Sékou Touré : Le Héros et le Tyran

Remerciements

Notes sur les sources et remerciements

Ecrire la biographie de Sékou Touré n’est pas chose aisée: l’ancien maître de la Guinée, contrairement à son homologue Nkwame Nkrumah, n’a rien rédigé sur sa vie. Dans les interviews qu’il donnait aux journalistes, il parlait très peu de son propre itinéraire. Tout se passe comme s’il n’avait commencé à exister qu’avec son « non » à de Gaulle en 1958, ce « non » qui l’a rendu célèbre. Ceux qui ont publié jusqu’à maintenant sur la Guinée ne se sont intéressés qu’à son organisation politico-sociale et surtout au fonctionnement de la dictature.

L’artisan de cette dictature n’est que rarement et superficiellement campé. Le seul ouvrage consacré à la biographie de Sékou Touré émane de l’historien du PDG, Sidiki Kobélé Keita, qui a publié un « Ahmed Sékou Touré, I’homme du 28 septembre 1958 ». L’ouvrage, comme on peut s’en douter, est une hagiographie sommaire, incomplète, occultant nombre d’événements relatifs à la vie du chef d’Etat guinéen.

Pour reconstituer l’existence de ce dernier, nous avons donc été amené à faire appel à de nombreux témoignages oraux: ceux d’anciens militants syndicalistes et collaborateurs du défunt dictateur. En recoupant leurs dires, on peut se faire une idée non seulement de la formation de l’homme mais aussi de son itinéraire politique. Nous avons eu également à dépouiller les très nombreux écrits politiques de Sékou Touré pour essayer d’en comprendre les grandes orientations.

Il nous faut ici exprimer notre gratitude à tous ceux qui par leurs critiques, leurs orientations bibliographiques, leurs témoignages nous ont aidé à rédiger cette biographie de l’ancien maître de la Guinée. Ma gratitude va tout d’abord à MM.

tous anciens compagnons et collaborateurs du dictateur guinéen. Je remercie aussi les professeurs Jean Suret-Canale et Claude Rivière pour m’avoir communiqué certaines de leurs notes sur la Guinée.

Avant Propos
Un Destin Manqué

Levons tout de suite une éventuelle équivoque sur le statut de l’auteur de cette biographie : je n’ai rien eu de commun avec Sékou Touré, qui m’a contraint à vingt-cinq ans d’exil.

  • Il y a vingt ans, il a tenté de me faire assassiner par son homme de main, le redoutable Momo Jo. Dépêché à Paris pour accomplir son forfait, celui-ci s’est trompé de cible: il  a poignardé mon jeune frère, Alioune Kaké, rue Daubenton, un après-midi de septembre 1966. Sans une intervention rapide de police-secours et une intervention encore plus rapide de l’équipe chirurgicale de l’hôpital Cochin, mon frère mourait; c’est par miracle qu’il a survécu.
  • En novembre 1970, après le débarquement manqué des Portugais à Conakry, par une sorte d’amalgame, exercice dans lequel il était passé maître, il m’impliqua dans l’opération et me fit condamner à mort par contumace.
  • En septembre 1982, profitant de sa première et unique visite officielle en France, il tenta de me faire enlever en plein Paris, place de la Madeleine, par un commando de la mort constitué du personnel diplomatique de l’ambassade de Guinée :
    • le consul Inapogui Daoro
    • le premier secrétaire Bah Amadou Tidjane Djourbel
    • le comptable Diallo Chérif

Sans la vigilance de la préfecture de Police, qui avait eu vent de l’affaire et avait mis deux policiers déguisés à mes basques, je ne serais plus de ce monde.
Non, je n’ai décidément rien de commun avec cet homme autocrate, ennemi des Droits de l’homme, si ce n’est le pays natal. Aussi, lorsqu’on m’a proposé la rédaction de sa biographie, ai-je demandé un délai de réflexion. J’ai consulté mes amis pour recueillir leur avis. Les uns m’ont dissuadé de me lancer dans l’entreprise.
Leur argument ? J’ai toujours été un opposant au régime de Sékou. Mon ouvrage ne risquerait-t-il pas de tendre vers le pamphlet, une sorte de règlement de comptes peu crédible ? Les autres m’ont plutôt encourage, m’incitant simplement à écrire en historien non en ancien opposant. Il est temps, m’ont-ils fait remarquer, que les Guinéens commencent à étudier cette période de leur histoire avec sérénité. C’est ce dernier avis qui a prévalu et qui m’a déterminé à tenter l’aventure.

Mais que signifie écrire un livre en historien ? Proposer un ouvrage qui, autant qu’il est possible, satisfasse les exigences de la méthode scientifique en donnant plus de place aux faits qu’aux sentiments et autres ressentiments. Sékou Touré était un homme de passion et il est difficile de parler d’un tel homme sans passion. Comme tous les personnages charismatiques, il a des admirateurs inconditionnels et des adversaires irréductibles. Mais combien de gens parmi ceux qui le louent ou le blâment connaissent réellement l’itinéraire de l’ancien maître de la Guinée ? Très peu.

INTRODUCTION
LA GUINEE, PAYS DE MODERATION

Impossible de conter la vie d’un homme identifié à tel point à sa patrie qu’on parla parfois de Guinée-Sékou Touré sans présenter d’abord sommairement son pays. Emmanuel Mounier, directeur de la revue Esprit, le qualifiait naguère de pays de modération avant que la sanglante saga des Touré ne vint le bousculer. Ses frontières, héritées du partage colonial, sont, comme celles de la plupart des Etats en Afrique, parfaitement arbitraires. Elles ne répondent ni aux limites des régions naturelles ni aux limites séparant les groupes ethniques. On passe insensiblement de la côte vers le pays peul et de là au bassin supérieur du Niger et vers la forêt, selon un procédé désormais classique de pénétration coloniale. Son territoire actuel, qui s’étend sur quelque 246 000 kilomètres carrés, un peu moins de la moitié de la superficie de la France, est limité à l’ouest par sa façade atlantique, au nord par la Guinée-Bissau et le Sénégal, au nord-est par le Mali, à l’est par la Côte d’Ivoire et au sud par la Sierra Leone et le Liberia. La Guinée apparaît ainsi comme un pays carrefour. Réunissant des fractions de paysages différenciés qui s’étendent ailleurs de façon uniforme, elle y gagne une grande diversité d’aptitudes et de ressources naturelles. Et si elle bénéficie de toutes les potentialités des pays voisins, elle en comporte également d’autres qui ne se retrouvent pas au même degré ailleurs en Afrique occidentale. Quatre grandes régions naturelles se partagent l’espace guinéen, regroupant ses 6,5 millions d’habitants, le double de la population du pays en 1958, à l’heure de l’indépendance.

  • La Basse-Guinée, où se trouve Conakry, la capitale, avec aujourd’hui son demi-million d’habitants, à l’extrêmité de la presqu’île rocheuse de Kaloum, offre un spectacl impressionnant avec ses immenses estuaires, aux chenaux innombrables. N’était la verdure qui recouvre le sol, faisait remarquer un géographe français, on croirait voir, à une échelle quelques milliers de fois plus grande, la reproduction exacte de ces ruisseaux et chenaux qui occupent le sable des laisses de basse mer sur les côtes atlantiques d’Europe. De la mangrove (forêt de palétuviers) et des rizières patiemment aménagées du littoral, on accède vers l’intérieur à des terres plus égouttées.
  • Le Fouta Djallon, dont la principale ville est Labé, abrite à lui seul plus du tiers des Guinéens. C’est un pays massif, constitué par un ensemble de hauts plateaux. Les altitudes ne sont pas considérables, entre 500 et 1 500 mètres, mais les transitions sont brutales: falaises impressionnantes, cascades et chutes d’eau, notamment les chutes de Kinkon. Formant le môle le plus élevé de l’Afrique occidentale, le Fouta Djallon est aussi le château d’eau d’où partent les grands fleuves africains:
    • Gambie
    • Sénégal
    • Bafing
    • Niger
  • En Haute-Guinée, on se trouve sur le plateau mandingue,
  • avec au centre la deuxième ville du pays, Kankan. En fait il s’agit d’un ensemble de plateaux relativement bas et monotones, de savanes herbeuses où quelques buttes séparent les vastes plaines alluviales du Niger de ses affluents, le Milo et le Sankarani. On y trouve des souvenirs historiques:
    • le tata djalonké de Toumanéa près de Dabola avec son réduit central et les ruines de ses sept enceintes
    • les restes de la forteresse de Kérouané, près de Bissandougou
    • la capitale de l’Almamy Samori
    • les vestiges enfouis de Niani, la capitale du prestigieux empire du Mali.
  • Dans la Guinée forestière, la région la moins peuplée, malgré la présence de villes comme Nzérékoré, nous trouvons le point le plus élevé de l’Afrique occidentale avec le mont Nimba, culminant à 1 752 mètres. Ici le style est franchement alpestre: aiguilles, arêtes, gorges étroites. L’altitude aidant, les températures sont aussi fraîches que celle du Fouta Djallon, et Beyla, mieux que Dalaba, si prisé des colons autrefois, aurait pu être un centre de repos idéal en Afrique Noire s’il avait été plus facilement accessible.

Dans ce merveilleux pays, comme partout ailleurs en Afrique, la colonisation a revêtu des aspects repoussants. Il suffit de lire le Voyage au Congod’André Gide ou Terre d’ébène d’Albert Londres pour s’en convaincre. Jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Afrique noire était soumise au régime de l’indigénat: le travail forcé sur les routes, les réquisitions de manoeuvres et de vivres au profit de l’exploitation agricole et industrielle des colons blancs, les tribunaux indigènes d’exception où les hommes étaient livrés à la fantaisie coupable de certains administrateurs … La loi du plus fort aidant, le colonialisme avait transformé les princes en plantons et en tirailleurs, parfois en chefs de cantons dociles. La famille était disloquée; la société, privée de ses moyens de régulation naturelle —économique, social, culturel, spirituel—, était déstabilisée. Cette destruction était particulièrement sensible et perceptible chez les intellectuels, les cadres, chez tous ceux que l’évolution historique avait portés au devant de la scène et qui servaient, témoins et otages, à justifier l’entreprise d’exploitation coloniale. Certes ces évolués revendiquaient, mais leurs revendications se situaient dans le cadre de la légalité républicaine. Au plus fort de la guerre d’Indochine, écrit Jean Lacouture, au plus chaud des crises marocaine et tunisienne, à la veille de la guerre d’Algérie, la France noire paraît en passe de faire l’économie d’une certaine révolution, d’une guerre ou d’une brutale sécession. Et singulièrement la Guinée. La Guinée au lendemain de la guerre apparaît comme la Belle au bois dormant. C’est du moins ce qu’en pensent les Européens qui l’ont visitée à cette époque. Emmanuel Mounier écrit ainsi en 1948, au retour d’un voyage à travers le continent noir :

Arrivé en Guinée, vous cherchez le problème guinéen. Vous ne trouvez rien… Vous vous apercevez alors pourquoi la Guinée est si reposante au terme d’un long voyage dans l’outrance africaine. C’est un pays sans obsession. Pas d’agitation sociale, pas d’agitation politique. Il existe un grand parti guinéen. N’en attendez pas un nom de bataille: il s’appelle l’Union franco-guinéenne. Son personnage dominant est un homme raisonnable et pondéré, que tout le monde estime, M. Yacine Diallo. Les élections se sont déroulées avec une absence monotone d’incidents. Comme me disait son gouverneur, il n’y a qu’une exubérance en Guinée: la pluie pendant l’hivernage. Modération et pauvreté vont souvent de pair. La modeste Guinée est délaissée, comme souvent les modestes, les capitaux l’ont oubliée, ils l’ont laissée sommeiller dans son repli d’Afrique et sa douceur angevine. Une Guinée bien équipée, prospère, harmonieuse par la diversité de ses ressources et l’humeur de ses populations, pourrait bien être alors comme le centre d’équilibre de l’Afrique, sinon sa tête pensante ou sa vive flamme.

Trois ans plus tard, c’est le réveil de la Belle au bois dormant. Un facteur va modifier les données de la situation: un début d’industrialisation grâce à l’exploitation des richesses minières. En 1950, Roland Pré, gouverneur du territoire, publie un livre très éclairant: L’Avenir de la Guinée française. Il énumère les ressources potentielles de la Guinée: fer, bauxite, or, diamant. Désormais les îles de Loos, au large de Conakry, ne bornent plus un médiocre horizon maussade; elles signalent un réel avenir industriel. Et on parle alors d’un projet de barrage sur le Konkouré, qui permettrait de transformer sur place la bauxite des îles de Loos, de Boké ou de Kindia. Au mois de juillet 1953, dans un article du MondeAndré Blanchet parle d’une transformation révolutionnaire de l’économie guinéenne. Il se crée un prolétariat où la Confédération générale du travail (CGT) place aussitôt ses hommes: la Guinée a cessé d’être une bananeraie endormie, elle est devenue une région stratégique. Mais qui pourrait penser qu’elle se proclamerait bientôt une nation ? C’est alors que surgit et s’affirme l’homme qui va accélérer le mouvement revendicatif guinéen: il s’appelle Sékou Touré. Le changement qui est ainsi sur le point de se produire, Georges Balandier, jeune ethnologue de passage à Conakry, l’a bien senti :

Faisant en octobre 1954 une courte escale à Conakry, écrit-il, je me rappelai avec surprise mon enthousiasme exotique de 1947 ; je voyais des mines et leurs travailleurs, un port élargi et plus actif, des immeubles dépaysés, une vie syndicale et politique moins artificielle, de dures réalités et la difficile construction d’une société moderne. J’eus la certitude d’avoir assisté à la fin d’une époque, à une véritable tombée de rideau.

Mais il n’y a pas de fin d’époque sans acteurs qui arrivent à leur heure et font basculer l’histoire dans le sens des aspirations profondes de leur peuple. Sékou Touré, donc, était de cette race. Mais quel homme était-il en réalité ? Quel fut son itinéraire personnel avant qu’il ne se propulse au devant de la scène politique ? Comment at-il exercé son pouvoir immense et avec quels résultats ? Dans quel état a-t-il légué à la postérité la Guinée, un instant orgueil et point de mire de toute l’Afrique noire? Autant de questions qu’il nous faut examiner tour à tour dans ces pages afin de tenter de comprendre son destin manqué .

Chapitre 1 
UN JEUNE HOMME PRESSE (1918 – 1945)

« Ce jeune homme règnera sur la Guinée mais ses mains seront tachées de sang. »

Sur la ligne de jonction entre l’Afrique de la savane et l’Afrique de la foret, à 455 kilometres de Conakry et à 352 kilometres de Kankan, se trouve Faranah. Une ville de plaine, comme son nom l’indique, puisque Faranah vient du mot malinke fara, signifiant precisément plaine . Elle est située tout près des sources du Niger, là où le grand fleuve — on l’appelle ici la rivière aux chanteurs— n’est encore qu’un modeste cours d’eau qui plonge si profondément entre de gros blocs de pierre que, pour les riverains, les poissons l’avalent. C’est dans cette modeste cité en pays malinke qu’est néAhmed Sékou Touré , à une date que l’on ne saurait préciser avec certitude. La plupart de ses biographes donnent 1922 comme date de sa naissance. Rien n’est moins sûr. Il faut savoir en effet qu’à l’époque coloniale seuls les fonctionnaires africains qualifiés d’évolués declaraient leurs enfants à l’état-civil. Pour les autres, c’est-à-dire la grande majorité, il n’y avait point de pièce d’état-civil. On leur accordait un jugement supplétif tenant lieu d’acte de naissance au moment de leur inscription à l’école ou de leur incorporation dans l’armée coloniale. L’âge que le maître d’école ou le sergent recruteur leur attribuait était évidemment toujours approximatif. Sékou Touré lui-même, cadet d’une famille de huit enfants, affirmait qu’il n’était pas né en 1922. Mais il n’a jamais pu dire quelle était sa véritable date de naissance. Celle-ci se situe selon toute vraisemblance entre 1918 et 1920.
Incertitude sur la date de naissance de l’homme mais aussi controverse sur son ascendance : était-il ou non un descendant du grand conquérant l’Almamy Samori, comme il le proclamait ? D’aucuns, en effet, lui dénient tout lien avec l’imam (?) de Bissandougou. La tradition africaine ayant toujours accordé la plus extrême attention aux véritables origines des individus comme des collectivités, il nous a cependant été possible, en recoupant divers témoignages, de situer avec précision Sékou Touré et les siens et même de dépassionner la question épineuse de ses liens avecSamori.

Son père, Alpha Touré, un Maraka originaire de l’ex-Soudan francais, est allé, en compagnie de deux de ses frères, chercher fortune en Guinée. Siguiri, première étape de leur voyage, les séduit. Ils s’y installent. Alpha, le plus aventureux d’entre eux, ne se fixe définitivement nulle part. Il quitte bientôt ses frères pour Kankan, Kouroussa et Kissidougou. Finalement l’amitié d’une famille, les Camara , le retient à Faranah, mais il garde le contact avec ses frères restés à Siguiri.

Un jour, la famille Camara reçoit un cortège de marchands en provenance d’Albadaria, non loin de Kissidougou. Dans le groupe des arrivants se trouve une jeune fille, Aminata Fadiga, chargée de menus travaux au cours du voyage. Alpha tombe amoureux de la jeune fille. Les Camara se prêtent volontiers au jeu et ne tardent pas à demander la main de la jeune domestique. Le mariage se fait le plus simplement du monde à Albadaria . Devenu sédentaire, Alpha embrasse le métier de boucher. De l’union avec Aminata Fadiga naissent successivement :

  1. Amadou Sékou Tidiane, qui conserve d’abord le seul prénom de Sékou mais qui plus tard, apres avoir visité le monde arabe, reprendra Amadou en le transformant en Ahmed
  2. Bakari, mort prématurement
  3. une fille prénomméeRamata
  4. une seconde fille du nom deNounkoumba
  5. un dernier enfant qui ne porte pas chance à Aminata puisqu’elle meurt en couches.

Quelle épouse sera la mère de Sékou ? En fait, elle a deux coépouses et de l’avis de tous, cette femme de petite taille et un peu dure d’oreille ne connait pas longtemps le bonheur conjugal. Mal aimée de son mari, elle souffre toute sa vie des sarcasmes et quolibets de ses coépouses. Ce manque d’affection semble même rejaillir sur Sékou, qu’Alpha ne porte pas outre mesure dans son coeur. D’autant que la rumeur dit volontiers qu’il ne serait pas son fils de sang, sa mère ayant connu son mari déjà enceinte…

Quoiqu’il en soit, cette hostilité paternelle à son endroit le diminue aux yeux de ses demi-frères, Amara, l’aîné et Ismael, son cadet, qui le traitent de temps à autre d’enfant illégitime. C’est la raison pour laquelle Sékou parle très peu de son ascendance paternelle. Quant à ce grand-père, Bakari Touré, qu’il dit être mort en déportation à Madagascar, tous les témoignages concordent pour déclarer qu’il n’a jamais existé. Toujours désireux d’apparaître, lui et sa famille, comme des martyrs de la colonisation, Sékou en a carrément pris à son aise, une fois au pouvoir, avec l’histoire et la généalogie. Sékou, en revanche, adore sa mère, et se réfère souvent à elle. A cause de Samori, dit-on, dont elle serait une arrière-petite-fille.
Cette parenté avec Samori Touré, nous l’avons dit, est toujours restée des plus controversées. Certains informateurs guinéens, en particulier bien sûr des opposants au régime de Sékou, écartent d’emblée l’hypothèse, allant jusqu’à traiter cette ascendance de lointaine et tortueuse. Mais la grande majorité, nous l’avons verifié personnellement, admet que l’arrière-grand-mère maternelle du futur président de la Guinée, Bagbe Ramata Touré, est bien une fille de l’Almamy Samori. Tous les proches le confirment. Et personne ne conteste le lien entre l’Almamy et Djimini Saran, cette tante de Sékou qui le recommanda auprès d’Houphouet-Boigny. Enfin l’historien français Yves Person, qui a travaillé une vingtaine d’années sur Samori, écrit lui-même à ce propos dans sa thèse monumentale, Samori : une révolution dyoula :

A partir de 1871, les mariages [de Samori] s’étendaient aux pays du Nord qu’il s’employait à conquérir. C’est ainsi qu’il épousa, entre autres,

  • Kene Konate, de Komodougou
  • Hawa Ule et, surtout,
  • Sarankenyi Konate, la plus illustre de ses femmes.

