Ils dorment tous les trois, ou du moins font semblant de dormir. Mon malaise augmente. Je voudrais pouvoir l’attribuer à un accès de fièvre, dû à mon abcès, mais je me sens tout à fait lucide. Je suis simplement fatigué et courbatu ; en face de moi, Voiné dort.
Les froissements s’atténuent. Avec effort, je ferme les yeux et tente de m’assoupir.
Soudain, les raclements reprennent avec une intensité accrue, et la porte s’ouvre, dans un grincement aigu.
Voiné se tient sur le seuil, avec son boubou court, en short et tête nue. Pourtant, il est là, à mes pieds, allongé sur sa natte. Couché sur le côté, il me tourne le dos. Je vois sa nuque rasée. La lampe, en veilleuse, est posée sur le sol entre nous. Je n’ose pas faire un geste. Je retiens mon souffle et le regarde. Il hésite un instant, se baisse pour passer sous les hamacs de Tony et de Virel, et, lentement se recouche en lui-même.
Toute cette scène s’est déroulée en quelques secondes.
Je perds conscience du temps qui s’écoule. La voix étouffée de Jean me tire de ma stupeur
— Tu n’as rien entendu ?
— Si, la porte a grincé.
Mais je ne veux rien dire de plus, ni lui faire part de mes hallucinations.
Tony, lui aussi, devait être éveille. Un moment après, il se lève, en slip, sort, … et presque aussitôt revient J’ai l’impression qu’il est très pale. Je me soulève à demi, et touche le hamac de Virel. Il dort, profondément.
Les frôlements s’espacent. Dans la case, la tension diminue, mais je reste en alerte toute la nuit et ne parviens à sombrer dans le sommeil qu’aux premières lueurs du jour.
Il n’a pas été question ce matin des événements de la nuit précédente. Nous avons même évité de parler des craquements que nous avons tous entendus. Profitant d’un tête-à-tête, j’interroge Voiné :
— Tu n’es pas sorti cette nuit ?
— Si, dit-il simplement.
Un sourire ironique à peine perceptible flotte sur ses lèvres.
Le lendemain matin, après une nouvelle discussion, les vieux du village sont devenus un peu plus compréhensifs. Ils ont accepté de nous fournir un guide et une escorte de cinq hommes. Le guide ne connaît pas l’endroit exact, mais prétend pouvoir le retrouver facilement.
A quelques kilomètres de Sagpaou, nous débouchons dans une haute savane. Le guide s’arrête et prend ses points de repère. Au-dessus des herbes, il nous désigne une grande colline ou moutonne une épaisse foret :
— Là, c’est Banazou.
Deux hommes ouvrent la voie à travers les ronces et les épines, et nous nous enfonçons derrière eux par cet étroit tunnel qui, sans cesse, monte et descend, au coeur d’une végétation délirante. Nous avons l’impression de jouer aux explorateurs. Cette petite expédition dans une foret apparemment vierge nous remplit de joie, d’enthousiasme. J’en oublie presque mes pieds nus et ma plaie a peine cicatrisée.
Après plusieurs heures de marche, je me sens beaucoup moins optimiste. Avec un sensible retard, je rejoins mes compagnons. Dans une dépression entre deux collines, parmi les arbres, s’entassent d’énormes rochers :
— C’est là, dit le guide.
En vain, nous cherchons du regard dans ce chaos des lignes qui suggèrent une forme humaine. Nous escaladons les blocs, en faisons le tour, les examinons sous tous les angles ; malgré notre bonne volonté, il nous est impossible d’en découvrir un seul qui puisse justifier la légende anthropomorphique rapportée par Voiné.
— Les Toma en sont peut-être à l’art abstrait, suggère Virel.
Voiné ne comprend pas cette plaisanterie. Furieux, il se met à injurier les hommes de notre escorte qui avec des mines désolées, gesticulent, le coupe-coupe au poing, et s’efforcent de le convaincre de leur bonne foi.
Puis il se tourne vers nous.
— Rien ne ressemble ici à un homme qui joue du tam-tam ou qui danse, affirme-t-il sévère. Ils ont voulu nous tromper, mais on ne se moque pas des Blancs ; je leur ai commandé de nous conduire à Banazou.
Toute la journée, nous avons erré dans la forêt à la recherche des hommes de pierre. Plusieurs fois, nous avons rencontré des rochers que le guide a vainement, tenté de faire passer pour les introuvables victimes de la colère céleste. Voiné est outré devant son évidente mauvaise volonté.
Nous sommes à peine rentrés à Sagpaou, qu’il emplit le village de ses imprécations. Les notables ameutés, sortent précipitamment de leurs cases et se rassemblent
sur la place.
— Cet homme, dit-il en désignant le guide, a trompé les blancs, et les a fait marcher toute la journée pour rien dans la brousse. Il doit payer une amende.
Nous trouvons cette réclamation bien inutile, mais n’avons guère le temps d’intervenir ; par la violence de ses protestations, Voiné obtient rapidement gain de cause. Les notables se concertent et le malheureux guide se voit condamner a nous verser deux cents francs d’indemnité et à a payer une grosse amende au village pour l’avoir déshonoré, selon l’expression même de Voiné.
Je n’arrive pas a comprendre ce jugement : ce pauvre homme n’a fait qu’exécuter les ordres des notables et ne nous a pas promenés toute la journée pour son plaisir. Convaincu qu’il s’agit là d’une duperie, nous interrogeons Voiné. Il évite de répondre sur ce point précis et nous conseille d’envoyer un coureur à Touweleou pour demander à Zézé de nous rejoindre ici.
Si tout va bien, il arrivera demain matin. Nous nous retirons dans notre case, et après un rapide dîner nous nous endormons presque immédiatement, épuisés par cette journée de brousse. Au milieu de la nuit, je suis réveillé en sursaut par le grincement de la porte.
Zézé entre, vêtu d’un ample boubou rouge vif et coiffé d’un casque colonial flambant neuf. Les traits tirés de fatigue et d’anxiété, il s’assied sur la natte à côté de Voiné qui se redresse et ne manifeste aucun étonnement.
— Tu remercieras le vieux d’être venu si vite, lui dis-je.
— C’est pas la peine, les féticheur aiment mieux voyager la nuit… Ils n’ont pas peur des animaux de la brousse.
Zézé parle longuement à voix basse, Voiné hoche la tête et devient à son tour très soucieux. J’hésite à les interrompre. Enfin, notre féticheur-conseil se tourne vers nous.
Selon ses explications, les hommes de Touweleou avaient juré le secret : aucun Toma, en dehors d’eux, ne devait savoir que nous avions vu l’Afwi. Mais après notre départ, l’un d’eux a prévenu ses parents d’un hameau voisin. Tout le canton est maintenant au courant et réclame la punition des coupables. L’affaire risque de prendre de graves proportions. Zézé nous demande de ne pas insister auprès des notables de Sagpaou et de regagner au plus vite Touweleou. Dans quelques jours doit avoir lieu à Doezia, une assemblée de notables et de féticheurs du canton de Gueriguerika. Notre cas et celui de nos amis seront probablement jugés ; nous devons nous y rendre avec eux, et auparavant, il nous conseille d’aller voir celui qui dirigera les débats, le chef du canton, Mamady Guilawogui, un ancien tirailleur, qui, avec un peu de diplomatie, deviendra sûrement notre allié.
Il faut lui envoyer une note pour le prévenir de notre visite, dit Voiné.
Je saisis mal l’utilité de cette lettre adressée à un Toma qui ne pourra sans doute même pas la déchiffrer. Mais Voiné insiste, et nous devinons bientôt qu’il attribue a toute feuille couverte d’écriture une force extraordinaire : par ce moyen, les Blancs règlent toutes leurs affaires, obtiennent ce qu’ils veulent ; dans son esprit, le papier possède donc en lui-même des vertus magiques. Voilà pourquoi les féticheurs avaient exigé de nous un engagement écrit.
Les porteurs sont loin derrière nous. Rien ne nous presse. D’après les évaluations de notre guide, dans moins d’une heure nous arriverons chez Mamady. Nous faisons une halte au bord d’un marigot entre les hautes herbes, pour boire et reprendre haleine ; Voiné, toujours impatient, continue seul. Pour une fois, isolés dans la brousse, nous nous sentons plus libres pour échanger nos impressions. ?
— Tu te rappelles la nuit de Sagpaou, me dit Jean.
Depuis près d’une semaine, le souvenir de cette nuit me hante, et sans raison définie, je n’ai voulu en parler à personne. Je laisse Jean expliquer le premier. Il a vu exactement ce que j’ai vu moi-même. Quant à Tony, témoin d’une scène identique, il a, par surcroît, une fois sorti de la case, rencontré Voiné, qui venait pourtant sous nos yeux de se recoucher dans son double.
Aucune interprétation rationnelle ne peut être donnée de ce phénomène d’hallucination collective Virel qui, seul de nous quatre se meut à l’aise dans le spiritisme, seul également dormait d’un sommeil paisible. Il trouve presque banale cette aventure surnaturelle.
Pour Jean, les Toma ont sûrement mélangé à notre nourriture des herbes hypnotiques. Elles n’expliqueraient pas l’identité de l’hallucination. Tony et moi, nous nous bornons à enregistrer les faits. Mais nous constatons tous que nos trois nuits ensorcelées coïncident avec des dates importantes de l’expédition.
Une dernière question restera sans réponse : pourquoi avons-nous attendu si longtemps pour évoquer notre triple expérience ?
Mamady inspecte ses cultures. Et les notables de son village nous invitent à nous reposer dans sa case, pendant qu’un coureur va le prévenir.
— Mamady est l’homme le plus riche, du canton, nous a prévenus Voiné, et le commandant de Macenta lui a confié la responsabilité du Gueriguerika, en attendant la nomination d’un nouveau chef.
Dans la case, un fauteuil de jardin en fer, un plaid écossais, témoignent du degré d’évolution du propriétaire. Contre le mur sont appuyés des harnais. Mamady possède un cheval : luxe exceptionnel en pays toma. Un certificat militaire de bonne conduite et une carte de combattant, dans un cadre doré, occupent la place d’honneur.
Les uns après les autres, tous les hommes du village viennent nous saluer et s’installent à côté de nous. Il. n’y a plus une place disponible quand Mamady, essoufflé, transpirant, arrive à son tour. En leggins et souliers de tennis, il est grand et pansu sous son vaste boubou. Son visage empâté et luisant respire la prospérité, mais il roule des yeux inquiets et ses mains tremblent de nervosité
Pour lui, « blanc » doit être synonymie de « complication ennuyeuse ». Il parle couramment français. Nous le rassurons aussitôt : nous ne nous occupons ni des impôts, ni d’aucune affaire administrative, mais nous venons simplement le saluer en amis. Il se détend, nous gratifie d’un large sourire, lance ses ordres d’une voix brève et, quelques instants plus tard, nous conduit dans une magnifique case toute neuve ou nous attendent déjà nos bagages, rangés dans un ordre impeccable.
Là, nous parvenons à nous isoler avec lui et Voiné et venons droit aux faits. A toute son attitude, nous avons compris qu’il est inutile avec lui de tergiverser. Il a entendu parler de nous et ne demande qu’à user de son prestige pour nous aider. Du moins, dans la mesure de ses attributions. Mais il ne veut pas se mêler des histoires de féticheurs ; il prétend n’avoir aucune autorité sur eux et refuse de s’engager a ce sujet. Nous insistons sans grande conviction. Il s’agite, perd sa jovialité, hoche la tete d’un air absent.
Pour interrompre cet entretien gênant, il nous propose de visiter son village et se lève. Nous le suivons sans entrain. Il a déjà retrouvé son humeur réjouie, nous répète sur tous les tons qu’il n’a jamais rencontré de Blancs comme nous et nous présente au passage quelques-unes de ses cent cinquante femmes.
Puis il nous entraîne vers une case d’une blancheur maculée où vit, seule, sa favorite. Les autres s’entassent à cinq ou six dans leurs habitations cylindriques.
— Ma meilleure femme ! dit Mamady fièrement.
Elle est aussi plantureuse qu’il est rond. Ce trait seul, au pays toma, révèle l’opulence. Elle nous reçoit avec aisance, la main tendue.
Sa case est meublée d’un vrai lit à sommier métallique, sur lequel s’empilent des illustrés multicolores. Partout sont étalés de somptueux tissus de pagne bariolés. Nous nous asseyons un instant sur le lit moelleux.
La femme de Mamady s’installe sur un tabouret, en face de nous. Elle ne sait pas un mot de notre langue et Mamady ne songe pas à faire l’interprète.
La conversation se résume a un échange de sourires.
Distraitement, Tony feuillette un illustré.
— Oh ! mais vous pouvez les emporter, dit Mamady avec un geste large. Ils sont vieux, je les ai tous vus.
Nous nous levons et prenons congé. Tony, sevré de lecture depuis longtemps, a glissé une pile de magazines sous son bras.
La femme de Mamady nous sourit encore une fois. Elle est la meilleure femme d’un seigneur et ne l’ignore pas.
Mamady est rayonnant. Dans un accès d’enthousiasme, il nous offre un bélier et expédie à la pêche toutes ses femmes disponibles. Elles doivent nous ramener du poisson pour le repas du soir. Nous les accompagnons, avec l’intention de prendre un bain.
Elles sont armées de filets ronds à fond conique semblables à de grandes balances à écrevisses. Nous sommes persuadés qu’avec leurs engins, ces trente ou trente-cinq femmes parviendront tout juste à nous attraper une friture.
Le marigot, étroit et peu profond, serpente entre deux rideaux de hautes herbes. Quelques femmes font un barrage en aval ; les autres, dans l’eau jusqu’à la taille, descendent vers elles en raclant les berges et le fond avec leurs filets. Puis elles recommencent un peu plus bas et, barbotant dans l’eau vive, nous les perdons de vue.
— Nous avons festoyé ce soir en dévorant le bélier offert par Mamady et nous nous sentons pesants.
Mamady et sa meilleure femme sont venus nous rejoindre avec quelques notables. Nous avons préparé du punch. Il répète avec courtoisie :
— Très, bon ! Très bon !
Mais son visage joufflu se crispe en d’affreuses grimaces. Sans doute, ne comprend-il pas qu’on puisse gâter un délectable liquide comme le rhum en l’additionnant de citron. Mais il apprécie notre doboïgui et nous fait promettre de lui en commander plusieurs bonbonnes.
Les femmes rentrent de la pêche. Il fait nuit.
L’une d’elles vient déposer devant nous une grande bassine pleine de silures noires et s’en va.
— Voila, dit Mamady, ce que les femmes ont pris pour vous.
Nous n’avons aucune envie de dîner une seconde fois, mais nous devons nous y résoudre pour ne pas blesser notre hôte.
— Quatre poissons noirs nous suffiront, dis-je. Gardez les autres.
Personne ne bouge. La bassine reste là par terre et les poissons, encore vivants pour la plupart, se débattent dans leurs derniers soubresauts.
— Il vaudrait mieux les faire cuire tout de suite, remarque Jean.
Tous les hommes présents gardent le silence.
— Nous, les Toma, dit Voiné, nous ne pouvons pas tuer, et manger les poissons noirs. On les a pris vivants pour vous ; si vous voulez, faites-les cuire vous-mêmes.
— Tu sais que nous agissons toujours comme les Toma, fais rapporter ces poissons à la rivière par les femmes.
Un soupir de satisfaction générale accueille cette décision, et les notables chargent Voiné de nous transmettre leurs remerciements.
L’une des innombrables femmes de Mamady vient reprendre les poissons.
Précédée d’un enfant qui porte une lampe-tempête, elle reprend le chemin du marigot ; sur sa tête, dans la bassine remplie maintenant d’eau fraîche, les silures commencent à se remettre de leur asphyxie.
Nous avons échappé au supplice d’un deuxième dîner, et nous nous sommes fait, du même coup, nombreux amis.
Je croyais que seuls les Zoumanigui — ceux qui ne mangent pas de poissons noirs — devaient respecter ce totem. Voiné se lance dans des explications confuses et nous apprenons que parfois une famille ou, au contraire, toute une région, observe un interdit spécial.
Le lendemain matin, nous faisons nos adieux Mamady. Lui-même quitte le village sur son cheval blanc. Il va relever l’impôt. Il nous a promis hier soir de plaider en personne notre cause à Doezia, mais n’a voulu prendre aucun engagement précis. En revanche, il nous a maintes fois assuré avec chaleur de son indéfectible amitié.
Doezia nous apparaît, dès le premier coup d’oeil, comme l’un des hauts lieux du pays toma. Les cases blanches, décorées de grandes peintures noires, et groupées autour de plusieurs petites places forment comme des villages distincts qui s’étagent au flanc de la colline, enclavés dans la forêt touffue.
L’accueil est plutôt froid. Sans doute les habitants connaissent-ils déjà le sacrilège commis à Touweleou. Un ancien tirailleur nous cède pourtant sa case, et le défilé habituel des notables commence. Dans chaque poignée de colas, nous retrouvons l’inévitable noix blanche, gage d’amitié, mais Voiné nous traduit à contre-coeur leurs paroles de bienvenue. Une opposition s’est établie tout de suite entre eux et notre féticheur-conseil.
Dans cette ambiance hostile, fatigués par une longue route, nous ne nous sentons même pas le courage de discuter avec eux, et prenons ostensiblement nos dispositions pour la nuit.
A peine nous ont-ils quittés que des clameurs déchirantes nous tirent de nos hamacs. Voiné prête l’oreille un instant, et nous rassure :
— C’est seulement une vieille en train de mourir.
Les lamentations redoublent et couvrent, la rumeur nocturne de la foret. Nous perdons tout espoir de dormir. Jusqu’au jour, les pleureuses se relayeront dans l’obscurité de la case voisine.
Le lendemain, la situation ne semble pas s’être détendue. Pour échapper un peu à cette atmosphère pénible, nous sortons du village avec Voiné. Près de l’entrée de la foret sacrée, s’étend une vaste esplanade, ombragée par des fromagers gigantesques. Leur tronc doit atteindre à la base de douze a quinze mètres de tour ; ce sont les plus vieux, les plus majestueux que nous avons vus.
En ce lieu consacré se tiendra la grande assemblée des Toma. Toutes les affaires importantes du canton de Gueriguerika s’y décident.
L’inaction forcée nous pèse, et pour nous occupe nous décidons d’examiner de plus près les peintures murales des cases.
Nous en avons déjà vu çà et la dans d’autres villages, mais ici, nous sommes frappés par leur nombre et let variété. D’elles, autant que de la disposition des cases, Doezia tire son caractère si particulier.
A base de bouse de vache, elles ont une couleur uniforme, brunâtre, mais il n’en est pas deux qui se ressemblent. Leur trace linéaire ample et élégant ne suggère nulle figure précise, sinon des formes végétales qui rappellent les souples lotus des fresques égyptiennes.
Dans un coin du village, nous tombons en arrêt, séduits. Debout sur la banquette de terre entourant une case récemment blanchie, une très jeune fille, mince et gracieuse, trace avec sûreté d’un geste continu de longues courbes sur le mur. Puis elle s’arrête pour tremper son pinceau primitif dans la calebasse, qu’elle tient à la main.
— Demande-lui ce qu’elle veut , dis-je à Voiné.
Voiné s’approche d’elle. La jeune fille se retourne en souriant et répond d’une voix douce.
— Elle ne sait pas, dit Voiné. Elle fait ce qu’elle a dans la tête.
— Et toi, tu pourrais en faire autant ?
— Non. Les Toma ne savent pas faire ça. C’est seulement leurs femmes.
Nous la contemplons un moment pour suivre la composition de son dessin.
— C’est de l’art abstrait comme dirait Virel, fait Jean.
— Non, tranche Voiné, qui ne comprend toujours pas le sens de cette formule, c’est pour faire joli, et pour rendre les cases plus solides. Si les femmes étaient plus intelligentes, elles arriveraient à peindre des panthères sur les murs.
Sur une tombe d’ancêtre, des enfants, assis sur les dalles, regardent à tour de rôle dans une petite boîte rectangulaire. Nous nous approchons doucement pour ne pas les effaroucher et nous leur demandons de nous prêter leur jouet. L’un d’eux nous le tend en souriant, d’un geste vif. C’est un stéréoscope, rapporté sans doute en souvenir par un tirailleur, et dans lequel ils admirent, en couleurs, en relief et à l’envers, l’Opera de Marseille. Sans redresser la double image, Jean s’abîme dans la contemplation.
— Ils ont raison, dit-il, c’est bien mieux comme ça.
Nous avons remarque une case en réduction, non loin de la notre qui contient, d’après Voiné, tous les talismans du village et surtout celui destiné à le protéger de la foudre. A Doezia, on ne sait pourquoi, les habitants redoutent le feu : il est même interdit de l’allumer à l’extérieur des cases pour faire la cuisine, à moins de sortir du cercle de lianes.
Voiné, peut-être par défi, décide de préparer le repas devant la porte et sort quelques brandons. Quelques vieux notables bavardent, assis devant leur porte. Jusque-là, ils se sont contentes de nous ignorer. Aux premières volutes de fumée, ils arrivent en délégation. Il font de grands gestes, désignent , le ciel et accablent Voiné de reproches véhéments.
— Tu vas faire tomber la foudre.
D’un bout de l’horizon a l’autre, le ciel est d’un bleu profond, immuable.
Quelques heures plus tard, sans que rien n’ait pu le laisser prévoir, une rafale soudaine secoue toute la forêt et de lourds nuages noirs déferlent au-dessus de la brousse. Presque immédiatement, la tornade est sur le village. Nous sommes assis sous l’auvent de notre case. Aucun de nous n’a tenu compte des menaces des féticheurs. Pourtant, un obscur pressentiment nous fait prévoir la foudre à quelques secondes près.
La déflagration a été d’une puissance extraordinaire.
Jean, projeté à terre, entraîne Tony dans sa chute. Une énorme gerbe de feu s’est enfoncée dans le sol rouge à quelques mètres de nous.
Les nuages de poussière se dissipent. Tous les Toma accourent, à la fois inquiets et ironiques. Durement secoues, nous tentons de sauvegarder notre prestige : les féticheurs de Doézia ont fait tomber la foudre, comme ils l’avaient prédit ; aucun de nous n’a été touché, nous restons donc les plus forts. Ce raisonnement n’a pas l’air de les convaincre. Bientôt, une pluie drue disperse l’attroupement.
Pour un peu, nous serions tentés de croire que les féticheurs viennent de nous administrer une preuve éclatante de leur pouvoir magique. Mais une autre hypothèse nous paraît plus vraisemblable. Ces hommes vivent en contact permanent avec la nature, leurs sens restent toujours aux aguets. Ils ont pu prévoir d’instinct l’approche de la tornade. Ce matin, quand Voiné a transgressé les lois du village, ils ne pouvaient laisser passer une telle occasion de nous menacer d’un châtiment inéluctable. Cette version un peu forcée de l’incident nous satisfait pour le moment. Elle expliquerait par ailleurs la proximité de la case aux talismans. Sans doute, la foudre ne s’abat-elle pas en ce lieu pour la première fois…
Des torrents de pluie balayent la place déserte. Entre les roulements de tonnerre, les bribes d’un chant monotone scande par un sourd martèlement de pieds, nous parviennent des cases en contrebas et se rapprochent rapidement. Tout le village semble monter vers nous.
Des chèvres apeurées débouchent entre deux cases et bondissent à travers la place, à la recherche d’un abri. Une étonnante procession apparaît à leur suite. Sous la pluie battante, en colonne compacte, hommes et femmes, presque nus pour la plupart, se protègent de l’averse avec les moyens les plus divers : grands chapeaux coniques de style indochinois, bassines ou cuvette retournées, vieilles capotes militaires. Un parapluie décoloré oscille même au-dessus du défilé. Ils répètent inlassablement la même phrase, qu’ils rythment de leurs talons.
Nous reconnaissons, parmi eux, Voiné, sanglé dans son imperméable.
— C’est l’enterrement de la grand-mère qui commence, nous dit-il au passage.
Il nous traduira plus tard le sens de cette litanie : « La grand-mères nous a bien gardés… La grand-mère nous a bien gardes… »
Un curieux mélange de joie et d’affliction anime le cortège.
La bourrasque a emporté les derniers nuages. Il ne reste plus de la tornade que de larges flaques d’eau éblouissantes dans le soleil.
Un orchestre de calebasses à grenailles, composé d’une dizaines de femmes, vient prendre place devant la case de la morte. L’une après l’autre, les vieilles femmes de la famille, momies sorties de leurs bandettes, le visage couvert de terre, les cheveux ébouriffés en signe de deuil, exécutent les danses funéraires au rythme lent et syncopé des calebasses. Bras tendus, disloqués, elles miment la douleur et piétinent en cercle. Puis quelques-unes d’entre elles pénètrent dans la case et réapparaissent, ployant sous le poids du cadavre, enroulé dans une natte. Dans le crépitement des calebasses, les hurlements de joie frénétiques se mêlent aux lamentations de mort.
Les femmes déposent le cadavre près de la tombe, un simple trou creusé au milieu du village. Puis deux ou trois saisissent une petite fille de douze ans, parente de la morte ; l’enfant auréolée d’une toison crépue, pousse des cris désespérés, se débat comme elle peut. Les femmes la recouvrent d’un linceul de cotonnade blanche, la couchent sur le cadavre, l’y maintiennent de force quelques secondes et la laissent repartir en courant, échevelée, hurlant de terreur, a travers le village.
Elles descendent avec peine le corps dans la fosse, pilent sur lui tout ce dont il aura besoin dans l’au-delà : pagnes, nourriture, nattes, puis rabattent la terre rouge avec leurs mains pour combler le trou.
Voiné, habitué à ce genre de spectacle, ne comprend pas très bien pourquoi nous l’avons filmé ; une seule chose le préoccupe : l’assemblée décisive pour nous tous, qui aura lieu demain.
Notes
1. Voir Appendice 2 « Signification des noms de lieu ».
2. Voir Appendice 3. « Histoire du vieux Kréan ».
3. La période [de la conquête française] pendant laquelle toute la région était soumise à l’autorité militaire.
Depuis ce matin, arrivent de tous les coins du canton de Gueriguerika les notables et les féticheurs précédés leurs porteurs de chaises. Jamais ils ne se déplacent sans ces petits sièges sculptés, insignes de leurs prérogatives transmis de père en fils.
Dès leur entrée dans le village ils se repartissent comme ils peuvent dans les cases de leurs parents. Il est sans exemple qu’un Toma ne retrouve pas de la famille dans n’importe quel village. Et les lois de l’hospitalité sont sacrées. Voiné Koywogi accueille tous ceux qui viennent nous saluer avec d’interminables démonstrations d’amitié : il ne faut jamais négliger un allié possible. Vers midi, Mamady Guilawogui, toujours en béret basque et leggins fait une entrée solennelle, au pas, sur son cheval blanc. A coté de lui marche sa meilleure femme. Derrière suivent quatre ou cinq des épouses accessoires… Il laisse son cheval à son boy [domestique]. Les Toma ont emprunté ce mot au vocabulaire des Blancs, mais ont inversé le sens. Pour eux, le boy est investi de fonctions importantes. Celui de Mamady, l’un de ses pires neveux, est une sorte de chambellan.
Après avoir bavardé avec nous un moment, jovial et pompeux, Mamady remonte-vers la grande esplanade pour ouvrir la séance.
Nous restons dans notre case pour montrer notre volonté de ne pas intervenir dans les délibérations. L’assemblée a été convoquée avant tout pour designer les candidats chefs de canton, et notre cas ne sera discuté qu’accessoirement ; nous ne pourrons pas défendre nous-mêmes notre cause ; quand les féticheurs nous appelleront, leur décision sera prise.
Le temps ne passe guère vite. Cette aventure devient une épreuve de résistance nerveuse.
Sur la place, en face de nous, un dioula est venu s’installer devant une case. Sa marchandise est étalée par terre, sur une natte ou accrochée sous l’auvent de chaume.
Assis devant notre porte, nous attendons.
Une fille jeune et élancée en pagne multicolore passe et repasse devant nous. C’est une Malinké. Elle est beaucoup plus attirante que la majorité des femmes toma. Malgré nous, nous l’observons dans ses allée et venues. En face, le dioula nous surveille du coin l’oeil. C’est une de ses femmes qui s’amuse à jouer pour nous les tentatrices.
Au bout d’un moment, le dioula traverse la place et vient nous trouver. Il sait que nous possédons médicaments miraculeux et veut se faire soigner les yeux.
Nous lui instillons quelques gouttes sous les paupières et il repart, très satisfait.
Vers la fin de l’après-midi, nous voyons arriver Voiné, avec soulagement. Les féticheurs l’ont chargée de nous amener. En chemin, il nous indique rapidement la conduite à suivre. Nous devons avouer que nous connaissons les secrets et promettre une fois de plus de ne pas les révéler.
De longues effilochures de brume s’accrochent au sommet des fromagers. Le jour baisse. Dans une lumière glauque d’aquarium, quatre-vingts féticheurs nous attendent, assis en demi-cercle sur l’esplanade. Mamady, qui préside, se lève, s’avance vers nous, et me demande d’expliquer a l’assemblée ce que nous désirons. L’interprète officiel du canton traduira fidèlement mes paroles.
Debout, au milieu des notables, je répète ce que j’ai déjà exposé à Voiné et à Zézé :
Nous voulons connaître les Tomas en partageant leur vie, afin de les comprendre et de pouvoir les aider.
Déjà un de leurs plus grands féticheurs nous a fait entrer dans la forêt sacrée ; s’ils voient dans ce geste sacrilège, nous sommes prêts à payer les amendes rituelles et à nous soumettre a toutes les expiations exigées par les lois ancestrales. Jamais nous n’avons utilisé la force, et d’ailleurs nous ne possédons pas d’armes, même un coupe-coupe, pourtant indispensable pourtant dans la brousse. Nous ne voulons pas non plus agir par ruse, et filmerons seulement ce que les Toma nous autoriseront à tourner.
S’ils le désirent, nous renouvellerons pour eux et par écrit l’engagement que nous avons pris vis-à-vis de Zézé.
Mon discours fini, je vais me rasseoir à l’écart, sous un arbre, près de mes camarades.
Plusieurs notables prennent tour à tour la parole. Les uns nous sont favorables et se détournent de temps en temps vers nous en souriant ; les autres, indignés, nous ignorent. L’un d’eux surtout, un petit gnome difforme, qui marche de long en large à pas saccadés exhale sa fureur en faisant des moulinets avec un manche de parapluie privé de ses baleines.
Au crépuscule, rien n’est encore décidé. Comme toujours, lorsqu’il s’agit d’une affaire importante, les Toma se donnent la nuit pour réfléchir.
Toute la soirée, notre case est envahie par les notables qui nous questionnent sur Paris et sur la France. Ils veulent surtout se faire répéter ce qu’ont déjà pu leur raconter leurs compatriotes démobilisés. Avec force gestes, nous nous ingénions à trouver des points de comparaison. Le métro les fascine. Certains tirailleurs y sont entres le matin pour n’en ressortir qu’avec la dernière rame. Nous leur décrivons un Conakry-Kankan mais bien plus rapide et roulant sous terre. Les immeubles modernes et la Tour Eiffel, superposition de cases géantes ou de fromagers, leur arrachent « Egow » pénétrés. Nous avons ouvert une bonbonne de vin et le quart d’aluminium passe de main en main.
Apres leur départ, Voiné nous communique son nouveau plan : il veut proposer aux féticheurs d’organiser à Touweleou des fêtes expiatoires, uniquement réservées aux hommes ; tout le monde sera satisfait et nous pourrons sans doute assister à d’autres rites secrets.
Depuis les premières lueurs du jour, l’assemblée discute sans nous. Les heures passent. Enfin Voiné nous rejoint, triomphant, il a réussi a les convaincre :
— Venez sur la place, ils vous le diront eux-mêmes. Un grand vieillard parcheminé, en chéchia et boubou blanc, visiblement le chef spirituel de l’assemblée, nous transmet d’un air morose le résultat des délibérations. Voiné et Zézé, mandatés par les autres féticheurs, doivent sacrifier le taureau, le coq et le bélier. Nous pénétrerons dans la forêt sacrée pour assister aux rites secrets des hommes, mais à nos risques et périls ; tout homme non tatoué qui voit le grand esprit doit mourir, ainsi que tous ceux qui l’ont introduit dans on domaine. En principe, tous les féticheurs devraient assister aux cérémonies d’expiation, mais en raison du danger, réel pour les Toma, seuls viendront ceux qu’aucune crainte ne paralyse.
Un rapide regard circulaire suffit à nous renseigner : nous sommes loin d’avoir réuni l’unanimité des suffrages. Les visages renfrognés sont nombreux ; nos adversaires déclarés s’inclinent pour le moment devant la décision de la majorité, mais ils ne reviendront pas sur leur hostilité envers nous, ni surtout envers Zézé et Voiné.
