Que dit de la France sa capacité à attirer de nombreux chefs d’État dans sa capitale ?

Ezra Suleiman est professeur de sciences politiques à l’Université de Princeton, où il dirige le Centre d’études européennes. Il a publié de nombreux ouvrages en France, dont « Schizophrénies françaises (Grasset) » et « Le démantèlement de l’Etat démocratique » (Seuil).

L’EXPRESS : Plus de 70 chefs d’Etat se retrouvent à Paris pour le Forum sur la paix organisé à l’occasion du centenaire de la fin de la première guerre mondiale. Ce type de rencontre est-il le signe que la France a conservé son rayonnement sur la scène internationale et qu’elle peut contribuer à entretenir le multilatéralisme, très fragilisé aujourd’hui?

Ezra Suleiman : Il faut faire la distinction entre « rayonnement » et « influence ». Le rayonnement de la France est incontestable : c’est un grand pays avec une histoire millénaire, une culture extrêmement riche, un art de vivre et une créativité remarquables. Ces atouts parlent à beaucoup de gens comme le montre l’affluence touristique, et Paris en est toujours l’incarnation. En revanche, votre pays n’a plus l’influence qu’il avait jadis, parce qu’il n’a plus la puissance économique, industrielle, qui le permet.

Le général De Gaulle, sans connaître grand chose de l’économie, avait parfaitement compris que sans ces moteurs-là, la France ne pourrait pas vraiment compter à l »échelle mondiale. C’est pour cette raison qu’il avait lancé avec succès un vaste programme de modernisation et d’industrialisation, qui a permis à la France non seulement de rattraper en quelques années le retard dû à la guerre, mais aussi de se développer de façon spectaculaire. Bien sûr que les grands événements du genre de la COP 21 en 2015 ou ce forum sont des rendez-vous importants. Mais ils le seraient bien davantage s’ils laissaient des traces tangibles, un bilan sur lequel s’adosser. A défaut, ils donnent surtout l’impression de n’être que des « one shot deal », comme on dit aux États-Unis.

La « diplomatie du verbe », cet art de la persuasion bien français qu’incarna jadis avec panache Dominique de Villepin, n’est donc plus d’aucun poids?

Le verbe compte, mais ne suffit pas. Pour reprendre l’exemple de De Gaulle, lorsqu’il s’est battu afin que la France se dote d’une force de frappe nucléaire, beaucoup y sont allés de leurs moqueries. Mais lui savait que c’était là le moyen de permettre à l’Hexagone de jouer un rôle à l’échelle mondiale, au moment où deux superpuissances se faisaient face et pouvaient déclencher la guerre à tout moment. Je dirais que ce qui reste de l’influence de la France, c’est son siège au conseil de sécurité de l’ONU.

Lorsqu’Emmanuel Macron joue les intercesseurs entre l’Arabie Saoudite et le Liban et parvient à faire revenir le premier ministre libanais, Saad Hariri, à son poste, ne marque-t-il pas malgré tout quelques points sur ce registre de l’influence géopolitique?

C’est peu comparé à un pays comme la Chine, qui s’implante partout, en Afrique, en Amérique latine… La dernière fois que la France a réellement pesé, c’est lorsque Jacques Chirac s’est ouvertement opposé à la guerre d’Irak, en 2003. Il est devenu le héros de tous les pays du Tiers-Monde ! Je vois mal qu’un président français réussir un tel tour de force aujourd’hui.

Et s’il contribue à relancer la dynamique européenne, comme il l’ambitionne?

Votre président a en effet prononcé plusieurs discours importants en ce sens, et il n’a pas manqué de courage durant la campagne présidentielle en montrant son engagement européen au moment où l’image de l’Europe était au plus bas. Mais il faudrait qu’il puisse agréger autour de la France de nombreux pays de l’Union européenne, ce qu’il n’arrive pas à faire pour le moment, tant les divisions sont grandes.

Même l’allié allemand se dérobe désormais. Angela Merkel a annoncé son départ, et l’Allemagne d’aujourd’hui n’est plus celle d’il y a deux ans. La complicité qu’a pu avoir Giscard avec Helmut Schmidt, François Mitterrand avec Helmut Kohl et même Nicolas Sarkzoy avec Angela Merkel semble bien lointaine. Et puis il faudrait être plus précis sur les reformes que le président entend mettre en oeuvre.

Chercher à retrouver le souffle d’un grand récit national à porter à l’échelle de l’Europe vous paraît-il, dans ces conditions, une stratégie gagnante?

Oui, si l’économie suit, et si des alliances se nouent avec d’autres pays de l’UE. Mais pour l’heure, se poser en « Macron jupitérien » n’est pas réaliste, même si votre président est sincère lorsqu’il insiste sur la grandeur de la France et qu’il faut lui donner sa chance. À chaque nouveau président, les Français pensent qu’il va tout changer en cinq ans ! On a sans doute trop attendu de lui parce qu’il était jeune, dynamique, un peu hors système du fait de son absence d’expérience en tant qu’élu. Reste que je préfère une certaine modestie dans la parole et une certaine grandeur dans les actes, autrement dit des résultats.

lexpress.fr

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