Son union avec Bagbe Mara, une Kuranko, arrière-grand-mère de Sékou Touré, doit remonter à la même époque 7. La parenté, en toute objectivité, ne fait finalement aucun doute, même si son origine maternelle permet à certains de tenter de la dévaloriser.

Mais, avant tout, qui est Samori, pour que ses liens supposes avec Sékou Touré aient represente un tel enjeu ? Rarement une personnalité africaine aura donné lieu à autant de jugements contradictoires. Les officiers francais présents à l’époque en Guinée qui ont couché par écrit leurs impressions se rangent aussi bien dans le camp des admirateurs (Baratier, Péroz …) que des détracteurs (Gouraud, Binger …).

Pour les uns il s’agissait d’un sinistre négrier qui faisait trancher la tête de ceux qui osaient prononcer son nom, comme l’écrivait un officier français. Ce nouvel Attila semait sur les chemins des monceaux de cadavres, ruines et squelettes, cendres et solitude.

Pour d’autres, il faut voir en lui un véritable homme d’Etat, un stratège de génie, strictement respectueux des lois de la guerre alors en usage en Afrique, tandis que les conquérants coloniaux ne respectaient aucune loi, ni les leurs ni celles des Africains.
Toujours est-il que ce fils d’un modeste marchand étendit son autorité à partir de 1870 sur un immense territoire englobant la moitié de la Guinée et une partie de l’actuel Mali. Plus tard, refoulé par les colonnes françaises, il exerca, à partir de 1892, son contrôle sur le nord de la Côte d’Ivoire, sur le sud de l’actuel Burkina Faso jusqu’à Bobo-Dioulasso , et sur une partie du Ghana. Pendant pres de sept ans, il poursuivra encore la lutte avant d’être capturé par les Français le 29 septembre 1898. Il mourra deux ans plus tard au Gabon, ou il avait été déporté.
Le général Baratier le dépeignait ainsi :

Samori Touré s’est montré supérieur à tous les chefs noirs qui ont été nos adversaires sur le continent africain. Il est le seul ayant fait preuve de qualités caractérisant un chef de peuple, un stratège et même un politique. Conducteur d’hommes en tout cas il le fut, possédant l’audace, l’énergie, l’esprit de suite et de prévision et par dessus tout une tenacité irréductible, inaccessible au découragement.

Peu de chefs africains, assurément, ont su résister à la poussée impérialiste avec autant d’habileté et de courage. Et Samori, surtout, sut guérir les Malinkés de leurs scléroses au point d’en faire un des peuples les plus aptes à maintenir son identité durant l’ère coloniale. Son souvenir sera amplement exploité par Sékou Touré à la veille de l’indépendance de la Guinée. Les propagandistes du parti évoquent alors à tour de bras la fameuse prédiction faite simultanément par les voyants de diverses localites malinke et selon laquelle Samori ayant été déposé par la France, l’un de ses descendants rejetterait les Français à la mer… Un rappel habile et efficace car le souvenir de Samori est resté vivace dans la mémoire collective des Malinkes. De Siguiri à Faranah en passant par Beyla, Kankan, Kouroussa, on contait la vie audacieuse de l’ancien marchand ambulant qui s’était fait guerrier pour défendre sa mère, et qui était devenu ce chef politico-religieux dont même les adversaires, comme les officiers français Peroz et Baratier , traçaient un portrait flatteur.

Sékou Touré et ses chantres, ainsi, tout en regrettant adroitement à l’occasion qu’il ait compris trop tard la nécessité d’un front commun de la résistance africaine, ont récupéré sans la moindre retenue le héros national. Sékou était, disaient-ils, ce descendant choisi par les anges pour venger l’empereur Samori. Qui aurait désormais pu do… des pouvoirs surnaturels qui faisaient de lui un … craindre ? D’autant plus que Sékou Touré s’était alors assuré, avec la complicité de ses parents, un autre parrainage prestigieux. Les proches de la famille assurent en effet que les prénoms Amadou et Sékou qui lui ont été décernées à sa naissance n’ont pas été choisis au hasard et se trouvent être exactement ceux du Chérif Fanta Mady, le Waliyou(saint en arabe) de Kankan. Celui-ci était le fils de Karamoko Sidiki, marabout conseiller de l’Almamy Samori.

Mais Chérif Fanta Mady eut encore plus de prestige que son père. De son vivant, Kankan était devenu un lieu de pélerinage où se rendaient régulièrement des musulmans et des non-musulmans pour solliciter la baraka du saint homme. C’est auprès de lui que s’était rendu le Dr Nkrumah dans les années cinquante pour demander des prières particulières en faveur de son pays.

Chérif Fanta Mady lui aurait alors annoncé l’indépendance du futur Ghana dans un proche avenir. Le même Chérif Fanta Mady aurait prédit au gouvernement de la Guinée la victoire des Alliés sur les Allemands, et cela dès le début de la Seconde guerre mondiale 8.
En donnant les prénoms du grand Chérif de Kankan à leur garçon, les parents de Sékou Touré espéraient probablement le mettre sous la protection du saint homme. Pensaient-ils déjà eux aussi à la prédiction des marabouts évoquée plus haut ? Toujours est-il que quand, plus tard, Sékou Tourése lança dans la politique, il rendit plusieurs visites à Cherif Fanta Mady , qui aurait confié à ses proches qu’il voyait en songe le jeune homme régner sur la Guinée, mais que ses mains etaient couvertes de sang.
Si Aminata Fadiga avait connu Agrippine sans doute aurait-elle pu reprendre à son compte les propos de la mère de Néron a l’oracle :dum regnat(pourvu qu’il règne)… D’autres, il est vrai, se chargèrent eux aussi de contruire la prédestination de Sékou Touré: quand il devint évident qu’il allait accéder au pouvoir, son parti ne fit-il pas répandre le bruit qu’il serait reconnu mahdi avant l’âge de 40 ans.

A 20 ans, Sékou Touré, dandy, grand charmeur, raffole des belles filles et des danses nouvelles.

L’enfance de Sékou s’est pourtant déroulée sans histoire particulière. Comme tous les jeunes Malinkes il est resté aupres de sa mère jusqu’à l’âge de 7 ans. On le mit à l’école coranique où il apprit, en compagnie d’autres jeunes du même âge, quelques versets du Coran auprès du petit karamoko(maître d’école) du village. Le but de l’école coranique dans ces régions d’Afrique était alors d’exercer la mémoire des enfants en leur faisant apprendre par coeur quelques versets indispensables à la pratique de la religion. Inutile de préciser que les élèves ainsi formes ignoraient tout du sens des textes qu’ils citaient. Sékou Touré et ses camarades n’avaient donc qu’une connaissance très sommaire de la langue arabe.

Entré déjà grand, vers 8 ans au moins, à l’école rurale de Faranah, il y fait les quatres années régulières. Ensuite il va à Kissidougou pour les deux années complémentaires qui le conduiront au certificat d’études primaires élémentaires.

A cette époque l’écolier Sékou Touré est plutôt taciturne. Insatisfait, aigri, il pousse l’audace jusqu’à la contestation ouverte. Son maître d’école,Fodé Bokar Maréga, pédagogue rigoureux, n’apprécie pas du tout cet esprit contestataire. Cette mésentente chronique, se rappelle un condisciple, s’aggrave un jour à la suite de la disparition d’un livre scolaire. Les soupçons de vol pèsent lourdement sur Sékou. En vérité d’autres commentaires sur son parcours scolaire sont plus favorables à Sékou Touré et attestent son sérieux. C’est ainsi qu’un de ses camarades d’école, Ansoumane Magassouba, raconte qu’il s’était confectionné un gros carnet de notes intitulé Tout en un, une sorte de memento dans lequel il transcrivait, outre ses résumes, croquis, cartes et leçons, une infinité de notions recueillies au cours de ses recherches personnelles: dates historiques, liste des principales montagnes de l’Afrique et du monde avec leur altitude, proverbes et devinettes, préceptes d’hygiène, liste des maladies contagieuses avec indications de causes, de symptômes, etc. Quoi qu’il en soit, selon l’historien officiel Sidiki Kobélé Keita 9, le jeune Sékou Touré était déjà une forte tête. Il organisait ses camarades de classe pour résister à la tyrannie de ses instituteurs. Il faisait d’autre part preuve d’un esprit nationaliste aussi précoce que sourcilleux. Il se refusait par exemple à apprendre l’histoire coloniale. Il méprisait le maître qui la lui enseignait et déchirait les pages de Moussa et Gigla, manuel de lecture dans lequel l’Afrique était humiliée à travers ses héros: récit de l’arrestation de Samori, temoignages de sacrifices humains au Dahomey (Bénin actuel), etc, autant de choses qui le révoltaient.

C’est, dit Sidiki Kobélé Keita, parce qu’il avait refusé de réciter une leçon sur Samori , traité de sanguinaire, que l’instituteur Bokar Marega aurait rayé le nom de Sékou Touré de la liste des reçus à l’école primaire supérieure (EPS) de Conakry. Mais selon certains de ses camarades d’école, Bokar Marega n’y était pour rien : le candidat Sékou Touré n’aurait tout simplement pas obtenu les notes nécessaires à l’integration de l’EPS. Injustement exclu ou, plus probablement, normalement recalé.

Il fut alors orienté vers l’école Georges Poiret, un établissement d’enseignement professionnel, où il entra en 1936. On l’affecta à la section forge et ajustage. Il n’y restera pas plus d’un an et demi. Sékou Touré, c’est sûr, n’a jamais digéré d’avoir été ainsi écarté de l’école primaire superieure (EPS) Camille Guy. Toute sa vie il en voudra à l’instituteur Bokar Marega, dont il fera exécuter en 1971 un fils, Dr. Marega. Il effectue sa première année à l’école Georges Poiret à Conakry au cours de l’année scolaire 1935-1936. Les élèves des deux écoles, EPS et école professionnelle, mènent alors une vie commune. Seuls les différencient les cours et les écussons qui ornent l’uniforme et le bérêt. Tandis que les Epesiens portent deux palmes académiques, les futurs techniciens ont droit à deux marteaux croisés. Cette promiscuité n’arrange certes rien !

Mécontent de son sort, Sékou ne se promène jamais en ville avec ses condisciples du technique. Il sort toujours avec deux ou trois Epesiens , parmi lesquels Ibrahima Diané, l’un des futurs fondateurs du PDG avant d’être l’une des victimes de la vindicte de Sékou Touré pendant les années soixante-dix. Ce dernier a été d’ailleurs l’un de nos principaux informateurs sur la jeunesse de Sékou. Les dimanches et les jours fériés, à peine a-t-il franchi les portails de l’école que Sékou arrache l’écusson de son béret et le fourre dans sa poche; ses compagnons en font autant, sans doute beaucoup plus par charité que par solidarité. Au cours de la deuxième année, il doit interrompre brutalement sa scolarité. Un jour, raconte un de ses condisciples, pendant la recréation, Sékou eut une altercation avec le surveillant général. Il y eut un attroupement. L’économe, un Francais, M. Allainmat , intervint. Sékou continua à protester. Dès que le calme fut revenu, il prit ses affaires et quitta l’école de lui-même. C’est après qu’est intervenue une décision portant son renvoi. Il en gardera une profonde amertume. Mais, dans l’immédiat, exclu de Georges Poiret, le voilà lancé dans la vie active, à 18 ans environ. Sékou Touré va exercer plusieurs petits métiers-apprenti maçon, ajusteur-avant de trouver une place de commis aux écritures à la Compagnie du Niger francais , succursale du trust Unilever à Conakry. Dès qu’il le peut, il consacre une partie de son salaire a l’habillement et aux livres. Lecteur boulimique, il avale des ouvrages en tous genres, des prophéties de Nostradamus au Kama Sutra en passant par Les Trois mousquetaireset même, dit-on, quelques classiques du marxisme.

Mais déjà le destin le guette: la vie d’un fonctionnaire content de son sort ne peut satisfaire cet adolescent ambitieux. Par bonheur, il rencontre dans le milieu postal quelques communistes francais, parmi lesquels un certain Eyquem. Six ou sept instituteurs francais, également communistes, viennent grossir ce noyau de militants actifs à Conakry. Ce sont ces postiers et enseignants qui initient Sékou Touré au marxisme-léninisme. Dès le milieu des années quarante, il participe a un Groupe d’études communistes (GEC). Ses réunions bihebdomadaires se tiennent dans les locaux d’un certain Biras , agent métropolitain du service des Eaux à Almamya , un quartier situé en plein centre de Conakry. Très vite le cercle s’agrandit avec l’arrivée de cadres guinéens dûment embrigadés tels Saifoulaye DialloMadeira KeitaIbrahima Diané, etc.

Chapitre 2 
DU SYNDICALISME A LA POLITIQUE

Cette période où il va de réunion en réunion est fondamentale dans la vie et la formation de Sékou. Rapidement happé par le syndicalisme, il comprend très tôt quel remarquable outil de promotion sociale il constitue. Il devient très vite et partout la vedette des congrès syndicaux. Constamment en déplacement, il lui arrivera bientôt de passer plus de six mois par an en dehors de la Guinée.

Avant même qu’il ait franchi le pas décisif et plongé véritablement dans le militantisme, la vie quotidienne de Sékou Touré ressemble d’assez près à celle de tous les adolescents guinéens amoureux de leur époque. Tous les « évolués » ont alors la commune aspiration de vivre pleinement une ère marquée par l’écoulement outre-mer des vélos Peugeot, Raleigh et Hercules et des phonographes La Voix de son maître.

Sékou Touré est donc tout le temps sur son vélo, qu’il ne troquera bientôt que pour une moto fournie par le syndicat. Ses loisirs tournent essentiellement autour des soirées dansantes mises à la mode par les générations successives de « Pontins », ainsi qu’on appelait les élèves ou anciens élèves de l’école normale William Ponty de Dakar. Il ressent certainement cette frustration bien visible à l’époque chez tous les jeunes Africains de la région qui n’ont pas pu suivre la voie normale conduisant de l’EPS à Ponty. Les plus fervents en matière de modes vestimentaire et musicale sont justement ceux qui sont restés sur place à ronger leur frein à Conakry, Abidjan ou Lomé.

Si à 20 ans Sékou Touré raffole de belles filles, et de danses nouvelles, tels le fox-trot, la valse, le tango, le lancier et la biguine, c’est que dans les années 1941 à 1948, Conakry donnait le ton en matière de nouveautés musicales. Dans cette ville où il faisait bon vivre, les jeunes s’adonnaient au théatre quand ils n’allaient pas se tremousser au Paris Biguine chez Samia, un libano-syrien, ou au Paris Kondeboundji.

Tous ceux qui ont connu Sékou à cette époque notent un de ses traits de caractère: son extrême gentillesse mêlée de courtoisie. Il est charmant au sens étymologique du mot. Il aime tout particulièrement saluer les personnes d’un certain âge: pas une vieille femme, pas un vieillard des entourages qui n’ait aussitôt droit à force salutations et courbettes. Elégant et bien vêtu quand il le peut, le jeune homme restera toute sa vie marqué par les jours de privation des années postérieures à la fin de ses études scolaires: non seulement il lui arrive de sauter un repas mais il connait encore souvent des jours de famine. En 1941-1942, la France est sous la férule du régime fasciste de Vichy, dont les agents sévissent en Afrique, et Sékou Touré est en butte à toutes sortes de difficultés avec les autorités coloniales. Celles-ci en particulier s’opposent longtemps à ce qu’il se présente à divers concours d’intégration à la fonction publique.

En 1945, déjà entré aux PTT, il veut ainsi etre candidat au concours des commis du cadre commun secondaire. Mais ses supérieurs hierarchiques n’encouragent pas ce qu’ils appellent une certaine impatience à brûler les étapes: on lui refuse le droit de s’y présenter parce qu’il ne réunit pas les cinq ans d’ancienneté réglementaires.

Cette même année 1945, l’occasion est offerte aux ressortissants « d’outre-mer » d’accéder au statut de citoyen de l’Union francaise. Par voie de conséquence, ils acquièrent le droit de s’organiser en partis politiques et d’adhérer à des syndicats. Les travailleurs des postes sont parmi les premiers à créer leur syndicat. A Conakry, la réunion initiale pour fonder une telle organisation a lieu au domicile de Joseph Montlouis. On notait la presence de Sékou Touré, bien sur, mais aussi d’ El Hajd Sidiki Diarra, un homme aujourd’hui age de plus de 80 ans et que nous avons rencontre. En se faisant elire secrétaire général du syndicat, Sékou Touré, jeune fonctionnaire generalement bien noté, fait alors preuve d’une grande audace. Certes le droit syndical vient juste d’etre concédé aux Africains, mais de là à en faire un usage aussi rapide…

Dès 1946 Sékou Touré est invité à Paris, en qualité de secrétaire général du syndicat des PTT, au congrès de la CGT, le principal syndicat francais proche des communistes. C’est son premier voyage en France et le voilà, nous dit Jean Lacouture 10, convié aux meetings, aux stages techniques, aux conférences des cadres animées par Andre Tollet ou Dufriche, aux exposés de Pierre Hervé. On dit qu’il se rend alors à Prague. Mais ce voyage en TchecosIovaquie, pour d’aucuns, ne serait qu’une légende. Ce qui est certain, c’est que Sékou Touré ne tardera pas à devenir un familier des pays de l’Est sans qu’on puisse toutefois préciser la date à laquelle il franchit pour la première fois le “rideau de fer”.

A son retour de Paris, Sékou Touré contribue à la création de syndicats dans divers secteurs et coordonne les activités de plusieurs organisations de travailleurs en Guinée. C’est ainsi qu’il deviendra finalement secretaire général de l’Union des syndicats CGT de Guinée, puis beaucoup plus tard, en octobre 1951, secrétaire général du comité de coordination des syndicats CGT d’AOF-Togo. Mais, pour l’instant, Sékou est admis parmi les comptables du Trésor du cadre supérieur et, bien entendu, il crée le syndicat des trésoreries le 21 juillet 1946. Ce dernier point ne paraît pas confirmer, sans permettre d’exclure sa véracité, une rumeur qui a circule au sujet de sa réussite au concours du Trésor: l’administration aurait facilité l’entrée de Sékou Touré dans son nouveau corps pour freiner son influence syndicale.

Sékou, qui soutient les premières grèves d’après-guerre, apparait vite comme un élément subversif.

A la fin des années quarante, alors qu’il a à peine une trentaine d’années, Sékou Touré commence déjà à se manifester sur la scene internationale. Apres avoir signé — avec beaucoup de non-communistes d’ailleurs dont Jacques Chirac — le célèbre appel de Stockholm il se rend au congrès de la paix, à Varsovie, en 1950. Il intervient au nom des vingt-six délégués de l’Afrique noire et est élu membre du présidium du Conseil mondial de la paix. S’il est a cette époque en contact constant avec les principaux dirigeants cégétistes francais, comme Frachon ou Saillant, il ne se voit pas confier de responsabilités syndicales aussi importantes que son collègue soudanais, d’origine guinéenne, Abdoulaye Diallo, élu vice-président de la puissante Fédération syndicale mondiale (FSM).