— Ils vont faire le complot contre nous, dit Voiné, soucieux. Donne-moi cent francs pour acheter un boubou rouge ; quand tu as un complot contre toi, il faut mettre un boubou rouge. Pendant la nuit, tes ennemis rêvent de toi dans cette couleur, et ils ne peuvent plus rien 1.
Voiné ne s’explique pas sur l’origine de cette croyance, mais il a bien mérite d’enrichir sa garde-robe.
Mamady parait très satisfait. Il a réussi à nous contenter sans intervenir directement et sans user de son autorité en notre faveur.
Avant de regagner son village, il vient nous fair ses adieux. L’interprète officiel l’accompagne. C’est un jeune homme assez timide, en élégant complet blanc et souliers à triple semelle crêpe. Il parle avec recherche et ses tournures de phrases rappellent le style de Kowo.
— Je boirais bien un peu de vin, dit Mamady jovial.
La bonbonne est toujours prête dans un coin la case.
La conversation devient très cordiale et animée. Mamady nous raconte sa guerre du Rif, nous parle de Casablanca au temps de la conquête. La nuit tombe il est toujours là et décide de remettre son départ au lendemain.
Nous avons déjà décrit à nos hôtes tout ce qui les intéresse le plus dans notre civilisation, distribution d’eau courante chaude et froide par robinets, moyens de transport — en particulier l’avion sans moteur, c’est-à-dire à réaction, et bien entendu, le métro, les ascenseurs, les restaurants…
A notre tour, nous essayons de les faire parler de la grande forêt et de ses animaux. Avec animation, ils nous racontent leurs chasses à la panthère ou à l’antilope.
Voiné écoute d’un air condescendant. Il déteste l’interprète, son rival auprès d’une des filles de Mamady.
— Et les éléphants, dis-je à Mamady.
J’ai remarqué que les grandes trompes d’appel qui dans les villages jouent un peu le rôle des tambours de ville, sont creusées dans des défenses d’ivoire.
— Je n’ai jamais vu d’éléphant, avoue Mamady. Ici personne n’a jamais vu ça. Il n’y en a que de l’autre côté de Beyla.
A leur grande stupéfaction, je leur apprends que les Blancs parviennent à dresser ce pachyderme et j’en viens très rapidement à leur expliquer ce qu’est un cirque ; le dompteur qui met sa tête dans la gueule du lion les remplit d’admiration.
— Mais, dit Mamady, les blancs n’ont peur de rien. J’ai même entendu dire qu’ils faisaient des courses de camion.
— On en fait aussi avec des bicyclettes, déclare Voiné qui veut toujours avoir le dernier mot. Quand j’étais chez les Pères Blancs à la Mission, j’ai gagné la grande course.
Dans l’après-midi du lendemain, nous repartons pour Touweleou, sous un ciel plombé.
Voiné arbore son nouveau boubou protecteur : une chemise Lacoste sang de boeuf qu’il avait repérée hier à l’éventaire du dioula.
Les tornades se succèdent toute la journée. Leur fréquence ne cessera d’augmenter au cours des semaines à venir. La saison des pluies approche.
Dans la nuit, sous des torrents d’eau, pieds nus, nous approchons de Touweleou. Les marigots ont doublé de volume. Nous dérapons sur l’argile humide de la piste. Les broussailles nous cinglent la figure. Nous butons contre d’énormes branches abattues par le vent. Il fait noir comme dans un four. Seule nous guident la lueur, des éclairs qui sillonnent le ciel presque sans interruption.
De temps en temps, j’aperçois Voiné en avant, son chapeau noir dégoulinant enfonce jusqu’aux oreilles.
— Attention, dit-il en se retournant au passage d’un ruisseau. Attention, c’est grillant !
Trempés jusqu’aux os, éreintés, nous arrivons au village.
Voiné a l’air passé au minium. Sa chemise a complètement déteint pendant le trajet.
Il nous a vu, de jour en jour prendre des notes et déclare soudain :
— Des blancs qui marchent comme des bêtes dans la brousse, j’ai pas encore vu ça. Vous avez trop souffert. Il faut que j’écrive sur vos souffrances.
— Mais tu ne peux pas écrire, dit Virel.
— Tu écriras pour moi. Je te dirai ce qu’il faut mettre.
Depuis ce matin, de gros nuages noirs se traînent sur la forêt. Sera-t-il possible même de filmer ? C’est aujourd’hui que doit avoir lieu la grande cérémonie d’expiation. Durant ces huit derniers jours, Zézé et
Voiné se sont montres de plus en plus inquiets ; ils ont parcouru le pays en tous sens, pour essayer de défaire maille à maille le complot grandissant qui nous enserre maintenant comme un filet, et pour consulter les devins célèbres. Chez les Toma, le féticheur et le devin se partagent l’univers magique. Le féticheur, gardien et dépositaire des secrets de la tribu, connaît le rituel de tous les sacrifices, combat les mauvais esprits, transmet les volontés de l’Afwi et peut, s’il est aussi sorcier, lancer des sorts ; mais il incombe au devin de dévoiler l’avenir et de fixer la nature et la date des ces sacrifices. Entre devins et féticheurs, dont les fonctions s’interpénètrent sans cesse, les rivalités sont fréquentes. Mais l’affaire paraît si grave à Zézé qu’il n’a pas hésité à se confier à ses ennemis mêmes. Peut-être a-t-il aussi entrepris ses démarches par politique.
Une dernière fois, Zézé interroge le devin du village, son meilleur ami, le vieux Wego. Assis autour de lui, dans la demi-obscurité de la case, nous attendons avec anxiété l’arrêt du sort. Wego, accroupi sur une natte sort d’un petit sac une poignée de cailloux multicolores de fèves et de noyaux durs et polis. Il les jette devant lui, en ramasse quelques-uns d’un geste vif et compose un mystérieux dessin géométrique. Il plonge à nouveau la main dans le sac, et peu à peu trace sur le sol une véritable page d’écriture. Puis, la tête dans mains, il se recueille ; tous nos regards convergent vers lui. Il lève vers nous un visage impassible, et parle lentement que ses lèvres remuent à peine. Voiné oublie de traduire.
— Attends, dit-il, après.
L’oracle du devin a été bref. La cérémonie doit avoir lieu aujourd’hui, même si les autres féticheurs viennent pas ; et ce soir, nous passerons la deuxième barrière de la foret pour pénétrer dans le saint des saints, réservés aux grands inities et sacrifier un chien sur le grand masque, incarnation de l’Afwi.
Coût -de la consultation : un coq rouge à égorger la tombe des ancêtres.
Jusqu’à la dernière limite, Zézé assis devant sa case très abattu, a attendu l’arrivée des principaux féticheurs invités. L’après-midi s’avance. Il est inutile tergiverser plus longtemps. Tous ceux qui devaient venir sont déjà là, tous amis personnels de Zézé quelques curieux venus du village voisin, se sont joints à leur groupe.
L’un d’eux, en vieil uniforme kaki, vient nous trouver :
— Je suis le tirailleur Noël Akoï. Je reviens de la guerre d’Indochine. Mais j’ai quitté le pays avant d’être tatoué, et les autres Toma ne m’acceptent pas dans toutes leurs fêtes ; si je viens avec vous, ils ne diront rien.
Nous ne voyons aucun inconvénient à lui donner cette satisfaction, les habitants de Touweleou ne le considèrent visiblement pas comme un des leurs, mais ne montrent aucune animosité à son égard. D’après les féticheurs, seuls six Toma sur quinze mille environ sont pas tatoués. La situation de Noël Akoï n’est pas facile. Apres avoir suivi les cours de l’école de la mission, il a continué ses études à Conakry, avant de s’engager dans l’armée. Blessé et rapatrié, il est démobilisé depuis deux ans, mais, converti au catholicisme, il a refusé de se soumettre aux lois fétichistes, et vit dans son pays en étranger.
— J’avais vu, nous raconte-t-il, travailler les buffles Indochine, et je voulais faire la même chose ici, j’aurais pu cultiver un plus grand lougan. Mais tout pays s’est mis contre moi et mon père m’a défendu le faire. Il a dit : « Si tu es aussi méchant avec les animaux, on ne veut plus de toi ici, retourne chez les Blancs. » Et j’ai dû y renoncer.
La voûte sombre des nuages se déchire. Un rayon de soleil illumine le village. Zézé s’installe sur sa chaise sculptée, entouré de tous les notables, de tous les hommes. Il attend au milieu de la place. Deux jeunes garçons déposent à ses pieds le couteau du sacrifice, et les objets rituels : faisceaux de guinzé, noix de cola, un canari noir et le long sabre droit, emblème de l’ancienne caste de guerriers. Un vieillard à barbe blanche ; l’aveugle de Touweleou, se lève, fait l’éloge des aïeux. Puis, les bras écartés, il invoque les esprits de la forêt. Il récite d’un ton monotone ses incantations. D’une seule voix, la foule scande chacune de ses phrases : « Egow ! » les paumes levées vers le ciel. On amène les animaux, un jeune taureau superbe, un bélier noir et blanc aux cornes en spirale, un coq rouge. Le soleil se cache a nouveau.
J’ai déjà vu tuer beaucoup d’animaux dans le pays Toma, où les sacrifices sont chose courante mais cette fois, une sensation pénible m’étreint. Jamais cette sorte de cérémonie n’a eu un caractère aussi cruel, aussi dépouille ; le sacrificateur, d’un seul coup de couteau, long, appliqué, précis, tranche la gorge des bêtes, puis les laisse, livrées à elles-mêmes. Le taureau, les quatre pattes entravées, la tête encore relié au garrot par la colonne vertébrale, tente de se relever au milieu des flots de sang ; le bélier se redresse, titube et s’affaisse, les pattes raidies, dans un dernier frémissement. Le coq, décapité, sautille sur les dalles, culbute, retombe entre deux pierres. Les hommes, perplexes, osent à peine se regarder. Tous les sages se contredisent. La foule silencieuse s’écoule lentement sous un ciel gris, triste comme un ciel de Toussaint.
Un rayon de soleil oblique perce entre deux nuages. Un jeu d’ombres dures et de lumières vives découpe le village. La porte de la case-médicament, le temple Toma, s’ouvre. Zézé et Wego en sortent, fourche à la main, revêtus de tous leurs talismans. Derrière eux, un homme porte sur l’épaule une grande statue de femme en bois, couronnée d’un cimier, et vêtue d’un boubou grisâtre ; les bras cerclés d’anneaux de cuivre, elle est ornée de colliers de verroterie.
On sent la tornade toute proche mais Voiné n’a pas l’air inquiet.
— Quand Vollolibeï sort, il ne peut pas pleuvoir.
Vollolibeï, le nom de la statue, signifie selon Voiné : « Tellement il est beau, tu restes a le regarder jusqu’à ce que le soleil descende. » Sans doute sa traduction est-elle un peu libre. Le Vollolibeï de Touweleou est femelle ; le mâle habite un village voisin. Parfois, on organise une grande fête pour les réunir, et ils dansent ensemble, accompagnes par la voix de l’Afwi. Aujourd’hui, il restera seul, car les féticheurs invités n’ont pas répondu à l’appel de Zézé, mais la volonté des esprits doit s’accomplir en dépit de tous les mauvais présages, et la procession commence.
Indifférent à tout, le visage levé vers le ciel menaçant, Zézé, en transe, chante d’une voix que nous ne lui connaissions pas. Derrière lui, un féticheur porte la statue sur l’épaule. A la suite, les hommes reprennent en choeur. La tornade fonce sur le village, à la vitesse d’une lame de fond. Toute la foret tremble déjà. Les feuilles arrachées aux cimes des arbres tourbillonnent dans l’air brûlant. Zézé défie toutes les forces mauvaises, il les repousse de sa fourche. Sa voix prend un volume formidable. Excites par cette lutte contre les éléments déchaînés, les hommes lui répondent avec des rugissements. Voiné, à côté de nous, est secoué d’un grand rire hystérique :
— Jamais il ne pleut quand on sort Vollolibeï, repète-t-il. Zézé est plus fort que tous, il va chasser la tempête.
Le dénouement paraît inévitable. Déjà, les rafales ont noyé les collines toutes proches ; les éclairs se multiplient et zèbrent le ciel noir. La voix des hommes se perd dans le roulement ininterrompu du tonnerre. Ils ont déposé Vollolibeï sur le sol. Seul, plus puissant que Zézé, il luttera contre la tornade.
Trop tard, les premières lames de pluie, drue, opaque, attaquent le village; Zézé ne parait pas être décontenance, mais furieux. Porté par Voiné, Vollolibeï regagne l’obscurité de la case-médicament, et pour la première fois nous y pénétrons nous-mêmes.
Des lattes du plafond, verni par la fumée, pendent de longues toiles d’araignées, alourdies de poussière, comme des voiles funèbres. Au fond d’une niche encombrée de talismans, repose le vieux coffre qui contient les poteries de l’ Afwi ; de chaque côté, se dressent deux hottes de vannerie dont les flancs sont couverts de crânes de chiens. Zézé, Wego et Voiné, accroupis au centre de la case, autour de Vollolibeï, jette les noix de cola : elles retombent bien ; la tornade, qui fait rage, ne peut donc être imputée aux esprits de la forêt. Zézé soulève le boubou de Vollolibeï et découvre le sexe, sur lequel Voiné souffle la cola, mâchée. Ce sacrifice doit apaiser définitivement sa colère. Nos amis se rassurent un peu ; le grand féticheur nous dévisage
— Les esprits sont avec nous, nous fait-il dire par Voiné. Seuls, les mauvais féticheurs lancent contre moi les diables de la brousse, mais je n’ai pas peur. Cette nuit, je vous amènerai au lieu où seuls pénètrent les initiés. Vous verrez le grand esprit, et je lui ferai le sacrifice de mon chien.
Ce soir, après la tornade, la forêt, plus dense et plus stridente que d’habitude, semble étouffer le village. Un pas s’approche de notre case… Voiné entre et dépose avec beaucoup de précautions une vieille bouteille de rhum près de la lampe-tempête.
— Debout, dit-il d’un ton sec, je dois vous laver la figure.
Nous étions déjà au courant de ce rite. Nul ne peut affronter la vue du grand esprit sans s’être passé sur le visage l’eau magique. Voiné en verse quelques gouttes dans le creux de sa main, et nous frictionne à tour de rôle. L’odeur fraîche et douceâtre de ce liquide me rappelle un peu celle de la foret mouillée.
— Et maintenant, venez.
Nous avions déjà préparé le matériel de prises de vues, torches au magnésium, caméras, batteries. Il ne nous reste plus qu’à suivre notre guide dans la nuit.
Au fond de la clairière où nous avons déjà entendu la grande voix de l’ Afwi , s’ouvre un sentier étroit.
Voiné élève sa lampe, coupe deux branches vertes, bien droites, les jette en croix à travers la piste, et s’y engage ; d’un geste, il a érigé une barrière magique qu’aucun Toma n’osera franchir ; au delà de cette croix, les féticheurs nous attendent dans un trou forêt à peine débroussaillé. A la lueur de la lampe-tempête, j’aperçois entre eux, couché sur le sol, un masque noir de près d’un mètre de haut, mi-caïman, mi-bélier, gluant du sang des sacrifices et rugueux de cola pulvérisé. Zézé, accroupi, rassure son chien avec des gestes tendres. Fichter fouille nerveusement dans la valise-caméra.
— On a oublié les chargeurs, dit-il à voix basse.
La cérémonie va commencer, rien ne l’arrêtera ; ni Fichter, ni cameraman, ni Tony, photographe, ne pouvons aller les chercher.
Virel se décide, saisit une lampe-tempête, et rebrousse chemin. Le village est tout proche, dans cinq minutes, au plus il sera revenu. Entre temps, nous tournerons le premier chargeur.
Zézé semble nerveux et inquiet. Il regrette de nous avoir fait passer la deuxième barrière, mais il ne peut plus reculer. Il jette les noix de cola, tout en continuant à caresser son chien, et, d’une voix presque imperceptible, commence ses incantations. Soudain, un cri angoissé déchire la nuit. C’est Virel. Tous les hommes se sont redressés, furieux. Aucun éclat de voix ne éclat de voix ne doit troubler le silence de la forêt sacrée. Voiné qui nous considère un peu comme ses élèves, essaie vainement de guider Virel en imitant des cris d’animaux. Virel, sans doute en mauvaise posture, ne les distingue pas des autres bruits de la foret, et continue à appeler Zézé et Voiné s’enfoncent dans la brousse à sa Recherche. Les autres féticheurs nous observent avec rancune.
Quelques instants lus tard, Zézé regagne la clairière, suivi de Voiné et de Virel, consterné et les mains vides. Ce n’est pas le moment des explications. Nos amis féticheurs maintenant pressés d’en finir, commencent immédiatement la cérémonie. Zézé reprend ses incantations, essaie le fil de son couteau sur un brin d’herbe. Puis, brutalement, des mains surgissent de l’ombre et saisissent le chien, en lui maintenant le museau ferme pour étouffer ses gémissements. Un sacrifice solennel est en train de s’accomplir. Tous les féticheurs ont le visage grave. L’émotion de ces hommes me fait entrevoir ce que pouvait être chez les Toma, un sacrifice humain.
L’animal ne s’est même pas débattu, son sang arrose tout le masque, les féticheurs le déposent avec douceur sur le sol et lui couvrent la tête d’une large feuille.
Wego se déshabille… Nu des pieds à la tête, il s’incline et se glisse sous les peaux de panthère et de singes du lourd masque noir qui lui retombent jusqu’aux, genoux. Puis il se relève, soutenant le masque à la hauteur des tempes : l’incarnation du grand esprit commence à vivre sous nos yeux et à tourner lentement devant Vollolibeï, tenu a bout de bras par Voiné. La flamme de la lampe-tempête accroche des reflets sombres sur le sang qui coule le long du masque et tombe goutte a goutte sur les peaux de bêtes. La cérémonie se termine dans le silence, et nous nous séparons pour regagner le village en plusieurs groupes, par des pistes différentes.
Depuis un long moment, allongés dans nos hamacs, nous n’avons pas échangé un mot. Nous en voulons à Virel de sa maladresse involontaire qui aurait pu nous coûter la confiance des féticheurs. Il n’en ignore rien et se décide a rompre ce silence pénible.
— Demain, j’irai trouver Zézé et je lui expliquerai ce qui m’est arrivé dans la forêt.
A notre réveil, le lendemain, Virel est déjà parti. Nous apprenons qu’il est dans la case de Zézé, avec lequel il discute depuis le lever du jour.
Nous sommes en train de boire notre thé quand il réapparaît. Derrière lui, le vieux Zézé semble très satisfait. Nous ne voulons pas le questionner maintenant, en présence des féticheurs, mais dès que nous sommes seuls nous lui demandons ce qui s’est passé.
— J’ai simplement raconte à Zézé mon rêve de cette nuit, dit-il. Et il nous en refait le récit. Il était seul dans la foret sacrée, perdu au milieu des ronces et des lianes, avec une sensation d’asphyxie, quand le chien surgit devant lui, et lui fit comprendre qu’il devait le suivre. Tout à coup, la nuit profonde s’éclaircit, le coq chanta et il se retrouva dans la clairière, à l’aube, devant le chien que l’on sacrifiait. Zézé lui fit répondre que l’ Afwi lui avait sûrement parlé pendant son sommeil, qu’Il l’avait égaré hier soir volontairement, pour lui faire comprendre sa force, et pour retarder le sacrifice du chien, qui ne devait en principe, avoir lieu qu’à l’aube.
— Puis il m’a donne sa bénédiction conclut Virel, et m’a dit : « Si tu avais la peau noire, tu serais mon égal comme féticheur. » Et je lui ai donné la somme nécessaire au paiement du sacrifice d’un coq rouge en mon nom.
Les explications de Virel ont relevé son prestige et, par là même, le notre ; Zézé a maintenant oublié sa rancune momentanée. Chaque jour, il passe de longues heures dans notre case et nous parle des coutumes Toma. Il ne fait aucune difficulté pour nous fournir les renseignements que nous désirons, mais ne comprend pas toujours le sens de nos questions.
Le sacrifice du chien dans la forêt sacrée nous a tous vivement impressionnés, et l’image du grand masque noir, à gueule de caïman et cornes de bélier, s’est gravée dans notre mémoire.
— Comment s’appelle ce masque ? dis-je à Zézé.
— C’est Okobuzogui, le neveu de l’ Afwi . Et petit à petit, j’arrive à lui arracher presque tout ce que nous désirons savoir à ce sujet. Okobuzogui tient son nom de l’ancêtre de Zézé, le fondateur du village, celui qui le premier marqua de J’empreinte de son pied le grand rocher noir. C’est l’incarnation secrète du grand esprit de la forêt. Les femmes et les non initiés ne doivent pas le voir, sous peine de mort ; aussi ne se manifeste-t-il que la nuit. Parfois, à l’occasion de cérémonies fétichistes exceptionnelles, il sort de son domaine en plein jour, et fait le tour du village. Les femmes doivent alors s’enfuir très loin dans la brousse.
— C’est le plus important de tous les fétiches ?
— Non, l’ Afwi , qu’on ne voit pas, est plus fort que tout. C’est l’union de tous les Toma.
Je comprends maintenant la fureur des autres féticheurs. Zézé nous a dévoilé, non un secret personnel, comme l’avait fait Voiné pour Angbaï, mais le grand secret. Tous les autres fétiches sont de moindre importance, et certains même, proviennent des tribus voisines, car le pouvoir magique qu’ils confèrent à leurs propriétaires peut s’acheter par des sacrifices et des offrandes, ou même une simple marchandise.
Le Vollolibeï, par exemple, vient du Sierra Leone, et parmi tous les personnages de la forêt sacrée que nous connaissons, trois seulement sont d’origine Toma :
- Angbaï, « l’homme charge de peaux »
- Laniboï, « le danseur sur échasses »
- Ouenilegagui, « l’homme-oiseau ».
Les deux premiers doivent parler Toma, sous peine d’amende ; Ouenilegagui est muet. Quant au Bakorogui, masque barbu, gardien de la forêt-sacrée, il a été emprunté aux Guerzé, une tribu voisine dont les coutumes sont très proches de celles des Toma et ne peut s’exprimer que dans leur langue. Une autre catégorie d’hommes-oiseaux, les Zavelegui, dont le visage même est dissimulé par les plumes, ont acheté des Malinké.
— Et, ajoute Voiné, c’est un médicament très fort.
Je ne saisis pas très bien cette confusion constante entre masque et médicament. J’ignore le sens qu’attribue Voiné à ce dernier mot, mais à force de patience, j’obtiens des explications. Quand Voiné a fait le sacrifice de la reine des termites, il a posé sur Angbaï des talismans et une réduction du grand masque. Ces objets font toute la valeur du fétiche. Sans eux, il n’aurait plus aucun pouvoir magique ; en revanche, le talisman, même seul, conserve toute son efficacité. Zézé consent à m’expliquer la composition de ces médicaments. Dans l’ensemble, elle est assez conforme aux recettes les plus extravagantes de la sorcellerie traditionnelle des Blancs, avec, en plus, une pointe d’exotisme : aux rognures d’ongles et aux cheveux s’ajoutent parfois une reine des termites, des lambeaux de chair humaine prélevés sur les cadavres ou recueillis à la suite des rites d’initiation 2. Elle diffère suivant beaucoup, suivant le but recherché ; l’un des médicaments les plus rares et les plus efficaces s’appelle, selon nos féticheurs : « le gri-gri qui respire ». Sa préparation comporte de nombreux sacrifices, et une condition difficile à réaliser : il doit être enroulé dans une ceinture de flanelle rouge volée à un tirailleur.
— Si tu le possèdes, termine Voiné, tous tes ennemis te craignent. Quand tu le regardes, tu le vois remuer. Pour le changer de place, il faut le tenir dans tes bras contre toi, et courir sans respirer. Quand tu ne peux plus, il faut le poser et recommencer après seulement.
Puis il nous raconte une histoire dont l’authenticité est pour lui indiscutable :
Au temps de la force, le commandant ordonna aux féticheurs de venir à Macenta lui remettre tous leurs médicaments. Ils obéirent, par crainte des représailles. Mais sur le chemin, avant d’arriver à la ville, ils s’arrêtèrent pour tenter une dernière opération magique. Le plus fort de tous invoqua les esprits de la forêt ; à son appel, les diables de la brousse se déchaînèrent et soulevèrent un vent si terrible qu’il arracha tous les toits et détruisit les cases de Macenta. Le commandant envoya un tirailleur pour leur dire de tout ramener dans leurs villages ; il ne voulait pas garder dans le poste des médicaments aussi dangereux.
— Et, conclut Voiné, tout ça est écrit dans les livres, au bureau, à Macenta.
Je n’ai pas remarqué, dans la nuit, le médicament d’Okobuzogui et Zézé nous propose de nous le montrer. Après le sacrifice, il l’a laissé dans la forêt sacrée.
— Maintenant, dit-il, vous avez le droit d’y entrer. Mais les femmes ne doivent pas vous voir.
Voiné nous entraîne par un chemin détourné, et bientôt nous retrouvons le maître-féticheur dans la petite clairière, accroupi devant le masque. Sur un lit de feuilles de bananier repose Okobuzogui, au milieu des peaux étalées. Il me paraît beaucoup moins effrayant au jour que la nuit du sacrifice, dégoulinant de sang frais a la lumière crue du magnésium. Zézé nous désigne entre les cornes, une petite poterie noire.
— Voila le médicament qui fait la force d’Okobuzogui .
Puis il se déshabille une fois de plus, revêt le masque et nous fait dire par Voiné que nous pouvons le photographier. En bravant ainsi la coutume, il ne peut pas nous donner une preuve plus grande de sa confiance et de son amitié.
En rentrant dans le village, Voiné s’arrête devant une grande case.
— Ici, il y a le médicament des femmes. Regardez-le sans toucher et sans poser de questions ; vous verrez, il est juste en face de la porte.
A l’intérieur, s’affairent trois femmes vieilles et grosses.
Deux d’entre elles, filent le coton. L’une , échevelée, les yeux cerclés de kaolin doit porter le deuil d’un parent. La troisième, accroupie devant une marmite, surveille le riz qui cuit sur un feu de bois. Trois pierres posées au milieu de la case constituent le foyer.
Elles se lèvent pour nous accueillir et semblent très heureuses de notre visite. Par l’intermédiaire de Voiné, nous échangeons les formules de politesse habituelles. Elles nous font asseoir, et nous offrent une poignée de noix de cola. Nous avons tout le temps d’examiner la case ; c’est une grande pièce blanchie au kaolin, autour de laquelle court une large banquette, divisée en alcôves réservées, chacune, à l’une des femmes et a ses enfants. Le plafond est aussi noir de fumée, aussi poussiéreux que celui de la case-médicament : dans une niche, face à la porte, j’aperçois une sorte de petite case, comme un jouet à côté de laquelle se dresse une termitière-colonnette, vidée de ses occupants et surmontée d’une poterie. Au-dessus, le long du mur s’étagent les sacrifices, roulés dans de petites nattes. Le médicament des femmes est sans doute à l’intérieur de la petite case.
Le cordon bleu se met à nettoyer des légumes blanchâtres. Ce sont des champignons de la brousse à longue tige.
— Ce soir, déclare Voiné, vous allez manger des champignons Toma. Je vais demander à la vieille et vous lui ferez le cadeau.
Nous nous regardons, à moitié rassurés, mais l’envie de varier le menu l’emporte.
Voiné trouve bientôt que la visite a assez duré et donne le signal du départ.
Les trois vieilles nous suivent jusqu’au milieu de la place et nous couvrent de bénédictions avec des « Balika » répétés.
« Balika » signifie merci en Malinké, [de l’arabe barak]. C’est l’unique langue étrangère que connaissent les Toma. Comme nous sommes nous-mêmes des étrangers, ils l’utilisent tout naturellement avec nous dans l’espoir d’être mieux compris.
— C’est la première fois, nous dit Voiné, que des Blancs entrent dans la case des vieilles, et elles vous trouvent très galants.
Le poulet aux champignons, préparé par Voiné, qui consent de temps a autre à superviser la cuisine était succulent. Pas le moindre signe d’intoxication au réveil. Nous n’avons pas été « poisonnés ».
Voiné est très satisfait.
Nous poursuivons aujourd’hui notre enquête auprès de Zézé sur l’origine des masques, mais cette fois, le sens de nos questions lui échappe.
— Tout au début de la terre, lui dis-je, les esprits de la brousse devaient bien exister ?
Zézé me regarde avec consternation ; je dois lui paraître stupide.
— Mais non, répond-il en haussant les épaules, c’est nous, les Zogui, qui faisons tout ça.
Il m’explique le sens de ce mot, que je ne connaissais pas. « Zogui » signifie, littéralement « l’homme », mais dans ce sens précis : « Le grand féticheur, le maître des esprits de la forêt, l’homme complet. »
— A la naissance de la terre, ajoute-t-il, existait seulement l’eau, le serpent et deux médicaments : le Belimassaï et le Zazi.
Ces deux mots désignent, d’ailleurs, une seule et même chose : la pierre à foudre, mais le premier est réserve aux hommes et le second aux femmes.
Puisque nous en sommes à la genèse, j’essaie une fois de plus d’apprendre les légendes Toma relatives à la formation du monde et au premier homme, mais, comme toujours, je me heurte non à de la mauvaise volonté, mais à une ignorance totale. Pour nos féticheurs, les souvenirs les plus anciens remontent à la génération antérieure à l’arrivée des Blancs. Par une déformation due à notre civilisation occidentale, je ne peux pas envisager que des hommes ne se soient jamais posé aucune question sur leur origine. Peut-être, le bouleversement causé par l’irruption des troupes françaises dans le pays a-t-il suffi pour arrêter la transmission des traditions orales et les remplacer par les récits de guerres que l’on raconte dans chaque village où nous arrivons.
Il fait nuit maintenant, les féticheurs nous ont quittes. Assis sur une caisse, près de la lampe-tempête, je relis mes notes, et tente d’analyser tout ce que nous ont appris Zézé et Voiné.
Le boubou-médicament, objet de la convoitise de Voiné, appartient à Zézé, qui seul, en détient les pouvoirs magiques. Les différents masques et leurs talismans, sont la propriété d’une certaine catégorie de féticheurs. Le Vollolibeï femelle de Touweleou protège le village, mais il est incomplet sans le mâle du hameau voisin. Okobuzogui lui-même n’étend guère sa puissance au delà des limites du canton. L’efficacité de ces médicaments, pour employer le mot de Voiné, repose, en dehors des prétendus pouvoirs magiques, sur des truquages destinés à provoquer la peur (imitation des rugissements de fauves, déguisements) et à créer une ambiance favorable aux manifestations d’ordre surnaturel.
Mais l’ Afwi , invisible et tout-puissant, groupe tous les Toma. Leur magie est essentiellement un phénomène d’ordre collectif.
« L’esprit de trois hommes est plus fort qu’un homme », m’a dit Voiné.
Dans une communauté aussi repliée sur elle-même qu’un village noir, si une douzaine d’hommes se réunissent dans la forêt sacrée pour décider le châtiment ou la mort de l’un des leurs, on imagine aisément que ce dernier ait peu de chances de leur échapper. Sans avoir recours à la force, par simple suggestion, ils obligent la victime désignée à exécuter leur volonté. Au besoin, si elle se rebelle, on l’aide à mourir. Tous les féticheurs manient les poisons avec beaucoup d’habileté, et Voiné, au cours de nos promenades dans la brousse, nous a montré les lianes, les fruits ou les écorces dont on les extrait. Ces connaissances font partie de l’arsenal du féticheur.
Je crois comprendre l’inquiétude du vieux Zézé, pourtant grand Zogui, devant le complot ourdi par ses adversaires. Avant de parvenir au détachement qu’il affiche maintenant vis-à-vis des croyances ancestrales, il les a partagées. Il est lui-même lié par le secret qu’il impose aux autres : ses qualités de maître-féticheur lui permettent de disposer à son gré de la force magique collective, mais il ne peut trahir ni s’évader de cet univers dont il fait partie sans craindre le choc en retour. Son alliance avec nous le met dans une situation fausse ; la divulgation des secrets écarte de lui la grande masse des Toma, et la regroupe autour de ses adversaires, le laissent à leur merci. Il ne peut méconnaître les forces qu’il a utilisées si longtemps, et les redoute. Mais la magie Toma ne peut se résumer si simplement. Nous n’avons pas réussi à élucider l’énigme de notre première nuit ici, de la foudre de Doezia et du dédoublement de Voiné à Sagpaou. D’autre part, lorsque Zézé nous dit : « Ce sont les hommes qui ont tout fabriqué », il n’expose pas là un point de vue personnel sur les esprits de la forêt, mais bien ce que pensent tous les féticheurs ; et quand il repousse la tornade de sa fourche, en répétant les formules magiques transmises par ses prédécesseurs, il croit en leur efficacité ; si ses incantations échouent, il fait alors appel pour sauver la situation, à son intelligence.