C’est encore au titre de syndicaliste qu’il prend part en 1950 aux travaux de la commission de la fonction publique d’AOF, et qu’il préside une commission administrative de la France d’outre-mer. Pour avoir soutenu les premieres grèves d’après guerre, Sékou Touré apparaît aux autorités coloniales comme un élément subversif. L’administration l’avait deja rendu responsable du conflit social de quinze jours qui avait paralysé du 20 décembre 1945 au 4 janvier 1946 toutes les communications téléphoniques du territoire et qui s’était terminé par la victoire des grévistes. L’année suivante, en 1947, le Parti démocratique de Guinee naissant, la formation de Sékou Touré, apportera un appui matériel et moral a la grève des cheminots. Cette grève s’étend bientôt à l’ensemble des chemins de fer de l’AOF. Sékou Touré, secretaire général de la CGT, peut se targuer du plus fort pourcentage de grévistes sur le réseau Conakry-Niger et il obtient l’arrêt complet de toutes les activités de la voie ferrée. Ce très long conflit, qui dure quatre mois, a été brillamment évoqué par le romancier et cinéaste sénégalais Sembene Ousmane dans son livre Les Bouts de bois de Dieu. Les cheminots connaissent des moments très douloureux: pour vivre certains doivent vendre tous leurs biens-mobiliers, bijoux, etc. Finalement, la direction générale des chemins de fer cède et les cheminots obtiennent gain de cause. C’est un triomphe personnel pour Sékou Touré, dont la renommée dépasse désormais les frontières de sa Guinée natale.

Cette renommée ne l’empêche pas de tâter de la prison politique entre le 11 et le 14 juin 1950. Mais son arrestation, à la suite d’une grève pour l’augmentation du SMIG, provoque une telle émotion populaire que le gouverneur du territoire, Roland Pré, renonce vite à lui faire accomplir sa peine. Le fonctionnaire Sékou Touré est cependant mis à la disposition du gouverneur du Niger, c’est-à-dire exile loin de Conakry. Il refuse de rejoindre son poste et démissionne de l’administration. Le 25 janvier 1951, il sera alors définitivement révoqué de l’administration coloniale, par arrêté du nouveau gouverneur de la Guinee, Paul-Henri Siriex.

Pour Sékou Touré, le syndicalisme, où il se forme à la fois comme homme et comme chef, s’avère un excellent moyen pour s’assurer le contrôle des masses et devenir l’émule à la fois de l’intellectuel Leopold Sedar Senghor et du tacticien politique Gabriel d’Arboussier du Senegal ou du notableHouphouet-Boigny de Cote d’Ivoire. Personne à cette époque ne peut cependant douter de la sincérité de son combat dans le cadre ouvrier, de l’attachement qu’il accorde à cette forme d’action. Tous ses efforts sont, au début, tendus vers ce type de militantisme, qu’il semble préférer à l’action politique à en juger par ce qu’il écrit dans Le Réveil du 31 mars 1947: Le syndicalisme est l’école de la lutte. C’est dans la lutte qu’on arrive à se mieux aimer et apprécier […] La force est dans la masse; cette masse, nous la formons déja; servons-nous de nous-mêmes, c’est-à-dire de notre masse, pour avoir la force. La politique syndicale a quelques avantages sur la politicaillerie locale. Au moment ou la politique vous dressera les uns contre les autres, le syndicalisme au contraire vous unira pour, non pas comme la politique vous enrichir de mots, de rêves, d’illusions, mais pour vous remplir le grenier, le porte monnaie et le ventre.» Avec de tels propos Sékou Touré ne peut pas ne pas rallier de tres nombreux partisans. Un homme qui affirme ne se situer que sur le plan syndical, pour la défense des intérêts des travailleurs, et qui dénonce la policaillerie, germe de division, a tout pour séduire les travailleurs.

Comment ne pas le remarquer: Sékou Touré parait aussi discipliné pour suivre les voies de la formation sur le tas qu’il s’est révélé rebelle à la scolarité coloniale normale. Le jeune homme ne manque pas de culot mais il se montre dans une large mesure un instrument docile aux mains des communistes et autres syndicalistes cegetistes métropolitains. Selon maints témoignages de contemporains français et guinéens, ce sont les communistes qui le poussent à militer à la poste et qui en ont fait leur homme dans la place. De même ce sont eux qui le lancent aux plans syndical et politique.

En Guinée, a cette epoque, il est d’ailleurs le seul Africain à occuper avec un tel succès le terrain syndical. La plupart des syndicats du secteur privé sont affiliés à egalité soit à la CGT soit à la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Sékou Touré est pratiquement le leader de l’organisation liée aux communistes tandis que David Soumah préside aux destinées de la centrale chrétienne. La rivalité haineuse entre les deux hommes date de cette époque. David Soumah, de formation générale et syndicale nettement supérieure, semble alors promis a un avenir plus brillant… mais il n’y a aucun handicap que Sékou, intrigant, radical, volontiers démagogue, ne puisse surmonter.

En avril 1952, il crée la premiere gazette des travailleurs guinéens, L’Ouvrier. Il rédige la plupart des articles, qu’il compose lui-même avant de les reproduire à la ronéo. Au mois de novembre de la même année, une grève générale est organisée pour exiger le vote rapide d’un code du travail. L’année suivante, le 19 septembre 1953, une autre grève est déclenchée pour en obtenir l’application. Dans L’Ouvrier, Sékou Touré mène à chaque fois la lutte et soutient les grévistes. Ses éditoriaux s’intitulent: Honneur a ceux qui luttentParlementaires, conseillers généraux, ce serait trahir vos mandats que de rester indifférents devant ce conflitL’action des travailleurs s’organise contre les saboteurs du Code du travail qui sont les fossoyeurs de l’Union française, ou encore Nouvelles raisons de lutter contre le colonialisme, affameur des peuples.
Si la grève des cheminots a representé un évènement mémorable pour tous les Aofiens 11, elle est une étape décisive pour la carrière personnelle de Sékou Touré, c’est la grève de 1953 qui le consacre définitivement comme un des jeunes espoirs de l’Afrique militante de demain. Est-ce une réminiscence des messages de la résistance française pendant la Seconde Guerre mondiale à la BBC ? Toujours est-il que les bulletins distribués aux quatre vents par le jeune agitateur commencent alors souvent par: Nous voilà au vingt-cinquieme jour de grève, ( au quarante-sixième jour, et ainsi de suite jusqu’au soixante-treizième, date de la fin de la grève. Les travailleurs tiennent le coup et finissent par remporter de haute lutte la victoire.Paul Bechard, gouverneur général de l’AOF, est contraint de céder. L’écho de cette deuxième victoire porte très loin; elle marquera la conscience des jeunes Africains que commence à sensibiliser le militantisme révolutionnaire.

Si Sékou Touré a privilégié jusque là le pur syndicalisme, c’est sans doute par goût mais aussi parce que le pouvoir colonial a voulu interdire le cumul des responsabilités syndicales et politiques. Très vite, pourtant, sous le syndicaliste sommeille l’homme politique. Au milieu des années quarante déjà, on retrouve ainsi Sékou Touré à la tête d’un petit mouvement politique dénommé Union patriotique, qui obtient en février 1945 son affiliation au Front national. Ce mouvement, qui n’a évidemment rien à voir avec la formation française du même nom dirigée aujourd’hui parJean-Marie Le Pen, est une organisation issue de de la résistance métropolitaine dominée par le Parti communiste français (PCF). Comme tous les groupements politiques de l’hexagone, il tente de s’implanter dans les pays d’outre-mer au lendemain de la guerre. C’est alors, témoigne l’ancien instituteur El Hadj Fode Lamine Touréqu’on voit arriver en Guinée de nouveaux « colons », plus préoccupés de nos conditions de vie. Ces Européens proviennent des partis progressistes métropolitains. Nous commençons a recevoir des journaux, tel L’AOF de Lamine Gueye, qui éveillent nos consciencesParmi les jeunes qui subissent alors l’influence de membres du Front national on trouve, outre le futur leader de la Guinee, Diallo Abdourahmane et Saifoulaye Diallo. Les animateurs du Front national semblent cependant avoir vite choisi Sékou Touré comme leur homme en Guinée. Ayant tout de suite décélé ses qualités d’organisateur et son ambition, ils le projettent sur le devant de la scène. Aussi dans le premier bureau guinéen du mouvement, constitué en 1945 et composé essentiellement d’Europeens, voit-on Sékou Touré occuper le poste de secrétaire adjoint 12. Son nom est apposé en bas de toutes les convocations invitant la population de Conakry aux réunions du Front national. Il y prend toujours la parole. Sékou Touré et ses amis du mouvement communiste multiplient les meetings et songent à présenter des candidats aux premières élections législatives de l’après-guerre. Pour la première fois, en effet, les territoires d’outre-mer sont invités à envoyer des représentants au Parlement français. Seulement, le mode de scrutin en vigueur-le double collège-etait inique.

Décelant ses qualités, les communistes projettent l’ambitieux Sékou sur le devant de la scene.

Le premier collège est constitué par une poignée de colons blancs; le second, par les électeurs africains. Un certain Ferrari est investi par le Front national pour defendre ses idées dans le premier collège; Sékou Touré manifeste le désir de se présenter sous l’étiquette du Front dans le deuxième college. Mais sa candidature se heurte à des oppositions internes et finalement le Front ne patronne aucune candidature africaine. Sékou Touré ne renonce pas pour autant a ses ambitions politiques. En dehors du Front national, quelque peu marginalisé bientôt par l’éviction des communistes du gouvernement en France, et de l’ephémère Parti Progressiste de Guinée (PPG) fondé par Fode Mamadou Touré, il n’y a en Guinée, au lendemain de la guerre, que des groupements régionaux à base ethnique:

  • le Comité de Basse-Guinée
  • l’Amicale Gilbert Vieillard (au Fouta)
  • l’Union mandingue
  • l’Union forestiere

et des goupuscules également ethniques comme

  • le Foyer des Sénégalais
  • le Foyer des métis
  • l’Union des Toucouleurs
  • l’Union des insulaires.

Sékou Touré, en tant que Malinke, quitte le Front national pour militer un court moment dans l’Union mandingue animée par Framoi Berete etMamba Sano. Ces groupements ethniques sont censés faire de la politique, mais leur action se limite surtout à soutenir, en periode électorale, les candidats de leur ethnie. Des alliances sont parfois conclues plus tard entre certains de ces groupements ethniques, alliances qui peuvent aboutir à la creation de véritables partis politiques. C’est dans ce cadre qu’il faut situer la fondation du Parti démocratique de Guinée (PDG), section guinéenne du Rassemblement démocratique africain (RDA), le grand parti interterritorial créé en octobre 1946 à Bamako sous l’égide de Félix Houphouet-Boigny.

La France et ses colonies viennent de sortir de la terrible guerre mondiale qui a fait des dizaines de millions de morts et de blessés. Ceux qu’on appellent les tirailleurs sénégalais, autrement dit les soldats africains de l’armée française, se sont battus sur tous les fronts de l’Europe et de l’Afrique du Nord, contre les armées hitlériennes pour la défense de la liberté. Les civils africains ont, pour leur part, participe à l’effort de guerre par des impôts et corvées de toutes sortes. A plusieurs reprises, au cours du conflit, notamment à Brazzaville en 1944, le général de Gaulle, chef des Français libres, a affirmé sa volonté de remettre ses pouvoirs, des la Libération, a une assemblée nationale constituante. Aussi la question de la représentation des territoires d’outre-mer au sein de cette assemblée s’est-elle posée dès la Libération: le décret du 22 août 1945 du gouvernement provisoire de la France décide que, comme nous l’avons vu, les territoires d’outre-mer enverront désormais des députés au Palais-Bourbon. Mais, dans les colonies comme en métropole, nombreux sont ceux qui jugent prématurée l’émancipation des sujets français et qui se dressent contre la décision gouvernementale. Leur réaction pousse les hommes politiques africains à la lutte. Pendant quelque temps l’action de ces derniers reste inefficace tant leur division est grande. Ayant pris conscience de leur faiblesse, ils décident alors de la création d’un grand rassemblement de toutes les organisations et de tous les hommes porteurs d’un message de fidélité et d’union des Africains. C’est ainsi que le 28 octobre 1946 sont conviés à Bamako tous les parlementaires africains, quelles que soient leur origine territoriale ou leurs convictions politiques. Fidèles à la tradition africaine, ils songent à confier la présidence de leur mouvement au doyen des parlementaires africains: Lamine Gueye, député du Sénégal. Mais l’administration coloniale a réussi à dissuader la plupart des élus africains de prendre part à cette rencontre historique et nombre d’entre eux, à commencer par le président pressenti, se defilent. Des lors l’avant-garde porte son choix sur Felix Houphouet-Boigny, médecin, planteur, notable, pour assurer la présidence du futur mouvement. Passant outre à toutes les pressions administratives, plus de huit cents délégues sont ainsi venus de Guinée, de Côte d’Ivoire, du Sénégal, du Dahomey (Benin actuel), du Niger, du Soudan (Mali actuel), du Cameroun, du Tchad, pour participer au congres constitutif du RDA. Nous sommes à la veille des élections législatives de novembre 1946, où le RDA réussit à présenter partout des candidats. Il s’adjuge onze deputés qui, sous la houlette de Houphouet-Boigny, s’apparentent au groupe parlementaire cornmuniste, le seul parti métropolitain résolument anticolonialiste. Malgre les dénégations tardives de nombreux leaders du RDA, qui évoquent une simple alliance parlementaire de convenance, il ne fait pas de doute que ce compagnonnage n’est pas sans effet: le Parti communiste francais a fortement marqué les premiers militants nationalistes africains. Comment s’en étonner d’ailleurs puisque, comme l’écrira l’Antillais Gabriel Lisette, alors fonctionnaire au Tchad et un des membres fondateurs du RDA: Le parti communiste est le seul qui, par son programme et ses formes d’organisation, accepte I’alliance dans les conditions définies par les députés RDA 13. La Guinée a envoyé dix délégués au congrès constitutif du RDA. Ces délégués venant de tous les groupements politiques du territoire, des divergences sur les rapports avec la colonisation apparaissent: seuls les délégués du Parti progressiste de Guinee de Fode Mamoudou Touré et ceux du Groupe d’études communistes envisagent la nécessité de transformer les relations entre le pays colonisateur et les pays colonises. Malgré ces divergences toutes les formations politiques se rallient au programme du RDA, qui a décide à Bamako de créer des sections du mouvement dans tous les territoires. C’est ainsi qu’est né le Parti démocratique de Guinee (PDG), section guinéenne du RDA, le 14 mai 1947, lors d’un meeting en plein centre de Conakry, sur la place de Nafaya.
Madeira Keita, d’origine malienne, alors fonctionnaire à l‘Institut francais d’Afrique noire, en est le premier secrétaire general. N’ayant aucune activité syndicale, il n’est pas concerne par l’interdiction du cumul entre responsabilités syndicales et politiques édictée par l’administration coloniale.
Mais dans le même temps, à Paris, les communistes sont exclus du gouvernement tripartite. Et cette nouvelle situation va créer d’énormes difficultés au RDA. Le ciel s’assombrit et de tous côtés les nuages s’amoncellent: le benjamin des députés RDA, le Voltaique Kabore Zinda, meurt dans des circonstances mystérieuses; le ministère de la France d’outre-mer décide de la création du territoire de la Haute-Volta, coupé du Soudan et de la Côte d’Ivoire; les militants sont souvent molestés, surtout en brousse, et subissent des pressions comme au temps du rassemblement de Bamako.

Dès le départ Sékou Touré devient l’homme fort du RDA en Guinee.

En Guinée, le PDG subit les assauts de l’administration coloniale des les premières années de son existence, comme en témoigne Gabriel Lisette 14:

En Guinée, on arrête sans mandat, on « boucle » sous les inculpations les plus fantaisistes, après des parodies de jugement. Moussa Sagno et Gobon Bian Napele, accusés « d’usurpation de fonctions et d’entrave à la liberté du commerce », sont frappés par le tribunal de Conakry de deux ans de prison, cinq ans d’interdiction de séjour et 20 000 F CFA d’amende (40 000 francs metropolitains de l’epoque). En avril 1950, dans des conditions tout à fait troublantes, le feu est mis nuitamment à la permanence de la sous-section de Nzerekore. En juin de la même année, ce sont les arrestations et condamnations de sept dirigeants syndicalistes, poursuivis pour « grève illégale » à la suite d’une grève générale les 9 et 10 juin. Sékou Touré, secrétaire géneral de l’Union des syndicats CGT et membre du comité directeur du RDA de Guinée, est du nombre.

Entre 1949 et 1951, bien qu’affaibli par la vague de répression, le PDG réussit à trouver de nouveaux adhérents en développant la lutte contre les livraisons obligatoires de produits agricoles et en couplant progressivement luttes syndicales et luttes politiques. L’administration coloniale, cependant, accentue ses tirs de barrage contre le RDA. Ainsi toute la direction du PDG, ou siègent des employés de l’administration, est mutée loin de Conakry pour être dispersée: Madeira Keita se trouve parachuté au Dahomey (Benin actuel), Sékou Touré au Niger, Ibrahima Diané à Beyla, une localité située près de la frontière ivoirienne, Moussa Diakité à Mali, au Fouta-Djallon.

Le mouvement demande à Madeira et à Sékou de ne pas bouger de la Guinée. Les deux meneurs décident alors de sacrifier leur carrière et de rester sur place. Ainsi commence pour Madeira Keita une difficile traversée du désert. Sans support financier, sans relations solides puisqu’il est originaire du Mali, il tient difficilement le coup. Tout autre sera le sort de Sékou, habile à se tirer de tous les mauvais pas. Sans trop de soucis matériels, puisqu’il est notamment aidé financièrement par Félix Houphouet-Boigny, il profite de sa liberté de mouvements pour multiplier les contacts tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et consolider sa position. Aussi quand, de guerre lasse, harcelé par l’administration et par sa femme, Madeira finit par rejoindre en 1952 son poste au Dahomey, il est bien placé pour lui succéder. Et de fait, le poste de secrétaire general du PDG lui échoit dès 1952 après un interim d’Amara Soumah. La répression coloniale aura donc prévenu tout risque de débordement de la rivalité potentielle Madeira-Sékou, deux hommes du même bord au RDA. Reste la confrontation avec les forces extérieures. A cette époque, en Guinée, c’est la Section francaise de l’Internationale ouvriere(SFIO) qui a le vent en poupe, avec ses representants locaux Yacine Diallo et Barry Diawadou. Yacine Diallo avait adhéré à la SFIO dès les années 1946-1947, puis avait créé en Guinée un parti, l’Union francoguinéenne. Lamine Gueye lui avait envoyé des renforts en militants du Senegal: c’est alors par exemple que Nfa Touré, un Guinéen influent résidant à Dakar, se rendit en Guinée. A la veille des élections législatives de 1951, Yacine Diallo et son parti sont donc fin prêts. Lors de ces élections, le PDG, à la surprise générale, présente Sékou Touré et non Madeira Keita, alors son secrétaire général. Sékou Touré, qui a silloné le pays en menant une campagne de propagande, a réussi à se faire plébisciter et à mettre le parti devant le fait accompli. La caution pour faire acte de candidature s’élève à 5 000 F CFA (10 000 francs métropolitains de l’époque), une somme que, naturellement, Sékou Touré ne possède pas. Plus tard, il aimera volontiers rappeler que ce sont les dockers du port de Conakry qui se sont cotisés pour lui offrir cette caution. En réalité, elle fut payée, sait-on de bonne source, par El Hadj Mamoudou Fofana , un notable riche et influent de Conakry qui deviendra l’un des ministres de Sékou Touré, avant d’en être la victime. Il n’en demeure pas moins qu’en 1951, Sékou Touré est largement battu aux élections législatives par Yacine Diallo et Mamba Sano, mieux préparés et plus puissants. Mamba Sano avait quitté le RDA depuis 1948 parce que, nous a-t-il confie peu avant sa mort, j’avais compris que le mouvement était noyauté par les communistes. Visait-il ainsi, parmi d’autres, Sékou Touré ? En fait, il ne suffit pas à ce dernier d’être l’homme des communistes pour émerger. Et il a su saisir l’opportunité que lui offre précisement le départ de Mamba Sano du RDA pour élargir son assise en s’imposant comme l’homme de la situation auprès d’Houphouet-Boigny. La section guinéenne du RDA bénéficiera ainsi, à partir de 1952, d’une aide financière constante du Parti democratique de Cote d’lvoire (PDCI), la section ivoirienne du RDA.

Bientôt le succès de la grève de 1953, nous l’avons vu, fait définitivement de Sékou Touré une figure africaine. Pour atteindre le zénith, il ne lui manque que le martyre. L’administration coloniale lui fournit cet atout : elle ne le jette pas en prison, mais organise contre lui, en 1954, lors de l’election législative partielle consécutive à la mort de Yacine Diallo, un des truquages électoraux les plus évidents, les plus cyniques, d’une histoire politique fertile en opérations de ce genre.

Sékou Touré ne devait donc pas encore entrer cette année là au Parlement. Le PDG faisant figure de parti d’opposition à l’administration coloniale, exactement comme le RDA pour toute l’Afrique, on imagine sans peine tout ce qui s’est tramé pour lui barrer la route lors des diverses consultations populaires : bourrage méthodique des urnes au profit des candidats bien vus, éviction systématique des opposants lors du dépouillement des votes et de la proclamation des élus, intimidation des électeurs, etc. Même Maurice Voisin, directeur du journal satirique Les Echos d ‘Afrique noire, pourtant pro-français, écrit alors que par ces truquages, l’administration avait commis une erreur. En tout cas, la réputation d’intransigeance du leader syndicaliste s’en est trouvée accrue. Et lorsqu’il est appelé au comité de coordination du RDA. en 1954, il fait nettement figure de jeune Turc : on le surnomme l’enfant terrible du RDA.

Opportuniste, Sékou Touré, en effet, n’a pas songé à prendre ses distances avec le RDA au moment du fameux repli tactique de 1951 qui le détache de la mouvance communiste. Il n’a pas suivi les autres représentants de l’aile radicale du mouvement, Ruben Um Nyobé et Felix Roland Moumiéde l’Union des populations camerounaises (UPC) au Cameroun, Bakary Djibo de la Sawaba au Niger, ni les éléments de l’Union democratique senegalaise (UDS) au Senegal. Cette fidelite lui a valu d’être élu en 1953 conseiller territorial de Beyla. Un poste qui lui assure un revenu régulier mais d’une importance toute relative. Certains disent qu’il bénéficiera pour cette élection de la bienveillance du gouvernement general de l’AOF, autrement dit, pour ramener les choses à leur juste proportion, qu’on ne truquera pas cette fois-la le scrutin pour l’empêcher de passer. Mais pour la plupart des commentateurs, il incarne alors déjà le nationalisme africain le plus passionné, aux côtés d’un Nkrumah ou d’un Modibo Keita. Le nom de Sékou Touré est désormais célèbre auprès des Guineens, d’autant plus qu’il n’hésite pas, dans son rôle de syndicaliste révolutionnaire, à payer de sa personne. Il lui arrive souvent de faire des centaines de kilomètres simplement pour aller défendre un employé contre son patron.

La mise en place de nouvelles équipes à Paris, au ministère de la France d’outre-mer, et surtout à Dakar, avec la nomination en septembre 1951 de M. Bernard Cornut-Gentille comme haut-commissaire de l’AOF, entame bientôt un changement complet d’attitude de l’administration à l’égard de Sékou Touré. Cornut-Gentille, tout comme plus tard Teitgen quand il sera nommé au ministère, a l’intelligence de constater qu’il est beaucoup plus dangereux de rejeter indéfiniment un Sékou Touré dans l’opposition, voire l’illégalité, que de lui permettre d’entrer regulièrement dans les assemblées de la République et d’exercer les charges qu’appellent son talent et son ascendant sur les masses. Les conséquences de ce changement d’attitude de l’administration coloniale vont être immédiates. Et commencent alors pour Sékou Touré, que Bernard Cornut-Gentille se charge personnellement de récupérer les consécrations électorales et parlementaires. Vers la fin de la première moitié des années cinquante, le parti de Sékou Touré est le seul en Guinee à avoir une structure solide.
Dès le départ verticale, cette structure embrasse toute l’étendue géographique: le quartier, le village, la circonscription administrative, le territoire. Ainsi le PDG, depuis l’origine, est conçu, à l’instar des partis communistes, sur le principe du centralisme démocratique.
Le comité directeur, devenu bureau politique, transmet aux sections et sous-sections ses mots d’ordre.

Les manoeuvres electorales de l’administration empêchent Sékou de devenir député.

Grâce à cette organisation, et surtout à partir de l’élection de Sékou Touré à Beyla en 1953, qui montre que le PDG n’est plus condamné à rester un parti paria, le succès de la formation nationaliste ira grandissant. Face à lui, plusieurs courants politiques tentent de s’implanter solidement, surtout après la mort de Yacine Diallo. De son vivant, le leader du Parti de l’Union française, une émanation de la SFIO, ralliait en effet sur son nom tout l’électorat du Fouta Djallon. Dès sa disparition, deux principaux chefs de file se disputent sa succession: l’Almamy Sori Dara de Mamou et l’Almamy Aguibou Barry de Dabola. Cette division rend particulièrement difficile la captation de l’héritage politique de Yacine Diallo. L’Almamy de Mamou fait venir de Paris, où il était étudiant, Barry III et soutient sa candidature à la députation contre Diawadou Barry, fils de l’Almamy de Dabola. C’est pourtant ce dernier qui est élu en remplacement de Yacine Diallo, après avoir été soutenu par une fraction de la Basse-Guinée, notamment par les notables. On sait que Sékou Touré, également candidat, soutenu par les jeunes, et surtout les femmes, est à cette occasion ecarté en raison des manceuvres électorales de l’administration dirigées contre lui.

Le jeu politique guinéen se complique et évolue désormais en fonction des initiatives de Sékou Touré. Au Fouta Djallon comme ailleurs en Guinée, il va rallier les couches opprimées et bouleverser les critères du leadership social. Son ascension personnelle implique en effet la prise en compte des couches sociales d’origine modeste voire prolétarienne. On comprend dans ces conditions qu’elle suscite la réaction de l’aristocratie traditionnelle, des fils de chefs et autres privilegiés du passé comme du présent. C’est donc parmi ces derniers qu’on trouvera pour l’essentiel les éléments, tous des notables, qui vont former l’ossature du Bloc africain de Guinée (BAG), parti créé en 1954, face au PDG, pour tenter de freiner une certaine évolution sociale jugée trop rapide.

En France, la situation politique débouche alors, en 1956, sur des élections: pour avoir par deux fois refusé sa confiance au gouvernement d’Edgar Faure, l’Assemblée nationale a été dissoute en novembre 1955 et les électeurs sont convoqués le 2 janvier suivant pour élire leurs nouveaux représentants. En Guinée, les rapports de gendarmerie démontrent que cette campagne électorale est très sérieusement preparée par le PDG. Le parti lance notamment une campagne nationale pour inciter les ayants-droit à s’inscrire sur les listes électorales. Le chiffre des inscrits passe ainsi de 472 837 à 975 119. D’autre part, les responsables du PDG parcourent tout le pays, méthodiquement, pour répondre aux questions et populariser leurs idées. Désormais assurés de la neutralité bienveillante des autorités, ils peuvent installer des représentants et des scrutateurs dans les huit cent quatre bureaux de vote du territoire et organisent même le transport en camion des électeurs vivant dans des hameaux ou des villages très éloignés. Les résultats ne se font pas attendre. Sur les trois sièges de député à pourvoir en Guinee, le PDG en emporte deux, dévolus Saifoulaye Diallo et bien sûr Sékou Touré, ne laissant au BAG, représenté par Diawadou Barry, que le dernier. Dès lors Sékou Touré va de succès en succès et l’année suivante, il est élu grand conseiller de l’AOF. La victoire de 1956 consacre la tenacité de l’homme et son sens de l’organisation. Cette victoire montre également que les slogans du parti, en faveur d’une plus grande justice sociale, sont parfaitement entendus d’une population très largement déshéritée. En 1956, le syndicaliste Sékou Touré a définitivement réussi à faire la courte échelle au leader politique.

Chapitre 3
PREMIERES VICTOIRES (1956-1957)

Sékou Touré ne perd pas de temps. Ayant construit sa carrière sur le socle du syndicalisme, c’est d’abord sur ce plan qu’il manifeste de facon éclatante sa volonté d’avoir les mains libres. Il applique en Guinée la décision, prise à son initiative quelques mois plus tôt par la fraction majoritaire de la CGT d’AOF-Togo, visant à couper tout lien organique avec la puissante conféderation française en créant en février 1956 la Confederation generale des travailleurs africains (CGTA).

D’aucuns, parmi les syndicalistes eux-mêmes, remarqueront que cette rupture avec la CGT n’était pas pour déplaire aux autorités coloniales. Lui-même s’en explique clairement l’année suivante, au cours d’une conference tenue à Conakry devant les commandants de cercle, ainsi qu’on nommait les administrateurs des régions à l’intérieur d’une colonie. Il fait valoir notamment que le rattachement des syndicalistes africains aux structures métropolitaines ne se justifiait jusque-là que pour des raisons matérielles:

Nous savions parfaitement que cette structure ne correspondait pas à la réalité africaine et aux réalités des conditions de travail de chacune des entreprises, et a plus forte raison des differentes branches professionnelles.

Il ajoutait:

Ce système nous a permis d’éduquer le monde du travail, et quand nous avons senti que les travailleurs comprenaient la nécessité du travail syndical, on n’a pas trop rencontre de difficultés à faire éclater l’ancien cadre.

N’y avait-il pas déjà tout Sékou Touré dans ces phrases ? Et surtout dans ce type de rupture avec l’ancien cadre ? Quoi qu’il en soit, cette initiative ne tardera pas à faire tâche d’huile. L’exemple donné par Sékou Touré est immédiatement suivi par les sections africaines de la CFTC, avec la naissance de la Confédération africaine des travailleurs croyants (CATC) au mois de juillet 1956. Seuls les adhérents de Force ouvrière se maintiennent hors du courant nationaliste: ils attendront février 1958 pour proclamer enfin leur autonomie.

Au Palais-Bourbon, le nouveau deputée guinéen démontre qu’il connaît fort bien les dossiers sociaux.

Au plan politique, les deux parlementaires guinéens du RDA s’installent au Palais-Bourbon où ils sont députés apparentés à l’Union démocratique et sociale de la Résistance (UDSR), le parti de Francois Mitterrand et pénètrent les rouages de l’Etat francais. Saifoulaye Diallo siège à la commission des Finances et Sékou à celle du Travail et de la Sécurité sociale. Ce dernier intervient maintes fois à la tribune et dépose de nombreux amendements de loi. Tout le monde s’accorde à dire qu’il connaît fort bien les dossiers sociaux. Il ne rate aucune occasion de fustiger la politique commerciale des sociétés de traite et autres comptoirs commerciaux qui, a l’entendre, remplissent les rayons des magasins de liqueurs ou d’objets d’utilité secondaire plutôt que de proposer aux paysans des charrues, des herses, des tracteurs, des instruments modernes de production. Le fougueux député dénonce les décisions du service des Eaux et Forêts, soupçonné de priver les paysans africains des meilleures terres. Il s’inquiète également des conséquences néfastes des fluctuations du cours des matières premières et, plus particulièrement, des produits africains ainsi que de la détérioration continue des termes de l’échange -même si l’expression elle-même, bien entendu, ne sera inventée que plus tard par les économistes des organisations internationales. Il demande qu’on encourage en Guinee la modernisation de l’artisanat, la création d’industries légères, une meilleure formation professionnelle des paysans et des ouvriers, etc.

Ce catalogue de revendications est alors défendu non seulement par Sékou Touré mais aussi par l’ensemble des syndicats africains, à quelques variantes locales près. Tout comme est réclamée par tous la modification du régime des congés payés, défavorable aux travailleurs africains puisque ces dermers ne bénéficiaient à cette époque que de douze jours de congé contre trois semaines à leurs collègues européens. Ou encorel’égalité absolue des conditions de recrutement, d’avancement, de mise à la retraite, de discipline pour tous les fonctionnaires, qu’ils soient d’origine métropolitaine ou d’origine locale, selon les mots du député guinéen, ce qui correspond également au souhait le plus profond des salariés africains dont le sens de la justice s’accorde mal des différents régimes mis en place par l’administration.

Défendues au sein de la commission du Travail et à la tribune de l’Assemblée par Sékou Touré , amplifiées par le journal La Liberté, l’organe du PDG qui monte en épingle chacune des interventions de son animateur, ces revendications, par exemple celles concernant les congés payés, sont parfois acceptées. Sékou Touré y gagne en prestige, d’autant plus qu’il est inlassablement soutenu et poussé en avant par son ami Saifoulaye Diallo, volontairement plus discret. Le rôle de ce dernier fut pourtant loin d’etre négligeable. On lui doit notamment pour une bonne part la pénétration du RDA dans le Fouta Djallon, où rien ne préparait spécialement les partisans de Sékou à jouer un rôle de premier plan. Saifoulaye Diallo, après avoir séjourné au gré des mutations administratives au Niger et en Haute-Volta, rentre au pays natal en 1955. Ce fils de féodal, puisque son père était chef de canton, a opté pour la démocratie. Son premier acte, une fois retrouvée la Guinée, est de libérer (???) les matioubhe, autrement dit les esclaves, de son père. Prenant fait et cause pour le PDG-RDA, il organise à Mamou, ville cosmopolite où les trois grandes ethnies du pays se rencontrent, une section pilote, animée par des hommes bien formés, férus de marxisme, comme Koniba Pleah et Samba Lamine Traoré, tous deux d’origine malienne, ainsi que Fatou Aribot et Doumbouya BellaSaifoulaye Diallo est réservé et distant. On l’appelle même le sphinx. Intellectuellement mieux formé, plus fin, moins violent, moins volubile, il apparaît alors aux yeux de l’intelligentsia guinéenne — toutes ethnies confondues — comme l’homme politique le plus représentatif du pays. Mais, l’avenir va le montrer, la représentativité que confère naturellement à un homme sa formation et le rapport des forces politiques à un moment donné ne pèse guère face à celle qu’on arrache à bout de bras en s’imposant brutalement à tous au gré des vicissitudes de l’histoire.

Mais, pour l’heure, Sékou Touré n’est encore qu’un simple député guinéen qui habite, lorsqu’il est à Paris, dans un quartier plutôt modeste. Il occupe impasse de la Verrerie, près de I’Hotel de Ville, un studio aménagé par son camarade de l’époque, Fodeba Keita, fondateur des célèbres Ballets africains. Quelques-uns de ses amis politiques radicaux l’accusent pourtant déjà de s’embourgeoiser — n’est-il pas surnommé Monsieur T.P.(trois pièces) ? — et de pactiser avec l’ennemi en se laissant engluer dans des compromissions avec l’administration.

De même, nombre de militants du RDA et les mouvements d’étudiants africains tant à Paris qu’à Dakar lui reprochent d’avoir prôné la rupture avec la CGT et la création de la Confédération generale africaine du travail (CGTA). Sékou Touré n’a cure de ces critiques. Plus pragmatique que ses détracteurs il vise avant tout le pouvoir. Il n’y a rien de fortuit, ainsi, dans ses interventions et prises de positions au Palais-Bourbon. Il se montre essentiellement préoccupé de représenter les intérêts des plus larges masses populaires, notamment les organisations ouvrières et les diverses corporations de fonctionnaires. Il se montre soucieux d’obtenir à leur profit l’application des lois sociales métropolitaines. Les tendances principales qui se manifestent dans ses interventions sont alors nettement intégrationnistes, centralisatrices, unitaires et panafricanistes. Entre janvier 1956 et juin 1958 il ne prend en fait qu’une fois longuement la parole à l’occasion du débat préparatoire au vote de la loi-cadre de juin 1956, également connue sous le nom de loi Defferre. C’est à cette question que Sékou Touré désormais consacrer le plus clair de son temps. Comment aurait-il pu en etre autrement, puisque de cette loi va dépendre l’avenir de toute l’Afrique, au point que l’on peut, trente ans plus tard, mettre à son actif certaines des plus brillantes réussites de nos jeunes Etats comme à son passif certains des problèmes aigus auxquels ils sont confrontés.

Conçue pour défendre la cohésion de l’Union française, la loi Deferre ne touche naturellement pas aux prérogatives de la métropole en matière de défense, de police, de monnaie, de justice ou de diplomatie: la sacro-sainte indivisibilité de la République est à nouveau fermement proclamée. Par ailleurs, la loi se borne à poser des principes généraux, ce qui n’ira pas sans controverses et conflits d’interprétation, tant au niveau des partis métropolitains qu’à celui des deux grands mouvements politiques inter-africains, le Rassemblement democratique africain (RDA) de Houphouet-Boigny et la Convention africaine de Leopold Sedar Senghor. Mais quelles que soient les tergiversations de la centrale RDA, les élus guinéens du PDG ne se trompent pas longtemps sur les avantages immédiats que peut procurer la fameuse loi-cadre. Ne se révèlera-t-elle pas l’outil qui permettra à Sékou Toure de préparer l’indépendance au bénéfice de son seul parti ?

En 1956, l’avenir s’annonce donc radieux pour le jeune leader. Agé de près de 35 ans, il semble d’ailleurs comblé tant par sa vie publique que par sa vie privée, même si cette dernière est des plus agitées. Qu’on en juge.

Les intimes signalent un premier mariage en 1945 avec une femme malinké. C’est le temps de l’apprentissage syndical et Sékou voyage beaucoup. La jeune femme reste souvent seule. La chair est faible. A une heure avancée de la nuit, Sékou, un jour, rentre d’un long voyage. Il frappe longuement a la porte de chez lui. Pas de reponse. Il contourne alors le bâtiment et défonce la fenêtre de la chambre. Une présence masculine dans la maison établit le flagrant délit d’adultère. Il n’en faut pas plus à un homme orgueilleux comme Sékou Touré pour qu’il quitte discrètement les lieux et aille passer la nuit ailleurs. Le lendemain, quand il revient vers 9 heures du matin, la femme fautive a disparu: elle a précipitamment ramasse ses affaires et confié la clef de la maison à un voisin.

Sa seconde épouse, rencontrée à la fin des années quarante, s’appellera Marie Ndaw. Cette charmante femme d’origine sénégalaise est la fille d’un postier retraité. Mais très tôt la brouille s’installe: infidélité et stérilité sont reprochées à la belle Marie. Longtemps Sékou restera alors seul a profiter pleinement de la vie.

Il épousera en troisième noce Andrée, née d’un père français, le Dr Duplantier, qui ne l’a pas reconnue, et d’une mère qui s’appelait Kaissa Kourouma et non Keita comme l’écrivent certains biographes de Sékou Touré . C’est par le vieux Sinkoun Kaba, tuteur d’Andrée, que Sékou fait la connaissance de la jeune mulâtresse. Nous sommes au tout début des années cinquante. A ce moment- là, dit-on, Sékou hésitait entre une Française et une métisse liberienne. Il choisit finalement Andrée sur les conseils de son meilleur ami à l’epoque, le Dr Kanfory Sanoussi. Sékou et Sanoussi parlent longuement de ces questions intimes dans la capitale sénégalaise où le second effectue un stage de radiologie.

Malgre l’insistance de la communaute metisse, le mariage avec Andree n’aura pas lieu à l’église.