Je me débats au milieu de ces contradictions, me rends compte qu’elles n’apparaissent pas comme telles aux yeux des Toma, et ne les gênent absolument pas. Toutes les réactions que je prête à Zézé, les explications que je me donne de son attitude, ne sont valables que pour moi, le Blanc. Il se pose, quant à lui, beaucoup moins de problèmes, et, en tout cas, ne les formule pas de la même façon.
En ce moment même, dans sa case, il doit trembler de peur, la peur insurmontable du châtiment des esprits, créés par les hommes, mais dont il ne songe pas à contester la puissance. Les femmes et les enfants craignent le Bakorogui, et pourtant savent que sous le masque effrayant se cache un homme ; les initiés reculent devant Okobuzogui ; Voiné lui-même redoute Zézé revêtu de son boubou-médicament, et rêve de s’en procurer un semblable. Ses réactions choquent notre goût européen de la logique. Cette notion de jeu peut nous sembler puérile, mais il faut l’admettre si nous voulons comprendre les Toma. Nous cherchons, à résoudre les contradictions, eux les vivent tout simplement.
Au cours des dernières journées, le complot a pris une importance grandissante dans la conversation et les préoccupations de Voiné.
Après une courte période de détente, les féticheurs du pays ont recommencé à nous poursuivre de leurs malédictions.
Voiné ne peut plus arriver dans notre case le matin sans nous annoncer : « Le complot est sur nous » ou « Le complot est défait » selon le résultat de ses prospections dans les villages voisins. Nous en sommes venus à parier entre nous sur cette alternative.
Aujourd’hui, pourtant, nous avons perdu les uns et les autres.
— J’ai une idée, déclare Voiné en entrant, suivi de Zézé. Il faut aller voir Darazou, le grand charlatan.
Pour lui, ce mot, qu’il prononce avec respect, implique un des plus hauts degrés de pouvoir magique.
Le devin, Darazou Koïwogui, du village d’Anorezia, presque l’égal de Zézé, dirige la cabale montée contre nous au nom des lois ancestrales. Voiné et Zézé, après mûre réflexion, ont estimé qu’il était politique de notre part, d’aller l’affronter en personne.
Nous avons quitté Touweleou de très bonne heure, et déjà traversé plusieurs petits villages.
— Arrêtez, nous dit Voiné tout à coup, d’un ton impérieux. Darazou a le gri-gri qui respire. Je dois vous laver la figure avec l’eau magique ou vous ne pouvez rien faire.
Nous nous soumettons à ce rite, et peu après, atteignons Anorezia. La moitié du village est à l’abandon. Une herbe haute envahit le sol rocailleux autour des cases effondrées aux toits éventrés.
Comme toujours, au milieu de la journée, les habitants travaillent aux lougans et tout paraît désert. Enfin, nous réussissons à trouver un notable qui nous indique la case du devin.
Darazou est un colosse adipeux aux petits yeux rusés. Avec ses trois nattes à l’ancienne mode Toma sur son crâne rasé et sa face lunaire, il évoque plus un asiatique qu’un noir. Dès les premiers mots, il refuse de nous parler hors de la présence du chef du village, et fait venir un coureur qui part le chercher dans son lougan. En attendant, le grand charlatan nous mène dans une case vide et s’installe en face de nous. Deux de ses femmes nous apportent des calebasses d’eau fraîche.
Voiné roule des yeux effarés et nous fait signe de ne rien accepter. Mais nous buvons tous les quatre pour prouver notre confiance à Darazou. Puis nous restons un bon moment, immobiles, en face du devin qui n’ouvre pas la bouche.
Enfin, le chef de village arrive, escorté de tous les notables, qui se groupent autour de nous.
Voiné transmet ma requête :
— Je veux parler seul avec Darazou, et devant le chef s’il y tient.
Ils se montrent très réticents. Chez les Toma, les différends se règlent la plupart du temps par la violence et ici nous sommes les ennemis. Nous leur faisons constater que nous n’avons aucune arme, et qu’ils ne risquent rien.
Apres avoir longuement hésité, Darazou se décide et nous précède jusqu’à une petite clairière, hors du village. Je lui énumère tous les arguments qui ont réussi à convaincre les autres. Assis à côté de moi, pour ne pas me regarder, les yeux mi-clos, la tête baissée, il se contente de tracer des petits dessins dans le sable avec une brindille. Je comprends tout de suite que jamais Darazou ne deviendra notre allié. A ses yeux, Zézé a commis une faute irréparable qui mérite un châtiment exemplaire. Il a, par-dessus le marche, tout intérêt à le supplanter.
— Je ne te demande pas de nous aider, lui dis-je à la fin, mais seulement de ne rien faire contre nous.
Il ne répond pas tout de suite. Un sourire sarcastique apparaît sur ses lèvres. En face de lui, Jean, crispé, ne se contient pas sans mal.
Enfin, Darazou relève la tête et nous expose son point de vue. Il proteste de ses bons sentiments à notre égard, et nous affirme que si son chef de village l’y avait autorisé, il serait sûrement venu aux cérémonies de Touweleou. Malheureusement, personne ne l’a averti. Nous savons tous qu’il ment. Nous l’avons vu à Doezia. Il continue, en nous laissant entendre qu’il ne s’oppose nullement a ce que nous connaissions les secrets de la forêt, mais qu’il ne veut pas nous les dévoiler lui-même.
— J’ai trop peur de la mort.
Sa duplicité est évidente. Nous ne pourrons rien en tirer. Il est inutile d’insister. A côté de lui, le chef de village, l’oeil terne, la lèvre pendante, le visage servile, ponctue ses déclarations d’« Egow » sans timbre.
Toute cette histoire lui échappe, c’est visible et son rôle se borne à approuver mécaniquement Darazou.
— Je ne ferai rien contre vous, répète une dernière fois le grand charlatan.
Il n’a qu’une envie : nous voir partir ; l’entrevue s’est soldée par un échec. Après les formules de politesse d’usage, nous nous séparons. Sur le chemin du retour, je vais rejoindre Voiné qui nous précède sur la piste, l’air morose et lui fais part de ma déception.
— Les gens d’Anorézia, sont très malins, dit Voiné, sentencieux. Ils ont nomme chef le plus idiot de tous. Comme ça, quand le chef de canton lui donne un ordre qui les ennuie, ils ne font rien, et après ils disent que le chef ne sait pas commander. Mais si on veut le changer, rien à faire. Ils ne veulent plus.
Note
1. Voir Appendice 4. « Explication des rêves ».
2. Voir Appendice V : « Extrait de Presse ».
Le jeudi, à tour de rôle, car le voyage n’a rien d’une partie de plaisir, nous profitons du camion d’un commerçant indigène venu se ravitailler au marché, pour aller à Macenta chercher le courrier. C’est mon tour aujourd’hui, mais cette fois, Jean m’accompagne. D’après les dernières lettres reçues de Paris, il y a quinze jours environ, la naissance de son fils doit être imminente. Il ne peut s’agir, bien entendu, que d’un fils. A peine le camion nous a-t-il déposés sur la place du marché qu’il m’entraîne a grandes enjambées vers le bureau de poste.
Le triage du courrier, arrivé hier, n’est pas terminé et Jean, toujours impatient, met en cause toute l’administration des P.T.T. de France et d’Afrique et la nonchalance des employés du bureau local. Pourtant, les postiers se mettent en quatre pour le satisfaire, et retournent en tous sens les sacs de courrier, et même les paquets d’imprimés. Enfin, rayonnants, il lui tendent un télégramme vieux d’une semaine. Jean pâlit, l’ouvre fébrilement, l’empoche et sort sans un mot, furieux, à la grande déception des employés. Je les remercie pour lui et le rattrape. Il regarde fixement devant lui :
— C’est une fille, dit-il. Et comme si ça ne suffisait pas, ils l’ont appelée Virginie !
Dans ce « ils », je sens qu’il englobe l’humanité tout entière, et la rend responsable de la naissance de sa fille et de ce nom romantique, qu’il juge ridicule.
Je lui démontre que j’ai survécu à une épreuve semblable pendant l’expédition Orenoque-Amazone, et lui assure qu’on s’habitue à tout.
Nos quelques amis européens de Macenta ont tenté de le consoler devant un apéritif. Peine perdue, il a sur ce point, les mêmes réactions qu’un pur Toma. En revanche, ils ont réussi a nous faire manquer le camion du retour. Apres le dîner, ils nous entraînent au cinéma en plein air, dernière innovation de la ville.
Au bout du village indigène, entre deux bâches fixées à des piquets, un petit appareil de 16 mm. projette des images plutôt floues sur un drap sommairement tendu. Le ronflement du groupe électrogène domine, parfois, les voix des acteurs et la musique chevrotante. Sur le sol inégal, les bancs primitifs, surchargés de spectateurs, oscillent dangereusement.
Le public se compose en majorité d’Africains, qui suivent avec un intérêt passionné les combats des bacilles et des microbes, et encouragent les adversaires de la voix, au cours d’un documentaire sur l’oeuvre de Pasteur. Un film sur le catch ne soulèverait pas plus d’enthousiasme. A cette première partie, succède sans entracte, un vaudeville de la bonne époque, dont les quiproquos restent même pour nous, indéchiffrables, mais les représentants en caleçons et fixe-chaussettes de la race des seigneurs poursuivis par d’énormes matrones indignées, dans un décor modern-style, soulèvent des tempêtes de fou rire.
Nous sommes partis avant la fin, pour aller prendre une bière chez Foromo, le « Gargotier numéro 1 » de Macenta .
Dans la grande case au sol en terre battue, sont aménagés des boxes aux cloisons de torchis. Sur les murs où sont peintes des briques en trompe-l’oeil s’étalent des affiches publicitaires avec d’aimables jeunes personnes qui vantent l’excellence de breuvages variés. Les consommateurs sont nombreux et bruyants. Plusieurs jouent au fao. D’autres sont attablés devant des verres de bière ou de doboïgui.
Foromo, grand, massif, l’air réjoui, nous conduit vers un box libre.
— Fauteuillez-vous, messieurs, fauteuillez-vous, dit-il en nous désignant le banc taillé à la hache.
Après nous avoir servis, il nous présente ses clients de marque, en particulier Koli Zoumanigui, chef de canton de Baezia.
— Oui, approuve Zoumanigui, en caressant sa courte moustache, il y a dix-sept ans que je commande le canton.
— Et tu n’as jamais été empoisonne ?
Je lui pose cette question sur le ton du monsieur au courant des usages. Un chef de canton peut susciter beaucoup d’envieux.
Zoumanigui Plisse ses petits yeux brillants.
— Non, je suis beaucoup trop malin.
Il s’installe à notre table et nous bavardons. Koli est au courant de toutes nos difficultés, et se déclare prêt à nous aider. Il nous invite même à une grande fête des jeunes filles qui doit avoir lieu dans son village quelques semaines plus tard.
Puis il nous quitte, et nous rentrons chez nos amis finir la nuit en attendant de trouver un camion qui nous ramènera à Bofossou.
Tony et Virel nous attendent au camp de base, où ils ont ramené les documents déjà recueillis : pellicules et bandes sonores utilisées. Au cours de ces deux derniers mois, nous avons réussi, contre tout espoir, à filmer les rites sacrés des Toma, et à enregistrer la sauvage musique de l’Afwi. Mais un problème essentiel reste à résoudre. Comment parviendrons-nous à assister aux cérémonies d’initiation de Sogorou. La période des grandes pluies approche et la date de cette fête solennelle n’est même pas encore fixée.
L’opposition latente de la plupart des féticheurs réduit d’ailleurs nos chances a néant, ou peu s’en faut. Pour Voiné, cependant, notre admission au « grand tatouage » ne fait aucun doute. Zézé Sohowogui, grand maître de l’initiation, a présidé sept fois la cérémonie. Avec son appui, tout reste possible.
Pour confondre nos adversaires, Voiné a résolu de demander leur appui aux esprits de la forêt, et ce matin, il va sacrifier un coq blanc au lieu où, selon lui, vit son génie protecteur. Nous l’accompagnons. Il gagne directement le bord du marigot, où les femmes lavent le linge. De là, nous suivons un sentier à peine tracé qui nous conduit assez loin en aval, à la base d’une haute cascade, sous l’ombre dense des arbres. Un peu en retrait, au plus épais de la brousse, une faille s’ouvre entre deux gros rochers, au creux de laquelle brille une petite nappe d’eau noire. Voiné s’agenouille devant ce trou et, prosterné, commence ses prières aux esprits, puis il égorge le coq blanc, qui, après avoir vacillé un instant, se jette dans l’eau, les ailes ouvertes.
— Le sacrifice a bien donné, dit Voiné en se relevant, le complot sera défait.
Au retour, le long de la rivière, il s’arrête à la naissance d’une petite presqu’île ou se dressent quelques arbres. Une étroite plate-forme de terre battue cernée de broussailles y a été aménagée. Au milieu, sur une grande dalle noire sont rangées les offrandes : riz ou piments, dans des canaris, à l’abri d’une bande de cotonnade tendue entre deux branches : c’est le sacrifice au serpent .
— Si le serpent accepte tes cadeaux, dit Voiné, s’il mange les oeufs que tu lui apportes, il te protège toujours. Le serpent ne ment jamais.
Je me souviens alors que, pour les Toma, l’eau et le serpent ont préexisté à l’homme et, par conséquent, même à l’Afwi.
Les traits tirés sous des barbes hirsutes, nous commençons à être marqués de l’empreinte de la forêt.
Les multiples petites croix de sparadrap qui nous constellent bras et jambes rongés par les moisissures des crow-crow qui apparaissent inévitablement avec la saison des pluies.
Ces quelques journées passées à Bofossou sont un peu pour nous comme des vacances. La gargote de Baré où l’on trouve vin rouge et même conserves, le pain amené de Macenta, le confort relatif de la case avec son mobilier de caisses, le marigot où nous allons nous baigner nous changent de la rude vie de la brousse.
Voiné, qui passe le plus clair de son temps à ne rien faire, nous a pourtant convaincus qu’un assistant lui était indispensable, et il a engagé un gamin d’une douzaine d’années, le petit Zézé, qui sait deux ou trois mots de français et devrait nous être très utile.
Sa présence est en fait destinée surtout a relever le prestige de Voiné aux yeux des habitants. Zézé, un gosse maigre au visage triangulaire est très déluré, mais n’a pas la vocation d’un boy. Il nous a servi deux ou trois fois notre repas, à un rythme accéléré, sous l’oeil réprobateur de Voiné, pour filer rejoindre ses petits amis dans le village.
Voiné voudrait le ramener à Touweleou, mais nous avons constate très vite qu’il oubliait totalement les rudiments de son vocabulaire dès que nous lui demandions un service, et qu’il restait introuvable quand Voiné avait besoin de lui. J’en fais la remarque a notre interprète :
— C’est vrai, approuve-t-il.
Et après réflexion, il ajoute
— Cet enfant ne fait rien, il faut tuer un coq sur son gri-gri, ou il va devenir fou.
Je ne veux pas discuter ce dernier point, et lui conseille de remettre le petit Zézé à ses parents pour qu’ils prennent eux-mêmes les mesures nécessaires.
Après cette courte période de détente, nous avons retrouvé avec plaisir notre case à Touweleou. Depuis notre départ, Zézé, qui manifeste beaucoup plus d’anxiété que notre féticheur-conseil, s’est remis a parcourir le pays pour faire échec aux émissaires de Darazou.
Je m’étonne de leur acharnement.
— Ils croient que vous voulez casser la situation des Toma ! me dit Voiné.
De temps en temps, nous l’accompagnons dans ses tournées. D’après Zézé, nous pourrons combattre efficacement les calomnies de nos adversaires par notre attitude amicale.
Les pistes du Gueriguerika nous deviennent de plus en plus familières, et nous comptons maintenant dans les villages de nombreux amis. Les Toma paraissent beaucoup trop occupés à leurs cultures pour s’intéresser à notre activité ; chaque année, après la récolte, les lougans sont abandonnés, et les notables déterminent dans la forêt les nouveaux emplacements que les hommes doivent défricher. On brûle ensuite sur place les arbres abattus. En cette saison, pendant la journée, les vieillards seuls restent dans les villages avec les enfants. Tous les habitants en âge de travailler débroussaillent, arrachent les multiples racines, et préparent les terres pour les semailles. Cette dure besogne doit être terminée avant les grandes pluies. Mais quand ils rentrent le soir, ils viennent tous nous saluer avec cordialité, et leur hospitalité ne se dément jamais. Rien ne nous semble donc justifier l’inquiétude de Zézé.
Tous ces voyages à travers la forêt nous confirment la grande importance des sacrifices dans la vie des Toma.
Dans tous les villages, nous découvrons des objets rituels qui jusqu’alors, ne nous avaient pas frappés.
Sur les tombes d’ancêtres sont plantes des croix horizontales de rondins percés en leur milieu et enfilés le long d’une tige comme des tourniquets superposés.
Des piquets cerclés d’une pile d’anneaux se dressent sur les places. Dans les cases sont accrochées des gerbes de lianes-spirales. Sous les auvents de chaume pendent des chaînes aux maillons de lianes flexibles.
Tous ces talismans protègent le village ou les familles contre le feu, la mort, les maladies.
Et en pleine brousse, loin des villages, de part et d’autre de la piste, s’ouvrent d’étroits sentiers qui conduisent aux sacrifices personnels de chaque homme, à l’eau et au serpent.
De longues journées d’attente reprennent dans Touweleou désert pendant que Zézé et Voiné vont interroger les devins célèbres sur la conduite à tenir. Cette inaction forcée devient insupportable. Nous en profitons pour organiser une sorte de dispensaire où nous traitons coupures, maladies vénériennes, blessures provoquées par l’éclatement des fusils de fabrication locale, abcès de plus en plus nombreux et c’est presque avec satisfaction que nous voyons arriver nos malades habituels à la fin du jour.
Au début, les gens de Touweleou ne se confiaient pas facilement à nos soins, mais nous avons réussi quelques guérisons éclatantes. Les antibiotiques, pénicilline ou auréomycine ont un effet foudroyant sur ces organismes qui n’en sont pas saturés ; et les clients, pour la plupart des femmes, viennent chaque jour plus nombreux à la « consultation » de Jean Fichter, que son habileté à faire les piqûres a promu médecin de l’expédition.
Un soir, on nous amène une « urgence ». C’est un homme, curieusement tassé sur lui-même, couvert de balafres, le visage et l’épaule ouverts par des entailles béantes. Un examen rapide suffit à nous renseigner : le tassement est simplement congénital. Mais notre patient, tel le malafoutier de l’Ivrogne dans la Brousse, est tombé du haut d’un palmier. Les plaies, une fois désinfectées et remplies de sulfamides, nous les refermons de notre mieux à l’aide de bandes de sparadrap serrées, car nous ne possédons pas d’agrafes. Le blessé commence à se remettre de ses émotions, et après un verre de rhum il est en état de parler.
— C’est la troisième fois qu’il tombe du palmier, explique Voiné.
Nous conseillons au blessé de ne plus se livrer à cet exercice, qui n’a pas l’air de lui réussir. Son oeil gauche, qui n’a pas disparu sous les pansements, exprime une profonde tristesse.
— Il ne peut pas, c’est son métier ; il récolte les palmistes.
Les vieux notables et féticheurs ont pris l’habitude de se réunir dans notre case ; même en l’absence de Voiné, nous pouvons avoir avec eux de longues conversations ; le patriarche Voiné Béawogui nous sert d’interprète. Sa barbe et ses cheveux blancs, sa haute taille, sa maigreur et la noblesse de ses gestes l’apparentent un peu aux Peuhls du Fouta-Djalon. Dès son enfance, après avoir été tatoué, il a quitte le village pour aller travailler chez les Blancs. Devenu l’homme de confiance d’un administrateur, il l’a accompagné dans ses déplacements, et parle presque toutes les langues de Guinée. Il a pris sa retraite à Touweleou. Ici tout le monde le respecte et admire ses connaissances, bien qu’il se refuse à pratiquer les rites fétichistes. C’est le sceptique du village. Il se tient à l’écart de toutes les cérémonies et, plus heureux que le tirailleur Noël Akoï, réussit à vivre sans ennuis. Il se contente d’élever à sa manière ses petits-enfants dont un essaim l’escorte en permanence, et de surveiller ses cultures. Notre matériel technique l’étonne ; surtout l’enregistreur, et il nous questionne sans cesse à ce sujet, mais en revanche ne comprend ni notre intérêt pour la forêt sacrée, ni l’attitude hostile des féticheurs à notre égard.
— Les Blancs, avec leurs avions, voient d’en haut tout ce qui se passe, et connaissent delà toutes ces histoires… Ils ne nous cachent pas leurs secrets, nous devons leur montrer les nôtres.
Malheureusement, tous les Toma ne partagent pas cet avis. Un soir, Zézé revient effondré d’un de ses voyages. Darazou a maintenant réussi à convaincre presque toute la population de la gravité du sacrilège. Il prétend que nous avons filmé les rites secrets dans le seul but de les dévoiler aux femmes et aux tribus voisines, et que nous ne tiendrons aucun de nos engagements. Il veut à la fois évincer Zézé du grand tatouage de Sogourou, et nous empêcher d’y assister.
Les sacrifices expiatoires et les amendes rituelles n’ont pas apaisé la colère de nos adversaires, et je me souviens encore une fois de l’avertissement de Prosper Zoumanigui à Macenta à propos des fêtes de Sogourou.
— Pour les voir, il faut être tatoué.
Nous avons déjà envisagé souvent de nous soumettre aux rites d’initiation. Mais ce soir, après nous être concertés nous décidons de poser nettement la question aux féticheurs. Nous sommes tous d’accord pour être tatoués et souhaitons même subir cette épreuve. Elle nous rapprochera des Toma et mettra fin à une situation équivoque de plus en plus pénible.
Dès l’entrée de Zézé et Voiné dans notre case je n’hésite pas.
— Tu m’as dit que tout homme qui a vu l’Afwi doit être tatoué. Nous voulons l’être maintenant.
Voiné est paralyse de stupeur. Puis il explose :
— �a c’est impossible ! Le vieux n’accordera jamais.
Il n’ose même pas traduire ma demande.
Zézé lui pose la main sur l’épaule. La réaction de Voiné ne lui a pas échappé. Il veut savoir.
Dès les premiers mots de Voirie, Zézé change de visage. Ils restent un long moment médusés et sortent sans un mot. Nous attendons leur réponse une partie de la nuit, en fumant cigarette sur cigarette. Ils ne reviennent pas.
Huit jours durant, nous les harcelons, matin et soir, dès le retour de leurs parcours dans la brousse, chaque fois que nous les rencontrons sur la place, dans la case.
Huit jours durant, ils s’absorbent dans des palabres qui n’en finissent pas avec les notables du village.
Leurs arguments ne manquent pas de poids.
Jamais aucun Blanc n’a été tatoué. L’initiation présente des risques graves. Certains Toma n’y ont pas survécu. Que diraient les autres Blancs, ceux de Macenta ou des villes s’il arrivait un accident. Qui sait si la fureur des féticheurs, loin d’être calmée, ne redoublera pas.
Ce geste d’obédience aux rites, peut soit nous concilier nos adversaires, soit être considéré comme la dernière insulte. C’est une arme à double tranchant.
Nous nous engageons au silence, au respect de la parole donnée. Nous prenons nos risques librement. Ils n’en courront aucun, quoi qu’il arrive.
Ils continuent à se récuser avec obstination.
— J’ai bien aiguisé mon couteau, dit Voiné, avec un drôle de sourire, vous allez souffrir. La peau des Blancs est moins dure que celle des Noirs, et pour un Noir, c’est déjà dur.
Ce matin, en entrant dans la case, il nous a brusquement annoncé :
— Vous serez tatoués cette nuit.
Et toute la journée, c’est au tour de Voiné de nous harceler. Avec un plaisir sadique, il nous décrit en détail les différentes phases du supplice. Les féticheurs l’ont décidé. Au petit jour, nous serons « mangés par le grand esprit ».
Nous suivrons Voiné et Zézé au fond de la forêt sacrée , tout près de la cascade, dont le grondement étouffera nos cris. Je demande si Zézé nou
— Non, répond Voiné, le vieux maintenant ne fait plus ça, je travaille pour lui. C’est comme le commandant du cercle àMacenta , le grand chef des blancs, il n’écrit plus lui-même, les autres le font pour lui.
Wego nous accompagnera pour nous soutenir et nous empêcher de bouger.
A demi rassurés, nous nous efforçons de plaisanter en évoquant l’épreuve-prochaine, mais nos rires sonnent faux.
Nous préparons longuement le matériel de prises de vues. Aucun de nous ne tient à affronter seul, en imagination, la cérémonie décisive et nous nous couchons dans nos hamacs le plus tard possible.
Je me suis assoupi un court instant. Un effroyable cauchemar me réveille en sursaut. Voiné, devenu fou, me taillade à grands coups de couteau et je ne peux pas même me débattre, car Wego me cloue au sol de toute sa force ; mes camarades, pétrifiés de stupeur, ne font pas un geste pour me secourir. L’estomac noué, le souffle oppressé, j’ai beau me répéter qu’il s’agit d’un mauvais rêve, que ce tatouage n’a rien d’un crime rituel, qu’il ne comporte aucun danger réel, impossible de fermer l’oeil.
Je constate, d’ailleurs, avec une vague satisfaction, qu’aucun de mes compagnons ne dort réellement. Ils se retournent en tous sens et laissent parfois échapper de longs soupirs. Je me retourne vers Jean, couché dans le hamac voisin
— Tu dors ?
Il se soulève sur un coude.
— Non, pas plus que toi.
Et dans la nuit nous discutons des meilleures dispositions à prendre pour pouvoir filmer cette cérémonie. Bientôt le sujet est épuisé et dans le silence, chacun de nous retrouve son angoisse intacte…
Je me demande l’heure qu’il peut être, une porte grince dans le village sur ses gonds de bois. Un pas crisse sur les graviers de la place, s’approche de notre case. Nous l’avons tous entendu et sommes debout tous les quatre quand Voiné entre, une natte roulée sous le bras.
Sans un mot, nous commençons à nous habiller.
— Non, dit Voiné en rabattant ma chemise. Pas ça.
En short, torse nu, je suis surpris par le froid de la nuit. Dans l’obscurité, Voiné nous entraîne rapidement hors du village. A l’entrée de la forêt sacrée, il s’arrête et allume la lampe-tempête.
— �a fait très exécution capitale, dit Virel à mi-voix.
Les branches mouillées nous cinglent au passage. Le trajet nous paraît interminable. A chaque pas, nous trébuchons sur les racines, nous nous entravons dans les lianes, et nous nous déchirons aux épines, mais Voiné ne ralentit pas son allure.
— Il est trois heures, dit tout à coup Virel.
Et nous comprenons immédiatement que Voiné, aussi pressé que nous d’en finir, a devancé l’heure prévue : le tatouage devait avoir lieu à l’aube.
Le mugissement de la cascade grandit. Enfin, nous débouchons dans un trou de forêt : Zézé et Wego nous y attendent déjà, assis devant une lampe-tempête.
Voiné repart seul, l’air contrarié ; les deux autres féticheurs discutent entre eux à voix basse. Nous ne savons quelle contenance prendre ; Virel prépare fébrilement la trousse de pharmacie, Jean et moi, la caméra et les torches au magnésium, Tony s’est assis pour attendre. Au bout de quelques instants, Voiné surgit de la brousse. Il tient à la main un fragment de branche, hérissé d’épines crochues.
— Allumez les grandes lumières, dit-il.
Et il pèse sur les épaules de Virel pour le faire asseoir devant lui pendant que Wego lui prend les bras et les maintient au-dessus de sa tête ; tous ses gestes révèlent une douceur que ne laissait pas deviner son visage, aux traits durement sculptés. Virel a un sursaut de douleur. L’épine vient de pénétrer près de son sein droit. Elle glisse. Voiné, impassible pique à nouveau plus profondément, soulève la peau, et l’incise d’un rapide coup de couteau. Une goutte de sang apparaît. Voiné recommence un demi-centimètre plus loin.
Il opère depuis dix minutes déjà, et pourtant il vient à peine de terminer une sorte de grande boucle montante au milieu du dos. Virel n’a pas dit un mot, mais son visage blême, crispé, ses dents serrées, et ses ongles qui s’enfoncent dans le bras de Wego témoignent de sa souffrance. Plusieurs fois, j’ai eu l’impression qu’il allait s’évanouir. Mais sa volonté de tenir a été la plus forte.
La troisième torche va s’éteindre. Voiné se redresse. Il vient d’achever la dernière incision sous le sein droit. Un quart d’heure s’est écoulé depuis le début du tatouage. Wego lâche le bras de Virel qui se relève, épuisé, et va s’allonger sur la natte que Voiné a étendue dans l’ombre.
C’est le tour de Tony, et je pense égoïstement que mon attente va encore se prolonger…
Cette fois, Voiné me semble moins hésitant. Il aligne ses incisions avec plus de sûreté. Son appréhension s’explique. Il est le premier Toma à tatouer un Blanc. Une chaînette de gouttes de sang sillonne le dos de Tony. Inerte, il se laisse complètement aller contre la hanche de Wego qui lui tient les poignets. Un peu inquiet, je l’interroge :
— �a va ?
— �a va, dit-il d’une voix blanche, mais j’ai l’impression d’être tailladé à coups de rasoir. C’est ça le plus dur.
Enfin, c’est a moi. Je comprends tout de suite ce qu’a voulu dire Tony. J’ai presque l’impression d’entendre craquer la chair à chaque entaille. Je m’efforce de fixer mon attention ailleurs : sur un gros papillon de nuit, posé près de la lampe-tempête ; sur Zézé, en face de moi dans l’ombre, le visage grave, sa fourche magique à la main et coiffé, on ne sait pourquoi, du feutre noir de Voiné. Je voudrais interroger Jean sur ses prises de vues. Je tourne la tête vers lui. Il est penché sur la caméra. Ma vue se brouille. Mes oreilles bourdonnent. Une vague nausée m’envahit. Je ne sais pas même où Voiné m’incise en ce moment.
— Où en est-il ?
— Il vient juste de finir la grande boucle.
Apres moi, Jean a subi sans histoire les scarifications ; du moins dans une demi-inconscience, n’y ai-je prêté beaucoup d’attention.
Nous sommes tous allongés sur la natte. Une lueur imprécise envahit le ciel au-dessus des arbres. Zézé sort de l’ombre et brandit sa fourche au-dessus de nous. Voiné traduit ses paroles :
— Vous avez été mangés par le grand esprit de la forêt. Vous porterez toujours sur vos corps les traces de ses dents. Maintenant vous êtes des hommes, des Toma comme nous.
Virel se relève avec effort et de la pharmacie, sort une bouteille de rhum qui passe de main en main. Chacun boit une longue rasade.
— Et les féticheurs ? dit Voiné, sévère.
Je lui tends la bouteille.
Sa main tremble un peu. Il approche le goulot de ses lèvres. Nous nous sommes recouchés sur la natte et les mains sous la nuque nous regardons le petit jour qui filtre à travers les feuilles. Je perçois à nouveau les bruits mêlés de la cascade et de la brousse.
Jean sort un paquet de cigarettes.
Nous suivons des yeux les spirales de fumée qui se perdent dans l’ombre humide. C’est la première fois de la nuit que j’apprécie le goût du tabac.
Je ne pense pas à grand’ chose. J’éprouve une sorte de joie diffuse. Depuis un an j’imaginais cette épreuve qui devait nous ouvrir un domaine inaccessible.
De légers frissons me parcourent la surface de la peau.
Jean se redresse.
— On pourrait peut-être rentrer, dit-il.
Nous nous relevons avec des gestes raides. Nous avons tous envie de nous retrouver dans la tiédeur de la case. Et le dos traversé d’élancements douloureux, à mouvements prudents, nous rassemblons notre matériel.
— Non, vous, vous restez ici, dit Voiné, si une femme vous voit comme ça elle meurt. Je vais vous apporter les hamacs et les couvertures.
Et les féticheurs nous laissent seuls dans la forêt sacrée à l’aube.
Note
1. Voir Appendices VI et VII : « Sacrifice au Serpent » et « Pour être protégé par le Serpent ».
— Et s’il pleuvait? questionne Tony. Nous n’avons rien pour nous protéger.
Nous nous sommes réveillés ce matin assez tard, dans nos hamacs, les muscles : douloureux, engourdis par nos scarifications et par l’humidité de la forêt.
Voiné se dresse au-dessus de nous et nous contemple d’un oeil paternel.
— Il ne pleuvra pas, dit-il avec assurance, Zézé a mis Okobuzogui, le grand masque de l’Afwi, dans la forêt à côté de vous. Tant qu’il restera là, il ne tombera pas une goutte d’eau.