Dès son retour à Kankan, Sanoussi commence les préparatifs du mariage. Il y associe des amis communs: Damantang Camara (futur ministre de Sékou), Nfa ToureNfaly Keita, Sékou Touré dit Chavanel, Moussa CamaraSidiki Diarra (cofondateur du Syndicat des postiers de Guinee). La cérémonie a lieu à Kankan pendant les vacances scolaires de l’année 1953. Un petit incident mérite d’être noté: la colonie métisse de Kankan, qui ne partage guère les convictions marxistes de Sékou, insiste pour que le mariage ait lieu à l’eglise. Mais Sanoussi parvient-difficilement-à faire annuler cette exigence et Sori Keita, troisième mari de la mère d’Andrée, accorde la main de la jeune fille au musulman noir Sékou Touré. Pour la circonstance, Sanoussi, véritable parrain du mariage, offre au marié un costume « cocktail », selon la mode de l’époque, et loue pendant trois jours pour le jeune couple la voiture « traction avant » du commerçant El Hadj Sékou Sako. Le tout-Kankan — Européens, métis, étudiants — rehausse de sa présence l’éclat de la cérémonie. Les heureux mariés passent leur lune de miel de dix-sept jours chez Sanoussi.

L’histoire des amours de Sékou n’est cependant pas terminée malgré ces noces retentissantes. En 1955, au hasard de ses flirts, il rencontreMarguerite Colle, originaire des Iles de Loos, au large de Conakry, et de confession protestante. Une fille prenommée Aminata, homonyme de la mère de Sékou, perpétuera le souvenir de cet amour éphémère. La jeune femme restera longtemps près d’Aminata dans le secret espoir de devenir un jour Mme Touré. Attente vaine. Elle mourra célibataire. Sékou Touré ne lui manifestera des attentions qu’à titre posthume: c’est sur l’insistance personnelle du chef de l’Etat que l’on priera au temple sur le corps de la défunte.

Pendant tout ce temps, Sékou Touré étend son influence grâce à l’exploitation que lui et ses amis savent faire de la loi-cadre. Deen Omar Camara, surnomme le Baroudeur de choc du PDG, en témoigne en ces termes:

Nous avons profité largement et profondément de la loi-cadre. Nous l’avons vidée de tout son contenu. Nous étions conseillers territoriaux à une époque où l’assemblée territoriale avait plus de pouvoir qu’en auront les assemblées nationales élues après l’indépendance. Nous avions en fait tous les pouvoirs. Nous avons ainsi supprimé la chefferie coutumière et nous avons organisé les comités du PDG dans tous les quartiers et dans tous les villages.

Deen Omar Camara, ancien ambassadeur, sait de quoi il parle, lui qui a vécu toute l’aventure du PDG dans l’ombre de Sékou Touré depuis les premiers meetings du parti au cinéma Vox, ou il assurait le service d’ordre, jusqu’à ce jour de février 1974 il sera arrêté par la milice et interné auCamp Boiro pendant six ans. Aujourd’hui, quand il se souvient, c’est avec la nostalgie de ceux qui ont traversé, dans le camp des vainqueurs, de grands moments historiques. Entre la mise en application de la loi-cadre en 1956 et le 2 octobre 1958, jour de la proclamation de l’indépendance guinéenne, Sékou Touré et ses amis ont poursuivi trois objectifs fondamentaux:

  • l’élimination successive ou simultanée des partis politiques rivaux
  • la suppression de la chefferie coutumière
  • et l’africanisation de l’encadrement dans l’administration.

Un programme ambitieux mais réaliste, comme va le montrer la suite. Le processus s’enclenche dès la première échéance électorale sérieuse, fixée au 18 novembre 1956. Importante, cette consultation populaire l’est à deux titres. D’une part parce que, pour la première fois, sont électeurs et éligibles les citoyens des deux sexes, quel que soit leur statut, âgés de 21 ans et regulièrement inscrits sur la liste électorale de leur commune. D’autre part parce que ces élections peuvent permettre au PDG tirer les bénéfices de son implantation en s’emparant des principales municipalités du pays. On trouve face-à-face, d’un côté le PDG-RDA, de l’autre le Bloc africain de Guinee (BAG), conduit par Diawadou Barry, et le Mouvement socialiste africain (MSA) de Barry Ibrahima dit Barry III. Les amis de Sékou se dépensent sans compter. Ils sont omniprésents pour faire de la propagande. Ils procèdent sans hésiter au renouvellement des bureaux des sous-sections du PDG qui se révèlent défaillantes. Ils organisent des comités de village. A Kindia, à Kankan, le remplacement des membres certains des bureaux provoque d’ailleurs des remous. Mais le centralisme democratique ne s’accommode pas de la contestation. Et le PDG est déjà tenu d’une main de fer :

Sékou Touré, écrit le gouverneur Bonfilsa conservé tout son ascendant et demeure le chef indiscuté du mouvement. Son premier éloignement momentané pour remplir son mandat de député à Paris n’a pas amoindri sa popularité et les manifestations de masse qui ont accompagné son retour prouvent combien son emprise sur les militants reste forte et vivante.

Les contestataires au sein du parti sont donc exclus sans ménagement. Et que dire des moyens mis en oeuvre pour briser l’influence des adversaires politiques du PDG et pour annihiler l’influence de la chefferie coutumière ? Il est désormais clair que pour parvenir à leurs fins, Sékou et ses amis ne redoutent pas de recourir à la violence. De provocations en opérations de commandos, de représailles en arrestations immédiatement qualifiées d’arbitraires, de bagarres en émeutes, des incidents sans nombre vont émailler les diverses consultations populaires qui jalonnent les deux années-clef 1956 et 1957. Ainsi en est-il en particulier des élections de novembre 1956 où le PDG remporte de très nombreux succès, Sékou, pour sa part, réussissant à conquerir la municipalité de Conakry, dont il devient le maire.

Organisés en brigades de vingt hommes, les gones du PDG sont armés de barres de fer.

Le cycle contestation – repression – terreur commence desormais à fonctionner. L’historien officiel Sidiki Kobele Keita l’atteste, montrant que dorenavant le PDG garde l’offensive :

Ses commandos, assure-t-il, dressent des barricades, procedent a des contrôles sévères, exigeant la carte du PDG pour démasquer les provocateurs […] Dès lors, la terreur populaire est organisée: la réaction est prise de panique.

Même son de cloche chez Jean-Paul Alata, alors nouveau venu sur la scène politique guinéenne, qui retracera plus tard dans son livre Prison d ‘Afrique les exactions des hommes de main de Sékou Touré:

Les gônes 15 du PDG, sous la conduite de leur « général » Momo Jo, une petite gouape, brutale et delurée, s’exercent nuit et jour. Organisés en brigades de vingt hommes, ayant de solides liaisons cyclistes, ils sont tous ouvertement armés de matraques et de barres de fer. Leurs groupes déambulent dans les rues de Conakry, agressifs et provoquants. En culotte courte et maillot de corps, ils convertissent les récalcitrants. Ils envahissent en groupe les concessions, exigent la présentation de la carte du parti, obligeant ceux qui ne l’ont pas exhibée à la prendre immédiatement.

La presse locale donne un large écho à ces luttes à la fois tribales et politiques.

A vrai dire, chaque campagne électorale ne fait que servir de révélateur de la lutte à mort engagée prioritairement par Sékou Touré, depuis le début de son entrée dans la vie publique, contre une chefferie coutumière perçue comme &laqno; un élément désagrégeant et irrationnel ». A l’exception de Conakry, capitale du territoire, peuplée de fonctionnaires et de commerçants, déjà prolétarisée du fait de l’implantation de petites entreprises, toutes les régions de la Guinée sont sous la coupe des chefs. Et le PDG a connu les plus grandes difficultés pour s’y implanter durablement. Ainsi, au Fouta, en Moyenne-Guinee, les structures traditionnelles sont pratiquement restées inchangées: la colonisation n’a en rien modifié les paramètres économiques et sociaux mis en place par les ancêtres des familles toujours régnantes, jusqu’à fermer les yeux sur l’esclavage de case. Et l’ascendant des chefs sur les masses paysannes est d’autant plus difficile à mettre en cause qu’il se fonde sur l’autorité morale et spirituelle de l’islam. Autant dire que les militants dépêchés par Sékou Touré pour « travailler  » cette région se rendent en &laqno; terre de mission » et qu’ils ont besoin de trouver des arguments chocs-comme la dénonciation de l’iniquité de l’impôt-pour convaincre. Il en est de même, à quelques nuances près, en Haute-Guinée, où l’influence conjuguée de fortes personnalités musulmanes, des missionnaires du seminaire de Dabadougou, a longtemps contrarié les visées du PDG au bénéfice des grandes familles de Kankan; et même dans la région forestière, malgré le mécontentement des populations à l’égard des sociétés de traite comme a l’égard de chefs trop pauvres pour ne pas être rapaces.

Le chemin du pouvoir passe donc par la lutte sans merci contre la chefferie, soit parce qu’il s’agit de contrôler les urnes en période électorale, soit parce que le chef de canton est la meilleure cible pour un parti politique de type moderne, révolutionnaire, habile à détecter les revendications susceptibles de mobiliser toutes les couches sociales et à adopter la forme et les moyens de lutte les plus adéquats. Mais ce n’est qu’au bout d’un combat acharné que le PDG atteint largement son but de réduire à neant le pouvoir temporel et spirituel de la chefferie. Sékou Touré, appelé dès 1956 à former le premier Conseil de gouvernement de la Guinée en vertu de la loi-cadre, ne fera que parachever ce combat en faisant adopter le 31 décembre 1957 un décret supprimant sur toute l’étendue du territoire la chefferie dite traditionnelle. Ismael Toure, demi-frère de Sékou et granddignitaire du régime qu’il va fonder, ne se trompe pas sur la portée de cette suppression de la chefferie en expliquant au cours d’une conférence tenue en 1959 devant une délégation de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF):

L’implantation du parti était telle que la Guinée aurait rejeté la constitution de la communauté malgré toutes les pressions. Mais il est tout aussi certain que sans la décision de priver le système colonial de son instrument essentiel de domination (soit la chefferie), le PDG aurait eu les coudées moins franches lors du referendum (pour ou contre l’indépendance) du 28 septembre.

Si Sékou combat sans merci les tenants du pouvoir traditionnel, il ne montre pas moins de détermination, nous l’avons dit, en croisant le fer avec ses adversaires politiques. Il n’hésite pas à les traiter de tous les noms lors de ses interventions, les qualifiant, tour à tour, de réactionnaires fantochesou vendus au colonialisme. Ce disant, il veut les acculer dans les mêmes retranchements que les chefs traditionnels et les agents de la colonisation. Le tout pour aboutir autant que possible à une claire bipolarisation: le PDG, d’un côté, et, lui, tous les autres. S’il y a deux camps en lutte, Sékou Touré sait cependant s’assurer la neutralité bienveillante d’une partie de l’administration coloniale, qui regroupe ceux qu’il appelle les progressistes .

Tout en vilipendant les « fantôches » et « autres marionettes », Sékou et ses partisans se montrent en fait très selectifs selon que tel secteur de l’administration leur est favorable ou non. C’est ainsi qu’on ne peut s’empêcher de citer encore une fois Deen Omar Camara lorsqu’il évalue retrospectivement les marges de manoeuvres du parti à la veille de l’indépendance :

Le directeur général de la Sureté etait un Eurasien, M. Imbert. C’était un progressiste. Il etait en contact permanent avec le PDG-RDA. Il nous laissait les mains libres. Nous bénéficiions de la complicité de l’administration.

Pas une émeute ou bagarre que Sékou et ses partisans n’attribuent immédiatement à leurs adversaires. Le leader du PDG profite en particulier de sa position de vice-president du Conseil du gouvernement pour mieux traquer ses ennemis en les rendant responsables de tous les troubles et desordres. Oubliant qu’il a lui-même lancé des mouvements anti-impôts, il va jusqu’à dénoncer certaines campagnes antifiscales, qui visèrent par ricochet son gouvernement et inciteraient la population à la rebellion et à la désobeissance aux lois. Après avoir neutralisé habilement le pouvoir des commandants de cercle, auxquels il peut donner des ordres, il s’occupe tout spécialement de certaines circonscriptions administratives, comme Younkounkoun, Telimele, Pita, Labé, Gaoual et Dalaba, connues pour être les fiefs de ses adversaires et taxées par lui de foyers d’agitation et de provocation.

Réorganisations et mutations permettent de s’assurer que le pouvoir sera moins ouvertement contesté, en particulier dans les régions où le Parti du regroupement africain (PRA), après la mise en application de la loi-cadre par les partis pour contrebalancer l’influence du RDA, a quelque influence. Quand il le faut, on organise des incidents en utilisant les groupes de choc du PDG…

Après la lutte contre les autres partis et la neutralisation de la chefferie, le troisième objectif fondamental que poursuit Sékou Toure à la veille de l’indépendance, c’est, nous l’avons dit, l’africanisation des cadres. Une évolution susceptible de lui préparer le terrain pour régner en maître sur la Guinée. Premier aspect de cette africanisation: il faut remplacer les chefs destitués. Il convient en effet d’éviter toute rupture entre le gouvernement central et les populations rurales dans les activités quotidiennes de l’administration. Ainsi est-il décidé que le village deviendra à la place du canton la cellule de base de la communauté. Le chef du village representera l’autorité administrative, sera responsable du maintien de l’ordre, de la securité, de la justice, de la perception des impôts et de la correcte application des décisions gouvernementales. Il sera élu au suffrage universel pour cinq ans. A la suite des scrutins organisés entre les mois de février et avril 1958, le PDG, avec 98 % des voix, s’assure le contrôle total du pays. L’opposition n’existe desormais plus que de nom.

L’africanisation entraîne une compétition féroce pour occuper les postes disponibles avec toutes les implications négatives que cela comporte: recrudescence du regionalisme, du tribalisme, du nepotisme, et violation délibérée des règles démocratiques. Lors de cette phase, en 1957-1958, affirme Ansoumane Magassouba, alors membre du comité directeur du PDG de Youkounkoun, certains cadres ne combattaient presque plus les partis adverses ni ne se souciaient de la liquidation des derniers foyers de résistance [soit: sous l’influence de partis autres que le PDG]; ils s’entretuaient dans une lutte implacable pour les places.

Magassouba n’est pas le seul à s’inquiéter. Certains intellectuels, la plupart des étudiants, les lycéens, fortement influencés à cette époque par un groupement clandestin très actif d’obédience marxiste, le Parti africain de l’independance (PAI), partisan comme son nom l’indique de l’indépendance immédiate, s’indignent d’une certaine dérive affairiste, qui ouve, à leurs yeux, le manque de conviction de Sékou Touré, sont d’autant plus critiques que la rupture du PDG-RDA avec le PCF, la prise de distance avec la CGT et le ralliement … à la ligne réformiste préconisée par Houphouet-Boigny paraissent conforter leur analyse. Cette contestation trouve, et c’est encore plus important, des alliés au sein même du PDG, ou beaucoup de militants sont imprégnés d’une rhétorique marxiste qui donne du poids a leur argumentation politique. Toutefois l’audience des uns et des autres est circonscrite aux villes et ne touche en aucun cas la grande masse des Guinéens, pour laquelle Sékou Touré est déjà le sily, c’est-à-dire l’elephant en langue soussou. Sékou Touré ne prend cependant pas ce rejet de sa politique à la légère. Habile à profiter de toutes les opportunités, il sait que l’africanisation représente un outil pratique pour s’assurer de la fidélité des cadres du parti-fidelité non à des principes ou à une ligne politique mais au chef du parti. La contestation des puristes est donc intolérable et ne sera pas tolérée. Elle sera utilisée par Sékou pour se débarrasser d’un courant critique qui l’empêche encore de pouvoir contrôler sans partage le PDG. Soucieux d’éviter tout débordement sur sa gauche, il s’en prend notamment à la sous-section de Mamou, au syndicat des enseignants et aux étudiants. La sous-section de Mamou, qui regroupe de nombreux intellectuels radicaux, constitue alors, de l’avis général, l’avant-garde du PDG. Forte de cette position, elle entend maintenir la démocratie au sein du parti par l’application des principes sacres de la critique et de l’auto-critique. Ses dirigeants, y compris bien sûr Saifoulaye Diallo, ont pris l’habitude de faire des propositions concrètes chaque fois que la direction territoriale prend des décisions en violation des règles de fonctionnement du parti ou susceptibles de compromettre l’avenir. Elle a en particulier l’audace de se saisir de la décision tendant à attribuer aux conseillers territoriaux un salaire mensuel. De propositions en contre-propositions, elle demande qu’on s’en tienne au principe d’une simple indemnité de fonction. Il n’en faudra pas plus pour qu’on entende Sékou Touré tonner contre la sous-section de Mamou, la rappeler a l’ordre et même finalement la dissoudre en 1956.

Par un curieux hasard, la même ville de Mamou est choisie, presque simultanement, en août 1957, comme siège du congrès des deux syndicats les plus radicaux de Guinée, celui des cheminots et celui des enseignants. Le congres des cheminots met en cause le bilan politique et social du gouvernement en critiquant ses rapports avec le pouvoir colonial. Il défend egalement le principe de l’incompatibilité entre responsabilités politiques et syndicales. Ce qui est oublier, comme le lui rappelle bruyamment Sékou Touré, dans un article du journal du PDG, La Liberté, que la lutte syndicale est la lutte pour le pouvoir. Le syndicat des enseignants est tout aussi virulent, et souleve les mêmes questions.

Créé en 1945, ce syndicat, malgré les pressions du PDG, a refusé de se fondre dans l’Union syndicale des travailleurs guineens (USTG), qui veut regrouper tous les syndicats, et encore moins dans le PDG, qui l’invite à le rejoindre. Déjà, en 1955, lors du congrès de Kindia, ses militants s’étaient opposés avec succès à une tentative de prise de contrôle de la part du PDG et Sékou Touré avait dénoncé ce syndicat qui se cantonne aux partisans du BAG . Quand, à Mamou, les enseignants votent une motion condamnant l’attitude rétrograde du Conseil de gouvernement en matière d’enseignement, Sékou Touré le prend cette fois comme une injure personnelle. D’autant qu’il s’est donné la peine, pendant la durée du congrès, de publier un article dans La Liberté du 27 aout 1957 faisant état des principales réalisations de son gouvernement. Personne, pense-t-il, ne devrait trouver à redire au bilan gouvernemental ainsi dressé.