Nous ne voulons pas le contredire, en dépit de nos expériences antérieures.
Badigeonnés de mercurochrome, accroupis autour des marmites de riz que vient de nous apporter Voiné, nous prenons notre premier vrai repas toma. Notre féticheur a jugé les couverts inutiles, et nous mangeons avec nos mains. Après le repas, Voiné examine avec attention nos cicatrices. Nos remèdes ont déjà prouvé leur efficacité sur de nombreux Toma, et devant les résultats obtenus, les féticheurs nous ont autorises a les utiliser de préférence aux leurs pour écourter notre séjour en forêt. Il palpe nos dos, appuie sur nos blessures sans ménagements pour vérifier si par hasard les incisions ne sont pas infectées. Cet examen n’est guère agréable, mais nous sommes si impatients de quitter la forêt que nous affectons de ne sentir aucune douleur.
— �a va très bien, vos médicaments sont très forts, il faut m’en laisser quand vous partirez. Dans quelques jours, tout sera sec et vous pourrez sortir.
Voiné nous traite maintenant avec beaucoup plus de familiarité. Aux yeux d’un Toma un lien se crée natutrellement entre tatoueur et tatoués. Il n’est plus seulement notre guide, mais notre frère, et nous raconte sans réticences sa propre initiation.
— Quand Zézé m’a fait ça, j’ai beaucoup crié. C’est pour ça qu’on vous a emmenés loin du village.
— Oui, mais toi, dis-je, tu étais un petit bilakoro.
Voiné attendait sans doute cette réponse et se contente de sourire.
Il nous apprend ensuite que Zézé a été tatoué par Wego, ce qui nous donne une idée plus exacte de leurs âges respectifs.
Le déroulement de notre initiation, la nuit dernière, m’a un peu dérouté. Les féticheurs n’avaient revêtu aucun de leurs ornements magiques ; aucun grand masque n’a présidé la cérémonie ; je ne regrette pas ce dépouillement, mais je m’en étonne.
— Vous connaissez déjà tous les secrets, explique Voiné, vous avez entendu l’Afwi, il n’y avait plus rien à cacher. Après la barrière, nous sommes entre hommes ; les masques sortent seulement pour faire peur aux femmes et aux Bilakoro.
D’ailleurs, d’après lui, nous avons subi une initiation spéciale, identique à celle des garçons qui ont quitté le pays enfants et reviennent adultes sans avoir été tatoués. A leur retour, on les marque de l’empreinte du grand esprit, sans mise en scène, dans la petite forêt sacrée de leur village, simplement pour qu’ils retrouvent leur place dans la communauté.
— Mais à, Sogourou, est-ce pareil ? dis-je à Voiné.
Maintenant que nous sommes tatoués, nous avons le droit de connaître le cérémonial de cette fête d’initiation collective. Si nous ne pouvons la filmer, du moins espérons-nous y assister.
— Non, dit Voiné . A Sogourou, c’est une très grande fête. �a ne se fait pas n’importe quand. Et ça se prépare longtemps avant.
En fait, l’initiation rituelle des enfants n’a lieu que tous les cinq ou sept ans. Plusieurs villages se réunissent et délimitent sur leur territoire une vaste zone de forêt touffue, les pistes qui peuvent la traverser sont barrées et détournées. Une porte imposante, semblable à celle de Niogbozou, en marque l’entrée, ses « mpugi » 1 sculptées, décorées d’ocre, de bleu et de kaolin, ressemblent et rangement dans leur matière comme dans leurs formes, aux statues d’ancêtres des Nouvelles-Hébrides, à l’autre bout du monde. Désormais, l’accès en sera réservé aux seuls initiés.
Il existe donc deux forêts sacrées :
- l’une, située près de chaque village où se déroulent les rites fétichistes locaux
- l’autre, beaucoup plus grande, que l’on pourrait nommer « camp d’initiation », réservée au tatouage et à l’éducation des enfants
Les fêtes elles-mêmes demandent plusieurs mois de préparation. Les Guelemlaï parcourent tout le pays toma pour annoncer aux habitants que les fêtes sont proches et qu’ils emmèneront bientôt les enfants. Ils recueillent en même temps les offrandes nécessaires à cette assemblée, qui groupe souvent plus de trois mille personnes. Chaque village doit fournir du riz, du bétail, de l’huile de palme et une certaine somme d’argent. Par leur aspect terrifiant, les blancs messagers avec leur immense carcan flottant préparent le climat d’angoisse qui va envelopper les enfants jusqu’à leur initiation.
La veille du grand jour des coureurs vont prévenir tous les villages ; les féticheurs chargent alors les hottes qui contiennent tous leurs masques et leurs talismans, les hommes se couvrent de feuilles de bananier qui les dissimulent entièrement, et tous quittent leur village au crépuscule. Des coins les plus reculés du pays toma, dans la nuit, ces étranges processions convergent le long des pistes vers le lieu du tatouage, à la lueur vacillante des lampes-tempête.
La danse commence ; le tam-tam est absolument interdit, seule s’élève la voix multiple de l’Afwi, ses incarnations secrètes, les grand masques noirs de chaque village participent tous à la fête, ainsi que les Vollolibeï, male et femelle, pour une fois réunis. Les féticheurs sortent leurs talismans et leurs gri-gri et font tour à tour la preuve de leur science magique.
— Alors, dit Voiné, on sait qui est le plus fort, et c’est très dangereux, parce que tous les poisons sont dans l’air.
Au petit jour, soixante taureaux sont amenés sur la place, spécialement aménagée devant l’entrée de la forêt sacrée puis sont égorgés tous ensemble au couteau. Cette effrayante boucherie se déroule sous les yeux des futurs initiés et des femmes.
Les plus beaux morceaux de viande sont ensuite prélevés sur les victimes et cuits avec les fèves rouges du pays ; puis ils sont présentés aux féticheurs sur un large plateau de bois. Les féticheurs versent dans le plateau leurs poisons les plus violents, la plupart à base de bile de caïman. Le grand maître, qui doit être Zézé Sohowogui, pique au hasard un morceau avec sa fourche, et le mange en invitant tous les autres à l’imiter.
— Beaucoup de sorciers meurent, commente Voiné en riant, ils ne connaissent pas tous les médicaments contre.
Cette épreuve confirme le pouvoir magique détenu par le Zogui, et son indéniable supériorité 2.
Les Guelemlaï ont remis depuis longtemps les enfants aux mains des hommes-oiseaux, charges de les conduire aux grands esprits de la forêt ; les Ouénilegagui frappent les bilakoro à coups de gourdin avant de les projeter par-dessus le fronton du camp d’initiation. Mais ils réservent un traitement spécial à leurs propres fils : la fonction d’Ouenilegagui est en effet héréditaire l’homme-oiseau choisit parmi ses fils celui qui le remplacera, et, avant de l’envoyer dans la forêt sacrée, en présence de toute la population, le marque de sa fourche sous le bras.
De l’autre côté du mur, les féticheurs s’emparent des non-initiés, et là, sans aucun décorum, ils les tatouent immédiatement en plusieurs groupes.
— Il y a plus de deux cents enfants, explique Voiné , et ça fait beaucoup de dos àcouper.
Le supplice est inégalement supporté par les enfants. Certains d’entre eux hurlent et se débattent tellement qu’on se contente de leur faire deux ou trois égratignures de chaque côté ; d’autres, au contraire, réclament de nouvelles scarifications pour prouver leur courage ; en général, le jour de la grande fête, on ne dépasse pas trois bandes d’incisions et pendant le stage en brousse les féticheurs en ajoutent une autre chaque année 3.
Après l’épreuve, les enfants doivent s’allonger sur des nattes. Le Zogui prononce les paroles sacramentelles en brandissant sa fourche : « Maintenant, vous êtes des Toma. »
Puis des messagers viennent annoncer aux femmes que leurs enfants ont été dévorés par le grand esprit, et qu’elles les retrouveront, sains et saufs, quand ils auront été digérés et rejetés.
L’épreuve du tatouage n’est pas sans danger ; le même couteau et la même épine servent pour plusieurs enfants, et ne sont pas désinfectées. Les féticheurs badigeonnent les scarifications avec un médicament de leur composition à base de bouse de vache qui transforme souvent de simples coupures en plaies suppurantes. La résistance des Toma triomphe généralement de l’infection. La guérison demande environ un mois, pendant lequel les enfants ne doivent ni se baigner ni se livrer à une activité fatigante.
L’empreinte de l’Afwi se présente alors sous la forme d’une bande de cicatrices verticales, en relief, qui part de la pointe des seins et forme une large boucle montant vers la nuque entre les omoplates.
Il arrive que des néophytes succombent à la suite de leur initiation, mais ce sont des cas exceptionnels et Zézé jouit d’un grand prestige, car au cours des sept tatouages qu’il a présidés, aucun enfant n’est mort.
Ces rites, en apparence barbares, peuvent s’expliquer par le mode d’existence des Toma. Pendant les deux premières années de sa vie, l’enfant ne quitte pas le dos de sa mère. Il participe, sans le savoir, à toutes les activités du village, danses ou travaux des champs, mais dès qu’il est en âge de marcher il se retrouve abandonné à lui-même, prend ses repas et dort quand il en a envie, joue avec ses camarades, se promène dans la forêt, et ne souffre d’aucun des interdits auxquels sont soumis les petits Blancs. Il est curieux de constater que peu d’accidents se produisent pendant cette période.
Mais aux yeux de la tribu, il est comme asexué et ne fait pas encore partie de la communauté. A sa puberté, il doit mourir en tant qu’enfant, pour renaître, homme, conscient de ses droits et de ses devoirs envers les autres. Dépouillée de son contexte mythique, il faut reconnaître que cette pratique d’initiation correspond à une véritable transformation. Elle oblige le jeune garçon a surmonter les terreurs de l’enfance, et exige de lui une grande résistance à la douleur. Mais cette épreuve serait insuffisante s’il ne s’y ajoutait un long séjour dans la forêt. L’enfant connaît maintenant les grands secrets de la race, mais n’est pas encore capable de remplir son rôle d’homme et d’affronter la vie pénible de la brousse. Il doit apprendre tout ce qui était utile aux Toma avant l’arrivée des Blancs.
Les garçons édifient tout d’abord dans le camp d’initiation un petit village ; ils pourront ainsi plus tard construire la case qui abritera leur famille. Ils défrichent leurs lougans, sèment et cultivent leur propre riz, récoltent les palmistes pour en extraire l’huile, et savent bientôt distinguer tous les fruits comestibles de la forêt, repérer la trace du gibier, et chasser avec les chiens. Ils tissent eux-mêmes les bandes de coton de leurs boubous et dans leurs moments de loisir fabriquent de la rabane. Tout l’excédent de leur production parvient à leurs parents.
En dehors de cette éducation purement matérielle, les féticheurs leur dévoilent toutes les grandes traditions de la tribu : les noms des esprits de la forêt et des héros, la fabrication des médicaments et des poisons, l’interprétation de la volonté des esprits par les noix de cola, la lecture des présages au cours des sacrifices, les interdits et le rituel des cérémonies fétichistes.
L’art de la communication par le son tient une place importante dans cet enseignement. Nous savons déjà que les Toma peuvent se transmettre n’importe quel message par tambour ou par sifflet. Nous l’avons découvert l’année précédente d’une façon assez curieuse : après avoir enregistré les hommes-oiseaux en train de danser, accompagnes par un minuscule tambour de bois, nous avions fait entendre la bande à tous les habitants de Niogbozou. A plusieurs reprises, ils éclatèrent de rire sans raison apparente. Soupçonnant la vérité, nous avions tente une seconde expérience. Les rires recommencèrent aux mêmes passages. Le soir, je demandai à notre interprète, Prosper Zoumanigui, l’explication de cette hilarité.
— Les tambours disaient des bêtises. Chez les Toma ils parlent ; c’est exactement comme le clairon des militaires, quand ça sonne on sait tout de suite si c’est l’heure de la soupe, ou si on appelle l’adjudant.
Les enfants apprennent encore un art essentiel : faire parler l’Afwi. L’exécution de la musique sacrée doit se soumettre à des rites très précis ; aucune fantaisie n’est admise de la part des exécutants, et pour arriver a ce résultat, ils s’entraînent pendant leur stage en brousse. A cet égard, la musique toma, sacrée ou profane, semble être le monopole de quelques privilégiés. En effet, les petits orchestres comme celui qui nous accompagnait pendant les portages, parcourent le pays, tels des troubadours, pour se rendre à chaque grande fête et suivre les personnages importants dans leurs déplacements.
A l’intérieur du camp d’initiation, les Ouenilégagui, chargés de faire respecter les lois tribales, répriment toute infraction plus sévèrement encore que dans le village. L’enfant doit être capable à sa sortie de respecter de lui-même et comme d’instinct les traditions. Il est lié par le secret à sa race, doit contribuer par toutes ses activités au maintien des coutumes ancestrales et au bien-être de la communauté. En contrepartie, il pourra réclamer son appui et se décharger sur elle d’une part de ses responsabilités. De temps en temps, il subit de nouvelles épreuves physiques ; abandonné dans. la forêt, il devra, par exemple, assurer sa subsistance par ses propres moyens. La vie dans le camp d’initiation est parfois si dure que certains enfants n’en sortent pas vivants.
Le stage d’initiation peut durer sept ans. A la fin de ce noviciat, les enfants regagnent la case de leur famille. L’une des très grandes fêtes toma se déroule à cette occasion. La sortie des nouveaux initiés attire une foule encore plus nombreuse que le tatouage, car elle s’accompagne de spectacles fastueux.
La cérémonie débute par une sorte de baptême, qui se déroule dans l’enceinte de la forêt, dont seuls les initiés sont témoins. L’enfant prend un bain de purification dans le marigot, allongé dans le courant, la tête tournée vers la source. Le féticheur, dans ses incantations, lui confirme alors le nom secret qu’il a reçu pendant son initiation, et que les tambours ou le sifflet peuvent reproduire. Il est ensuite amené devant une barrière magique qu’il doit franchir d’un bond en présence d’une assemblée de notables ; sept feuilles toutes différentes ont été dispersées parmi celles qui jonchent déjà le sol au delà de cette barrière, et il ne doit pas en toucher une seule. L’enfant ne peut compter que sur sa chance, mais c’est un des risques du jeu. Les Toma n’aiment pas les malchanceux.
A l’aube, le jour même de la sortie, un messager traverse le village et brise une poterie devant la case de la famille de tout enfant mort pendant l’initiation, en disant : « Ton fils est comme cette poterie. » Les parents ne peuvent manifester leur douleur qu’après la fête, et doivent participer à toutes les réjouissances. Le père connaissait déjà la nouvelle : il peut pénétrer en tout temps dans le camp d’initiation ; mais, tenu par le secret, il n’avait pas le droit de prévenir sa femme.
Au cours de son stage en brousse, le fils aîné de Zézé se tua en tombant du palmier, et le grand maître des féticheurs n’a jamais laissé paraître aucune amertume.
Devant l’entrée de la forêt se dresse une esplanade, comme une scène de théâtre ou les féticheurs vont donner les preuves éclatantes de leur pouvoir magique.
Tour à tour, la végétation et les animaux les plus dangereux de la brousse obéissent a leurs commandements. Pendant très longtemps, nous n’avions pu obtenir aucun renseignement de Voiné à ce sujet. « Les arbres bougent, disait-il, et les animaux viennent à l’appel des sorciers. » Mais maintenant, nous portons sur notre dos l’empreinte de l’Afwi et il peut parler.
En réalité, seuls quelques minces troncs flexibles s’inclinent à la voix du Zogui. Un jeune garçon, attaché en haut d’un tronc ébranché, comme sur une échasse, et masqué par des franges de raffia, le fait osciller en tous sens. Les animaux de la forêt ne se manifestent guère que par leurs cris, et les fauves les plus redoutes, les panthères, ne sont que des inities cousus dans des peaux et qui, bien entraînés, imitent parfaitement les attitudes de cet animal, au moins vus de loin. Un notable s’avance jusqu’a l’entrée de la forêt sacrée et a travers les épaisses racines de fougères demande à l’Afwi les garçons du village. Un long dialogue s’engage. L’Afwi en échange des enfants réclame des offrandes. Tous les habitants du village s’approchent, les dons s’amoncellent et les enfants sortent enfin de leur réclusion.
Ensuite, viennent les danses, avec tous les personnages de la forêt sacrée, et la fête se termine par un repas gargantuesque où sont mangées les boeufs sacrifiés.
Un symbolisme analogue se retrouve dans toute initiation. Avant d’être incorporé au groupe, le postulant doit se soumettre a une série d’épreuves psychologiques et physiques, qui le plongent dans un état second, comparable à une mort, et le mènent a la connaissance, font de lui un homme nouveau.
La différence des rites à l’entrée et à la sortie de la forêt paraît assez significative à ce sujet.
- Au début, l’enfant a la révélation brutale de l’Afwi dans toute sa puissance. Le grand esprit résulte de l’union des Toma, et au cours de cette première cérémonie les forces psychiques groupées de tous les féticheurs du pays lui confèrent une réalité inaccoutumée.
- A la sortie de son stage, au contraire, le jeune garçon participe lui-même a la magie au lieu de la subir. Les féticheurs lui prouvent leur confiance en requérant sa complicité pour démontrer leur pouvoir.
Selon Voiné, les Kissi, les voisins des Toma, ont acheté très cher les secrets du tatouage, car sur toute la terre, chez les peuples primitifs, les mêmes rites existent sous des formes légèrement différentes, dont le but est d’assurer le maintien de la tradition et son corollaire : la prééminence de la communauté sur l’individu. Une nécessite vitale groupe les hommes dans leur lutte pour la vie, dans la forêt hostile ; la collectivité doit rejeter les membres inaptes ou déficients. Déjà une mortalité infantile importante opère la sélection naturelle ; le stage en forêt, par sa rigueur, provoque une seconde élimination. Les Spartiates ou les Athéniens n’agissaient pas autrement, mais peut-être d’une manière plus systématique, et ne laissaient aucune chance de survie à l’individu considéré comme inutile.
Il est étonnant de constater que chez les Toma, la circoncision, tenue pour indispensable, ne joue cependant pas un rôle capital dans l’initiation. Elle correspond à une nécessité physiologique, et ne donne lieu à aucun rite spécial.
— Si vous voulez être circoncis, nous dit Voiné, ça vous coûtera un mouton pour vous quatre ; vous nous devez déjà un taureau, parce que nous vous avons coupé le dos. Ou alors, vous pouvez devenir Guelemlaï.
Nous n’avions pas envisage cet aspect commercial de la question, et il nous révèle du même coup l’origine des messagers de la forêt sacrée. Ce sont en général les enfants de familles pauvres qui ne peuvent subvenir aux frais du grand tatouage et aussi, suivant les termes de Voiné, « ceux qui ont le coeur très dur ». Envoyés par leurs parents aux féticheurs, deux ans avant la date fixée, ils subissent les épreuves rituelles et, le crâne rase, passés au kaolin, revêtus du carcan de raffia, ils parcourent le pays pour préparer l’initiation de leurs camarades.
— Quand les Guelemlaï vont venir à Touweleou, alors la fête de Sogourou sera tout près d’exister, dit Voiné.
Nos scarifications seront-elles cicatrisées à temps. C’est notre dernier sujet d’inquiétude.
Claustrés dans la pénombre verte de notre trou de forêt, nous restons la plupart du temps allongés dans nos hamacs a dormir ou à discuter. Le jour filtre au-dessus de nous, à travers la voûte des grands arbres. Parfois, de petits singes gris ou bruns sautent de liane en liane et, de loin, nous observent. Toute proche, gronde la cascade invisible où nous ne pouvons même pas aller nous baigner.
Voiné nous apporte tous nos repas et ne nous quitte en général qu’à la nuit. Souvent le vieux Wego l’accompagne. Beaucoup plus loquaces qu’avant notre initiation, ils continuent tous les deux à répondre sans détours à nos questions. C’est ainsi que nous apprenons comment on devient féticheur.
Il faut être prédestiné. En réalité, on ne devient pas, on naît féticheur. A sa naissance, les femmes, à des signes connus d’elles seules et que Voiné lui-même ignore, désignent l’enfant qui sera capable de remplir plus tard cette fonction. A partir de cet instant, certaines précautions sont prises. Des qu’il peut marcher, le petit garçon doit être écarté du village familial, de son père en particulier, et confié à un Zogui, qui, bien avant le tatouage, commence son éducation.
Après avoir subi les mêmes épreuves que les autres, le futur féticheur continue, sous la direction de son maître, l’étude des rites magiques. Puis il doit faire la preuve de ses dons. Il ne semble pas, selon Voiné, qu’il subisse des épreuves physiques supplémentaires. Les examens portent principalement sur l’intuition et l’astuce ; et notre guide nous raconte comment il a conquis son grade.
Les féticheurs de son village, réunis dans la forêt sacrée, avaient choisi entre eux l’une des neuf boules de riz placées sur une dalle au centre de la clairière. Voiné, convoqué, dut la retrouver sans hésitation et la manger : les autres étaient empoisonnées.
Le féticheur, une fois nommé devient le gardien de la tradition et détient tous les secrets de la race. Voiné nous a souvent parlé de sorciers, mais nous comprenons maintenant que c’est dans son esprit un terme péjoratif, par lequel il désigne tous les mauvais féticheurs, adversaires de Zézé.
Tout féticheur a ses assistants ; fait curieux, le devin Wego, malgré sa fonction et son grand âge, n’est que l’homme de main de Zézé,
— Et moi, qui suis encore très jeune, nous dit Voiné, je peux commander à presque tous les vieux de Touweleou, parce que je vais remplacer Zézé après sa mort.
Le rôle de l’assistant est assez bien défini. Il remplace le Zogui dans tous les actes que lui interdisent sa position, et peut, à la rigueur, se charger de supprimer les ennemis de son maître.
— Si on veut, on peut rendre un homme fou en quelques semaines, assure Wego, consulté.
Je repense à nos nuits sans sommeil, aux sons, aux bruits inexpliqués, au dédoublement de Voiné. Quelles réactions un climat d’angoisse semblable peut-il déclencher chez un homme plongé depuis son enfance dans l’ambiance magique de la forêt ?
J’ouvre un oeil. Voiné, penché sur moi, secoue mon hamac.
— Alors, patron, debout.
Le jour est à peine levé. Voiné ne perdra jamais cette habitude de nous réveiller trop tôt.
Wego est venu avec lui et contemple Tony qui se redresse péniblement.
— Le vieux va vous laver au marigot, dit Voiné. Après vous pouvez sortir.
Il a pris, sans doute, cette décision hier soir avec Zézé, après avoir examiné nos cicatrices, mais ne nous en avait pas parlé. Il y a près d’une semaine que nous vivons prisonniers de notre puits de verdure, et nous ne serons pas fâchés de retrouver notre liberté.
Nous sommes debout dans les remous du torrent jusqu’à mi-corps. Il ne fait pas chaud dans l’ombre du matin. Juché sur un rocher, en face de nous, Wego hurle des incantations qui se perdent dans le vacarme de la cascade, et nous asperge avec un bouquet de feuilles. Impassible, les bras croisés, Voiné nous observe de la rive.
Après ce baptême rituel, nous ressortons de l’eau, frissonnants, et nous nous séchons tant bien que mal avec des gestes prudents. Les incisions boursouflées nous tirent encore la peau à la hauteur des côtes.
Puis, les hamacs repliés, nous reprenons le chemin du village.
Un ordre inaccoutumé règne dans la case. Voiné, pendant notre absence, a fait le ménage avec soin. Il devait se sentir bien désoeuvré pour accomplir une telle besogne. Nous lui votons des félicitations.
A peine réinstallés, un vieil homme, tout tremblant, vient nous trouver. Il extrait de la poche de son boubou un imprimé tout froissé et me le tend. Ancien tirailleur, il connaît quelques mots de français, mais il ne sait pas lire ; en notre absence, personne n’a pu lui indiquer ce que signifiait cet inquiétant papier. Une rapide explication suffit à transformer sa crainte en joie délirante. Il s’agit simplement d’aller toucher au bureau militaire de Macenta un rappel de pension du combattant.
Comme il s’éloigne, nous voyons arriver Zézé, la mine renfrognée. Les nouvelles doivent être mauvaises. Zézé s’assied sous l’auvent de la case, découragé : la date du tatouage de Sogourou, qui devait avoir lieu dans quelques jours vient d’être reculée. Impossible d’obtenir de nos féticheurs un renseignement précis à ce sujet. Ils ont une vague notion de la semaine, car à l’exemple de leurs voisins, les Malinké islamisés, dont le jour hebdomadaire est le samedi, ils ont fixe le leur au vendredi. Selon Voiné, quelques ancêtres se souviennent encore des dix mois, très élastiques, que comportait l’année toma. Mais seul, en fait, le cycle des saisons et des travaux aux lougans marquent pour eux l’écoulement du temps. Par approximations successives, nous finissons par comprendre que nous sommes condamnes à près d’un nouveau mois d’attente
Depuis notre arrivé en pays toma la célébration de cette fête est sans cesse reportée. Les féticheurs, ennemis de Zézé, veulent-ils nous vaincre à l’usure ?
Des nuées grisâtres envahissent le ciel encore très bleu ce matin. Une pluie diluvienne s’abat sur le village.
Pendant nos six jours de retraite dans la brousse, il n’est pas tombé une goutte d’eau. Voiné, cette fois, avait raison. Okobuzogui nous a protégés tant que nous étions sans abri.
Quelques heures plus tard, apparaît le vieux Voiné Béawogui. Il revient d’un voyage dans la région de Sogourou et confirme les informations de Zézé. Le tatouage est fixé à la prochaine lune montante, c’est-a-dire dans un mois environ. Nos suppositions pessimistes étaient également justes. Les féticheurs de Sougourou redoutent notre présence et, pour l’éviter, ont résolu d’attendre jusqu’à la dernière limite, avec l’espoir de nous voir partir avant.
— Je ne m’occupe pas de leurs histoires, ajoute le vieux Voiné, mais je connais tout ça. Ils ne peuvent pas changer le moment du tatouage et, avant les grandes pluies, quand les temps sont arrivés, il faut le faire ou les esprits des ancêtres se fâchent et tout le monde meurt.
Ce délai supplémentaire bouscule encore une fois nos plans. Nous sommes en pleine saison des pluies et craignons l’humidité pour la conservation de notre pellicule impressionnée. Il faudra l’expédier au plus vite en France, mais elle doit être accompagnée. Virel se désigne de lui-même pour cette mission. Ses regrets se lisent sur son visage. Demain, il partira. Nous l’accompagnerons à Bofossou.
Ce soir, nos amis féticheurs sont venus partager notre repas. Voiné nous confirme l’invitation du chef de canton, Koli Zoumanigui que nous avions rencontré à Macenta, chez Foromo. Nous sommes conviés à la grande fête des femmes qui doit avoir lieu ces jours-ci dans son village. Peut-être là-bas, pourrons-nous filmer d’autres rites secrets. Ceci rend plus pénible encore le sacrifice de Virel, et devant sa tristesse, les féticheurs tiennent chacun à lui offrir un cadeau, qui prouvera partout, même en France, que les Toma le considèrent comme un frère. Wego lui donne un boubou à larges rayures, Voiné sa réduction du masque d’Angbaï, et Zézé une fourche de sorcier.
Notes
1. Racines des fougères arborescentes.
2. Voir Appendice VIII : « Epreuve du poison ».
3. Les dessins des tatouages varient suivant les régions.
Dans les grincements d’agonie de sa boîte de vitesse, le camion qui emporte Virel vers Macenta s’éloigne et disparaît bientôt dans un nuage de poussière.
Nous nous retrouvons dans la petite case en face de la gargote de Baré, avec l’impression pénible de repartir du même point, de tout recommencer.
Nous ne songeons pas sans inquiétude aux réactions de nos familles à Paris en voyant rentrer Virel seul et malgré toutes les lettres d’explication dont nous l’avons chargé, nous savons bien qu’elles n’accepteront pas sans difficultés ce nouveau délai d’une durée indéterminée.
La coalition des féticheurs adverses ne désarme pas. Zézé et Voiné y font allusion dans toutes leurs conversations, mais confiants en leur pouvoir, depuis qu’ils ont fait de nous des initiés, ils ne doutent pas du succès final.
— Le complot sera défait, répète Voiné. Vous n’êtes plus des Bilakoro, vous êtes des Toma.
Et toujours, aussi résolu, il commence à préparer notre voyage dans le canton de Baezia. Il voit en Koli un puissant allié possible et ne veut pas perdre un instant pour se rendre à son invitation. Il a déjà trouve un transporteur africain qui a accepte de nous conduire sur la route de Kissidougou, à l’embranchement de la piste de Boueylazou, la résidence du chef de canton. Ainsi, nous n’aurons pas à recruter de porteurs, il ne nous restera que quelques kilomètres à franchir à pied et Koli enverra ses hommes chercher notre matériel.
Nous atteignons Boueylazou dans la matinée, sous un ciel sans nuage. Une foule bruyante et colorée se presse sur la grande place. Le village est aussi animé que Bofossou un jour de marché.
Zézé et Voiné nous mènent au milieu de la cohue vers la grande case de Koli Zoumanigui dont le toit de tôle ondulée brille au soleil.
Le chef de canton de Baezia est une personnalité considérable. Avec son innombrable famille, il occupe presque à lui seul tout le village.
La tombe de ses ancêtres est en ciment. Il possède plus de deux cents femmes, un phonographe, une bicyclette neuve et une Matford délabrée qui gît sous un abri qui prolonge le large auvent de sa case.
Sur le seuil de sa porte, il nous accueille avec amabilité. Il arbore un feutre mou, une chemise à fleurs de style californien et un short.
— Iche… Icheyo… Imama… mamayo.
Puis, il nous fait entrer.
Une énorme table entourée de fauteuils massifs de fabrication locale occupe la moitié de la pièce de réception aux murs blancs et nus. Il nous conduit sans s’arrêter dans la chambre voisine, meublée de deux lits.
— Ici, vous êtes chez vous, dit-il.
Installés dans la grande pièce autour de la lourde table au bout de laquelle est fixé à demeure un hachoir à viande, nous bavardons en buvant le doboïgui dans des récipients variés.
— Koli sait que vous êtes tatoues et que vous connaissez les secrets des Toma, me dit Voiné.
Koli approuve de la tête, avec un large sourire.
Une femme petite, frêle, le visage mince, entre d’un pas souple et dansant.
— C’est Vorou, une des meilleures femmes de Koli. Elle s’approche de Zézé. Ils s’effleurent les doigts en faisant claquer les phalanges. Vorou est la fille du vieux féticheur qui, depuis son arrivée, a changé de nom.
Ici, il ne s appelle plus Zézé, mais Voroukaya : le père de Vorou.
Koli nous explique aussitôt qu’il a détaché Vorou à notre service. Elle nous sourit avec bonne humeur et s’esquive de son pas léger.
Je remarque soudain une grande femme à la peau claire, drapée dans une large bande de satin bleu. Debout, dans un coin, elle nous observe, immobile, l’oeil vide. Sans doute est-elle sortie de la chambre symétrique de la nôtre où couche notre hôte dans son lit à baldaquin.
Koli semble ignorer totalement sa présence.
J’interroge Voiné du regard.
— �a, c’est la femme-sacrifice, dit-il.
— La femme-sacrifice ?
Tous les grands chefs ont une femme plus blanche que les autres. Il ne faut pas la battre. Il ne faut pas la mettre en colère.
— Tu sais pourquoi ?
— C’est comme ça, ou alors, si on la bat, il faut faire un sacrifice. Elle ne travaille jamais !
Pendant tout notre séjour chez Koli, nous verrons cette statue errer dans la maison, les mains vides, appuyée au montant d’une porte ou assise, muette, dans un fauteuil, des journées entières.
La fête à laquelle nous a convié Koli Zoumanigui est une sortie d’excision. Voiné m’en explique longuement les rites. Les femmes ont aussi leurs talismans et leur forêt sacrée, voisine de celle des hommes où les jeunes filles subissent l’excision. Cette mutilation sexuelle est opérée par les matrones du village, sous la direction des femmes-féticheurs. Les excisées effectuent ensuite un stage de deux ans dans la brousse au long duquel elles apprennent ce que toute femme toma doit connaître pour remplir son rôle dans la communauté. Enfin, au jour fixé par les matrones, elles regagnent le village, ou se célèbre la fête donnée en leur honneur.
Nulle cérémonie toma ne saurait commencer sans le rituel échange de cadeaux. Koli Zoumanigui, en casque colonial, assis à l’ombre de sa case sur un fauteuil pliant, au milieu des notables, reçoit avec dignité les offrandes.
De la foule rassemblée sur la place se détachent une à une les femmes portant sur la tete d’énormes bottes de guinzé, des bassines de riz ou de piment, des calebasses d’huile de palme, des tissus de pagne roulés.
Les cadeaux s’amassent peu à peu aux pieds de Koli.
Chacune des femmes est escortée d’un notable qui commente à perte d’haleine l’importance et la valeur des offrandes.
Koli écoute d’un air résigné, remercie de quelques paroles brèves et procède à la redistribution des dons parmi les spectateurs. Certains, qu’il destine aux excises, sont immédiatement emportés vers la forêt sacrée des femmes.
Voiné et Zézé, côte à côte, ne se lassent pas de regarder, d’écouter, d’approuver.
Deux jours durant, nous subissons ces fastidieux préliminaires.
Le soleil commence à descendre. De la forêt toute proche monte un chant à la fois religieux et sauvage, comme nous n’en avions jamais entendu jusqu’alors.
Entre deux cases apparaît un cortège compact de femmes qui s’avance dans le village au rythme des calebasses à grenailles. Le buste penche en avant, mains pendantes, elles font à pas traînants le tour de la place. Parfois, leur choeur s’arrête, toutes les paumes se tendent vers le ciel et une longue clameur suraiguë s’élève qui déchire les tympans. Au-dessus de la colonne mouvante, portées à bout de bras, oscillent deux longues formes voilées de cotonnades blanches.
— Le premier, dit Voiné, c’est le zazi, le médicament de toutes les femmes. L’autre, c’est une sorcière roulée dans une natte comme un cadavre.
Les matrones de l’excision ferment la marche. Les hanches ceintes de leurs plus beaux pagnes, coiffées d’un haut bonnet tronqué zébré de couleurs vives, elles esquissent un vague pas de danse et brandissent les longues pinces et les couteaux, attributs de leurs fonctions. Sous les yeux de la foule qui les regarde défiler, elles miment, avec un sadisme allègre les gestes de l’opération.
Aux flancs du cortège, hilare, se trémousse une femme à la taille mince, en m’bila, qui semble mener le jeu. Elle porte en sautoir un chapelet d’omoplates de moutons et des grappes de becs de toucan et agite frénétiquement une grosse banane à cuire.
Nous voulons commencer à filmer et je m’avance sur la place. Mais Voiné me rattrape : aucun homme ne doit s’approcher du cortège. Comme j’insiste, il me désigne une énorme vieille assise sous l’auvent d’une case, entre deux matrones à l’air particulièrement rébarbatif.
— Alors c’est a elle qu’il faut que tu demandes.
Elle, c’est la plus importante femme-féticheur de la région. De son autorité dépend cette fête. Elle peut tout arrêter d’un geste. Elle doit peser près de deux cents kilos. Tout à l’heure, je l’ai vue traverser la place. Incapable de se redresser, elle ne pouvait se déplacer qu’en poussant devant elle une sorte de rouleau de bois.
— Pour marcher dans la brousse, il lui faut vingt porteurs, précise Voiné plein d’admiration.
Selon la croyance des Toma, jamais il ne pleut durant ses voyages, mais le ciel se couvre pour lui épargner l’accablante chaleur.
J’hésite un peu, puis je me dirige vers elle, accompagné de Voiné. Elle tourne vers moi son visage bouffi et me foudroie du regard. Dans l’espoir de l’amadouer, je lui fais remettre le cadeau par Voiné. Pour une fois, notre interprète se passerait volontiers, comme il dit, de jouer l’intermédiaire. Elle n’écoute pas un mot et me jette les billets à la figure. Puis elle nous tourne le dos. Voiné me regarde, l’oeil inquiet. J’ai un autre argument en réserve et Voiné traduit :
— Je sais que tu n’as pas besoin de cet argent. Tu commandes à toutes les femmes de la région et même, pendant cette fête, aux hommes. Je te prie d’accepter en toute amitié une bouteille de rhum que nous avions apportée pour nous.
Sa métamorphose est instantanée. Est-elle sensible à la privation que nous nous imposons d’une denrée aussi précieuse ? Tout son visage s’illumine, elle me prend les mains et me fait dire par Voiné que nous sommes ses amis :
— Tu peux filmer, mais pas trop près.
Sur la place, la ronde des femmes continue. Enfin, sur une dernière clameur, elles reprennent le chemin de la foret.
— Ce n’est pas fini, dit Voiné, en me voyant ranger le matériel. Maintenant, c’est plus formidable encore !
Voiné apprécie cet adjectif passe-partout, dont nous avons enrichi son vocabulaire et l’emploie avec autant d’à-propos que la majorité des Blancs. Cette fois, peut-être a-t-il raison. Malheureusement, le soleil va s’enfoncer derrière la foret et dans quelques instants, il sera trop tard pour tourner.
— Si, si, formidable ! Tu vas voir, répète Voiné, impatient, qui s’est toujours refusé à tenir compte des nécessités techniques.
Un battement sourd, comme le pas d’un animal gigantesque ébranle le village. Au-dessus des toits coniques, surgissent deux mats blancs d’environ dix mètres de haut auxquels flottent des banderoles de couleurs. Un nouveau cortège débouche entre les cases. Deux groupes de femmes soulèvent alternativement ces lourdes perches et les laissent retomber. Seuls, ces chocs mats rythment leur chant. Au milieu de la foule défilent des hennins noirs, pointus : ce sont les excisées, les « exquises » comme les appelle Voiné.
La nuit qui s’étend noie rapidement tous les détails. La place n’est plus qu’une masse humaine, sombre et mouvante, qui tournoie sans fin sur le même rythme envoûtant. Seuls se découpent sur les dernières lueurs du jour les deux grands mats et les hennins des excisées.
Nous avons réussi à filmer la plus grande partie de la cérémonie. Il ne nous reste plus ce soir qu’à enregistrer les chants des femmes.
Le groupe électrogène se trouve en dehors du cercle de lianes, au bout de cent mètres de câbles, pour éviter les bruits parasites. Jean et Tony prennent une lampe-tempête et vont le mettre en marche. Je reste à côté du magnétophone. Quelques curieux se groupent autour de moi. Dix minutes se passent, la lampe-témoin au-dessus de ma tête ne s’allume pas. Il doit y avoir un ennui quelconque et je vais rejoindre mes camarades, laissant Voiné à la garde du matériel.
Nous avons installé le moteur en haut d’un petit terre-plein pour lui éviter d’être noyé par les pluies. Assis sur un gros tronc d’arbre déraciné, Tony et Jean visiblement épuisés reprennent leur souffle. Depuis qu’ils m’ont quitte, ils tirent en vain sur la corde de démarrage. J’essaie à mon tour, sans plus de succès. Jean m’écarte avec autorité.
— Attends, dit-il. Inutile de te fatiguer. J’essaie encore trois fois. S’il ne part pas, on démonte tout.
Après les coups de semonce annoncés, nous attaquons la mécanique. Les pièces nettoyées avec soin sont étalées sur une bâche. Nous tentons d’éliminer les causes possibles de panne. Puis une discussion s’élève au sujet de la technique à suivre pour le remontage. L’avis de Jean triomphe. Une fois le dernier boulon resserré, l’appareil a retrouve son aspect habituel. Peine perdue, le moteur ne veut rien savoir.
Nous sommes assis, découragés, quand arrivent silencieusement nos trois féticheurs plus consternés que nous peut-être.
— Koli et tous les gens attendent la machine, dit Voiné avec une nuance de reproche dans la voix.
En quelques mots, il nous fait comprendre que notre prestige est en train de s’effriter de minute en minute. Jean se remet au travail et dans sa nervosité casse la corde. Tony le remplace et s’abîme la main. A mon tour, après quelques essais infructueux, je dérape sur la pente glissante.
— Laisse, dit Voiné, je vais le faire marcher.
Mais il s’y prend mal et se décourage vite.
Zézé, jusque-la accroupi dans l’ombre, se lève et sans rien dire enroule la corde autour du volant. Nous essayons de lui faire comprendre que son geste est inutile, mais il nous écarte de la main. Son âge ne lui permet que des mouvements mous et inefficaces. Il s’empêtre dans son grand boubou, déplace le socle du moteur et finit par casser la corde une seconde fois. Il contemple un instant la machine avec mépris, puis d’un signe entraîne Wego et Voiné vers la forêt.
Restés seuls, nous continuons à tripoter le moteur sans grand espoir. Là-haut, dans le village, les chants se sont tus et nous décidons d’abandonner, pour ce soir tout au moins. Nous commençons à ranger les outils, quand les féticheurs réapparaissent.
— Maintenant, ça va marcher, dit Voiné avec assurance. On vient de faire le sacrifice.
Sans conviction, nous nous relevons. Impossible de tirer du moteur la moindre explosion.
— Je vais resserrer les contacts de la bougie, dit Jean. Je l’ai déjà fait tout à l’heure, mais on ne sait jamais.
Deux minutes suffisent à cette opération ; au premier coup de corde le moteur tousse, au second, il démarre, avec un bruit bizarre, mais enfin il tourne. Jean d’abord un peu inquiet se redresse triomphant. Zézé et Voiné ont un sourire entendu. Chacun a toutes les raisons de s’attribuer les causes du succès.
Une foule bruyante a envahi la case de Koli et nous avons du mal à nous frayer un passage jusqu’au magnétophone, sous la lumière crue des lampes électriques, branchées sur le moteur.
Tous veulent écouter, mais personne ne se décide a chanter ; malgré les laborieuses explications de Voiné, ils n’ont pas encore très bien compris ce que nous attendions d’eux. Le premier, Koli, accepte de prononcer un discours devant le micro. Puis il fait dégager un grand demi-cercle devant le haut-parleur fixé au-dessus de la porte et vient se placer au centre. Des hurlements d’enthousiasme accueillent la reproduction de sa voix et tout de suite, les femmes recommencent à chanter. Nous enregistrons pendant plus d’un quart d’heure et au moment de relire notre travail, Koli qui continue à s’occuper avec autorité du service d’ordre, amène les femmes-féticheurs et les matrones de l’excision au premier rang des spectateurs. Jean pousse l’amplificateur à son maximum de puissance et d’un seul coup la musique jaillit, presque plus vraie que nature. Les vieilles femmes terrifiées essaient de se sauver, mais retenues par la foule, se rassurent peu à peu, finissent par rire de leurs craintes et viennent nous remercier. Koli paraît très satisfait de la démonstration.
— Demain, dit-il, je ferai venir le tam-tam d’Orapossou et vous pourrez prendre la meilleure musique des Toma.
Il fait encore nuit noire quand Voiné qui couche sur une natte dans la pièce de réception entre dans la chambre, de plus en plus matinal.
— Aujourd’hui les femmes vont amener leurs secrets dans le village. Aucun homme ne doit sortir. Vous êtes comme nous maintenant. Quand les femmes commencent, vous fermez la porte et vous n’essayez pas de regarder dehors.
Nous promettons sans difficulté, trop contents d’être assimilés aux Toma.
Aux premières lueurs du jour un chant lointain, très lent, nous parvient de la forêt, se rapproche rapidement et soudain une immense clameur nous environne, inlassablement répétée : « Sao !… Sao ! … » : , « la mort !… la mort ! … ».
— Toutes les femmes sont nues, explique Voiné, et elles portent leur fétiche autour du village.
Il ne sait rien de plus ; ce qu’est ce fétiche, aucun homme ne pourrait le dire.
Nous pénétrons dans la grande pièce. Koli et ses amis y sont réunis autour de la table. Ils semblent impressionnés par ces cris funèbres. Mélancoliques, de bonbonne en cafetière et de cafetière en quarts, ils boivent le doboïgui. Koli nous remplit des gobelets. Ce liquide corrosif a un arrière-goût de pétrole et nous l’absorbons sans plaisir, les yeux ostensiblement fixés au mur : on pourrait aisément jeter un coup d’oeil sur la place par les fentes de la porte disjointe, mais nous sommes des Toma et respectons le rite.
Pendant deux heures environ, les femmes continuent à hurler à la mort tout autour des cases.
Brusquement, le choeur se tait et quelques instants plus tard, nous sommes autorisés à sortir. Des fantômes moyenâgeux traversent en courant le village : les excisées, en hennins, dissimulées sous un long voile blanc, regagnent la forêt sacrée des femmes pour se préparer. Aujourd’hui, c’est leur fête. Tous les hommes auront le droit de se mêler à la danse et nous pourrons filmer sans restriction.
Nous installons fébrilement la caméra et ses accessoires en un point stratégique pour ne rien perdre de la cérémonie, et restons là, vainement, pendant une heure. Voiné a disparu. Enfin, las d’attendre, nous replions notre matériel et au moment même où nous allons nous coucher dans nos hamacs, les premiers coups de fusil éclatent ; l’orchestre de calebasses reprend son rythme. Voiné apparaît sur le seuil de la case.
— Vite, patron, ça commence.
— Maintenant, tu restes avec nous, lui dis-je. Nous aurons tout le temps besoin d’un interprète.
Nous nous précipitons au-devant des excisées. Elles sortent de la forêt en file indienne. Aux hennins, pendent des franges serrées de fils de coton noir qui leur voilent le visage et les obligent a marcher la tete inclinée. Elles n’ont pour tout vêtement qu’un m’bila bleu ou blanc borde comme le hennin de longues franges de coton. Leur corps est couvert de grandes peintures rituelles noires, assez semblables à celles des cases ; des bracelets en dents de panthères, des clochettes et des talismans complètent leur ornement. Certaines d’entre elles arborent en pendentif une sorte de croix dont la branche verticale est un peu arrondie. J’en désigne une à Voiné.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu ne vois pas…, dit Voiné en riant, c’est un avion toma !
Je crois d’abord à une plaisanterie.
— Mais non, dit Voiné, l’avion est un médicament.
Les excisées gagnent d’une démarche balancée la place du village où les attendent une vingtaine de vieilles femmes qui scandent leur danse avec des calebasses à grenailles de la grosseur de citrouilles entourées de filets aux mailles garnies de vertèbres de singes. Plus que tout autre chose, le crépitement précipité, assourdissant de ces maracas géantes évoque le halètement d’une locomotive, et laissent à peine deviner les chants. Les détonations des fusils retentissent de tous cotés. Les chants se perdent dans le tumulte. Face contre terre, les excisées se prosternent, sur un seul rang, tournées vers l’orchestre, et se redressent lentement. Dans leurs élégants gestes de bras, les dents de panthères de leurs bracelets s’entrechoquent. Puis elles se relèvent, se séparent et chacune danse de son coté, au milieu d’un groupe de spectateurs. Elles ne semblent suivre que leur inspiration et aux figures les plus rapides succèdent tout à coup des attitudes hiératiques qui rappellent les danses d’Extrême-Orient.
Sur le dos luisant d’une excisée, je remarque un peu en dessous de la taille plusieurs bandes de scarifications profondément marquées.
— C’est pour faire joli seulement, m’explique Voiné. Le vrai tatouage des femmes, c’est l’excision.
— Mais ces tatouages, pour faire joli, doivent être plus pénibles que ceux des hommes.
— Volontiers, dit-il, mais elles ne savent pas et il ne faut surtout pas leur dire.
Les hommes viennent à tour de rôle danser devant les jeunes filles et déposent à leurs pieds des cadeaux que les matrones recueillent immédiatement. Parfois, un chasseur appuie sur l’épaule d’une excisée son fusil chargé à blanc, puis tire en l’air. Il lui a offert cette charge de poudre.
Quand la générosité des hommes se ralentit, les excisées entourent subitement un garçon : il doit faire le cadeau ou s’enfuir dans la brousse. Le « coup du cerceau » fait partie de leurs jeux. Je le trouve très drôle jusqu’au moment où j’en suis la victime. La tête coincée par traîtrise dans un cercle de liane frangé de raffia, il faut danser pour être délivré sans oublier le rituel cadeau.
L’orchestre de calebasses s’arrête parfois pour laisser aux jeunes filles le temps de reprendre haleine. Mais elles ne peuvent s’asseoir sur le sol. Deux femmes s’adossent à une case et étendent leurs jambes sur lesquelles s’allonge l’excisée, tandis que d’autres femmes l’abritent et l’éventent avec un tissu de pagne tendu au-dessus du hennin.
— C’est les autres femmes du mari, me dit Voiné.
J’apprends alors que la plupart des jeunes filles sont destinées à un homme avant d’entrer dans la forêt et que leurs parents ont déjà reçu la dot.
Entre deux cases, Koli débouche paisiblement sur sa bicyclette neuve et vient s’asseoir à coté de nous. Il ne s’était guère montré aujourd’hui. En son honneur, les danses reprennent et les excisées viennent se prosterner devant lui.
— J’en ai six pour moi, me confie-t-il.
— Six sur vingt-trois, et tu as déjà plus de deux cents femmes.
— On en a jamais assez. Plus on a de femmes, plus on est puissant et moins on a de complots contre soi.
Il nous désigne alors un petit homme barbu, en short, coiffé d’un casque colonial et chaussé de brodequins à clous, que nous avions déjà remarqué pour son ardeur infatigable à la danse et qui dépensait une véritable fortune en cadeaux.
— Tu vois, celui-là, c’est mon frère. Il voulait prendre ma place. Pendant six ans, il a fait le complot contre moi avec les autres, mais maintenant tout est arrangé… Il y a toujours des histoires chez les Toma, mais quand on est malin, c’est pas grave… Yes Sir !
— Tu parles anglais ?
— J’ai vécu pendant six ans au Liberia.
Voiné avait raison. Nous trouverons probablement en Koli un allié précieux.
Au milieu du désordre apparent de cette fête, se précise peu à peu le thème des danses. Les excisées, seules ou en groupe, miment les principales activités de la tribu. L’une d’elles, armée de sabres de bois, l’un rouge et l’autre vert, fouette l’air à coups rapides, imitant les gestes de la guerre ; une autre, avec un balai de palme, nettoie et range la case ; d’autres, courbées en avant, défrichent un lougan ou s’affairent à la cuisine, une bassine à la main. Dans les ballets suivants, je reconnais la parodie d’événements marquants, par exemple la visite d’un chef de canton. Une jeune fille, revêtue d’un grand boubou brodé, une chéchia rouge couvrant son hennin entreprend la tournée des cases, suivie de toutes les autres qui représentent les femmes. La favorite qui posait sa main sur l’épaule du mari, doit bientôt céder sa place à ses compagnes qui se succèdent rapidement.
Deux excisées, le visage toujours masqué sous la frange noire du hennin, arrivent sur la place déguisées, l’une en costume blanc impeccable, l’autre avec une petite robe de style européen. Voiné qui s’est approché de moi me pousse du coude.
— Tu vois, dit-il, c’est les wigui.
Je l’interroge du regard.
— Les wigui, c’est les Blancs. �a veut dire lourds, comme les pierres… Ceux qu’on ne peut pas remuer. Je reconnais sans peine, à la démarche et aux attitudes des danseuses, la caricature d’un commandant de cercle et de sa femme. Celle qui imite l’homme tient même un crayon et un carnet où elle griffonne inlassablement, car l’écriture est pour les Toma l’activité la plus étonnante du blanc. On leur amène une table et des chaises ; l’homme continue à écrire et a recueillir les impôts que viennent verser les autres danseuses encadrées par deux excisées armées de fausses chocottes, qui figurent les garde-cercle.
— Elles imitent bien les blancs, dis-je à Voiné.
— Oui, c’est des vrais wigui… Et tu sais comment ils vous appellent, vous ?
— Non ?
— Les wigui-wigui.
— Et pourquoi ?
— Vous faites toujours ce que vous voulez. On ne peut pas vous bouger du tout. Vous avez vu tous les secrets.
Pendant un moment de calme relatif, nous nous sommes assis a l’ombre. Voiné a l’air tout excité par cette journée de danse.
— Je ne comprends pas…. commence-t-il.
Nous le regardons tous.
— Comment vous pouvez rester aussi longtemps sans femme. Un Toma ne pourrait pas…
— Qu’est-ce que tu nous proposes ? dit Tony. Il faut « revoluter une exquise ».
Le sens de cette dernière innovation linguistique est clair, mais nous ne tenons pas à lui expliquer qu’en dehors de toute raison personnelle nous ne voulons en aucune façon risquer de heurter la susceptibilité toujours vive des Toma.
— On ne pourra même pas lui dire ce qu’on veut.
— Moi, je ne peux pas le faire pour vous, répond Voiné. Chez les Toma, il n’y a pas de commissionnaire. Si tu veux une femme, tu dois te débrouiller seul. C’est facile, tu dis : « iba ga we ». Elles comprennent tout de suite. �a veut dire : « tu es jolie… »
Voiné continue à nous inculquer le vocabulaire galant.
— Mais il faut marquer tout ça, dit-il tout à coup sévèrement, tu vas oublier.
Et en marge des renseignements ethnographiques, nous notons sous sa dictée une série de questions et de réponses ingénues et directes.
J’ai cherché refuge un moment derrière la case de Koli, dans la petite cour fermée par une murette de pierres ; les chants scandés par l’orchestre de calebasses m’y parviennent un peu amortis et j’essaie de comprendre le sens de cette fête.
Ce matin, la procession secrète des femmes comparable au rite de l’Afwi, a été pour moi une révélation. Elles sont donc, elles aussi, organisées en société occulte avec une hiérarchie parallèle à celle des hommes. Mais alors que l’Afwi semble réunir les forces vives des Toma et de toute la forêt, les femmes invoquent la mort. Leur magie ne comporte aucun masque terrifiant, nulle amorce d’enceinte, nulle porte symbolique ne distingue leur forêt sacrée de la brousse environnante. Même dans les cérémonies publiques, leurs talismans sortent voilés alors que le Vollolibeï, par exemple, peut être vu de tous pendant le défilé dans le village. L’excision constitue pour les jeunes filles le véritable rite d’initiation. Le tatouage ne correspond qu’à un souci esthétique ; en revanche, la circoncision n’est motivée par une nécessité physiologique et le tatouage seul transforme le jeune garçon en adulte. La magie des hommes manifeste sans cesse sa puissance par des signes extérieurs. Celle des femmes se développe discrètement, dans l’ombre. Tout ce qui se voit n’a pour elles que peu de valeur.
Ainsi s’affirme l’instauration de deux univers complémentaires. Ce dualisme se retrouve d’ailleurs dans la plupart des rites toma. Le talisman unique du début de la terre, la pierre à foudre, s’appelle zazi ou belimassaï, suivant que les femmes ou les hommes ont recours à lui. Au bakorozine, littéralement corps-homme, gardien de la forêt sacrée, correspond le bakorozaï, corps-femme. Au cours des fêtes d’initiation, le Vollolibeï, femme de Touweleou, rejoint le male du hameau voisin.
Déjà, chez les Piaroa de l’Orénoque, j’avais observé l’existence dans la musique sacrée de groupes de deux instruments identiques, flûtes ou trompes de taille légèrement différente nommés par les indiens mâle ou femelle.
Cette différenciation initiale des sexes qui semble commune à la plupart des collectivités primitives sert naturellement de point de départ à leurs systèmes de classification et rejoint, sans être formulée, la cosmogonie chinoise, le taoïsme, fondé sur les deux principes mâle et femelle sans l’union desquelles ne saurait exister d’harmonie universelle.
A partir de cette structure de la société toma, peut être précisé le rôle qu’y joue la femme. La polygamie et le régime patriarcal assurent à première vue la suprématie de l’homme. C’est lui qui transmet le nom de son clan, le nien à ses enfants. Jaloux de ses prérogatives, il tient à affirmer sans cesse son autorité, mais j’ai pu constater que dans l’ensemble elle était assez limitée. La situation de la femme n’est pas aussi misérable que pourrait le laisser croire une observation hâtive. Un simple examen de la répartition du travail en apporte la preuve. Le Toma doit défricher le lougan, préparer la terre, construire la case, tisser le coton, ramener le bois pour le feu, pendant que les femmes sèment, cultivent, cuisinent, filent, vont chercher l’eau. Si l’on songe que tout homme à au moins quatre femmes, il faut admettre qu’un certain équilibre des forces est respecté.
Par ailleurs, les femmes ne vivent pas cloîtrées comme les musulmanes, circulent librement d’un village à l’autre, participent aux fêtes et pour obtenir le divorce n’ont qu’à persuader leurs parents ou le second mari de leur choix de rembourser leur dot au mari dédaigné.
Et si les hommes les terrorisent par leur diablerie, les femmes se défendent par une magie plus subtile et leur opposent des talismans tout aussi redoutables. Chez les Toma du Liberia, d’après Voiné, les femmes commandent, tout au moins sur le plan religieux. Ce cas n’est ni isolé, ni surprenant. Un peu partout dans le monde, les femmes ont longtemps passé pour détenir les plus grands pouvoirs magiques. Dans les traditions populaires d’Europe se rencontrent beaucoup plus de fées et de sorcières que de sorciers ou d’enchanteurs. Et dans tous les villages du pays toma, nous avons constaté l’autorité incontestable des vieilles femmes. Au cours de la fête qui se déroule en ce moment même, le prestige de l’énorme femme-féticheur pourrait mettre en échec celui du chef de canton 1.
Un mouvement dans l’ombre me tire de mes réflexions. Voiné vient s’asseoir à coté de moi. Une question me brûle les lèvres, mais j’hésite un peu, je ne voudrais pas le froisser dans ses convictions.
— Tu ne crois pas que les vieilles connaissent les secrets des hommes, qu’elles savent comment vous faites parler l’Afwi ?
Je devine son sourire dans la demi-obscurité.
— Mais si, toutes celles qui sont initiées connaissent… Seulement, elles n’ont jamais vu.
Je ne m’attendais pas à un aveu si net, mais une autre réflexion de Voiné me revient en mémoire .
— Si les Toma avaient l’avion, un secret aussi fort, ils iraient le cacher au fond de la brousse pour que personne ne le voit et feraient sur lui le sacrifice du taureau et de la cola.
Une fois de plus, je retombe sur cette même notion de jeu, sur ce goût de l’occultation pour elle-même, sur ce culte du secret pour le secret.
La tête lourde, je me lève sans entrain. A coté de moi, Jean s’étire paresseusement. Nous n’avons à peu près pas fermé l’oeil. Le halètement des calebasses infatigables ne s’est pas interrompu de toute la nuit.
La porte s’ouvre. Zézé pénètre dans la chambre, courbé en avant, le visage boursouflé, le regard sans vie. Peur ou fièvre, il grelotte. Voiné le suit, l’air effondré.
— Ils lui ont foutu le gri-gri, dit-il en désignant le vieux féticheur.
Zézé relève en tâtonnant son vieux boubou rapiécé et il nous désigne à l’aine un abcès énorme. Il se croit empoisonné par ses ennemis.
— Ce n’est rien, dis-je, un peu impressionné. On va le soigner.
—Non, s’entête Voiné. C’est le mauvais gri-gri, il n’y a rien à faire.
Sans tenir compte de cet avis, Jean administre deux cachets d’auréomycine à Zézé et lui conseille d’aller se recoucher. Il le réveillera pour les doses suivantes.
Sur la place, aux premiers rayons du soleil, le calme est revenu. Trois ou quatre vieilles, accroupies contre une case, continuent à secouer leurs calebasses. Les danseuses, épuisées, dorment.
D’une case à l’autre, des hommes se promènent, nus sous leurs couvertures drapées comme des toges.
Tout en bavardant, ils se brossent les dents avec une baguette blanche de bois fibreux.
Dans l’air limpide, la fumée bleuâtre, alourdie par l’humidité, monte des toits de chaume gorgés d’eau de pluie.
Quelques femmes préparent des feux de bois pour la cuisine.
Rentrés dans notre chambre, nous sommes en train de boire un quart de vin rouge. La porte s’ouvre sans bruit. La femme-sacrifice se glisse dans la pièce, le visage figé. Elle s’avance, tend le bras, prend un quart. Je le remplis. Elle boit, murmure d’une voix sans timbre : « Mamayo… » et ressort.
C’est la première et la dernière fois que nous l’aurons entendue au cours de notre séjour chez Koli.
Dans l’après-midi, le tam-tam d’Orapossou fait son entrée dans le village. La foule se précipite au-devant des cinq hommes qui s’avancent au rythme de leurs tambours d’aisselle, vers la case de Koli. Les femmes les entourent et protestent avec de grands gestes. L’orchestre de calebasses s’arrête et les vieilles discutent avec animation, l’air furieux. Toutes ces journées sont réservées à la fête des femmes. Que viennent y faire ces intrus ?
Sur le seuil de la case, aux cotés de Koli qui hoche la tête avec satisfaction, nous écoutons le tam-tam. Son tempo ferait rêver les meilleurs batteurs de jazz.
Voiné est rayonnant.
— Il n’y a pas un tam-tam qui parle aussi bien chez les Toma.
Mais les femmes ne décolèrent pas.
Koli, magnanime, fait signe aux musiciens de s’arrêter, leur annonce qu’ils joueront dans la soirée et les envoie s’installer dans une des cases du village où se sont déjà empilés tant bien que mal tous les Toma invités à la fête.
Nous avons installé une lampe au bout d’une perche devant la case. Un tourbillon d’insectes nocturnes l’auréole. Koli préside, dans son fauteuil pliant. La foule des spectateurs se presse en grand demi-cercle.
Dans la case, Jean met le magnétophone en marche.
Les cinq musiciens, au rythme de leurs tambours dansent sur place ou tournent en rond. L’un après l’autre, les hommes se détachent de l’assistance, viennent exécuter leur danse et remettent ensuite aux musiciens des billets, des gerbes de guinzé ou des bouteilles.
Voiné qui tient le micro, l’air important, lance des ordres et des conseils à l’orchestre.
Mais il ne résiste pas à l’envie de danser à son tour, tend le micro à Tony et décrit quelques cercles d’un pas digne et guindé. Dans la foule bruyante, les dents brillent, très blanches, sous la lumière crue de la lampe.
Dans le réduit aménage sous l’auvent de la case, Zézé doit souffrir au fond de son hamac.
— Il faut danser, dit Voiné en reprenant son poste. Ils veulent voir comment vous dansez.
Chacun de nous y va de sa petite démonstration et fait le cadeau aux musiciens.
Tout près, contre le mur de la case, les calebasses se réveillent. Les femmes en ont assez de cette concurrence. Pendant un moment, la lutte s’engage entre le crépitement frénétique des calebasses et le résonnement des tambours. Mais c’est toujours la fête des femmes. Le tam-tam s’incline ; le cercle des spectateurs se disloque et le choeur des vieilles monte à nouveau dans la nuit.
La fête dure depuis déjà quatre jours. Nous connaissons par coeur les mimes de la chasse, du débroussaillement, de la cuisine, de la guerre… Il devient impossible de traverser le village sans tomber dans quelque piège des excisées, à l’affût d’un cadeau.
Nous sommes inquiets au sujet de Zézé, toujours brûlant de fièvre et ne prenons plus aucun plaisir aux danses. Sans but précis, nous errons dans le village.
Koli, assis sur la tombe de ses ancêtres, fume une cigarette en bavardant avec l’un de ses innombrables enfants.
— Vous savez bien réparer les moteurs, dit-il. Vous pouvez peut-être arranger le mien.
Jean et Tony ne se le font pas dire deux fois. Ils plongent d’un même élan sous le capot de la Matford. Mon aversion pour la mécanique est telle que je préfère encore flâner entre les cases.
Nous avons filmé, enregistré et photographié toutes les phases de la sortie d’excision, mais peut-être un incident se produira-t-il, une scène inattendue qui vaille d’être tournée.
— Si tu as besoin de nous, on sera prêts en deux minutes, déclare Jean. Depuis trois mois qu’on attend, la caméra à l’affût, on peut bien se distraire un peu.
Je tourne en rond, regarde de loin les danseuses, vais voir à plusieurs reprises Zézé dont l’état s’est amélioré et à la fin de la journée, épuisé par l’inaction, je m’encrasse à mon tour jusqu’aux coudes dans le cambouis : en pure perte d’ailleurs. Depuis deux heures, Jean et Tony ont constaté que le châssis était fendu et que tous les isolants électriques avaient été dévorés par les termites.
Au repas du soir, Zézé réapparaît, le visage détendu. Il nous montre l’abcès ouvert, en bonne voie de guérison.
— Merci, dit-il en français pour la première fois, Dans la soirée, nous enregistrons à nouveau le tam-tam arrivé hier, mais au beau milieu du travail, le moteur s’arrête. Cette fois, il n’y a rien à faire, la bougie est inutilisable. Il faudra aller en chercher une autre à Macenta. Tony, marcheur infatigable se propose aussitôt pour cette corvée.
Une foule de notables, de femmes et d’enfants s’est entassée dans la case autour de nos appareils.
Koli fait amener sur la grande table son phonographe et ses disques et s’installe dans un fauteuil.
Un de ses boys est chargé de tourner la manivelle. Dans un silence religieux, l’aiguille se met à grincer. Le phonographe fascine autant les gosses que notre magnétophone.
Successivement, nous entendons des valses musettes, Lucienne Boyer, des musiques sud-américaines, Bach et Laverne et de très vieux enregistrements d’Yvette Guilbert.
Nous venons de nous coucher quand Voiné entre dans la chambre avec un sourire épanoui.