Le syndicat des enseignants, non content de rejeter l’action gouvernement issu de la loi-cadre, déclenche des hostilités qui culminent avec une menace de grève générale. Sékou Touré décide de réagir sans faiblesse. Il reduit les syndicalistes au silence et montre clairement où doit désormais se positionner tout mouvement syndical ou politique. Le mot d’ordre devient incontournable: il faut rallier le PDG-RDA ou disparaître en tant que force sociale. On le rappelle à chacun en permanence en utilisant la force s’il le faut. Les étudiants, autres éléments récalcitrants, ne tardent pas à se heurter au même autoritarisme. En juillet 1957, l’Union générale des etudiants guinéens (UGEG) organise un congrès à Conakry. Comme il fallait s’y attendre, l’UGEG, section territoriale de la FEANF, reprend les analyses et divers mots d’ordre de la centrale parisienne. Les étudiants vont ainsi critiquer Sékou Touré, son Conseil de gouvernement sur des points plus que sensibles. Ils exigent l’indépendance immediate et inconditionnelle, dénoncent l’affairisme et l’embourgeoisement. La réplique de Sékou Touré ne se fait pas attendre. Il désigne dans des discours les responsables de l’UGEG à la vindicte populaire, promettant de les tenir desormais à l’oeil. C’est sur ces entrefaites que survient la grève des élèves de l’Ecole normale de Kindia, immédiatement sanctionnée par la fermeture de l’établissement. C’est en vain qu’une délégation de l’UGEG tente de discuter dans la capitale sénégalaise avec Sékou, qui cumule les fonctions de grand conseiller de l’AOF à Dakar avec la vice-présidence du Conseil de gouvernement de Guinée. La rencontre avec les dirigeants étudiants, en effet, tourne court. Sékou Touré est décidé à les intimider et, de leur côté, les étudiants jugent l’occasion trop belle pour ne pas décocher quelques flèches. Excédé, le leader guinéen met fin très rapidement à l’audience en déclarant péremptoirement: &laqno; Ce n’est pas le ministre de l’Education qui est reponsable de la fermeture de l’école normale de Kindia, c’est moi. Cette école ne sera jamais plus rouverte. Allez écrire tout cela dans votre chiffon de journal 16. »

On peut donc voir jour après jour Sékou neutraliser ou abattre un à un les ennemis déclarés comme les simples opposants occasionnels. Toutefois la hargne qu’il met à aplanir son chemin ne l’empêche pas de s’emparer sans tarder de certains aspects du programme de ses pires adversaires quand il juge opportun de changer de cap ou quand il s’aperçoit de l’utilisation qu’il peut faire pour son propre compte des arguments qu’on lui objecte. Les étudiants ainsi seront pour le moins surpris de voir, en 1958, Sékou Touré subitement se ranger dans leur camp et devenir un des tenors les plus intraitables du combat pour l’indépendance totale et immédiate. On s’attendait plutôt à ce qu’il continue de s’aligner jusqu’au bout sur les thèses réformistes du RDA ou à ce qu’il s’accroche à son combat personnel pour un exécutif et un parlement fédéraux.

Nkrumah a-t-il fait de Sékou Touré un partisan de l’independance des avril 1957 ?

Cette conversion brusque reste quelque peu mysterieuse. Remonte-t-elle en fait à sa rencontre avec Kwame Nkrumah au mois d’avril 1957 à Abidjan ? Fut-elle la conséquence de la grande campagne lancée par le mouvement étudiant africain ? L’un et l’autre ont pu jouer leur rôle. Mais il est d’autant plus nécessaire de souligner celui des étudiants qu’une certaine historiographie l’occulte allègrement.

Selon le témoignage du Dr Charles Diane, alors responsable en vue du mouvement étudiant africain, le dernier congrès de l’Association des étudiants et élèves de Guinée tenu au Vox du 20 au 24 juillet 1958 marque un tournant décisif. Plus que jamais en étroite union avec tous les etudiants d’Afrique noire (le congrès est dirigé par le president de la FEANF), les jeunes et les travailleurs de Guinée, ce congrès décide en effet de lancer une vigoureuse campagne pour le Non malgré l’opposition du PDG. Deux immenses pancartes portant chacune un slogan résument le programme … :

Pour l’unité des jeunes travailleurs et des étudiants,
Contre la Communauté franco-africaine. Pour une communauté africaine.

Il est évident, précise Diane, qu’il s’agit non seulement de mobiliser l’opinion mais aussi et surtout d’amener les responsables guinéens à prendre position nette. Il est non moins évident que ces pancartes et les interventions au congrès sont dirigées contre les positions qu’on estime équivoques de Sékou Touré. Les rapports, les exposés, les discussions expriment avec une hostilité unanime des participants à toute solution autre que l’indépendance. Aussi apparaît-il que ce sont bien les etudiants qui, de façon officielle, au cours d’un congrès public avec la participation de délégués du PDG, prennent les premiers la décision de faire campagne pour le non, dès juillet 1958, conformément à tous les engagements antérieurs de l’ association, les responsables étudiants se mettent au travail afin de traduire dans les actes la résolution essentielle du congrès. Des thèmes de campagnes sont choisis, des conférenciers délégués dans chaque région, des affiches imprimées et envoyées dans chaque ville. Toujours selon le Dr Diane, l’unité des étudiants et des jeunes travailleurs est un fait acquis dès la fin du congrès. Cette … d’action a été décidée sans grande difficulté malgré les … d’abstention données à l’occasion par les dirigeants du PDG et l’obstruction parfois violente des comités locaux du parti majoritaire de Sékou Touré. Soutenue par démagogie par certains leaders du PRA, la campagne d’explication se développe sur une grande échelle. Elle permet de poser clairement le problème de l’indépendance et surtout de le démystifier aux yeux de la majorité des Guinéens, y compris maints responsables du PDG. Début septembre 1958, témoigne toujours le Dr Diane, les responsables étudiants et quelques dirigeants du PAI ont un entretien avec Sékou Touré dans sa mairie-résidence de Conakry. Le général de Gaulle avait alors fini son périple africain et Sékou Touré semblait encore obstinément accroché à ses espoirs de voir reviser certains paragraphes de la Constitution afin d’expliquer un éventuel réajustement de ses positions et de faire voter oui. Le président de la FEANF introduit la délégation étudiante et demande à Sékou Touré de bien vouloir expliciter la position de son parti face au referendum. Celui-ci fait une longue tirade sur les luttes du RDA et du PDG, puis, répondant à la question, il ajoute :

Nous avons proposé, lors de la rédaction du projet de Constitution, de prévoir la création à Dakar ou à Abidjan d’un exécutif fédéral, avec un gouvernement fédéral et un parlement fédéral. A cette demande rien de concret n’a encore été répondu par la métropole. Cela peut être pour nous un motif valable de répondre « non ». Seulement, ce n’est pas une question institutionnelle. C’est un problème de capacité d’exercer le pouvoir d’Etat tel qu’il résulterait d’un vote négatif. Voyez vous- même la Guinée pour ne parler que d’elle. Nous n’avons aucune infrastructure, nous ne savons même pas fabriquer une allumette, à plus forte raison bâtir des usines. C’est pourquoi nous suivrons le mot d’ordre qui sera adopté par le comité de coordination.

— Mais, monsieur le president, vous savez que Houphouet a déjà fait savoir que le RDA fera voter « oui ».
— Si telle est la position de la majorité, la Guinée votera « oui » car elle n’est pas mûre pour une indépendance dans de pareilles conditions; elle manque de tout: techniciens, cadres administratifs, etc.

— Si c’est la raison essentielle qui vous fait hésiter, nous sommes prêts à demander à tous les universitaires et progressistes africains de venir relever les cadres francais. Vous ne pouvez pas laisser passer une occasion aussi unique de creuser une brêche dans l’édifice colonial français.

Du moment que les gouvernements locaux actuels, issus de la loi-cadre, disposent d’une large autonomie, la brèche est déjà ouverte. Dans dix, quinze, vingt ans ou peut-être beaucoup plus tôt, nous serons en mesure de revendiquer comme l’indépendance totale. Pour le moment cela paraît aventureux.

Au cours de cette même conversation, Sékou Touré, d’après Diane, précise sa position sur la lutte de classes en affirmant notamment :

Quant à engager une action révolutionnaire sur la lutte de classes, c’est une erreur. Nous pensons qu’il faut abandonner la lutte révolutionnaire parce qu’elle correspond pas aux conditions et aux réalités africaines

et de conclure l’entretien, après un long développement philosophique dont il a le secret, Sékou déclare:

Je vous ai dit ma position et ma conviction profonde. En tout cas, et à moins d’un évènement extraordinaire, nous ferons voter « oui ». Vous êtes des marxistes, moi je pense que, dans le contexte present, il faut être réformiste, car j’ai la conviction que les masses ne prendront jamais les armes. Etant donne les retards accumulés du fait même du colonialisme, je ne pense pas que l’Afrique soit mûre pour l’indépendance. c’est pour cela que si j’ai une promesse ferme du général de Gaulle, je demanderai aux Guinéens de voter « oui ». Je ne vous cacherai pas, du reste, que j’ai pris des contacts dans l’entourage du général de Gaulle et de personnalités telles que Mitterrand etMendès France afin que soit rendue possible la position de l’exécutif avec un parlement fédéral.

Le Dr Diané pense donc que Sékou Touré et son entourage ont finalement plus suivi une impulsion circonstancielle qu’une option mûrement réfléchie pour l’indépendance immédiateIl n’en demeure pas moins, reconnaît-il,

que leur position a été déterminante pour la décennie et pour l’histoire de l’Afrique dite française. Cette position n’était pas au surplus dépourvue de courage, d’autant plus qu’elle leur imposait dans de brefs délais une revision déchirante des alliances, des habitudes et des problèmes auxquels ils n’etaient nullement préparés.

Si, par leur vigueur, les pressions estudiantines semblent avoir joué un rôle important dans le retournement tardif de Sékou, celui-ci pourrait également s’expliquer aussi, nous l’avons dit, par un certain désir d’imiter Nkrumah. Alors que les dirigeants de l’Afrique occidentale française (AOF) en sont encore à débattre de la qualité des relations entre la France et ses colonies, Nkrumah rompt le 6 mars 1957 tout lien avec l’ancienne puissance tutélaire, la Grande-Bretagne, en ne maintenant qu’une vague appartenance au Commonwealth. Mieux, le président ghanéen nourrit un grand dessein: il souhaite la construction des Etats-Unis d’Afrique noire, qui constitueraient une nouvelle grande puissance sur l’échiquier mondial, indépendante politiquement et économiquement et non alignée. Cette prise de position, manifestement, impressionnera Sékou même si, à court terme, elle ne semble pas modifier ses plans. Quelles qu’aient été en définitive les influences subies, Sékou Touré saisit donc la chance qui lui est offerte de prendre une longueur d’avance par rapport à l’Ivoirien Houphouet-Boigny et au Senegalais Leopold Sedar Senghor sur le chemin de la lutte pour l’indépendance. Sa grande entrée dans l’histoire se prépare. Mais n’anticipons pas.

Chapitre 4
LE TRIOMPHE (1958-1959)

La pièce dont Sékou Touré sera finalement le héros triomphant s’est déroulée en plusieurs actes. Certains parmi ceux que nous avons déjà évoqués se jouent sur la scène guinéenne. D’autres prennent place dans un décor plus large, sur la scène internationale. Ainsi en est-il de celui, essentiel, qui a lieu en septembre 1957 à Bamako, à l’occasion du même congrès du Rassemblement démocratique africain (RDA). A l’occasion de cette réunion cruciale du mouvement nationaliste, Sekou réussit on ne peut mieux son entrée en apparaissant à la tribune, non pas vêtu comme d’habitude de l’un de ses élégants costumes trois pièces, mais drapé dans un grand boubou, la tête coiffée d’une toque folklorique qui ne doit pas grand-chose aux traditions guinéennes mais qui semble parfaitement symboliser les retrouvailles avec l’identité africaine. Il est pourtant vite obligé de se montrer, provisoirement du moins, plus discret. C’est à l’hôpital général de Bamako, en effet, que les reporters se rendent pour enregistrer son intervention.

Il s’y trouve hospitalisé car avant le début effectif des travaux du congrès, il a reçu une jeune femme venue lui apporter à manger… et il s’est brisé une côte en pourchassant dans les escaliers la charmante visiteuse plutôt indifférente à ses avances.

Ce discours enregistré est très intéressant pour répérer à quel point sa pensée évoluera au cours de la période qui se situe entre la rencontre avec Nkrumah et la décision de choisir l’indépendance de la Guinée. Il n’est pas question, affirme-t-il alors avec conviction, d’engager l’Afrique noire dans un mouvement d’indépendance.Unissons-nous pour servir l’Afrique et la rendre plus fière de son union avec laFrance ! […]

Sékou Touré remet en personne à de Gaulle le memorandum très modéré du RDA en Juillet 1958.

Bernard Cornut-Gentille peut être satisfait de son protégéHouphouet-Boigny a moins de raisons de s’en féliciter. Car un débat oppose de bout en bout les deux hommes, à Bamako, à propos de l’opportunité de créer un exécutif fédéral à Dakar. Sékou Touré, comme Senghor au moment de l’adoption de la loi-cadre, plaide maintenant pour l’unité de l’AOF comme de l’AEF. Chacune des deux serait dirigée par un exécutif fédéral démocratise, autonome et qui traiterait sur un pied d’égalité avec la métropole pour constituer un Etat fédéral franco-africain. Houphouet, il est vrai, responsable d’une Côte d’Ivoire qui verse au budget de l’AOF des sommes supérieures à celles qui lui sont allouées, demeure en revanche opposé à l’idée de fondre son pays dans un grand ensemble. Finalement, après que le fondateur du RDA ait été mis en minorité plusieurs fois en quatre jours, le congrès se sépare sur un compromis. Et Sékou Touré, qui se fait transporter de son lit d’hôpital pour prendre part à la dernière séance, est élu vice-président du Rassemblement: adjoint, dauphin et déjà rival de l’Ivoirien.
A vrai dire, l’antagonisme Houphouet-Sékou Touré n’est encore à ce stade que latent puisque le Guinéen s’en tient à la défense d’une communauté franco-africaine. C’est ainsi qu’au début de l’année 1958, au plus fort de la guerre d’Algérie et à l’heure du bombardement de Sakiet Sidi Youssefpar l’aviation française, qui cherche à atteindre une base arrière du Front de libération nationale (FLN), on peut entendre Sekou se faire l’avocat d’une communauté France-Afrique, d’élément d’équilibre et de paix dans le monde !
Y a-t-il déjà un premier changement d’attitude chez Sekou juin 1958, quand l’Assemblée nationale française est appelée à se prononcer pour ou contre l’investiture de Charles de Gaulle ? On ne saurait le dire avec certitude. Toujours est-il que si onze deputes africains votent l’investiture,Sékou Touré et Saifoulaye Diallo s’abstiennent, ainsi que Diawadou Barry et Leopold Sedar Senghor. De Gaulle, à peine investi, doit s’attaquer d’urgence à la question lancinante des rapports entre la France et ses colonies. N’oublions pas que la France entière a craint le pire avec les velléités putschistes de son armée le 13 mai 1958, que la guerre d’Algérie bat plus que jamais son plein et que chacun pense que la situation concrète des autres colonies ne saurait demeurer telle quelle. Il est bientôt question d’élaborer une nouvelle constitution française. Le général de Gaulle confie à Michel Debré, garde des Sceaux, le soin de préparer un projet qui sera soumis par voie de referendum au peuple de France et aux populations d’outre-mer. On crée à cet effet, sous le contrôle direct du général de Gaulle, un comité interministériel, composé de Guy MolletLouis Jacquinot,Pierre Pflimlin et Felix Houphouet-Boigny, pour examiner la question des futurs rapports de la métropole avec la France d’outre-mer. Avant la mise au point du projet constitutionnel par le comité interministériel, les partis africains se réunissent pour exposer leur point de vue. Ce dialogue entre partis africains aboutit le 18 juillet 1958 à un memorandum plutôt modéré, remis par Sékou Touré au général de Gaulle en personne. C’est à la suite de cette démarche que le général de Gaulle réunit un comité consultatif constitutionnel, composé de représentants de l’Assemblée nationale, du Sénat et de personnalités indépendantes et présidé par Paul Reynaud. Il aura pour tâche de donner un avis sur le projet constitutionnel établi par le général de Gaulle avec la collaboration du comité interministériel.
Au cours d’une des séances de travail de ce dernier comité, une profonde divergence de vues avait opposé Felix Houphouet-Boigny et ses collègues métropolitains Michel DebréGuy MolletLouis Jacquinot et Pierre Pflimlin. Houphouet exige en effet que soit inscrit dans la Constitution le droit à l’indépendance. Le général de Gaulle finit par trancher la question, après une suspension de séance, en appuyant la ferme position prise par Felix Houphouet-Boigny. Le droit à l’indépendance figurera dans la nouvelle Constitution, et c’est ce qui permettra à la France de couper avec la Guinée après son vote négatif au referendum du 28 septembre 1958.
Ainsi vont les tractations vues de la métropole. Que se passet-il alors dans les territoires d’outre-mer, les principaux intéressés à l’évolution en cours ? Les deux plus importantes formations politiques d’Afrique noire farouchement opposées sur le terrain sont

  • le Parti du regroupement africain (PRA) présidé par Léopold Sédar Senghor et
  • le Rassemblement démocratique africain (RDA) qui a pour leader Felix Houphouet-Boigny.

Elles soutiennent des thèses contradictoires voire nettement tranchées et chacune des deux assiège le général de Gaulle pour faire triompher son point de vue sur l’avenir de l’Afrique.

La position du PRA est clairement exposée lors de son congrès tenu à Cotonou du 25 au 27 juillet 1958 . Fortement poussé dans cette voie par la délégation nigérienne dirigée par Djibo Bakary, vice-président du Conseil de gouvernement à Niamey, des personnalités influentes du moment comme les sénégalais Ly AbdoulayeMahtar M’Bow ou Mamadou Dia, les étudiants de la FEANF, le congrès se prononce pour l’indépendance immédiate. Cette résolution nette et radicale, populaire, est accueillie avec enthousiasme, mais les instances dirigeantes du PRA vont tenter de transiger en confiant à Leopold Sedar Senghor et à Lamine Gueye le mandat de défendre les résolutions du congrès de Cotonou devant le comité consultatif constitutionnel à Paris. Tandis que les deux parlementaires sénégalais tentent de trouver une solution de juste milieu, à savoir la reconnaissance droit à l’indépendance mais assorti de délais d’application raisonnables, les partisans du RDA ne se tiennent pas pour battus. Houphouet-Boigny se précipite à l’hôtel Matignon pour faire valoir devant de Gaulle ses arguments en réfutant les conditions du PRA. Si l’on veut exorciser le démon de l’indépendance, explique Houphouet, c’est tout de suite qu’il faut ….r obligeant les territoires et les dirigeants à choisir immédiatement entre la République federale franco-africaine et la Fédération. Pour affermir sa position et même tenter une démonstration de force, Houphouet réunit autour de lui à Paris les secrétaires généraux de toutes les sections territoriales du RDA.
Nous sommes le 3 août 1958 et à la suite de cette grande réunion du comité de coordination, organe directeur du mouvement, les élus du RDA seront reçus le 5 août par le général de Gaulle. Pour flatter Sekou… et l’inciter à être solidaire des positions du mouvement, ses collègues le chargent d’exposer leur point de vue modéré qui préconise une autonomie com… ni exécutif fédéral ni a fortiori indépendance immediate. Le député-maire de Conakry, bien qu’il n’ait pu faire triompher ses vues, s’acquitte de sa mission avec une parfaite loyauté au nom de l’unité du RDA. Mais dès le lendemain Sékou Touré, maladroitement écarté sous l’influence d’Houphouet du groupe de travail chargé de l’outre-mer au comité consultatif constitutionnel, estime qu’il n’a plus rien à faire à Paris. Il choisit de partir le 7 août, la veille même du jour où de Gaulle doit prononcer une allocution capitale devant le comité constitutionnel. Sekou entend montrer ainsi que désormais, il se désintéresse du débat. En réalité c’est un homme mortifié qui a pris l’avion de l’Union aéronautique de transports (UAT), après une ultime soirée parisienne au cabaret Keur-Samba, en compagnie d’une amie française, Monique Cazaux, animatrice du cercle France-Afrique. Sur le chemin du retour, il s’arrête à Dakar, pour se concerter avec ses amis de l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (UGTAN), qui a remplacé en 1957 la CGTA après la rupture avec la CGT. Suit l’intermède qui va avoir pour les relations franco-guinéennes les conséquences les plus graves et les plus fâcheuses.
Interrogé par Léopold Sedar Senghor sur les conséquences qu’aurait une réponse négative d’un territoire africain au referendum sur la Constitution, le général de Gaulle a répondu devant le comité consultatif constitutionnel:
Eh bien ce territoire aura fait secession, il sera alors considéré comme étranger, et la France saura tirer toutes les conséquences de ce choix. A Dakar, dans le studio qu’il occupe au premier etage de l’hotel du Grand Conseil, Sékou Touré est informé de cette petite phrase du général.
Déjà déçu puisqu’il a toute raison de penser que les thèses d’ Houphouet-Boigny seront préférées aux siennes, c’est alors qu’il envisage une rupture qui laverait le camouflet reçu à Paris. Il prend pour lui, personnellement, l’allusion faite par le général de Gaulle devant Senghor au sujet d’une éventuelle sécession. Qui d’autre pouvait-on viser que l’enfant terrible du RDA qu’on savait mécontent ? Une impression qui se con firme lorsqu’il écoute sur Radio-Dakar le compte rendu de la séance du comité consultatif constitutionnel. Après avoir résumé l’économie du projet constitutionnel, de Gaulle arrive au cur du débat: &laqno; Bien entendu, et je le comprends, on peut avoir envie de la sécession. Elle impose des devoirs. Elle comporte des dangers. L’indépendance a ses charges. Le référendum vérifiera si l’idée de sécession l’emporte. Mais on ne peut concevoir un territoire indépendant et une France qui continuerait de l’aider.
Quand un reporter de Radio-Dakar lui propose, à chaud, de commenter la déclaration de De Gaulle, Sékou, prudent, lui demande d’attendre qu’il ait eu connaissance du texte intégral. A lire la déclaration que le leader guinéen rédige le lendemain, on comprend.