— Un féticheur est mort à Kovobakoro, tout près d’ici. Il faut y aller. Il n’y a plus une femme dans le village. Tous les secrets des hommes vont sortir pour honorer le féticheur et vous pourrez filmer.
L’occasion est inespérée. Dès demain matin, nous demanderons à Koli son autorisation car cette cérémonie doit se dérouler dans son canton.
Koli n’a élevé aucune objection contre notre projet.
Il a mis à notre disposition vingt porteurs et promis de nous rejoindre à Kovobakoro pour tout arranger.
C’est notre dernière journée à Boueylazou. Nous la passons à bavarder avec Koli, à nous promener dans le village, à ranger tout le matériel, à contempler les danses des excisées qui s’achèvent au crépuscule.
Après le repas du soir, nous rentrons dans notre chambre. L’orchestre de calebasses est installé contre le mur de la case et nous sommes obliges de parler à tue-tète.
— �a devient infernal ! déclare Jean en s’allongeant sur le grand lit.
Nous discutons un moment de la cérémonie du lendemain.
— Tu peux être sur que ça n’ira pas tout seul, crie Tony couché sur le petit lit dans l’autre angle de la pièce.
Sur ce point, nous sommes tous d’accord. Les difficultés ne vont pas s’aplanir maintenant. Ce serait trop beau.
Sous l’auvent, dans le réduit voisin dont nous sépare une mince cloison où s’ouvre une lucarne, Zézé et Wego, dans nos hamacs, ont gardé, comme toujours, leur lampe-tempête allumée.
La porte qui donne sur la grande pièce est ouverte.
Nous entendons Voiné entrer dans la case. Il n’est pas seul. Nous distinguons dans l’ombre une silhouette plantureuse. Profitant de l’euphorie générale, Voiné s’est choisie une compagne pour la nuit parmi les quelque deux-cent femmes du chef de canton.
Il vient jusqu’à la porte et après nous avoir salués de la main, la referme discrètement.
Jean, épuisé par le travail de ces dernières journées, s’est endormi.
Le halètement des calebasses faiblit d’instant en instant. Une à une, les vieilles doivent regagner leurs cases.
— C’est incroyable, dit Tony, on arrive presque à s’entendre.
Je baisse la lampe-tempête, la pousse près du mur au pied du lit et m’allonge à côté de Jean.
Le crépitement des calebasses s’est tu. Un silence bruissant, palpable, s’étale sur le village.
Je ferme les yeux.
Soudain, tout contre le mur de la case, s’élève la mélodie sur trois notes de la flûte. La flûte nocturne de Macenta. L’instant d’après, elle est dans la grande pièce où couche Voiné. Puis elle module dans le toit, juste au-dessus de nos têtes. Je m’assieds sur mon lit. Jean continue à dormir.
Aux premiers bruits, Zézé et Wego ont éteint leur lampe. Je les entends parler à voix basse.
— Cette fois, ils y vont fort, dit Tony qui vient s’installer à coté de moi.
Le tintement léger de la cloche se mêle au chant de la flûte et la musique se met à tourner autour de la case, à travers les murs. J’éteins la lampe.
— Qu’est-ce qu’on fait ? dit Tony.
— Attendons un peu.
— On va essayer d’en coincer un, si possible.
La porte qui donne sur la place est ouverte. Nous nous en approchons sur la pointe des pieds.
Dehors, la pleine lune baigne le village d’une lumière pale, accuse le relief circulaire des cases. Rien ne bouge.
La musique continue. Elle vient de partout et de nulle part.
— Formidable, murmure Tony.
Une pluie de cailloux s’abat brusquement sur le toit de tôle. Puis une seconde qui résonne comme un roulement de tambour.
Les cailloux raclent les rainures de la tôle et tombent devant nous dans le gravier.
Nous allons nous rasseoir sur le lit, stupéfaits.
Deux ou trois autres rafales de pierres crépitent sur le toit. Zézé et Wego murmurent toujours à mi-voix. La flûte virevolte en tous sens. Une galopade effrénée passe devant la case. Nous bondissons à la porte. Le village est immobile sous la lune.
— C’est un peu violent, dit Tony.
Devant nous, encore une fois, le sol résonne. J’écarquille les yeux. Un troupeau de chèvres affolées déboule tout près de la case et, pourtant, je ne vois rien. Pas un mouvement. Dans le lointain, monte la voix de l’Afwi.
Nous restons là, stupides.
— Ils sont très forts, hein
Sur le lit, Jean dort toujours.
Vers trois heures du matin, la pleine lune se couche derrière les arbres. Le chant de la flûte s’espace, la voix de l’Afwi s’éteint.
Un silence pesant enveloppe à nouveau le village. Voiné, dans la pièce voisine, pousse un long soupir.
Zézé et Wego rallument leur lampe, échangent à voix haute quelques paroles.
Au matin, nous les questionnons tous les trois. Ils n’ont rien entendu, rien vu, rien senti.
Nous savons maintenant que notre initiation n’a nullement résolu le problème.
Notes
1. Voir Appendice IX : « Pourquoi les hommes doivent se méfier des femmes ».
Les musiciens d’Orapossou nous accompagnent, Jean et moi. Tony, bien qu’assez éprouvé par notre aventure nocturne est parti au jour sous un ciel gris pour Macenta avec la bicyclette de Koli. Il viendra nous retrouver directement ce soir à Kovobakoro.
Koli avait quelques affaires à régler, mais il prendra son cheval et nous rejoindra avec les porteurs et notre matériel.
Tout semble s’arranger.
Voiné est particulièrement loquace ce matin. La rapide guérison de Zézé lui a donné confiance et il s’engage à nous faire assister à tous les rites de l’enterrement. Tout au long de la piste, il nous décrit les différentes cérémonies que nous allons pouvoir filmer. Il n’y a, paraît-il, pas une seule femme dans le village. Elles ont dû se sauver loin dans la brousse, car le grand masque secret doit sortir en plein jour et parcourir toutes les rues du village, escorté par la musique sacrée de l’Afwi. Puis on prélèvera sur le cadavre toutes les parties du corps qui ont une valeur magique et serviront à faire des médicaments.
- La peau du front
- La peau du front symbolise l’intelligence
- Le foie
- le foie, organe essentiel, la force physique
- La main gauche
- la main gauche, celle qui tient la fourche, la force occulte.
Puis, le cadavre sera roulé dans les épines placées à l’intérieur de la natte qui le recouvre.
— Le féticheur a fait beaucoup souffrir les gens pendant son existence, précise Voiné, il faut se venger de lui.
Si la famille du mort est riche, elle peut conserver pour elle les fractions du corps dépecées et la force du féticheur reste chez les siens. Sinon, le partage se fait entre les féticheurs présents.
L’Afwi accompagne le cadavre jusqu’à sa tombe et quand la fosse est recouverte tout le village assiste alors au sacrifice habituel.
Des nuages sombres roulent sur un ciel terne. Dans une demi-heure au plus nous atteindrons Kovabakoro,
Les musiciens qui nous précèdent s’arrêtent à un croisement de pistes, puis les tam-tams nous entourent et redoublent d’ardeur.
— Ils ne vont pas plus loin, dit Voiné. Ils ne peuvent pas entrer là où il y a un mort.
Voiné exécute une dernière petite danse au milieu de l’orchestre. Nous faisons aux musiciens le cadeau d’adieu et continuons notre route.
Le village s’étage sur deux plates-formes de sable et de roches noires. Quand nous y arrivons, il semble paralysé. Pas un appel. Pas un pilon résonnant dans son mortier. Pas une femme devant sa case.
Des groupes d’hommes accroupis conversent à voix basse et se détournent à peine pour nous accueillir. Un peu déroutés, nous nous asseyons devant une case. Voiné regarde autour de lui d’un air soucieux. Au bout d’un moment, le chef de village se présente. Malingre, le regard fuyant, il tourne sa chéchia dans ses doigts et baisse la tête avec une attitude de soumission feinte. Il s’excuse de son retard, se déclare très honoré de notre visite et nous désigne une case minuscule et vide où nous tenons à peine, Jean et moi. Puis il disparaît sans attendre. Son hospitalité s’arrête là. Il ne nous fait apporter aucun des cadeaux habituels.
— Un vrai traître de mélo ! dit Jean.
Peu importe, d’ici quelques heures, Koli rétablira la situation.
A cette heure du jour où tous les Toma travaillent aux lougans, les hommes de Kovabakoro sont rassemblés dans le village, désoeuvrés. Mais leur présence inhabituelle mise à part, rien ne donne l’impression qu’un décès important vient de se produire. Nous n’avons pas encore vu la case du mort ni entendu les lamentations rituelles. Nos bagages arrivent, de loin en loin, au compte-goutte, mais il nous manque encore la partie la plus importante du matériel, en particulier l’indispensable groupe électrogène. Un porteur luisant de sueur, dépose à nos pieds une caisse de pellicule vierge. Par l’intermédiaire de Voiné, nous le questionnons. D’après lui, Koli est en train de terminer ses préparatifs de départ. Quelques heures se passent en attente. Tous les porteurs qui se succèdent apportent la même nouvelle : Koli selle son cheval et arrive.
Nous nous promenons dans le village, sans recueillir une seule marque de sympathie. Peu a peu, les femmes reviennent de la brousse, par petits groupes, et se remettent à vanner ou à piler le riz devant leurs cases.
— Regarde, me dit Jean. Une blanche !
Le même détail nous a frappés en même temps.
C’est une femme mince et élancée en train de piler le riz à longs mouvements élastiques.
Elle est si peu bronzée qu’elle m’apparaît tout à coup beaucoup plus nue que les autres.
D’ailleurs, plusieurs habitants ressemblent étonnamment à des Européens, tant par la couleur de leur peau que par leurs traits.
Et l’un des hommes, assis devant la case la plus proche, qui nous observe d’un oeil méfiant en fumant sa pipe, a tout à fait la tête d’un sous-officier rengagé.
J’en fais la remarque à Voiné. Il sourit.
— Tu sais, dit-il, ici c’était le pays de Kowo, grand chef qui voulait faire la guerre aux blancs, mais ils ont amené le canon sur la montagne, là-bas.
Et il me désigne un promontoire verdoyant qui domine la foret.
— Ils ont tire. Les guerriers ne connaissaient pas ça et se sont tous sauvés. Kowo aussi… Il est quand même enterré ici.
Il nous conduit à l’extérieur du village. Une tombe d’ancêtre se dresse sur une butte, au pied d’un grand arbre mort.
— C’est là, dit-il. Kowo aurait dû écouter le vieux Kréan qui a fait tout de suite la paix avec les blancs, mais celui-là c’était un grand chef, il n’avait jamais de sabre ou de fusil, même pas une canne. Quand il parlait, tout le monde tremblait. Il était grand comme le Laniboï, la nuit il volait au-dessus des cases. C’était le dernier a être aussi grand.
— Mais comment étaient les hommes, autrefois ?
— Ils étaient tous aussi hauts que des cases.
— Tu veux parler des Toma ?
— Non, dit Voiné. Tous les hommes étaient comme ça. Les Toma n’existaient pas.
— Mais comment sont-ils venus
— Ils sont venus de partout. Le vieux Zézé, ses grands-pères sont venus de la savane… Maintenant, ils sont des purs Toma.
Les tombes sont en général dans le village même. Je m’étonne de voir celle de Kowo à l’écart.
— Kowo Bakoro était beaucoup plus grand, m’explique Voiné. Il y avait même un autre village tout près, mais les gens ont quitté.
Derrière lui, nous gravissons un étroit sentier. Au milieu d’un grand espace découvert, au sommet de la colline, se dresse une petite case ronde, isolée, presque intacte et tout autour, des cercles de terre battue bordes çà et là d’un pan de mur. La végétation n’a pas encore réenvahi ce plateau et seule pousse une herbe rare. Une brèche dans l’enceinte des grands arbres laisse voir en contrebas la masse vert sombre de la forêt dont les vallonnements courent comme une longue houle jusqu’a l’horizon voilé de vapeur. Voiné étend le bras :
— Là-bas, c’est Sogourou, dit-il, comme s’il avait deviné mon obsession.
Nous revenons sur nos pas. Voiné nous montre, s’enfonçant en pente raide sous la brousse, un chemin au sol rocailleux couvert de mousse. Des réseaux de lianes le barrent en tous sens. Ce sentier ne doit être guère fréquenté, ni entretenu. Je m’y engage, attire par l’aspect mystérieux de l’endroit.
— Si tu veux, dit Voiné, mais c’est la qu’on adore les ancêtres et je n’ai pas le droit de t’y conduire.
Cette subite dérobade de Voiné, d’habitude si plein d’assurance, m’intrigue. La piste abrupte, glissante, descend entre de hauts blocs de pierre noire. Des draperies de mousse pendent jusqu’au sol des rochers et des lianes. Dans l’ombre humide et verte, je me sens transporté dans un paysage de Jules Verne. Sur une large dalle au bord du chemin s’amassent des offrandes. Je m’arrête un instant, continue à descendre et me retrouve subitement devant les premières cases du village. Voilà pourquoi Voiné ne tenait pas a me servir de guide de façon trop ostensible. Il craignait de se mettre tous les habitants a dos. Après cet incident, l’appui de Koli nous est plus que jamais indispensable. Mais le soir tombe, il n’a pas donne signe de vie.
Dans la case, le vieux Zézénous attend pour nous transmettre de mauvaises nouvelles. Les notables l’ont charge de nous dire que le mort n’était pas un grand féticheur et que son enterrement ne serait l’occasion d’aucun rite spécial.
— Mais ils mentent, ajoute Voiné et le vieux Zézén’a pas voulu les forcer. Il faut attendre Koli. S’il commande, vous pourrez tout voir.
Les femmes ont maintenant regagné le village. Et d’une case voisine de la nôtre montent dans la nuit les lamentations de mort.
Les deux féticheurs, Jean et moi, nous sommes assis, dans l’obscurité de notre case, silencieux. Pour le moment, nous n’avons rien à regretter. Tony n’est pas encore arrivé avec les pièces de rechange. Mais dans son coin, Zézéremâche son amertume. Pour la première fois, des féticheurs autrefois soumis à son autorité le tiennent en échec.
Le lendemain, dans la matinée, arrive enfin le groupe électrogène. Jean et moi en commençons le montage. La plupart des hommes se désintéressent de ces préparatifs. Nous sommes bien mis en quarantaine. Seuls quelques jeunes garçons plus curieux assistent aux essais. D’après les derniers porteurs, Koli, retenu hier par une affaire urgente, nous rejoindra sûrement aujourd’hui.
Jean est en train de dérouler le fil jusqu’à la case quand une débandade soudaine se déclenche dans le village. Tous les habitants s’engouffrent dans les cases. Sur la place déserte débouche au galop un taureau qui s’arrête d’un bloc et renifle, les naseaux sanglants.
Sur le seuil de la case où nous avons couru nous abriter, Voiné nous explique que la bête a rompu ses entraves au cours d’un sacrifice à Boueylazou et s’est sauvée après avoir été blessée d’un coup de fusil.
Quelques hommes ressortent d’une case avec une calebasse remplie de sel. Ils s’approchent à pas prudents du taureau pour le capturer. Le taureau gratte le sol, incline la tete, comme pour charger puis fait volte-face et redisparaît dans la brousse. Personne ne tente même de se mettre à sa poursuite.
Rien ne semble annoncer la cérémonie prévue. Nous achevons pourtant d’installer le matériel. Les hommes palabrent à l’intérieur de leurs cases pendant que le martèlement des pilons résonne dans le village. Tout est prêt pour le tournage. Gênés par la froideur des habitants nous ne sortons même plus, et restons assis dans nos hamacs.
Vers midi, les notables se décident à nous rendre visite, l’air enfin détendu. Selon eux, l’homme que l’on va enterrer n’était pas féticheur, mais seulement le chef des chasseurs et nous pouvons, si nous le désirons, filmer toutes les cérémonies en son honneur. Après la discussion d’hier soir, il est clair qu’il s’agit d’une manoeuvre destinée à nous satisfaire partiellement.
— Ce n’est pas vrai, me souffle Voiné furieux. Tu n’as pas besoin de sortir les machines.
Je partage son avis, mais ne désire entamer aucune discussion qui pourrait indisposer les féticheurs.
Je préfère attendre sans y croire une solution dans la venue de Koli, et nous suivons les notables jusqu’a la case du mort.
Tous les chasseurs sont réunis sur la place dans leur tenue de brousse : toques en peau de singe, boubous délavés en lambeaux. Bardés de talismans de chasse, de sacs de poudre, ils tiennent leurs fusils à piston. A leurs pieds somnolent une trentaine de chiens jaunâtres. Je n’imaginais pas qu’un hameau aussi petit pouvait réunir une telle meute.
Un par un, les hommes pénètrent dans la case. Le cadavre est là, enroulé dans une natte, à même le sol. Le chasseur touche la natte et y fait coucher tous ses chiens. Quand chacun a accompli ce rite, ils se réunissent et, assis sur une tombe d’ancêtres, discutent pour se partager les terrains de chasse.
Accroupi contre une case, pour passer le temps, je joue avec l’un des chiens qui me témoigne beaucoup d’amitié. Un des notables qui m’observe en ricanant, se tourne vers les autres, dit quelques mots et tous se mettent a rire. Voiné me traduit cette réflexion d’un air ulcéré
— Le vieux dit que tu as choisi le plus mauvais chien. Celui qui n’a jamais pu apprendre à chasser.
J’avais oublie que le clan des Koiwogui était non seulement celui des guerriers et des chefs, mais aussi celui des chasseurs. Voiné, dont la réputation de chasseur est grande dans tout le pays, ne peut supporter que son « patron » ne sache pas du premier coup d’oeil faire la différence entre un bon et un mauvais chien.
— Si tu avais un fusil, ajoute Voiné avec regret je pourrais aller avec eux et ce soir je te ramènerais une biche noire. Ils vont sûrement voir du gibier. Le mort leur a donné toute sa force et les chiens trouveront les traces.
Les chasseurs se séparent et disparaissent rapidement dans la brousse.
A notre grand étonnement, quatre hommes entrent à nouveau dans la case et en sortent Ie cadavre. Nous les suivons jusqu’à une fosse déjà creusée, que nous n’avions pas remarquée. Sans aucune cérémonie, ils déposent le cadavre au fond du trou et rabattent la terre. Nous ne savons que penser. Zézéet Voiné, outres, assistent sans mot dire à ce dénouement imprévu. Nous nous retirons dans notre case, très déçus. Koli peut arriver maintenant. Il est trop tard.
— Ils n’ont pas le droit de faire ça, proteste Voiné. L’esprit du mort va se venger et ne les laissera pas dormir.
A la suite de Zézé, il va rejoindre les notables dans la case du chef de village. Nous n’attendons rien de cette discussion. Il serait aussi simple de commencer à ranger notre matériel.
La nuit tombe. Nos deux féticheur consternés traversent la place et nous font signe de les rejoindre.
Apres avoir referme la porte de la case, ils parlent tout d’abord entre eux à voix basse pendant un long moment. Puis Voiné se tourne vers nous.
— Le vieux, dit-il, sait très bien ce qui va arriver. Maintenant Koli ne viendra plus…
Il nous dévoile alors tous les dessous de l’histoire. Koli a simplement demandé aux gens du village l’autorisation de nous laisser filmer, mais n’a donné aucun ordre. Ils n’ont pas accepté. Zézé leur a signalé que déjà nous connaissions tous les secrets et qu’il n’y avait rien à craindre.
— Peut-être toi tu n’as pas peur de la mort, lui ont-ils dit, tu es libre de montrer aux Blancs ce que tu veux, mais nous ne voulons pas mourir.
Mis au courant de leur décision, Koli Zoumanigui n’a pas insisté et sous prétexte d’affaire urgente, il laisse l’incident se régler de lui-même.
— Ils ont enterré l’homme, comme ça, ajoute Voiné. Quand vous serez partis, ils le sortiront pour faire la cérémonie.
Nous n’avions pas envisagé cet escamotage. Ainsi, malgré toute l’autorité de Zézé, malgré son exemple même, les féticheurs sont prêts à encourir la fureur de l’esprit du mort plutôt que de nous dévoiler des secrets que nous connaissons déjà. Je me tourne vers Zézé, prostré dans l’ombre.
— Tu n’as rien pu faire ici, lui dis-je. Dans le petit village, ils refusent de t’obéir, même pour nous laisser filmer un enterrement. Crois-tu que tu pourras obtenir davantage à Sogourou et commander aux trois mille Toma qui s’y trouveront ?
Le vieux maître des féticheurs se redresse. Il parle d’une voix forte et Voiné lui-même retrouve toute son assurance pour traduire :
— Toutes les paroles que tu dis sont vraies. Ici, Koli commande. Je n’ai pas voulu commander, moi. Pour aller à Sogourou, je passerai devant vous et rien ne m’arrêtera. Je suis le maître du tatouage, je suis le plus fort. Pour réussir, nous allons nous chauffer, Voiné et moi ; les guelemlaï ne sont pas encore passés, nous avons le temps.
Il se lève et sort, sans un mot de plus.
Nous ne connaissions pas encore le rite auquel il vient de faire allusion, mais nous savons que les Toma considèrent le feu comme la plus grande force. Ils l’entretiennent dans leur case pendant toute la nuit et, nous a dit Voiné :
« Quand un homme ne mange pas assez de viande, et qu’il n’a plus de force, il faut qu’il reste assis longtemps à côté du feu. �a remplace la viande. »
Dans les circonstances très graves, quand un féticheur par exemple veut dominer son adversaire, il se retire dans la foret sacrée, construit avec ses assistants au-dessus d’un foyer une sorte de claie de bois vert, suspendue à environ un mètre du sol, s’y installe avec tous ses talismans et reste là à invoquer les esprits. Ce rite doit se reproduire pendant sept jours successifs et s’accompagner d’une continence sexuelle absolue.
Voiné parait maintenant très pressé de rejoindre Touweleou. Selon lui, il est inutile d’attendre Tony qui nous rejoindra là-bas.
— Les gens dans le village ont la tete dure, dit-il.
Ils attendront tout le temps et ne feront rien devant nous.
A regret, nous décidons de suivre son conseil et fixons le départ au lendemain matin. Dans la nuit, une fois de plus, nous rangeons notre matériel. Jean est écoeuré. Nous n’échangeons pas une parole.
Le problème des porteurs ne se pose pas une minute, ce matin. Les habitants de Kovabakoro sont si presses de nous voir partir que tous les hommes valides se proposent pour nous aider. Notre matériel nous précède. C’est la première fois sur ce genre de trajet. Pour éviter toute maladresse involontaire ou non, nous nous déplaçons sans cesse, Jean, Voiné et moi, de la tête à la queue de la colonne.
Les tornades répétées ont transformé la terre sèche des pistes en glaise luisante et grasse. Montées et descentes abruptes se succèdent, augmentant les difficultés du parcours.
Les fourmis rouges, rares en saison sèche, sont réapparues avec les pluies.
Elles traversent la piste en deltas irréguliers qui peuvent s’étaler sur trois a quatre mètres de large. Et les porteurs doivent sauter rapidement entre ces ruisseaux grouillants, épais de quatre ou cinq centimètres, pour éviter les morsures des « guerriers ».
L’agilité des Toma dans ces mauvais passages avec des caisses de trente kilos sur la tete est paradoxale. Les quatre hommes qui portent le groupe électrogène, spécialement encombrant, ne sont pas moins habiles que les autres.
Une rivière nous barre la route. Un faisceau de branches, soutenu par des fourches oscillantes fichées dans la vase la franchit. La rivière a environ dix mètres de large. Les porteurs très droits passent sans hésitations avec leur charge ; le groupe électrogène même, en équilibre sur la tête des deux hommes les plus solides traverse sans encombre. De l’autre rive, les Toma, arrêtés, nous regardent. Nous devons être ridicules avec nos attitudes de funambules, bras étendus, vacillants, les orteils crispés sur le bois glissant.
Deux courtes mais violentes tornades nous surprennent en pleine brousse, entre les villages pourtant nombreux qui jalonnent notre chemin. Partout l’accueil chaleureux contraste avec celui de Kowobakoro et nous devons nous arrêter pour saluer les notables au passage.
Un seul hameau nous sépare de Touweleou et nous avons hâte d’arriver avant la prochaine tornade qui se prépare. Derrière nous, un appel nous arrête : c’est un jeune garçon qui nous apporte un poulet. Il explique à Voiné que dans le dernier village nous ne sommes pas restes, parait-il, assez longtemps et qu’un vieillard nous fait parvenir ce cadeau.
— C’est l’oncle de celui que tu as soigné, dit Voiné. Celui qui tombe toujours du palmier. Le vieux est très fâché que tu n’aies pas attendu. Il est revenu de son lougan pour te voir. Il t’envoie ce poulet et veut que tu reviennes un autre jour.
A Touweleou, nous nous sentons chez nous. Les habitants nous accueillent avec des démonstrations d’amitié qui nous touchent, surtout après l’expérience de la veille. Nous nous réinstallons dans notre case et maniaques comme de vieux célibataires, y recomposons notre désordre familier. La journée se passe en rangements, et en mise au point du matériel. Nous attendons Tony avec impatience, mais à la nuit, il n’est pas encore
A notre surprise, il arrive a pied a onze heures du soir, couvert de boue et d’égratignures. Il a laisse la bicyclette à Bofossou. Voiné et Zézé n’en croient pas leurs yeux. Jamais ils n’avaient pensé qu’un blanc pouvait se déplacer la nuit, sans lampe, seul dans la brousse. Ils se lèvent, enroulés dans leurs couvertures à la mode toma et lui apportent immédiatement des noix de cola et du vin de palme en témoignage d’admiration et ordonnent de faire chauffer de l’eau pour qu’il puisse se laver. La nouvelle se répand rapidement dans le village. Notables, vieilles femmes, enfants défilent dans la case pour contempler ce phénomène : un blanc qui marche la nuit comme les féticheurs. Avant même de s’être restaure, Tony nous fait le compte-rendu de son voyage.
— �a va mal, dit-il à voix basse. Mais on en reparlera tout à l’heure.
Puis, sur un ton normal
— J’ai absolument voulu revenir ce soir. Il paraît que la fête de Sogourou est pour ces jours-ci. Je voulais vous prévenir. Je pensais arriver avant la nuit, mais avec tous les marigots, la gadoue, la pluie, j’ai été retardé. Dans la petite savane, entre Serissou et ici, je n’en menais pas large. J’avais l’impression qu’un animal me suivait. J’ai gratté des allumettes et fumé sans arrêt puisqu’il paraît que le feu fait peur aux fauves.
— Il y a beaucoup de panthères dans cette savane, remarque Voiné.
— Oui, et je passais mon temps à perdre la piste. En forêt, la nuit, ça va encore mais en savane… Enfin, pieds nus, je sentais mieux la trace… En rentrant dans la brousse, à un quart d’heure d’ici, j’ai senti un grand souffle tout près de moi. J’ai fait un bond… J’ai frotte une allumette. C’était un taureau. J’ai compris que j’étais arrivé.
— Mais, dit Voiné, c’est le taureau fou de Kovobakoro.
Tony sous le coup de l’émotion rétrospective émet un juron énergique.
— La nuit, continue Voiné, toutes les bêtes sont enfermées maintenant à cause du riz.
Les jeunes pousses vont bientôt sortir de terre et depuis plusieurs jours le village est entouré, à quelque distance, dans la brousse, d’une solide clôture fixée d’arbre en arbre par des lianes.
Une fois seuls dans la case, Tony passe aux mauvaises nouvelles.
— Tout le monde sait maintenant que nous sommes tatoués et ce que nous avons vu. Le commandant de cercle est très inquiet. Il dit que les féticheurs sont prêts à tout pour nous punir, nous empoisonner ou même soulever la population contre nous. Pour éviter les ennuis, il envisage même de nous retirer notre autorisation de tournage et d’arrêter nos prises de vues. Nous n’avons plus une minute à perdre.
Après une rapide discussion, nous décidons de nous rendre à Sogourou le plus tôt possible pour préparer le terrain et connaître la date exacte de la fête.
Le lendemain, dans la fraîcheur de l’aube, une file de malades attend déjà devant notre case. Tous veulent se faire soigner avant de partir pour le lougan. Sur les pierres dressées des tombes, des hommes affûtent leurs coupe-coupe à longs mouvements précis. Les habitants de Touweleou ont maintenant une telle confiance en nous qu’ils n’hésitent pas à nous amener leurs enfants et ceux-ci se soumettent très sagement aux traitements les plus douloureux et même aux piqûres.
Zézé et Voiné viennent nous trouver à la fin de la visite.
— Tu dois aller dans la case des femmes du vieux Zézé , dit Voiné à jean, notre médecin-chef, une de ses femmes a fait le petit cette nuit et il est mort, il faut la soigner.
Ils sont tous deux impassibles. Cette mort à leurs yeux n’a rien d’un mauvais présage. Ce n’est pas un châtiment, l’enfant ne devait pas vivre, c’est tout.
Sans transition, il ajoute de la même voix indifférente :
— Vous pouvez préparer les machines, les Guelemlaï vont venir aujourd’hui.
C’est la première manifestation du grand tatouage. Dans quelques jours, nous saurons enfin à quoi nous en tenir.
— Enfin, ça y est, constate jean d’une voix morne.
Tony et moi n’ajoutons aucun commentaire. Un accord tacite se fait entre nous. A quoi bon discuter du peu de chances qui nous restent de filmer cette cérémonie.
Nous sommes assis dans nos hamacs, songeurs. Voiné est sorti devant la case. Puis il réapparaît, l’air excité.
— Les Guelemlaï ! s’écrie-t-il, les Guelemlaï sont là !
Tous les enfants bilakoro, rassemblés dans un coin de la place, collés contre une case, derrière une tombe d’ancêtre, forment un petit troupeau apeuré. Ils ont revêtu pour la circonstance des sortes de bonnets phrygiens en peau de panthères, franges de poils de chèvres, incrustés de cauris et des dalmatiques en losanges de peau de tons différents, vestiges de l’ancienne caste des guerriers.
Quelques flaques d’eau brillent encore sur le sol rouge.
Les garçons du village déjà tatoués, les bras cercles et les lèvres fardées de kaolin, plantes entre les cases, barrent la route aux blancs messagers de la forêt sacrée avec de longues branches. Les Guelemlaï, aux traits figés sous l’emplâtre blafard, dans un ballet au ralenti, tentent symboliquement de forcer le passage avec leurs perches blanches. Ni chant, ni musique. Seuls, troublent le silence, les cris des enfants, le raclement des perches sur le gravier, le froissement des longues franges de raffia.
Le maître des Guelemlaï, en chapeau de cow-boy et pantalon long sous son boubou, vient trouver les habitants rassemblés sur la place. Il marche devant eux de long en large, en brandissant une verge d’herbes sèches et leur réclame les offrandes. Chacun des hommes de Touweleou, après avoir prononcé le discours d’usage, remet sa contribution pour la grande fête. Indifférents à ces transactions, les Guelemlaï continuent à tourner dans le village sous leurs pesants carcans. Ils s’efforcent à la fois d’atteindre les Bilakoro et d’échapper à nos caméras. Depuis leur arrivée, ils se montrent réfractaires à toutes prises de vues et s’enfuient des qu’ils nous rencontrent. Les petits garçons de six a sept ans, qui n’ont pas encore atteint l’âge de l’initiation, poussent des glapissements de joie et nous regardent avec des sourires ravis : nous terrifions les Guelemlaï dont ils ont si peur.
La cérémonie dure une bonne partie de l’après-midi. Puis subitement la barrière protectrice se disloque, tous les Bilakoro se sauvent d’un seul élan vers la forêt, poursuivis par les hommes blancs que, cette fois, Jean réussit à filmer au vol.
Revenus dans le village, les enfants se pressent dans notre case, riant et bavardant. Leurs voix fraîches répètent en choeur un mot que nous ne comprenons pas.
Je questionne Voiné :
— Qu’est-ce qu’ils disent
— Chasseurs de Guelemlaï. Ils vous appellent comme ça parce que vous avez fait peur aux Guelemlaï.
Les enfants s’installent autour de nous, mais Zézé entre et les renvoie d’un geste. Il veut nous parler en particulier.
Le conseil qu’il nous donne ne fait que confirmer notre décision de la veille. Nous devons aller voir le chef de canton du Oulamaï, responsable du grand tatouage de ce groupe, pour obtenir son appui. Ce chef, tout jeune, doit sa nomination aux blancs et, d’après Zézé , il ne pourra rien nous refuser. Voiné nous conduira là-bas. Zézé trop compromis maintenant restera à Touweleou et se fera « chauffer » par Wego. Nous partirons demain.