Allons, mon petit, ne vous faites pas de mauvais sang ! Si nécessaire on leur serrera la vis !

Pendant qu’il a été exaspéré par la menace de De Gaulle et que ce qui s’est passé à Dakar a été crucial pour l’évolution de sa position :

Mon amour-propre pour la dignité de l’Afrique, écrit-il, a été choqué. On nous dit que nous pouvons prendre l’indépendance, mais que ce sera avec toutes ses conséquences. Eh bien je réponds, moi, que ces conséquences ne sont pas seulement africaines. Elles peuvent être aussi francaises. Si le texte constitutionnel ne comporte pas le droit à l’autodétermination et à l’indépendance, même si tous les territoires étaient d’accord pour l’adopter, la Guinée rejetterait le projet.

Et de l’avis de l’immense majorité des Guinéens, elle aurait bien fait. Parce que l’on vivait, ces semaines-là, une telle accélération de l’histoire qu’il était devenu alors impensable que l’on en restât, comme il en était question, à la loi-cadre de Gaston Deferre, fût-elle améliorée. Il fallait en outre compter avec cette procédure du référendum, qui est des plus solennelles, d’autant qu’elle etait appliquee pour la premiere fois en Afrique noire. Chacun se disait que l’engagement a prendre en septembre 1958 scellerait, et pour longtemps, le destin des territoires. Il ne fallait en tout cas pas se tromper: une erreur d’appreciation pouvait fermer la porte a toute ouverture sur une Afrique souveraine. Sékou Touré ne manque donc pas alors d’arguments. D’ailleurs son point de vue est tout a fait partage par Leopold Sedar Senghor et Bakary Djibo.
A Paris, les métropolitains qui ont une certaine connaissance de l’Afrique s’inquiètent. La revue économique Marchés Tropicaux reproche à la déclaration de De Gaulle d’avoir posé sans nuance les termes de l’alternative, au risque d’imposer aux Africains une pression morale intolerable, et reclame &laqno; une solution dans laquelle, effectivement, chaque territoire se sentirait libre […]. Marchés Tropicaux, on s’en doute, n’a pas la réputation d’exprimer les points de vue les plus novateurs. Les critiques et suggestions publiées dans son numéro du 16 août 1958 n’en sont que plus significatives de l’inquiétude des milieux d’affaires et des maisons de commerce. Elles seront d’ailleurs prises en considération.
Le 19 août, de Gaulle accepte d’introduire deux amendements proposés par le comité consultatif constitutionnel. Le premier prévoit qu’un territoire d’outre-mer qui aura voté oui, c’est-à-dire choisi l’adhésion à la Communauté, pourra quand même ultérieurement opter pour l’indépendance. Ce qui devait désamorcer la charge d’infamie contenue dans le terme secession, qui avait été utilisé avec toute l’intonation péjorative que sait y mettre de Gaulle; et ce qui ôte, a priori, son principal argument à Sekou. Le deuxième amendement stipule que les territoires pourraient entrer dans la Communauté groupes ou non entre eux, ce qui introduisait la possibilité d’une fédération au niveau de l’AOF, la décision relevant de l’initiative des assemblées locales. Une évolution qui, là encore, aurait dû satisfaire le leader guineen. Le Sénégal et le Soudan (Mali actuel), deux ans plus tard, useront d’ailleurs de cette dernière possibilité quand ils décideront de constituer ensemble l’éphémère Fédération du Mali.
On peut imaginer la satisfaction qu’aurait éprouvée Sekou Toure si ces deux amendements avaient été introduits grâce à son intervention. Et l’on mesure par là même l’erreur commise par Houphouet-Boigny le jour où il a décidé d’écarter le leader guinéen du comité consultatif constitutionnel. Au festival des vanités, de Gaulle, Houphouet et Sékou Touré ont alors rivalisé de coquetterie. C’est donc sur un fond de bouderie que va s’engager, au moment où tout aurait du s’arranger, le dialogue de sourds entre Conakry et Paris.
De Gaulle n’a encore rien dit officiellement de la modification essentielle apportée à son projet. Il entend en reserver la primeur aux Africains à l’occasion du discours qu’il prononcera à Brazzaville, lors de la tournée africaine qu’il entreprend du 20 août au ler septembre. Celle-ci le conduit d’abord à Tananarive, où il annonce que les membres de la Communauté seraient des Etats, puis à Brazzaville, où il proclame ***tonc que les territoires africains auront le droit à l’indépendance, et enfin a Abidjan, Conakry et Dakar.
A l’origine, l’arrêt à Conakry n’est pas prévu au programme; il est décidé in extremis sur l’insistance de deux hommes, Bernard Cornut-Gentille etDiallo Telli.
L’ancien haut-commissaire et le secrétaire general de l’AOF sont l’un et l’autre convaincus que tout peut encore s’arranger entre de Gaulle et Sekou, pourvu qu’ils aient une conversation franche. Mais de Gaulle n’a pas l’intention d’aller au-delà des dernières concessions qu’il a faites. A Cornut-Gentille qui s’inquiète, il repond: Allons, mon petit, ne vous faites pas de mauvais sang, si c’est necessaire on leur serrera la vis
De Gaulle, c’est Jupiter. Sekou, lui, c’est Achille. Il s’est terré sous sa tente. A-t-il eu seulement connaissance de la proclamation de Brazzaville ? L’a-t-il lue ? Probablement oui, mais il n’en laisse rien paraitre. Quelques heures avant l’arrivée du général, il discute avec le gouverneur Jean Mauberna, qui le lui avait demandé, du discours qu’il doit prononcer devant l’Assemblée en présence de son hôte. Il réclame au dernier moment que Gabriel d’Arboussier, sécrétaire general du RDA et futur ministre sénégalais, se joigne à eux. Tous trois, épaule contre épaule, pèsent chaque ligne du texte prépare par le leader guinéen. A un moment, d’Arboussier sursaute: Tu retardes. Tu réclames le droit à l’independance: tu l’as depuis Brazzaville ! Sekou modifie son projet de discours. Mais son visage est fermé.

L’accueil reserve au général est pourtant des plus chaleureux : Recevons-le mieux que Vincent Auriol, ordonne le chef du PDG à son ministre de l’Intérieur, Fodeba Keita. Les enfants des écoles, les travailleurs, les fonctionnaires, sont mobilisés. Les présidents des sections PDG de Conakry et de sa banlieue ont reçu la consigne de montrer l’emprise du parti sur les masses.

La foule crie: Sily ! Sily ! Sily ! De Gaulle ignore encore que Sily, c’est Sékou Touré

Ce 25 août, en fin d’après-midi, sur tout le parcours menant de l’aérodrome à Conakry, le parti a réuni la population. Chaque groupe est vêtu de boubous et turbans de couleur uniforme. Tam-tams et balafons, chants et danses, de Gaulle est reçu en triomphe. Comme un empereur, pense-t-il dans la voiture découverte qui passe entre deux vagues humaines scandant Sily, Sily, Sily. De Gaulle ignore à cet instant que Sily, c’est Sekou. Un Sekou qui partage sa voiture mais non son pouvoir. La Guinée, c’est lui. De Gaulle, donc, ne se pose pas de questions. Il prend pour lui l’enthousiasme populaire. Et quoi de plus sincère que cet enthousiasme d’une population qui sait sa dignité retrouvée en tout état de cause, qui ne doute pas qu’elle touche au port de la liberté recouvrée, qui mêle dans une même admiration la sagesse du vieux chef gaulois et la pugnacité du jeune chef africain. C’est un moment magique.
De Gaulle est ravi de l’accueil de Conakry, encore plus extraordinaire que celui d’Abidjan ou de Brazzaville, pourtant des plus éclatants. Et c’est ce peuple qui dirait non à la France ? Il ne peut pas le croire. L’hostilité de Sekou à son projet constitutionnel n’est qu’un mouvement d’humeur déjà passé ou presque. Il suffirait d’un geste, pense de Gaulle, se tournant vers le Sily:
-J’espère que ce sera aussi bien à Dakar.
– Je le souhaite, mon général, et j’espère d’ailleurs voir la réception de mes yeux car je dois me rendre à Dakar demain.
– Alors, mon cher président, dit de Gaulle paternel, faites-moi le plaisir de prendre place dans mon avion personnel.

Arrivé au palais du gouverneur, le général demande à Mauberna:
-Eh bien, monsieur le gouverneur, que pensez-vous des résultats du referendum ici ?
– La réponse sera celle que voudra
 Sékou Touré. Quelle que soit sa décision ce sera du 95 %. Je ne crois pas que cette décision soit prise
Le gouverneur se trompe. La décision est prise. Quand il est rentré de Dakar, Sekou est toujours sous le coup de l’humiliation. Il est également convaincu que le Sénégal et le Niger voteront non. Il rédige dans ce sens le texte du discours qu’il doit prononcer. Un texte, nous dit Bela Doumbouya, reponsable du PDG alors présent, qui indique la volonté de la Guinée de choisir l’indépendance. Et dans des termes si violents que la réunion des cadres qui l’examine en première lecture demande qu’il soit moins provocateur. Une commission est constituée pour l’assouplir. Sekou s’est engagé devant les dirigeants du parti à choisir l’indépendance immédiate, comme le Ghana et le Togo. Il ne sera pas seul: Senghor, Djibo, c’est sûr, l’accompagneront. A eux trois, pense-t-il, ils seront en position assez forte pour atténuer le choc. En attendant, les Guinéens auront compris qu’ils ont un chef digne de ce nom.

Après tout, ils ne sont pas si nombreux, ceux qui ont tenu tête victorieusement au général ! Sékou Touré revêt le boubou blanc et la toque de feutre qui representeront désormais les attributs de son pouvoir. C’est à pied, depuis le palais du gouverneur, qu’il accompagne de Gaulle jusqu’à l’Assemblée nationale [territoriale]. La salle est comble de militants venus assister au défi que doit lancer leur chef.
Le leader guineen n’a pas prononcé trois phases, raconte Jean Lacouture qui assistait au spectacle dans la tribune de presse, que l’on sent qu’il va se passer quelque chose. Ce n’est pas tourné vers son hote, qu’il parle, mais vers la foule. Et la foule, au fond de la salle, c’est une masse de militants d’où monte une puissante rumeur et qui salue d’ovations frénétiques chacune des formules où l’orateur met en cause le système colonial ou évoque l’avenir de l’Afrique. Et surtout celles-ci: Nous préferons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage, ou encore: Nous ne renoncerons pas et nous ne renoncerons jamais à notre droit légitime et naturel à l’independance. Ce texte insignifiant pour les Français qui en avaient pris connaissance, et qui, relu aujourd’hui, paraît presque modéré, le ton âpre, passionné, polémique, les « ports de voix », l’attitude altière de Sékou Touré et plus encore l’echo que lui faisait la masse groupée au fond de la salle, en firent une philippique. Prononcée face à l’homme âgé, chargé de gloire et habité d’idées généreuses, qui représente la France et qui est l’hôte de la Guinée, elle ne laisse pas de provoquer, chez les moins chauvins des auditeurs francais, un lourd malaise. Sekou a voulu montrer à de Gaulle qu’il n’était pas son féal, un vassal complaisant. Emporté par sa fougue, chauffé par l’assistance, il dresse un réquisitoire contre la métropole plutôt qu’il ne présente un plaidoyer. De Gaulle est piqué au vif. On n’a jamais parlé à la France avec une telle hargne, une telle véhémence. Pour un homme de sa génération, l’outrage dépasse les bornes. Il répondra, certes, mais avec hauteur: On a parlé ici d’indépendance. Je le dis ici, plus haut encore qu’ailleurs, que l’indépendance est à la disposition de la Guinée. Elle peut la prendre en disant « non » la proposition qui lui est faite et dans ce cas je garantis que la métropole n’y fera pas obstacle ! 
Il n’y a plus de mon cher président. En une demi-heure, ce 25 août 1958, le sort des relations franco-guinéennes vient de se jouer sur des humeurs, sur des fautes de psychologie, sur des impolitesses. De Gaulle évitera dorénavant de prononcer le nom de Sekou Toure. A peine a-t-il regagné le palais du gouverneur, raconte Georges Chaffard, qu’il réunit dans le bureau du gouverneur MM. Cornut-Gentille, Messmer et Mauberna: Messieurs, voilà un individu avec lequel nous ne pourrons jamais nous entendre. Nous avons plus rien à faire ici. Allons, la chose est claire : le 29 septembre au matin, la France s’en ira. Et comme les trois personnages, interloqués, esquissent une timide réfutation, le général tranche: La Guinée, messieurs, n’est pas indispensable à la France. Qu’elle prenne ses responsabilités.
Mais que fait Sékou Touré au même moment ? Il recueille les fruits de son triomphe, au milieu de ses camarades du parti qui le congratulent. Avec un brin d’inquiétude qui tempère l’admiration que l’on peut éprouver pour celui qui a osé et qui n’en est pas tombé foudroyé. En attendant, de Gaulle lui fait dire qu’il n’y a pas de place pour lui dans la Caravelle présidentielle. Bernard Cornut-Gentille et Messmer lui font savoir que, contrairement à ce qui était prévu, ils ne passeront pas la nuit sous son toit. Les bagages de ces deux personalités sont récupérés chez lui, en son absence. Le lendemain matin, sous une pluie battante, Sékou Touré accompagne de Gaulle àa l’aéroport. Les deux hommes ne desserrent pas les dents. La veille au soir, le Guinéen avait demandé audience au général; il avait refusé de le recevoir.
Une dernière tentative sera faite, avec la complicité de Bernard Cornut-Gentille, à Dakar. L’ancien haut-commissaire de l’AOF a envoyé son avion personnel à Conakry pour que Sékou Touré puisse se rendre dans la capitale sénégalaise comme il l’avait prévu. A Dakar, les deux hommes s’entretiennent ensemble toute la nuit. Maintenant, la position guinéenne est définitivement arrêtée: la Guinée se fédèrera avec les autres pays de la région pour créer une AOF indépendante dotée d’un exécutif indépendant. Et l’AOF formera avec la France, l’AEF et Madagascar une confédération. En cas de refus de De Gaulle, la Guinée indépendante fera cavalier seul. Peut-il expliquer sa position au général ?
Une fois de plus, de Gaulle refuse de le recevoir. Et Bernard Cornut-Gentille est en train de se dire que ce Sékou Touré qui lui doit tant, dont il se portait garant, a trahi sa confiance. Pour sa part, de Gaulle a décidé de laisser agir Félix Houphouët-Boigny. Réunis à Paris, les membres du bureau du RDA convoquent Sékou Touré, qui refuse de se déplacer: il n’admet pas les termes d’un communiqué du parti critiquant ses positions et réaffirmant qu’aucun dirigeant du RDA, isolé ou groupé, n’est habilité à faire des déclarations qui ne seraient pas dans le sens de la décision de notre réunion du 3 août . Le leader guinéen vient de rompre les ponts avec le Rassemblement. Il ne se rendra même pas à Abidjan aux obsèques d’Ouezzin Coulibaly, l’homme qui, mandaté par le RDA, l’avait aidé à mettre sur pied le PDG en Guinée.
La présence d’émissaires du RDA venus à Conakry assister à la conférence territoriale du PDG n’empêche pas le vote, le 14 septembre, d’une motion confirmant à l’unanimité le mot d’ordre de son secrétaire général: Nous voterons « non » à une Communauté qui n’est que l’Union française rebaptisée, c’est-à-dire la vieille marchandise dont on a changé l’étiquette. Nous voterons « non » à l’inégalité; nous voterons « non » à l’irresponsabilité. A partir du 29 septembre, nous serons un pays indépendant .
Le Sily reste tout aussi intransigeant quand Senghor lui fait expliquer par Mamadou Dia peu avant le référendum la complexité du problème économique sénégalais qui l’oblige à renoncer au « non » en faveur du « oui ». Le saut dans l’inconnu se fera seul, mais il se fera.
En fait, les Guinéens ne croient pas réellement au risque de sanctions économiques, et encore moins à une cessation de l’assistance technique, alors que le Maroc et la Tunisie, qui aident le FLN algérien, en bénéficient toujours. A quatre jours du referendum, quand le gouverneur Mauberna, en présence de Saifoulaye Diallo, met en garde Sékou Touré contre un retrait immédiat de l’aide française, il rit, incrédule. Pourtant, les avertissements se font de plus en plus pressants: entre le 20 et le 23 septembre, le président français de la chambre de commerce de Conakry, accompagné du president des Français libres de Guinée, a fait un voyage à Paris dans l’espoir de fléchir de Gaulle. En vain. Et le gouverneur Mauberna a même reçu l’ordre de quitter le pays le 26 au plus tard. Le gouvernement français est bien décidé à casser.
Ce n’est que le 24 septembre que les Guinéens s’inquiètent sérieusement. Sékou Touré se rend avec une délégation du PDG chez le gouverneur. Il lui demande de prévenir Paris que la Guinée souhaiterait signer des accords d’association avec la Communauté dès le lendemain du referendum comme l’article 88 du projet constitutionnel le permet. Paris ne le souhaite pas.

Sékou Touré fume sans arrêt des Gitanes ou des Gauloises son dernier lien avec la France.