Après une marche très pénible, nous arrivons au village du chef de canton. Quelques femmes s’affairent devant leurs cases. Enfin se présente un homme qui propose de nous conduire au hameau voisin où, paraît-il, se trouve le chef. Nous rebroussons chemin, avant de nous engager sur une nouvelle piste. Le chef de canton déjà au courant de notre arrivée vient à notre rencontre. C’est un maigre jeune homme à l’air nerveux et maladif. Son accueil sonne faux comme le personnage. Il est armé d’une énorme canne et arbore un béret basque plaqué sur son crâne comme une calotte.
Nous revenons au village et il nous reçoit dans sa case, dont le décor constitue un curieux compromis entre le style toma classique et la salle a manger Henri II. Partout des petits volants rouges décorent des meubles pesants, oeuvres d’artisans locaux. Des photos de vedettes oubliées voisinent au mur, avec celles d’hommes politiques déchus. Lebrun trône dans un grand cadre. Il s’installe derrière un large bureau recouvert d’une nappe à fleurs. Nous prenons place sur des chaises en face de lui. Comme tous les chefs de canton, il parle assez facilement le français. Mais contrairement à toute attente, il ne s’informe pas du but de notre visite et se répand en amabilités gratuites. Nous sortons la classique bouteille de rhum cadeau. L’oeil trouble, bilieux, il balbutie un vague remerciement et l’enfouit dans un tiroir du bureau. Jamais je n’ai vu un Toma faire ce geste. L’alcool se boit, ne se met pas en réserve : c’est dans le tempérament de la tribu.
Après nous avoir fait admirer les trésors de sa case, ustensiles de ménage variés, cartes postales, magazines, il interrompt brusquement la conversation qui s’amorce sur le tatouage, sous le prétexte de s’occuper de notre repas et de notre logement.
— Il y a un grand charlatan ici, annonce Voiné en sortant sur la place. Je dois aller le voir.
Nous pénétrons à sa suite dans une case obscure ou déjà sont réunis quelques vieillards. Ils nous saluent amicalement, se poussent un peu pour nous faire de la place.
Une intimité relative s’établit. Je constate alors à quel point nous sommes assimilés. Les Toma nous acceptent parmi eux sans réserve, ne se dérangent même plus pour nous et, par une curieuse contradiction, refusent de nous admettre à leur rite secret.
Le charlatan en boubou crasseux déroule une natte pleine de sable qu’il étale devant nous. Les yeux mi-clos, d’un geste machinal, il commence à tracer des signes cabalistiques, très semblables à ceux des géomanciens de l’Afrique du Nord. Pendant une demi-heure, sans un mot, il laisse errer ses doigts dans le sable. Quand il ne reste plus de place disponible, d’un mouvement ample, il efface tout et recommence.
Enfin, lentement, il parle : Voiné l’écoute, ses grands yeux dilatés fixés sur lui. Il est aussi fasciné que le soir où Virel lui faisait les tarots, puis il se tourne vers nous :
— Je dois faire le cadeau aux femmes de ma famille et tuer un coq blanc sur la tombe de mon père. Après tout ira bien et je serai peut-être chef de canton.
J’avais songé un instant à demander moi-même une consultation. Mais je suis déçu par cet oracle. Je m’attendais à des révélations beaucoup plus intéressantes. La mince silhouette du chef de canton apparaît dans l’encadrement de la porte.
— Le repas est prêt, dit-il simplement.
Nous le suivons dans une petite case impeccablement rangée et balayée. Sur le sol, au milieu, nous attendent la cuvette de riz et le traditionnel poulet à l’huile de palme. Nous n’avons emmené aucun couvert et nous nous accroupissons pour manger a la mode toma.
Voiné disparaît avec le chef.
Quelques instants plus tard, il revient s’asseoir avec nous. Il semble très satisfait.
— Le petit chef va nous aider, dit-il. Il parlera aux vieux pour nous.
Nous ne partageons guère son entrain. Nous avons eu le temps d’échanger nos impressions sur notre hôte. Il ne nous inspire aucune confiance.
D’ailleurs, quelques instants plus tard, l’air toujours absent, il vient prendre congé de nous ; une affaire urgente l’appelle dans un village voisin.
Nous partons en même temps que lui. Sur le chemin du retour, nous suivons un moment la même piste. Au loin, au-dessus du moutonnement de la forêt, on aperçoit la falaise abrupte d’Oko qui domine Touweleou. Nous atteignons une grande dalle de rochers noirs ou nos chemins divergent.
Cette fois, nous n’allons pas laisser passer l’occasion d’obtenir une réponse claire, mais le petit chef réussit pourtant à se dérober.
— Il y a toujours une case prête pour vous chez moi, dit-il. Je ne sais pas quand vient le tatouage et je ne peux vous permettre de filmer. Il faut que je parle aux vieux. Je vous dirai après.
Il ne nous laisse pas le temps d’insister et s’enfonce dans la brousse, sa lourde canne au poing.
Voiné suffoque d’indignation.
— Le petit chef ment. Dans une semaine, tous les féticheurs seront dans son village pour la fête, il le sait et s’il veut, il peut commander aux vieux.
Le ciel est uniformément gris et lourd. Devant notre case, à Touweleou, nous soignons le dernier malade de la matinée. Un homme arrive et me tend un pli confidentiel qui porte le cachet du cercle de Macenta. Nerveusement, j’ouvre l’enveloppe. Tony et Jean lisent par-dessus mon épaule. Le commandant de cercle me convoque d’urgence, sa lettre ne contient aucune précision. Voiné regarde avec attention nos visages soucieux.
— C’est mauvais ? questionne-t-il.
— Non, ce n’est rien, le commandant du cercle veut nous voir.
Aussitôt, il se rassure, car pour lui, entre blancs, tout s’arrange.
Nous rentrons dans la case pour nous concerter. C’est sûrement mauvais, comme dit Voiné. Le commandant de cercle veut me transmettre sa décision d’interrompre nos prises de vues. La question ne fait pas de doute. Je vais partir tout de suite et tacher d’obtenir un délai. En mon absence, Tony et Jean tourneront les plans de raccords indispensables au montage du film et enregistreront tout ce qu’ils pourront à Touweleou même.
Malgré la chaleur moite et un début de crise de paludisme, je suis si préoccupé que j’en oublie la longueur du trajet. Pieds nus, je marche à pas rapides sur la piste. Comme je vais à la ville, j’ai pris a la main mes souliers en « peau de camion », spartiates taillées dans les vieux pneus que vendent les dioulas sur les marchés. Je regarde à peine autour de moi. Comment vais-je m’en tirer à Macenta ? Brusquement, mon pied droit s’enfonce dans un magma grouillant. Je fais un bond. Trop tard. J’ai marché en plein sur une colonne de fourmis. Ma jambe en est déjà couverte jusqu’à mi-mollet. Je les écrase, les chasse frénétiquement, mais les mandibules des guerriers restent accrochées dans la chair. Une brûlure douloureuse me monte le long de la cuisse. Il ne faut surtout pas s’arrêter. J’arrive à Bofossou en boitant. J’ai la jambe à moitié paralysée de la cheville à la hanche.
Heureusement, c’est aujourd’hui jeudi, jour de marché et je trouve très vite un camion pour me conduire à Macenta. Le voyage est pénible. Les élancements des morsures me parcourent tout le coté.
Je ne reconnais pas Macenta. Toute la petite ville a l’air endormie sous le ciel de plomb. Je monte jusqu’au bureau de poste à tout hasard pour ramasser le courrier. Les employés assis devant la porte sont en train de faire une belote en fumant des cigarettes. Je m’en étonne :
— On ne travaille quand même pas le jour de l’Ascension, me dit l’un d’eux.
Nous vivons depuis longtemps en marge du calendrier. J’avais un peu perdu la notion des fêtes mobiles ou non et des jours fériés.
J’hésite à me présenter au commandant de cercle un jour de fête, dans ma tenue de brousse : souliers en peau de camion, vieux short et chemise déchirée, cheveux et barbe hirsutes, mais je tiens à connaître sa décision aujourd’hui même et je me dirige vers la résidence. Après tout, l’importance de ma tenue est secondaire. Cette illusion ne dure pas. Je traverse le jardin fleuri, monte les marches et fais irruption dans un élégant cocktail. Mon apparition jette un froid certain. Assez gêné, j’essaie de faire bonne contenance. Le commandant de cercle, aimable, nullement surpris, m’attire dans un coin. Il ne me transmet aucune décision définitive. Il craint seulement pour nous les représailles des féticheurs et se déclare fatigué de recevoir chaque jour des réclamations à notre sujet. Je défends notre cause de mon mieux, lui répète une fois de plus que nous acceptons les risques de notre entreprise.
— J’ai transmis votre dossier au gouverneur, dit-il. Je ne peux rien vous interdire tant que je n’aurai pas obtenu de réponse, mais je vous conseille de terminer votre travail rapidement.
A force de persuasion, j’obtiens quinze jours de délai. Je sors de la résidence fou de joie. Nous avons tout le temps de filmer le grand tatouage qui se déroulera dans une semaine.
Je voudrais rentrer prévenir mes camarades immédiatement. Impossible de trouver un camion qui retourne vers la foret. Je passerai donc la nuit à Macenta. J’ai oublie mes morsures de fourmis et mon début de crise de paludisme.
Jean et Tony m’attendent avec impatience.
— Après ton départ, me dit Jean, on a réussi a filmer tous les plans de raccords que tu avais demandé, mais Voiné ne va pas fort : il se croit empoisonné. Dans la case voisine de la nôtre, je trouve Voiné gisant sur le lit toma, grelottant, le regard angoissé, enfoui jusqu’au menton dans le duvet de Tony. Il se soulève avec effort sur un coude.
— Les gens de Sogourou m’ont poisonné, me dit-il. Heureusement les patrons me soignent.
J’essaie de le convaincre que sa fièvre, ses vomissements et ses douleurs d’entrailles sont provoqués par un simple accès de dysenterie et non par une vengeance de ses ennemis, mais il ne me croit pas.
— Le complot est sur nous, plus fort que jamais, dit-il.
Puis il ajoute avec mépris :
— Le petit chef n’a même pas envoyé la note.
La réponse du chef de canton devait en effet nous parvenir le lendemain de notre visite. Mes amis n’ont rien reçu en mon absence.
Réunis dans notre case, nous nous concertons. Ni Jean ni Tony ne croient réellement à un empoisonnement. Ils ont suivi depuis deux jours la maladie de Voiné et pensent qu’il dramatise un malaise passager. Demain, il sera guéri.
Les nouvelles que je rapporte nous obligent à agir vite. Puisque le chef de canton nous a oubliés, nous lui enverrons demain un messager qui nous renseignera en même temps sur l’état d’esprit des féticheurs. Il faut un homme habile, intelligent pour remplir cette mission. Le chef des porteurs de Touweleou nous a déjà rendu de grands services. Nous allons le trouver. Il sait un peu le français. C’est un garçon jeune, aux traits fins, au visage ouvert, très silencieux. Sans hésiter, il accepte d’être notre porte-parole.
Cette décision prise, nous nous sentons moins anxieux.
Comme nous nous allongeons dans nos hamacs, le vieux Voiné Beawogui fait son apparition. Il revient d’une de ses tournées presque quotidiennes à travers le pays toma et nous apprend avec amertume que dans plusieurs villages, il a été écarté du conseil des notables et s’est vu interdire l’entrée de la forêt sacrée. Tous les habitants de Touweleou sont maintenant considérés comme des traîtres.
Le lendemain, un peu plus tard que d’habitude, Voiné vient nous réveiller. Les traits tirés, il est marqué comme nous par une nuit sans sommeil, mais affiche pourtant un optimisme inattendu. Nous l’informons de notre projet. Il l’approuve et propose immédiatement d’accompagner le chef des porteurs.
— Les patrons m’ont guéri, dit-il. Je n’ai plus peur de rien. Je veux aller là-bas, expliquer tout aux vieux. Ils vont comprendre.
Nous ne cherchons pas à le dissuader. Quelques heures plus tard, les deux hommes se mettent en route.
Nous les suivons jusqu’au bout du village ; je regarde disparaître la longue silhouette dégingandée de Voiné ; malgré son arrogance, ses comédies et ses petites roublardises, il est pour nous un véritable ami. Il fera tout pour obtenir gain de cause.
Depuis hier matin, nous attendons le retour de notre ambassade. Nous avons eu le temps d’envisager toutes les solutions possibles, de peser toutes nos chances. De plus en plus, nous doutons de la réussite. Dans une semaine peut-être cette expédition sera terminée. Ces derniers jours d’attente et d’incertitude deviennent très éprouvants pour les nerfs.
Avant la tombée de la nuit, nous nous décidons à aller au-devant des deux hommes. A peine hors du village, nous les voyons remonter la piste. Des qu’il nous aperçoit, Voiné brandit son chapeau noir en signe de triomphe.
— Le complot est défait, dit-il. Les vieux n’ont rien contre vous. Ils avaient seulement juré sur le gri-gri de ne plus rien vous montrer. Si vous venez à Sogourou au moment de la fête, comme si vous passiez par hasard, ils ne seront pas coupables et vous pourrez filmer.
— Oui, approuve le chef des porteurs. Ils ne peuvent pas vous demander de venir. Ils ont promis. Mais si vous êtes là, ils ne diront rien.
Cette interprétation imprévue des lois ancestrales arrange tout. Le tatouage n’aura lieu que le dimanche suivant, c’est-à-dire dans une semaine. Mais les préparatifs de la fête commenceront paraît-il le jeudi. Nous n’avons pas une heure à perdre. Et nous décidons sur le-champ d’expédier des le lendemain nos caisses de matériel en avant, par fractions. De village en village, par les relais de porteurs, elles arriveront à Sogourou sans trop de difficultés et nous les retrouverons jeudi matin.
Malheureusement, la plus grande partie des cérémonies se déroulent avant l’aube et depuis un mois, nous attendons les torches au magnésium indispensables. Tony, une fois de plus, se désigne pour aller voir à Macenta s’il ne les trouve pas au courrier du mercredi soir.
Nous avons l’impression d’avoir à la dernière minute arrache la décision. Nous ne savons comment remercier les deux hommes d’avoir mené à bien ces négociations diplomatiques.
La journée du lendemain se passe en préparatifs enthousiastes, nous vérifions les caisses et, après avoir reparti au mieux les charges, nous les voyons prendre une à une la direction de Sogourou.
Le mercredi matin, Voiné arrive dans notre case et se laisse tomber sur la banquette de terre battue, accablé.
— Le petit chef a fait reporter vos bagages à la limite du canton ; il vous interdit d’entrer chez lui .
Cette fois, nous ne comprenons plus. Il est vrai qu’avec le temps nous sommes devenus pour les Toma des êtres un peu à part, à mi-chemin entre eux-mêmes et les wigui mais jamais ils ne nous ont traités ainsi. Malgré ce contretemps, nous décidons de respecter notre programme. Tony part pour Macenta et nous attendons, sans réaction, la confirmation de cette nouvelle qui nous paraît incroyable.
Au milieu de l’après-midi, un messager en casque colonial se présente a nous, au garde-à-vous ; ses pieds nus sortent de leggins bien cirés. Les yeux effarés, il nous fait un salut militaire. Il tremble de la tête aux pieds. Il me tend une note du chef de canton, qui vacille entre ses doigts. C’est un gribouillis indéchiffrable ; je lui demande quelques explications. Il est trop ému pour parler. Peut-être est-il fatigué par l’effort qu’il vient de fournir ; nous le faisons asseoir et lui offrons un quart de vin. Ses traits se détendent, il se rassure peu à peu et réussit à articuler quelques mots : les gens de Sogourou lui avaient dit que nous allions le battre, peut-être le mettre aux fers car il nous apporte une très mauvaise nouvelle. Comme nous l’avait annoncé Voiné, le petit chef, sur l’ordre des féticheurs, s’opposera même par la force s’il le faut à notre venue dans son canton.
Nous n’imaginions pas que le sacrilège commis par nos alliés féticheurs pourrait entraîner des conséquences d’une telle gravité. Nous connaissons trop bien les lois de l’hospitalité toma. Impossible de s’y tromper. Cette prise de position de la part d’un chef équivaut a une déclaration de guerre.
Au cours de la conversation, les habitants de Touweleou sont venus nombreux s’installer dans la case. Ils prennent notre parti avec véhémence. Une vieille femme que nous avons soignée nous apporte des noix de cola en témoignage d’amitié, bientôt imitée par la plupart des habitants. Le messager est conquis. Je vais raconter ce que j’ai vu, dit-il. Et ils comprendront que vous êtes les amis des Toma.
Nous lui demandons de transmettre une dernière proposition : si nous assistons au grand tatouage, nous filmerons uniquement ce que les femmes peuvent voir. Sur un dernier salut militaire, il nous quitte et nous assure que demain matin à l’aube, au plus tard, il nous apportera lui-même la réponse.
Nous l’avons attendu en vain et sur les instances de Voiné, vers dix heures du matin, nous prenons nous-mêmes le chemin de Sogourou. Le ciel est très bleu, la piste sèche. Nous n’emmenons aucun bagage. Notre intention est d’obtenir une dernière entrevue avec le chef de canton. Voiné lui-même ne se dissimule pas les risques d’une telle tentative. Nous traversons rapidement plusieurs villages. L’attitude des hommes a changé depuis plusieurs jours. Ils viennent nous saluer au passage, mais avec réticence. Peu à peu, Voiné perd son assurance, ralentit le pas, il essaie de plaisanter, de gagner la sympathie des habitants mais son inquiétude se transforme peu à peu en angoisse. Il nous arrête près d’un marigot, va cueillir de longues tiges de roseaux et nous en remet une à chacun.
— Prends ça, dit-il. Si tu veux être fort à Sogourou, c’est le pays où il y a beaucoup de sorciers, il faut que tu le gardes à la main.
— Tu crois que c’est bien utile ? dit Jean avec humeur.
— Si, si, c’est très solide.
Un peu avant de franchir la limite du canton, à un croisement de pistes, il se prosterne sur le sol, les bras en croix, et reste ainsi plusieurs minutes.
Nous atteignons Eyssenazou, le premier village du canton d’Oulamaï. Les habitants viennent au-devant de nous sur la place. Voiné discute un long moment avec eux. Nous nous asseyons sous l’auvent d’une case. Les hommes nous regardent d’un oeil méfiant. Voiné traîne dans le village, bavarde aux portes des cases. Il finit par nous rejoindre, tête basse.
— Alors ?
— C’est mieux si je ne vais pas plus loin, dit-il. Les Toma, si on les force, ils deviennent méchants. Il faut faire attention.
— Tu veux rester ici ?
— Pour moi, c’est très chaud, là-bas à Sogourou. Vous, vous êtes des blancs. Vous pouvez continuer.
Nous n’insistons pas et réclamons un autre guide. Contre toute attente, les habitants désignent un homme pour nous accompagner. Voiné se ressaisit et prend la tête de la colonne.
Le chemin habituel qui mène droit à Sogourou traverse un peu plus loin la forêt d’initiation. Pour ne pas indisposer les féticheurs, nous prendrons une piste détournée, beaucoup plus longue et pénible.
Dans un petit village inconnu, nous retrouvons l’homme aux leggins qui nous attend. Fatigués, nous nous asseyons. A l’autre bout du village, des notables, accroupis, nous observent. Mais pas un ne se lève pour venir nous saluer. D’après le messager, le maître du tatouage et le chef de canton viennent au-devant de nous.
— Le maître du tatouage, dis-je à Voiné, mais je croyais que c’était Zézé à Sogourou ?
— Plus maintenant, dit Voiné avec un geste d’impuissance. Ils ont changé.
Cette destitution brutale en dit long sur l’acharnement du clan adverse.
Mais Voiné a surmonté sa peur et veut en finir le plus vite possible. Il s’impatiente et nous presse de continuer. Pour lui, il s’agit simplement d’une manoeuvre. Si nous tenons vraiment à voir le chef, il faut aller chez lui, directement. L’homme aux leggins ne partage pas cet avis mais accepte de nous conduire par la nouvelle piste qui contourne la forêt sacrée. Grossièrement défrichée, elle est hérissée de chicots d’arbres aigus tailles au coupe-coupe. Voiné marche à toute allure. Nous ne voulons pas nous laisser distancer. Pieds nus dans les côtes et les descentes abruptes, nous nous blessons à chaque pas.
— Il nous prend pour des fakirs, grommelle Jean excédé.
Un marigot de cent mètres de large coupe la piste. Nous pataugeons dans la vase à grandes enjambées, hors d’haleine, les pieds en sang.
Après trois heures de ce calvaire, nous débouchons sur une large piste qui, selon Voiné, doit nous amener à Sogourou en un quart d’heure.
De la brousse, tout près de nous, monte soudain la voix rauque de l’Afwi. Je m’arrête ; à travers le lacis de lianes et de branches, j’aperçois des silhouettes d’hommes au milieu desquels se dresse le grand masque noir.
— Vite, vite ! hurle notre guide qui se met à courir en direction du village.
Sans bien comprendre, nous l’imitons. Nous connaissons déjà l’Afwi, nous sommes tatoues. Pourquoi devrions-nous fuir devant le Grand Esprit ? Derrière nous, la musique sacrée se tait et nous reprenons une allure plus normale.
La piste se met a descendre. Entre les arbres apparaissent les toits des cases : Sogourou. C’est le premier village toma que je vois bâti dans un creux de terrain et non sur le sommet d’un mamelon. Quelques fumées bleues montent dans l’air tranquille. Sogourou est un grand village. J’y remarque avec surprise de nombreuses cases carrées. Nous nous approchons. Tout est désert et silencieux. Pas une femme devant sa porte. Pas un notable.
A peine avons-nous franchi le cercle de lianes que de tous cotes surgissent des hommes aux visages fermés qui nous environnent en un instant. Je fais demander par Voiné une case pour nous reposer et de l’eau suivant la coutume. Personne ne répond. Le cercle hostile se resserre. Nous nous asseyons et tachons de conserver un air dégagé.
Enfin le chef de canton arrive. Il nous adresse la parole en toma alors qu’il parle français et demande à Voiné de traduire :
— La décision des vieux est irrévocable : ils refusent définitivement de nous laisser filmer quoi que ce soit. Les secrets des Toma ne sont pas pour les Blancs. Ils se déclarent prêts à nous aider pour toute autre chose, mais ne veulent plus rien nous dévoiler.
Sans conviction, je m’efforce de leur préciser nos intentions. Nous n’avons jamais utilisé la force ni la ruse pour connaître les mystères de la foret sacrée. Certains Toma nous les ont montrés parce que nous étions leurs amis et qu’ils avaient confiance en nous. Nous avons promis de ne rien révéler aux femmes toma ni aux Bilakoro. Nous ne projetterons jamais notre film en Afrique Noire et nous sommes prêts encore une fois à nous engager par écrit, à leur signer une note. S’ils nous laissent assister à la cérémonie, nous ne filmerons que s’ils nous y autorisent.
Un vieillard s’avance alors, que je ne connaissais pas. « Le maître du tatouage » me souffle Voiné. Il ordonne aux hommes de se retirer dans la foret pour délibérer, dit quelques phrases brèves à Voiné sur un ton tranchant et s’en va.
Nous nous retrouvons seuls dans le village désert. Voiné est gris de terreur.
— Le vieux a dit que c’était moi qui vous avais conduis ici, je dois mourir et vous aussi.
Jean et moi nous nous regardons. Nous sommes trois, sans armes. Impossible de prévoir ce qui nous attend. Il ne faut surtout montrer aucune nervosité. Nous n’avons qu’un moyen de les impressionner : rester calmes.
Jean se relève puis, avec des mouvements précis, arme son Leica et l’oeil au viseur, attend.
Une rumeur grandissante nous environne. La place est toujours vide. J’éprouve un petit pincement au coeur.
— �a y est, balbutie Voiné tremblant, ils viennent nous tuer.
En un instant, nous sommes cernés par une multitude de Toma. Ils doivent être près de trois cents. Leur impassibilité contraste avec leur fureur de tout à l’heure et me rassure encore moins. Fichter, flegmatique, prend photo sur photo. Après un long silence, le chef de canton me traduit les paroles du vieillard :
— Si vous restez là, dit-il, les hommes restent aussi autour de vous. Vous ne pourrez pas bouger. Vous n’aurez ni la case, ni le feu, ni l’eau.
Voiné nous supplie de ne pas insister.
— Il faut partir maintenant, patron, il faut partir.
A regret, nous sommes contraints de battre en retraite, encadrés par une douzaine d’hommes. Jusqu’au premier village, ils nous escortent sans dire un mot, mais dès le cercle de lianes franchi, ils ont perdu leur air farouche.
Au moment de nous quitter, ils échangent avec nous de brefs adieux :
— Gueria… Gueriao…
De temps en temps, nous croisons un groupe de Toma, sans doute au courant de l’incident. Ils s’arrêtent pour nous laisser passer. Certains nous dévisagent d’un air ironique, d’autres au contraire nous tendent la main pour le salut rituel avec des regards compatissants.
Le jour baisse. Fourbus, les pieds en piteux état, nous sommes obligés de nous arrêter dans un hameau bien avant Touweleou. Tony se préparait à en repartir pour nous rejoindre avec les torches. Il était si sûr de notre réussite qu’il apporté en outre des cadeaux pour les habitants de Touweleou et pour fêter la fin du film, quelques bouteilles millésimées, un camembert et un saucisson, denrées que nous n’avons guère vues depuis notre arrivée dans le pays toma.
Dans la case qu’on a bien voulu nous abandonner, nous partageons ce festin avec Voiné et nous nous consolons tant bien que mal de nos déboires.
En pleine nuit, les gémissements de Jean nous réveillent. Il grelotte de fièvre et, souffre atrocement du ventre. Il se tord de douleur à un tel point que nous sommes obligés de l’allonger sur une natte ; impossible de le laisser dans son hamac. Il est pris de vomissements spasmodiques et d’une violente crise de dysenterie. Nous fouillons dans la caisse de pharmacie. A tout hasard, nous lui donnons un calmant. Jusqu’au matin, il continue à gémir, à se rouler sur sa natte, sans que nous puissions rien pour lui. Voiné, affolé, ne cesse de répéter :
— C’est les gens de Sogourou… Patron, ils l’ont « poisonné » !
Nous décidons de faire transporter Jean dans son hamac, mais au moment du départ, il se sent un peu mieux et refuse avec énergie de l’utiliser. Nous restons un moment en arrière pour surveiller le portage. Jean nous précède, accompagné par Voiné.
Nous le rattrapons bientôt. Le regard voilé, les yeux creusés, blafard, il tente de franchir un marigot, cramponné aux épaules de Voiné. Plongé dans l’eau boueuse jusqu’à la taille, il s’épuise mais s’obstine a vouloir marcher.
A cinq cents mètres du village, en passant sous la haute falaise noire d’Oko, il est repris d’une crise de vomissements incoercibles. Tony et moi le soutenons chacun sous un bras et remontons lentement la longue côte qui finit à l’entrée de Touweleou. Des femmes qui préparent le repas, des vieux assis devant leur case, des enfants s’approchent. Une haie silencieuse, inquiète se forme jusqu’à notre case.
Nous étendons Jean à bout de forces, sur une natte, dans son duvet.
Il faut se rendre à l’évidence. Nous ne connaissons rien de son mal et sommes incapables de le soigner.
Tous les habitants se sont groupés devant la porte, l’air affligé, n’osant rien dire.
Dans l’ombre de la case, Jean, le visage cireux, se contracte, tenaillé par une souffrance intolérable.
Le vieux Zézé arrive de la forêt sacrée, haletant. Il examine Jean, le palpe avec des mouvements très doux, et après une courte conversation avec Voiné disparaît. Quelques instants plus tard, il revient, l’air grave, ferme la porte de la case et sort des plis de son boubou un sac de coton de forme allongée. Il en extirpe avec difficulté un récipient en terre cuite, couvert de sang coagulé et de cauris, le débouche, y plonge une petite baguette et lèche le liquide blanchâtre et visqueux qui répand une odeur nauséabonde. Il veut prouver par là qu’il n’y a rien a craindre. Nous secouons Jean :
— Le vieux Zézé va te donner le médicament, lui annonce Voiné.
D’une voix imperceptible, Jean me demande mon avis :
— Tu le prendrais ?
— Je crois qu’il n’y a rien d’autre à faire. On ne sait jamais.
Nous le soutenons pour lui permettre d’absorber l’horrible potion. Il ouvre la bouche et fait une affreuse grimace.
— C’est infect, murmure-t-il. Si je n’en crève pas…
Apres une courte accalmie, les spasmes douloureux reprennent avec une violence accrue et Jean s’affaiblit d’instant en instant. Nous décidons, Tony et moi, de le faire ramener en hamac sur le bord de la route et là, de le mettre dans un camion à destination du centre européen le plus proche.
Mais quand il voit arriver les huit porteurs et le palanquin, il refuse de bouger, se raidit de toute sa volonté contre la souffrance, mais ne réussit qu’à l’aggraver. Je l’aide à se soulever.
— Ce n’est peut-être qu’une amibienne, Jean, mais il faut que tu partes. Tu reviendras quand ça ira mieux.
Il me regarde. En une nuit, il est devenu méconnaissable. Finalement, il cède.
Les hommes se remplacent par équipes de quatre. Le hamac à quelques mètres de moi se balance entre les torses nus et luisants des porteurs. Dans les remontées ou les descentes très dures les hommes patinent sur l’argile gluante de la piste et Jean se trouve par moments la tete plus basse que les pieds. Pour franchir les marigots, ils sont obligés de s’y mettre tous. J’aperçois le visage blême de Jean, nez pincé, lèvres exsangues. Pour lui, ce trajet doit être un supplice.
A la traversée des villages, les gens s’approchent et nous regardent passer, sans parler, avec compassion, comme les habitants de Touweleou.
Plusieurs fois, je crois Jean évanoui, je cours a ses côtés et le secoue, mais toujours, d’une voix faible, il me rassure :
— Non ça va pour le moment, j’espère que je tiendrai jusqu’a la route.
A Bofossou, nous nous retrouvons dans la petite case en face de chez Baré. C’est la troisième expédition que nous faisons ensemble Jean et moi. Nous ne nous sommes encore jamais séparés. Nous attendons deux ou trois heures. Nous n’avons pas grand’ chose à nous dire. Je fais un ballot de ses affaires.
Enfin arrive, un camion conduit par un blanc. Je hisse Jean près du chauffeur. Il parle de venir nous rejoindre, des qu’il sera remis. Je sais que pour lui aussi Sogourou était le but final, qu’il n’admet pas de voir le film inachevé. Mais je lui ordonne de rentrer en France, directement.
— Pour ce qui reste à faire, Tony et moi, nous nous débrouillerons.
Le camion démarre. J’aperçois une dernière fois Jean affaissé sur le siège avant, le regard terne, la tête renversée en arrière.
Je regarde le camion s’éloigner. Je ne sais pas très bien ce que Jean va devenir… Mais je n’ai pas le temps de m’attarder, il nous reste peut-être encore une chance d’achever notre travail et Tony m’attend à Touweleou.
Je reviens seul. Les porteurs sont repartis tout de suite après avoir déposé Jean.
A bout de nerfs, je traverse des villages, des marigots, la brousse, la savane, comme un somnambule. Je suis si hébété que je ne sens même plus la fatigue. Je ne pense à rien. Je marche. Une phrase tourne dans ma tête : il faut filmer le grand tatouage… je m’accroche à cette idée, comme s’il s’agissait d’une question de vie ou de mort.
Une tornade arrive droit sur moi, s’immobilise dans le ciel du soir et dévie dans une autre direction, rabattue par un vent contraire. La nuit me surprend dans la petite savane après Serissou. Je ne songe pas un instant que je pourrais me perdre.
Mon arrivée à Touweleou ne surprend personne. Tout le village est plongé dans une sorte de torpeur. Par les portes ouvertes des cases, je vois des feux qui brasillent.
Tony est en train de manger, l’air pensif. Voiné et Zézé, silencieux sont assis à côté de lui. Tous trois relèvent la tête en me voyant. Ils ne m’attendaient pas ce soir.
— Comment va Jean ?
— J’espère qu’il tiendra… Quand je l’ai mis dans le camion, ça n’allait guère mieux.
En quelques mots, je raconte notre voyage. Tony, en mon absence, a pris des photos dans le village, a enregistré des chants de femmes nouveaux pour nous. Je lui fais part de ma résolution d’aller jusqu’au bout pour assister a la cérémonie de Sogourou. Il est tout de suite d’accord. De toutes façons, il ne nous reste plus que quelques jours à attendre.
Zézé, qui nous écoute sans comprendre depuis un long moment, sort de son mutisme.
— Je vous ai promis d’aller à Sogourou et je vous conduirai. Je passerai devant vous pour chasser les mauvais gris-gris qu’ils vont mettre sur le chemin.
— Mais tu crois qu’ils nous préviendront du jour de la fête ?
— Il le faut. On a déjà fait les cadeaux aux Guelemlaï. Ils doivent le dire à tout le pays toma. Nous partirons avec les hommes sous les feuilles de bananier pour arriver le jour du tatouage.
Les voix des deux féticheurs se font écho, toutes deux mornes, sans timbre. Ils veulent tenir leur promesse, sans plus.
Pendant toute la nuit, les taureaux galopent d’un bout à l’autre du village, avec de longs beuglements déchirants. Parfois ils se pressent sous l’auvent de la case. Nous entendons leur souffle puissant, le raclement de leur échine contre le mur. Nous ne pouvons pas fermer l’oeil et, au-dessus du halo de la lampe-tempête, désempares, nous échangeons des phrases brèves, sans suite
— Cette nuit, la panthère était autour du village, dit Voiné le visage défait, en entrant dans la case. Toutes les bêtes avaient peur.
Nous errons pendant un long moment dans le village puis excédés par cette inaction nous décidons de tourner pour tourner et demandons a Voiné de nous conduire jusqu’a la caverne où se réunissent les esprits des ancêtres, près de Doezia. Il nous parle de ce lieu sacré depuis longtemps, mais a toujours refusé jusqu’ici de nous y guider. Aujourd’hui, il accepte sans hésitation à une condition : personne ne doit le savoir. Nous irons seuls avec lui et nous éviterons les villages.
Une pluie drue commence à tomber. Peu importe, nous nous ferons doucher au besoin, mais nous n’attendrons pas. Voiné ne fait aucune objection.
Un peu avant d’arriver à Doezia, nous quittons la piste et nous nous enfonçons dans la brousse. Aucune trace de passage n’est visible, mais Voiné, très sûr de sa route, se fraie un chemin à grands moulinets de coupe-coupe. Il faut se battre avec les broussailles et les lianes ruisselantes, se cramponner aux branches épineuses pour éviter de s’enliser au fond des marigots et dans cette lutte, sous ce déluge, les appareils sur le dos, pendant un moment, nous oublions tout.
A la brousse inextricable succède un sous-bois dégagé que ferme, très haut, la voûte dense des feuilles. Les énormes troncs couverts de pans de mousse montent d’un seul jet autour de nous ; un tapis d’humus amortit tous les bruits. Dans la pénombre verte, nous apercevons, au bout d’une sorte d’allée, une paroi lisse de roche noire, dans laquelle s’ouvre une large anfractuosité triangulaire.
— C’est là, dit Voiné.
Il nous entraîne à l’intérieur de la caverne. C’est une salle profonde en demi-cercle, coupée en deux par un énorme bloc tombe de la voûte. Dans l’obscurité presque totale, je distingue sur les grandes dalles tachées de sang un amoncellement de guinzé et de poteries.
— Pour toutes les grandes fêtes, on tue le taureau ici et chaque nouveau chef de canton doit venir honorer les ancêtres, explique Voiné.
Nous cherchons sur les murs des traces de fresques. Il n’y a rien ; la caverne est nue, sombre, sinistre. Nous restons là un moment sans rien dire. Dehors, les trombes d’eau se sont transformées en douce pluie d’automne. Voiné s’est assis dans les rochers au fond de la grotte, silencieux.
Il nous a menés, librement, à la caverne où réside l’esprit de Wewego, l’ancêtre de Zézé puis, avec réticence, au sacrifice aux ancêtres de Kowobakoro. Aujourd’hui, il a enfreint une dernière fois les lois ancestrales pour nous conduire au lieu de réunion de tous les esprits. Je revois les pierres dressées des tombes, violettes de cola cachée, les dalles couvertes du sang des sacrifices et pour la première fois je comprends toute l’importance qu’attachent les Toma au culte des ancêtres sous l’égide desquels s’entreprennent tous les actes importants de leur existence.
Vers le fond de la vallée, un peu en contrebas, nous pénétrons par le coté sous un surplomb rocheux d’environ cinquante mètres de long. Les lianes entrelacées tissent comme un lourd filet entre la brousse et le rocher. Voiné ramasse une branche et décroche un nid de la voûte. Deux petits oiseaux de proie, sans plume, tombent en piaillant sur le sol. Il les ramasse et les enfouit dans la poche oblique de son boubou. Puis, dans un coin, il nous désigne des débris de poterie noire.
— C’est la que les garçons viennent apprendre à faire parler l’Afwi.
Il parcourt des yeux, sur toute sa longueur, l’abri creusé dans le roc.
— Au temps de la force, dit-il, ceux qui luttaient contre les blancs venaient se cacher là. Le canon ne peut rien contre ça. Même un avion ne peut rien.
— Tu sais, dis-je, depuis, les Blancs ont inventé des machines qui peuvent tout casser.
Voiné reste songeur un instant.
— �a, c’est formidable ! dit-il enfin.
Nous revenons vers Touweleou. Des trombes d’eau s’abattent de nouveau.
Brutalement, Tony est pris de coliques terribles. Il présente les mêmes symptômes que Jean. En quelques instants son visage se creuse, se décompose. Voiné, saisi de panique, ne sait plus quoi faire. Pour lui, la malédiction des esprits est sur nous. Tony, courbé en deux, les mains sur le ventre, se traîne, crispé de douleur. Voiné et moi l’épaulons du mieux possible pour parcourir les derniers kilomètres qui nous séparent de Touweleou.
Je voudrais réunir les porteurs pour qu’il puisse partir ce soir même en hamac, mais les hommes ne tiennent guère à marcher dans la nuit, sous la pluie battante et Tony, comme Jean, refuse avec détermination d’accepter cette solution.
Nous l’avons étendu, Voiné et moi, dans l’obscurité de la case. Je me penche sur lui.
— Passe-moi la pharmacie, dit-il d’une voix éteinte.
J’ouvre le coffret. Une fois de plus, je cherche des calmants qui pourraient le soulager. Il est prêt à tout essayer.
Mais pour lui comme pour Jean, je ne peux rien.
Toute la nuit, il se contracte, se convulse sur sa natte, vomit. Zézé, Voiné et moi, nous nous relayons pour le veiller, incapables de l’aider. Le maître des féticheurs ne songe même pas à lui administrer son contre-poison.
Au petit jour, Tony souffre toujours autant. Cette fois, il se résigne. Il doit suivre le même chemin que Jean, rejoindre la route et, de là, Macenta, si possible. Mais il ne veut à aucun prix que je vienne avec lui. Il s’en tirera. Je ne peux pas abandonner le matériel, perdre ne serait-ce qu’un jour avant de terminer le travail commencé ensemble.
Je n’osais guère me l’avouer mais je sais qu’il a raison et n’insiste pas plus longtemps. Puis je vais trouver Voiné, sans illusion. J’avais prévu son refus.
— La-bas, j’ai senti les gris-gris, dit-il. Ils ont mis contre nous toutes les forces mauvaises. Les deux patrons sont malades. Il ne faut plus y aller.
— Tu ne veux vraiment pas venir ?
Voiné secoue la tête.
— Mais tu as senti, c’est pas possible, dit-il, le regard halluciné. On sentait tous les gris-gris qui soufflaient
Je ne peux vraiment plus lui en vouloir.
Zézé ne s’oppose pas à une dernière tentative mais il ne parle pas de me précéder. Aller là-bas pour lui serait un suicide.
C’est un espoir infime, mais je commence à bien connaître les réactions des Toma. Peut-être en me voyant revenir seul, les mains vides, après ce double accident, m’accepteront-ils enfin parmi eux. S’il subsiste une chance de filmer les grandes scènes du tatouage, je n’ai pas le droit de la laisser passer. Jean me l’a dit lui-même et Tony, après lui, vient de me le répéter.
Mais les paroles de Voiné et l’appréhension de Zézé m’ont ébranlé et je me sens un peu défaillant. Je vais de groupe en groupe. Les hommes du village aimeraient m’aider. Mais aller à Sogourou maintenant, c’est trop leur demander. Enfin, je parviens à décider un ami de Voiné, Akoï, doux ivrogne au perpétuel sourire édenté qui sait deux ou trois mots de français. Il est prêt à partir tout de suite. Il est à demi-irresponsable, inoffensif ; les gens de Sogourou eux-mêmes ne songeraient pas à s’en prendre à lui.
Les porteurs se mettent en marche. Tony est allongé dans son hamac, le visage blanc. Voiné va l’escorter jusqu’à Bofossou. Je les accompagné à la limite du village. D’un faible geste, Tony me dit au revoir. Je regarde le palanquin osciller le long de la piste qui descend, le chapeau noir de Voiné qui disparaît derrière les branches.
Un long moment, je demeure immobile, tourne vers la brousse où sont partis à quelques jours d’écart mes deux compagnons.
Puis je reviens vers le village, fais signe à Akoï qui m’attend, béat, et nous dévalons la pente vers Sogourou, dans la direction opposée.
La pluie est heureusement arrêtée, mais les tornades de la veille ont secoué toute la forêt. Les marigots débordent, la piste d’argile glissante est jonchée de branches cassées.
Nous faisons une courte halte dans un village ; je m’assieds contre une case. Le sol, les toits de chaume sont couverts de feuilles mortes ou fraîchement arrachées. Je n’avais pas encore remarqué cet aspect du pays toma. Une vague angoisse m’oppresse. J’éprouve une envie grandissante d’en rester là, de ne pas aller plus loin. Lentement, je fais un tour dans le village. Toute vie y semble éteinte. Je m’approche des cases. Les vieux notables eux-mêmes sont absents. Nous sommes absolument seuls, Akoï et moi. La fête de Sogourou doit être commencée. Cette perspective m’arrache brusquement a mon inertie. Je me redresse et suivi du fidèle Akoï parviens presque sans m’en rendre compte à Eyssenazou.
Là commence la grande foret sacrée de l’initiation. Je m’arrête, hésite. A peine me suis-je assis sur la dalle plate d’une tombe d’ancêtres qu’un groupe de féticheurs dont je reconnais les fourches incurvées s’avancent vers moi. Je ne connais aucun de ces vieillards. Ils n’ont pas l’air menaçant. L’un d’eux me tend une poignée de colas, tous rouges ; et je pense aux recommandations de Voiné :
— S’il n’y a pas un seul cola blanc, celui qui te fait le cadeau veut te poisonner.
Au point ou j’en suis, je ne peux pas hésiter, je fends une noix et en tends une moitié au vieux. Avec un large sourire il la croque en même temps que moi.
Personne ne comprend le français. J’écris une note au chef de canton et au maître de l’initiation pour leur demander de venir me rejoindre ici. Et je réussis à expliquer qu’Akoï doit aller la porter à Sogourou. Ils acceptent après un moment de délibération, mais il est visible qu’ils ne me laisseraient pas m’y rendre moi-même.
Les longues heures d’attente commencent. Trois vieux s’installent à coté de moi et essaient d’engager la conversation. Mon vocabulaire toma est très pauvre. Pour prouver leurs bonnes intentions, ils m’apportent d’autres cadeaux, bananes, mangues, calebasses d’eau fraîche.
De gros nuages d’un blanc éclatant glissent dans le ciel lumineux. Rien ne bouge dans le village. Je suis là, assis au milieu de ces trois vieillards silencieux. Je sais que les jeux sont faits, que j’ai perdu la dernière partie. Demain peut-être, je quitterai le pays toma pour ne pas y revenir. Une nostalgie m’envahit. Je regarde les tombes d’ancêtres, les cases rondes avec leurs peintures noires, la haute ceinture de forêt, et tout ce décor familier comme si je ne devais plus le revoir.
Les deux messagers arrivent a quelques minutes d’intervalle. Celui du commandant de cercle de Macenta me croyait à Sogourou. La lettre est brève :
Nous devons interrompre les prises de vues en raison des troubles qui pourraient en découler dans la région. L’ordre est formel.
Le messager habituel du chef de canton, l’homme aux leggins, apporte une note à peu près illisible. Avec beaucoup d’effort j’arrive à déchiffrer le message.
Dès la fin de la fête, les chefs et les notables nous laisseront libre l’accès du canton et feront tout a ce moment-là pour nous aider. Nous connaissons déjà les secrets des Toma, que pouvons-nous désirer de plus ?
« Si vous venez, disent-ils en substance, nous serons obligés d’arrêter le tatouage. Les esprits des ancêtres se fâcheront et nous mourrons tous. Mais nous ne voulons plus rien vous montrer. Nous préférons mourir. »
Inutile de lutter. Je rassure les deux hommes. Je ne tenterai même pas d’aller à Sogourou. Une grande lassitude s’empare de moi. L’idée de battre en retraite, de me retrouver ce soir à Touweleou me donne la nausée, mais je n’ai plus le choix. Les vieux me serrent la main à la mode toma. Ils ont réussi à me barrer la route et pourtant ils paraissent plus attristés que triomphants.
Akoï n’est pas revenu. Je marche d’un pas machinal. Le soir tombe sur la foret bruissante. Je ne me suis jamais senti aussi seul. Au bout d’un moment, j’ai l’impression d’être perdu et je m’assieds au bord de la piste, exténué. Mais Akoï arrive en sifflotant, aussi faux que possible, il me jette un coup d’oeil sans rien dire, passe devant moi et continue. Un peu soulagé, je me relève et lui emboîte le pas. Il porte sur sa tête dans un petit panier les menus cadeaux des féticheurs. Tout à coup, il se retourne et se frappe la poitrine.
— Akoï, Sogourou, très mauvais.
Je ne comprends pas très bien. Il répète :
— Voiné, Zézé, Akoï, Sogourou très mauvais.
Je crois deviner, mais son sourire naïf semble démentir ce qu’il affirme. J’aurai l’explication à Touweleou.
Zézé et Voiné sont venus s’asseoir sans un mot dans ma case. Avec de grands gestes, Akoï leur fait un récit détaillé de notre voyage. A la lueur de la lampe-tempête, leurs visages luisent dans l’ombre.
Depuis quatre mois, nous vivons ensemble. J’avais l’impression de les connaître, mais jamais je ne les ai vus comme ce soir. Voiné, raide, tragique, les yeux dilatés, Zézé plus vieux, plus voûté que d’habitude. Cependant, il se redresse avec lenteur et commence à parler d’une voix un peu cassée. Il s’arrête après chaque phrase pour laisser à Voiné le temps de traduire.
— A Sogourou, les féticheurs ont dit : Zézé était le plus fort, mais il a donné notre secret aux Blancs, il les a fait manger par l’Afwi et maintenant ils portent sur leur corps la trace de ses dents pour toujours, comme les Toma et ça n’est pas possible. Un Blanc, c’est un Blanc, un Noir, c’est un Noir. Voiné qui a conduit les Blancs, Wego qui les a aidés, Akoï et tous les gens de Touweleou qui ont montré l’Afwi, sont aussi coupables. Zézé, Voiné et Wego iront à Sogourou après le départ des Blancs pour être jugés.
Puis il se tait. J’interroge
— Vous irez là-bas ?
— Je suis pur Toma, répond Voiné, je ne peux pas vivre en dehors de mon pays, je dois y aller.
— Si un homme a fait quelque chose qui doit lui faire honte, dit Zézé, il vaut mieux qu’il meure tout de suite. J’irai.
Wego est venu à son tour s’asseoir dans un coin d’ombre. Il n’a pas prononce une parole, mais pour lui la question ne se pose même pas.
— Je ferai tout mon possible pour vous protéger, dis-je à Voiné.
— Tu n’y peux rien, dit Zézé, c’est une histoire entre Toma. Vous n’avez rien fait par la force. Vous ne nous avez pas trompés. On ne peut pas regretter ce qui est fait. On ne peut rien nous reprocher, alors nous serons les plus forts au jugement. Demain, le village te donnera des porteurs et nous irons avec toi à Bofossou.
Nous avons partagé notre repas en silence. Le village sait maintenant. Quelques vieilles femmes m’apportent des noix de cola. Tous les notables, tous les vieux, sont venus s’asseoir autour de nous. Aux portes de la case, les yeux des femmes et des enfants brillent dans la nuit. Ils ne veulent pas me laisser seul.
Je regarde, assis contre le mur, ces trois hommes : Zézé, Wego, Voiné, prostrés, le regard fixe.
Je voulais découvrir les secrets des Toma, je m’attendais à trouver en ces féticheurs des êtres à part et je sens ce soir, à leurs réactions, à leur peur, que ce sont simplement des hommes.
Je suis arrivé ici avec un souci de logique, un besoin d’étiqueter, de classifier. J’ai cherché à connaître le pourquoi de tout, sans me résoudre à admettre que les Toma établissent entre les choses des rapports différents des nôtres. « Parce que c’est comme ça », répondaient-ils, ou bien ils me donnaient leurs raisons à eux qui ne pouvaient me satisfaire. J’insistais, souvent je leur suggérais même à mon insu les solutions possibles ; ils finissaient toujours par en choisir une, soit parce qu’ils la trouvaient plus attrayante, soit plus simplement pour me faire plaisir et se libérer de l’interrogatoire.
Je me heurtais toujours à toutes les contradictions qui ne les gênent pas. Tous ces esprits de la forêt — fabriqués de l’aveu même des féticheurs par les hommes —, ces gris-gris, objets de commerce, ces masques, ce goût du secret pour le secret me décevaient un peu et je ne voyais partout que truquages.
J’exigeais des Toma une pureté et une rigueur inhumaines.
La prédiction de la foudre à Doezia et le dédoublement de Sagpaou, en apparence inexplicables, se rattachaient à des phénomènes de prémonition, de suggestion, encore mal connus mais dont on ne peut guère nier l’existence. Je n’étais nullement surpris de les trouver chez des hommes plus instinctifs, plus attentifs que nous aux rêves, aux coïncidences, à toutes les forces obscures.
Confusément, j’attendais d’eux autre chose ; l’attitude des trois féticheurs ce soir et celle des hommes de Sogourou me font entrevoir la vérité.
Le premier problème qui m’avait arrêté était celui de l’origine de l’homme. Les Toma ne se l’expliquent pas plus qu’ils ne cherchent à envisager la survie, à laquelle ils croient cependant comme me l’a confirmé hier encore la visite à la caverne habitée par les esprits des ancêtres. Nous avons pu le constater, ils sont convaincus de l’existence des fantômes, et ils parlent sans cesse des esprits. Mais que signifie ce mot dans leur bouche ?
Je revois la porte du camp d’initiation à Niogbozou et les effigies des esprits sous le petit auvent. Nous devons en avoir une photo prise l’année dernière. Fébrilement je retourne tous nos papiers et je ne tarde pas à la retrouver. La cosmogonie des Toma s’organise aussitôt sous mes yeux.
Je n’avais pas pu la deviner à l’époque car je ne connaissais pas Okobuzogui, le masque secret, incarnation de l’Afwi. Aujourd’hui je l’identifie sans peine au grand X qui barre son visage et le distingue de toutes les autres incarnations.
A sa gauche sont assis dans l’ordre l’homme, la femme et la bête. Ils s’appuient contre un mur où rampe le grand serpent au milieu de peintures schématiques. Tout s’explique maintenant, c’était si simple que je n’y avais pas pensé.
« Au début, a dit Zézé, il y avait l’eau, le serpent, le Belimassaï et le Zazi. »
Tout d’abord je suis tenté de croire que ce sont les symboles des quatre éléments : l’eau, la terre, l’air et le feu, mais il s’agit plus probablement d’une structure analogue.
- L’eau représente ce qui est en bas, la matière
- la pierre à foudre le ciel d’où sont venus les premiers médicaments
- le serpent est la relation entre les deux, première manifestation de vie qui prélude à l’apparition de l’homme.
Cette constatation et la présence d’Okobuzogui me donnent la signification des masques.
- Okobuzogui, incarnation secrète de l’Afwi, dédié comme son nom l’indique au grand féticheur, héros et fondateur du village, symbolise le pouvoir occulte.
- Le couple des Bakorogui, mâle et femelle, représente l’être humain avec la hiérarchie et la séparation des sexes, base de la société toma.
- Le monde animal apparaît sous les traits
- d’Angbaï, « chargé de peaux »
- de Ouenilegagui, « chargé de plumes »
- Laniboï occupe une place à part et Voiné m’en a donné l’explication : « Avant, tous les hommes étaient grands comme le Laniboï ». Il est probable qu’il s’agit d’une représentations du pouvoir temporel, l’ancêtre chef de guerre, comme le vieux Kréan.
J’aurais pu chercher longtemps l’origine des masques ; elle se perd comme celle de l’homme dans la nuit des temps, puisque l’Afwi lui-même résulte de l’union de tous les Toma. Ce n’est pas lui qui les a crées, mais comme le disait Zézé : « C’est nous, les Zogui, qui avons fait tout cela. » Cette phrase, prise dans son sens littéral, avait mis le comble à ma déception. Il voulait seulement parler des masques, des talismans, formes extérieures d’une religion destinée à maintenir la tradition dont lui, le Zogui, est gardien. Sans ces symboles et ces rites étranges, elle disparaîtrait et avec elle la structure sociale dont elle est l’expression. Privés de ces lois ancestrales, les Toma croient qu’ils ne pourraient vivre.
Les féticheurs ne m’avaient pas menti, lorsque après m’avoir fait entendre la voix du Grand Esprit de la Forêt Sacrée, ils m’avaient dit : « Voila la grande affaire, le grand secret qu’aucun Blanc ne doit connaître. »
La voix, le verbe qui fit de l’homme un être différent est la seule manifestation de l’Afwi, l’être suprême, qui contient tous les symboles de la cosmogonie toma. « L’Afwi c’est l’union de tous les Toma. » Il devient à mes yeux une sorte d’abstraction et pourtant je sais bien que pour les Toma il est inséparable de toutes ses incarnations. Il y a bien longtemps, des hommes, les ancêtres des Toma, venus de partout, selon Voiné, se groupèrent pour se défendre contre la Forêt, contre les autres hommes.
Le cas n’est pas unique, les Boni et les Nyuga de Guyane ont ainsi reconstruit une cosmogonie, qui leur permet de subsister dans les forets du Haut-Maroni, alors que, esclaves noirs évadés, ils étaient arrivés là de tous les points de l’Afrique.
Les Toma ont compris que de leur union seule dépendait leur existence, ils en ont fait une sorte de divinité, l’Afwi, le Grand Etre, représentation de la Collectivité, qui dévore les jeunes garçons pour les intégrer à la tribu et auquel on sacrifie parfois un être humain pour lui redonner un sang nouveau.
Les rites de la forêt sacrée se conforment étroitement à ce symbolisme. Le jeune Toma, au moment de son initiation, a la révélation de cette grande force collective. Il renonce à son individualité pour faire partie de cette communauté toma qui participe à l’Afwi, l’Esprit, et s’identifie à la bête par ses totems animaux.
Mais la force de cette tradition repose sur le secret : c’est un occultisme qui coupe les Toma de tout échange avec l’extérieur et par là même impose une limite à leur forme de civilisation. C’est une religion des Toma pour les Toma.
Déjà les contacts s’établissent de toutes parts avec les autres tribus, avec les Blancs et forcent les Toma à sortir de leur isolement. La forêt devient moins hostile et l’occultation moins indispensable vis-à-vis des étrangers. Les trois hommes qui nous ont aidés l’ont senti confusément et ils nous ont révélé leurs secrets mais ce qu’apporte notre civilisation aux Toma ne s’adapte pas à leurs besoins.
Voila pourquoi les féticheurs réunis à Sogourou referment la brèche ouverte dans le mur de la Forêt Sacrée.
Nous sommes arrivés là pleins de bonne volonté, prêts à tout subir pour comprendre, mais ils savaient bien que nous n’allions pas construire notre case, cultiver notre lougan et nous intégrer définitivement à leur communauté. Nous acceptions toutes les formes extérieures mais pas les conséquences réelles de l’initiation.
— Maintenant, disent-ils avec raison, vous connaissez nos secrets, que désirez-vous de plus ?
Zézé et Voiné se sont placés par leur geste en dehors de la Collectivité, ils la redoutent, ils redoutent aussi les forces incontrôlables que doit déchaîner à leurs yeux tout acte de ce genre. Notre venue et l’incident créé par nous involontairement bouleversent l’ordre ancestral, obligent les Toma à se poser des questions qui ne peuvent obtenir aucune réponse et qu’ils avaient évité de soulever jusqu’a présent.
Mais je m’aperçois que j’analyse tout cela avec mon esprit de Blanc. Pour eux tous ces symboles vivent, se contredisent, se rattachent les uns aux autres et ne peuvent se classifier aussi simplement.
Ils n’avaient rien à m’expliquer. Il fallait que je comprenne seul.
— Ne t’occupe pas des porteurs, me dit Voiné, le matériel va venir derrière.
Tous les habitants sont venus jusqu’au cercle de lianes. Le regard voilé de tristesse, ils ne disent rien. Beaucoup me serrent la main à la façon des Blancs. Les enfants me regardent avec de grands yeux graves. Je n’ai aucune envie de partir, mais je sais bien que je n’ai plus rien à faire ici. Un ciel décoloré pèse sur toute la brousse. Pour la dernière fois, nous descendons la piste de Bofossou.
Les trois féticheurs me précèdent en silence. Je ne me lasse pas cette fois de contempler le pays toma, comme si j’avais peur de l’oublier. Nous traversons plusieurs lougans. Dans la terre noire brûlée par les défrichages où se dressent çà et là les grands troncs calcinés, surgissent les premières pousses vert tendre du riz. Les hommes y ont construit des petites cases provisoires en palmes où va rester avec sa famille l’homme de garde qui chasse les oiseaux. Sur notre passage, les hommes viennent jusqu’a la piste pour nous saluer. Le claquement de doigts rituel est encore amical, mais je sens qu’un lien invisible est déjà rompu. Derrière moi, la vie toma reprend, immuable.
Dès l’arrivée à Bofossou, je me dirige vers la case de Baré. Au-dessus de la porte pend l’écriteau que nous lui avons fabriqué, Jean, Tony et moi, « A la Tour d’Argent. Gargote no.1. Baré, propriétaire à Bofossou. »
En tablier bleu sur son short, Baré est en train de remplir une bonbonne de vin au tonneau avec un tuyau de caoutchouc. Il se redresse et sourit.
— Ah ! patron, je croyais que tu étais mort.
— Et Tony ?
— Je l’ai vu. Il était bien malade. Il est parti à Macenta.
Baré va chercher deux verres et les remplit. Nous bavardons un moment.
— Et le cinéma ? demande Baré.
— Tu sais ce qui s’est passe.
— Oui, les gens de Sogourou, ils sont pas méchants, mais ils comprennent rien, voilà.
— Peut-être, dis-je en haussant les épaules. Maintenant, c’est sans importance.
Je ne parviens plus à écouter Baré. Je me sens vide, j’ai l’impression de sortir d’un cauchemar.
La nuit vient. Il est trop tard pour repartir ce soir à Macenta. D’ailleurs, il n’y a pas de camion.
Je vais installer mon hamac dans notre case, en face de la gargote.
Le fossé s’est déjà creusé entre les féticheurs et moi. Ils se sont retirés dans la case de Voiné, à l’autre bout du village et je mange seul, accroupi sur le lit toma. Après le repas, j’attends leur visite, mais ils ne viennent pas me retrouver pour la longue soirée de discussions habituelle. Ils n’ont plus rien à me dire. Ils craignent de me voir partir et cherchent en même temps à hâter mon départ. Après, ils se retrouveront seuls au milieu de leurs frères hostiles. « C’est une histoire entre Toma. »
A la lumière de la lampe, je parcours mon carnet de script et m’aperçois qu’après l’échec de Sogourou, de nombreux plans manquent au film. Impossible de les tourner seul. J’essaie toutes les combinaisons possibles de montage, mais je retombe toujours sur les mêmes problèmes insolubles. Demain matin, je ferai parvenir un mot à Tony pour lui demander de me rejoindre, s’il le peut.
Depuis l’aube, je me promène de long en large, au bord de la route. J’ai griffonné en hâte un message pour Tony, plein de grands mots où il est question d’effort à fournir coûte que coûte, de sursaut de volonté… Je sais pourtant qu’il était inutile d’employer un style emphatique pour décider Tony à revenir, mais dans mon état de délabrement nerveux, je me suis laissé aller…
Tout à coup un camion de cinq tonnes, venant à Macenta, s’arrête pile devant la case, dans un nuage de poussière jaunâtre. Le chauffeur africain en chemise à fleurs saute bas à de la cabine et très poliment soulève son chapeau.
— Pardon, Monsieur, vous n’avez pas de la colle forte ?
Je le regarde, éberlué.
— Non, lui dis-je, pas ici.
Avec un vague remerciement et un grand salut, il va reprendre son volant et démarre.
Je me remets peu à peu de ce choc par l’absurde. Même si le camion était allé en direction de Macenta, j’aurais sans doute oublie de confier ma lettre au chauffeur. Deux heures plus tard environ, un transporteur indigène accepte de se charger de cette commission.
Je continue a tourner en rond dans Bofossou, et vais à plusieurs reprises jusqu’à la case de Voiné ; Zézé, Wego sont là, prostrés dans nos hamacs, inertes. Voiné fait semblant de dormir sur sa natte, tourne contré le mur. Je m’assieds près de lui et lui secoue l’épaule.
— Voiné, j’ai demande à Tony de venir. Je l’attends.
Voiné se redresse.
— Mais il n’est pas guéri
— J’espère tout de même qu’il pourra venir. Et j’aurai besoin de toi pour le film.
Voiné se relève et m’accompagne à travers le village. Nous nous arrêtons chez Baré et buvons ensemble le doboïgui.
Puis nous allons reprendre notre attente au bord de la route. Voiné est taciturne. Je lui offre une cigarette et nous fumons sans rien dire.
Une luxueuse voiture de brousse débouche sur la route de Guéckédou et s’arrête devant la case de Baré.
Une portière s’ouvre à l’avant. Un colonel descend.
La portière symétrique claque. Un second colonel sort de la voiture. Aux portières arrière apparaissent simultanément deux autres colonels.
Dans l’état de nerfs où je suis, je me crois une seconde le jouet d’une hallucination. Je regarde Voiné. Il contemple les uniformes.
Les quatre militaires me jettent un rapide coup d’oeil et l’un d’eux entre chez Baré. Puis il en ressort aussitôt, déclare « il n’y a rien ici », et les quatre officiers du service de santé, sans doute en tournée d’inspection, remontent dans la voiture qui disparaît.
— Tu as vu, dit Voiné. Les oreilles rouges.
— Les oreilles rouges ?
— Avant le temps de la force, on les appelait comme ça chez les Toma.
Ces deux premiers contacts de la journée avec la civilisation retrouvée me laissent un long moment perplexe.
A la fin de l’après-midi, un camion stoppe au bord de la route et Tony en descend si chancelant que je suis obligé de le soutenir. Maintenant, j’ai des remords de l’avoir appelé. Il prétend aller beaucoup mieux, mais ne peut ni se lever, ni absorber quoi que ce soit.
Après une nuit très pénible, nous essayons quand même de tourner les plans indispensables. Entre chaque prise de vues, Tony doit s’allonger et nos acteurs, les féticheurs, qui se désintéressent complètement de ce travail ne font plus rien pour nous aider. A contrecoeur, ils se prêtent aux photographies. Tout enthousiasme est tombé.
Serait-ce pour nous donner plus de regrets encore ? Jamais la forêt n’a paru plus luxuriante, jamais les couleurs du marché de Bofossou n’ont été plus éclatantes sous ce ciel dégagé où brille enfin le soleil. Et pourtant, dans quelques instants, nous allons quitter le pays des Toma, par un des camions du marché.
Les commis de Baré chargent les derniers bagages sur la plate-forme arrière. Ce spectacle attire un grand nombre de curieux, mais tout à coup la foule s’écarte respectueusement pour livrer passage à un homme d’une stature imposante. Il tient à la main une sorte de faucille allongée, semblable peut-être à l’arme dont se servaient les druides pour couper le gui sacré. Je le reconnais à cet attribut magique : c’est Darazou Koïwogui, le rival de Zézé, le devin d’Anorezia qui a réussi à nous interdire l’accès de la forêt sacrée. Impassible, il nous tend la main. Je ne sais pourquoi, nous répondons à son salut. Puis il nous tourne le dos et repart sans un mot.
Le moteur tourne. Le chauffeur nous attend. D’instinct, nos amis se rapprochent ; nous ne formons plus qu’un groupe compact et nous ne savons pas très bien comment nous séparer.
— Les esprits de la forêt vous aideront… Même en France, dit Zézé.
Voiné ne lâche plus ma main. Le visage de Wego, pendant un court instant, perd son immobilité. Nous enjambons le panneau arrière du camion qui démarre et bientôt ne distinguons plus, parmi la foule bigarrée, que les trois silhouettes immobiles.
Bofossou disparaît. A la sortie du village, nous croisons un homme seul : Vouria Koli, celui qui, le premier, avait refusé de nous dévoiler le secret des Toma. Lui aussi nous a reconnus et il lève sa fourche.
Au-dessus de la route, la forêt semble se refermer. Un grand ciel de tornade avance sur le pays toma.
Fin