Deux jours plus tard, c’est le fameux 28 septembre 1958.
Le referendum se déroule dans le calme. Chacun sait que les jeux sont faits. Le matin, un haut fonctionnaire français, M. Risterucci, est arrivé de Dakar avec, dans sa serviette, les notifications à faire au gouvernement guineen sitôt proclamés les résultats. Ceux-ci, conformes aux previsions, ne sont annonces officiellement que le 2 octobre. Sur 1405 986 inscrits et 1 200 151 votants, le non s’impose avec 1 130 292 bulletins contre 56 959 oui.
M. Risterucci délivre alors la note du gouvernement français aux nouvelles autorités guinéennes. Sékou Touré apprend que les fonctionnaires français vont être rapatriés, que les investissements doivent être interrompus, que l’aide financière au budget guinéen sera supprimée. Selon un témoin, le journaliste du Monde Andre BlanchetSékou Touré donnait l’impression d’un homme plutôt fébrile, contracté, peut-être inquiet mais n’adoptant ni une attitude de défi, ni la marque du désespoir.
Un autre journaliste constatait le même jour: La réponse, donnée par la Guinée de Sékou Touré à la France heurte la grande majorité des Français attachés à la coopération à long terme entre leur pays et l’Afrique parce que, contrairement à ce qu’affirme le premier président guinéen, elle n’atteint pas seulement le général de Gaulle ou son projet de constitution communautaire mais elle signifie l’abandon d’une certaine conception de la coopération inter-raciale et supra-nationale au bénéfice du nationalisme le plus étroit. Cette rupture guinéenne a quelque chose d’injuste et de démesuré. C’est un geste moins héroique qu’inutilement politique.Mais ce geste, c’est celui qui a, pendant quelques annees, propulsé Sekou Toure aux sommets de la gloire, non seulement en Afrique mais dans le monde entier.
La Guinée a voulu le divorce ? Elle l’aura. Mais sans pension alimentaire, dit-on alors à Paris. S’agissait-il de punir un enfant rebelle ? Ou de montrer à tous les autres pays de l’Afrique francophone, à ceux qui avaient dit oui qu’ils avaient eu raison de faire le bon choix ? En tout cas, aux offres de coopération immédiates du gouvernement guinéen, Paris répond sur papier sans en-tête, sans signature, ou par de simples accusés de réception. Quand Paris répond. Les instituteurs et les professeurs français*** cours à Conakry ou dans les provinces, après les grandes vacances, sont priés de débarquer à l’escale de Dakar. Aux techniciens du secteur privé, on dit qu’ils sont libres de travailler en Guinée, mais sans la moindre garantie de l’Etat français. Les banques coupent tout crédit, les pensions des anciens combattants ne sont plus versées. Sur place, le palais du gouverneur a été vidé de ses meubles, le téléphone arraché. Les dossiers que les fonctionnaires francais ne pouvaient emporter ont été brûlés. Les formulaires des PTT ont été jetés à la mer. Les responsables du chemin de fer sont partis. Les formules de fabrication ont disparu de l’usine de Seredou, qui fournissait la quinine.
On ne peut pas dire que la France officielle se soit retiréee avec élégance. Sékou Touré, lui, est vite abattu. Il s’attendait tout sauf à une telle réplique: Tous les Guinéens savent, et ses proches plus que personne, écrit alors Georges Chaffard, que Sékou Touré a frisé la depression lorsque, à la suite d’un incroyable carrousel de notes diplomatiques, verbales, officieuses, officielles, il se heurta à un « non » definitif du gouvernement français de lui lancer sa bouée de sauvetage d’une association avec la France et la Communauté. Il reste prostré dans le palais du gouverneur, pratiquement inhabitable mais qui a été si longtemps sa suprême ambition, fumant cigarette sur cigarette, de ces Gitanes dont il dira plus tard qu’elles sont mon dernier lien avec la France. Il est si lent à comprendre la réalité qu’il retarde la publication des premières reconnaissances officielles, celles du Liberia et du Ghana, dans l’espoir d’obtenir celle de jure de la France, antérieurement à tout autre. Le gouvernement français avait opté pour une sorte de quarantaineCamara Faraban, alors un des conseillers les plus écoutés de Sékou Touré, nous a raconte comment, pendant les huit premiers jours de l’indépendance, lui et quelques uns de ses amis ont du soutenir le moral chancelant de leur chef et lui montrer qu’il existait d’autres issues que la France.

Et c’est ainsi que se forgea soudain le mythe du nationaliste intransigeant dont la lucidité, le courage, l’abnégation avaient fini par vaincre le colonialisme francais. L’homme qui pendant des années avait fini par s’installer dans le confort somme toute enviable d’un parlementaire de la métropole va dorénavant se forger l’image d’un révolutionnaire conséquent, parvenu à ses fins au terme d’un combat sans merci.

Peux-tu me dire si le texte que tu as remis à de Gaulle contenait le mot d’independance.

Trente ans après les événements de Guinée, qu’en dit le président Houphouët-Boigny, témoin privilégié, à défaut d’être neutre, de toute l’affaire ? Un entretien de ce dernier avec l’historien ivoirien Jean-Noël Loucou, publié dans le quotidien abidjanais Fraternité-Matin du 19 avril 1986, apporte un éclairage intéressant. D’après ce récit, Sékou Touré apparaît surtout comme un homme pressé de jouer un rôle à tout prix, quitte à tromper tout le monde. S’agissant du mémorandum remis par Sékou Touré à de Gaulle, Houphouët assure qu’il ne prônait pas l’indépendance, contrairement à qui sera affirmé plus tard à Conakry: Le mémorandum [de 1958] ne contenait pas le mot d’indépendance. Quand je me rendis en visite à Faranah [à la fin des années soixante-dix], je dis à Sékou: 
– « Je me suis tu jusqu’ici sur cette question de l’indépendance. Mais peux-tu me dire puisque nous sommes entre nous si le texte que tu as remis à de Gaulle contenait le mot d’indépendance ? » Ce mot n’y figurait pas comme je viens de le dire
. Selon Houphouët, le général n’avait accepté d’abord qu’un seul amendement au texte de la future Constitution, celui relatif à la révision quinquennale des accords de la Communauté. C’est au moment où plus personne ne s’y attendait qu’il avait cédé sur le point de l’indépendance, en demandant à Michel Debré de l’inscrire expressément dans le texte constitutionnel.

Malraux, le ministre français de la Culture, et Houphouet avaient été chargés d’aller expliquer le texte ainsi adopté dans des meetings à Paris. De Gaulle pour sa part avait décidé d’aller porter lui-même la bonne nouvelle en Afrique. Et voici comment le président Houphouet-Boigny rend compte de la fameuse étape de Conakry :

A Conakry, Sékou Touré a organise les choses. Il s’y connait en fausse agitation. C’est le côté hableur du personnage. Il voulait que l’on dise que c’est à la suite de son intervention que de Gaulle a modifié le texte constitutionnel. Il prononce son fameux discours et irrite de Gaulle par ses propos. Dignité contre dignité, de Gaulle répond: « Vous pouvez prendre l’independance ! » Sekou m’a ensuité envoyé une délégation pour me demander de rattraper l’incident de Conakry.

S’agissant du processus général de la décolonisation, le jugement de Houphouet relativise également pour le moins l’importance des initiatives deSékou Touré :

Quand on parle de la décolonisation de l’Afrique noire on oublie que le processus, du moins de 1956 à 1960, s’est décidé à Paris. Et j’étais alors le seul Noir parmi les décideurs blancs. En obtenant l’inscription de l’indépendance dans le texte constitutionnel, nous la rendimes possible. On exagère la portée des réunions de Cotonou. Le général de Gaulle n’était pas homme à se laisser impressionner par l’agitation et les criailleries de quelques syndicalistes. Mais, comme je l’ai dit, c’est l’action du RDA de 1946 à 1956, puis au gouvernement (avec ma nomination comme ministre en 1955) qui a enclenché le processus de décolonisation et a permis de le conduire a terme.

Quoi qu’on puisse en penser rétrospectivement, et même Houphouet a raison de croire qu’on surestime largement portée, le « non » guinéen valut un immense prestige à la Guinée à travers le monde : dès le lendemain du 28 septembre, tous les progressistes de la planète-et même si la plupart d’entre eux eussent été incapables de situer la Guinee sur une carte-virent en Sékou Touré un personnage historique.

Et que dire des Africains ? Jusqu’alors, ils étaient nombreux les intellectuels, les étudiants, les syndicalistes qui n’avaient pas de mots assez durs pour fustiger, comme van den Reysen, un Togolais responsable de la FEANF, dans L’Etudiant en Afrique noire, en mai 1958, le Sékou Touréministre de la loi-cadre, grassement payé avec l’argent des travailleurs, le Sékou Touré qui pousse les Guinéens au meutre […] parle de liquidation du système colonial, de lutte pour l’émancipation, mais évite de prononcer le mot magique de notre temps : indépendance ! Tous communient tout à coup autour du nouvel héros et glorifient son nom. Son passé est gommé. Ce qui était opportunisme et compromission devient strategie et tactique.
Le Mahdi est arrivé, un prophète est né. Il ne va pas manquer de chantres pour dire son éloge et de missionnaires pour se mettre à la disposition de la révolution africaine qu’il incarne. Tous les militants de l’indépendance, frustrés de la victoire dans leur propre pays, accourent, idéalistes et désintéressés, avec l’espoir de lui apporter leur expérience et leurs talents. Evoquons, pour ne citer qu’eux, ces professeurs qui, en plus de leurs nombreuses heures de cours au lycée Donka et dans d’autres établissements, s’attèlent immédiatement à la réforme de l’enseignement. Parmi eux, on n’oubliera pas de si tôt les Senegalais David Diop et Niang Seyni, le Burkinabe Joseph Ki-Zerbo, I’Ivoirien Harris Memel Fote, le BeninoisLouis Senainon Behanzin et les Haitiens Mac Lorrain et Adrien Bance. Mais combien ils seront nombreux aussi les autres cadres, de toutes origines, comme le Sénégalais Sall Khalilou, qui prend la direction des chemins de fer.
A l’étranger, il n’est pas un grand journal qui ne dépêche son envoyé special brosser le portrait en pied du Toussaint Louverture des temps modernes. Rien d’étonnant quand il s’agit d’un communiste, comme Suret-Canale qui, en 1971, pour justifier les pendaisons de Conakry, sera encore assez aveugle pour comparer Sékou Touré à Robespierre. Mais on trouve aussi tous les reporters de la presse américaine, sans doute parce qu’elle n’aime pas le général de Gaulle, pour contribuer à l’édification du mythe: la Guinée de Sékou Touré est le pays qui a sauvé l’honneur de l’Afrique.
Le triomphe de Sekou n’est pas uniquement personnel. Il rejaillit sur l’Afrique entière, et surtout sur les jeunes nationalistes. Du coup, Conakry devient le centre de ralliement en Afrique des opposants et des mouvements de libération nationale. De ceux qui affluent alors de toutes parts avec les projets de société les plus contrastés, on peut citer les leaders du Parti africain de l’independance (PAI) tels les Senegalais Majhemout Diop ouNiang Seyni, les Camerounais Ruben Um Nyobe et Felix Moumie de l’Union des populations camerounaises (UPC), les syndicalistes ivoiriensCamille Adam et Ngo Blaise, le Nigerien Djibo Bakary de la Sawaba. Et Conakry soutient de loin ceux qui n’ont pas les moyens de rejoindre la nouvelle Mecque laique. C’est ainsi que la colonie dahoméenne de Conakry est autorisée a manifester en 1959 son soutien à Justin Ahomedegbe de l’Union démocratique dahoméenne (UDD-RDA), alors en opposition au gouvernement Hubert Maga. Sekou ne se contente d’ailleurs pas d’accueillir à bras ouverts des réfugiés politiques de tous horizons, il se fait ambassadeur de sa propre cause un peu partout dans le monde. En 1960 à New York, où il est reçu en grande pompe, les Nations unies bousculent leurs traditions protocolaires pour écouter le porte-parole de l’Afrique libre. Il utilise cette tribune pour poser la question de la libération totale du continent noir. A Washington, il discute d’égal à égal avec Eisenhower, le président de la première puissance du monde. Poursuivant cette tournée triomphale, il est bientôt à Londres ou il préconise la suppression des barrières linguistiques et autres entre l’Afrique francophone et l’Afrique anglophone. Sur la même lancée il visite l’Allemagne fédérale avant d’embarquer pour l’Union soviétique et la Tchécoslovaquie. Pas une capitale qu’il n’aborde sans délivrer son message à la fois débordant de générosité et ponctué de réserves prudentes: à Moscou, par exemple, il déclare admirer la révolution socialiste tout en affirmant pour sa part n’être pas communiste.
Expérimentée pour la première fois en Guinée par Sékou Touré, on ne retrouvera que bien plus tard dans d’autres pays africains l’emploi continu de cette tactique particulière connue sous le nom de fuite en avant. Puisque révolution il y a, Sékou sera ultra-révolutionnaire.

Chapitre 5
MAITRE DE LA GUINEE (1959-1968)

Après le 1er avril 1959 plus aucun avocat, notaire ou huissier n’a le droit d’exercer.

Sekou Toure ayant fait voter « non » au referendum du 28 septembre, il ne reste plus qu’à proclamer la République. A peine celle-ci est-elle inaugurée, le 2 octobre 1958, qu’on entend le leader guinéen déclarer dans l’un de ses discours enflammés: Hommes et femmes, jeunes et vieux du PDG, vous aurez a surveiller tout le monde, à commencer par le président Sekou Toure, dans les moindres attitudes, publiques comme privees. Tous ceux que vous considerez comme susceptibles de faire honte à la Guinee et à l’Afrique, dénoncez-les.
Pouvait-on deviner que s’annoncaient déjà là le recours permanent à la police secrète et la mise au pas du peuple ? Dès ce moment, la première devise de Sekou se ramène en substance à ceci: Surveillez-vous les uns les autres, moi je vous surveille tous. Et quand il annonce, dans un meeting, que le parti impose sa dictature comme un conducteur impose sa dictature aux passagers d’un véhicule, une phrase qu’il affectionne, les Guinéens ne vont pas tarder à comprendre qu’il ne saurait désormais y avoir qu’un seul commandant à bord. C’est là le sens profond de la révolution telle que l’envisage Sekou Toure, comme le demon trent vite quelques mesures exemplaires. Des le 27 janvler 1959 un decret organise la suppression de la liberte d’information. On va jusqu’a déconseiller aux particuliers de posseder des postes recepteurs puisque le ministre de l’Interieur estime qu’il s’agit la d’un indice de rebellion. Un autre decret en date du ler mars 1959 interdit bientot la parution de Guinée Matin, quotidien du groupe Charles de Breteuil, actif dans tout l’Ouest africain. Il était jusque là en sursis, car possédé par un étranger. Seul est désormais autorisé l’hebdomadaire du parti: La Liberté, qui devient Horoya – mot signifiant exactement liberté en soussou comme en malinke. Quant à la restriction de la liberté professionnelle, elle intervient le ler avril 1959 et aucun avocat, notaire, huissier n’a plus le droit d’exercer, si ce n’est à la demande des autorités.
Plus significative encore de la direction que prend le régime, la création d’une organisation unique de jeunes, directement dépendante du Parti democratique de Guinée (PDG): la Jeunesse de la révolution démocratique africaine (JRDA). Le congrès constitutif se tient sous le hangar de la bourse du travail à Boulbinet, en bordure de mer.
Nous sommes fin mars 1959 à 15 heures et la salle du congrès est pleine à craquer. A 15 heures 30, coups de sirène, le Président Sekou Toure et sa suite arrivent. Quelqu’un lance dans un haut-parleur: Le président de la Republique ! La foule se lève comme un seul homme, et applaudit. Le président et son cortège entrent et s’installent. Au bout de dix minutes, curieusement ils ressortent. Dix à quinze minutes après, l’annonceur reprend le micro et lance: Le camarade secrétaire général du parti !. Et Sekou Toure et sa suite réapparaissent et la foule applaudit à nouveau.
Ainsi ouvert de façon spectaculaire, le congrès proprement dit se réduit à un discours-fleuve du président secrétaire général. Et à une litanie de motions de fidélité présentées par les délégations. En quelques mots, Sekou Toure indique la voie dans laquelle doit s’engager désormais le pays, à savoir la voie de l’unanimisme: A partir de ce jour, crie-t-il du haut de la tribune, aucune organisation de jeunes étudiants -équipes sportives, scouts, associations culturelles ou religieuses- n’a d’existence légale en Guinée. Tous doivent désormais se fondre dans la JRDA. En feront obligatoirement partie tous les jeunes garçons et filles âgés de 10 à 25 ans. Avec une suite remarquable dans les idées, Sekou met ainsi d’un coup la main sur les jeunes après s’être occupé dans la phase précédente des partis adverses, des syndicats et des opposants au sein de son propre parti. Les derniers outils de la dictature sont en train d’être forgés.
Les peuples africains et leurs amis ont tellement aspiré à l’indépendance qu’ils ne se rendent pas compte tout de suite que leur idéal est en fait bafoué dans cette Guinée parée de toutes les vertus pour avoir ainsi choisi l’émancipation totale. Cette erreur d’optique, bien compréhensible, se retrouve même chez les penseurs les plus lucides. Il suffit de consulter pour s’en persuader le numero de décembre 1959 et janvier 1960 de la revue Présence africaine consacre à la Guinee indépendante. Il faut surtout y lire l’article d’ Aimé Césaire : La pensée politique de Sekou Toure
Supporter enthousiaste, l’écrivain poète antillais ne tarit pas d’éloges à l’égard du leader guinéen. Voici ce qu’il écrit: Oui, Sekou Toure, de tout son temps, s’est donné un but net, qu’il n’a jamais caché à ses partenaires européens, ni à ses partisans africains: l’indépendance de son pays […] Si bien, que lorsque se présenta pour lui « l’offre du destin », il était prêt, et la Guinée elle aussi, elle surtout, était prête. C’est sans doute là ce qui, en definitive, le met hors de pair en Afrique: cette liaison quasi charnelle avec la masse dont il parle non seulement la langue, mais ce qui est plus important, le langage […] Et Césaire d’ajouter: Lui [Sekou Toure] qu’en Europe on campe si complaisamment en dictateur, je suis frappé de son haut sentiment des droits du peuple, des droits de son peuple, et on sait que s’il est un reproche qu’il fait au regime colonial, c’est d’être les tenants d’une politique qui refuse de donner la parole au peuple. Un panégyrique difficile a relire sans sursauter vingt-cinq après…
Mais les ambitions de Sekou Toure ne se limitent pas à la caporalisation des mouvements de jeunes. Il va mettre petit à petit en branle une véritable révolution économique. Au cours de l’année 1958, on s’étonne pourtant de la modération des premières mesures dans ce secteur. C’est ainsi qu’un décret du 20 novembre 1958 crée un comité interministériel charge de conseiller le gouvernement pour réorganiser l’économie guinéenne sans qu’il soit jamais fait mention d’une quelconque modification fondamentale. S’agissant de la principale ressource minière du pays, le gouvernement s’empresse même de reconduire les accords antérieurs qui garantissaient au Consortium d’alumines de Fria et aux Bauxites du Midi un régime fiscal privilégié. Le même gouvernement guinéen se contente seulement de bloquer les prix quand le franc est dévalué le 28 décembre 1958. Le gouvernement est d’ailleurs provisoirement à l’abri des soucis financiers grâce à diverses aides, notamment du Ghana et des pays de l’Est, les premiers à reconnaitre le nouvel Etat. L’URSS lui accorde un premier prêt de 35 millions de dollars des 1959.

Si la Guinée de Sekou Toure s’en tire bien en cette fin d’année 1958, les vraies difficultés commencent cependant dès le début de l’année suivante. Le retrait brutal des fonctionnaires, de l’assistance technique et de l’aide financière de la France entrament un grave déficit des finances publiques: 2,8 milliards de francs CFA en 1959 selon l’économiste Samir Amin 17. Facilité par l’absence de monnaie nationale, un grand mouvement de fuite des capitaux se manifeste durant toute l’année 1959. Vu les graves inconvénients de cette situation, Sekou Toure n’a bientôt d’autre recours que de créer une nouvelle monnaie, le franc guinéen, le 1er mars 1960. Après cette réforme monétaire, dès novembre 1960 on décrète que le commerce extérieur sera désormais un monopole d’Etat, monopole exercé par le Comptoir guinéen du commerce extérieur (CGCE). Celui-ci étend vite son activité au commerce du détail, ce qui provoque une limitation de l’extension du secteur privé dans ce domaine. Dans d’autres branches de l’économie, la tendance dirigiste se manifeste brutalement: il en est ainsi pour la distribution de l’eau, l’électricité, l’exploitation de l’or et du diamant, le transit maritime, etc., ou les entreprises de production ou de services sont nationalisées. Prises au coup par coup, ces mesures prennent tout leur sens dans le cadre d’un plan triennal, qui doit couvrir la période allant du ler juillet 1960 au 30 juin 1963. Il a été préparé par l’économiste français Charles Bettelheim et son assistant Jacques Charrière, en collaboration avec un autre planificateur, Jean Benard, et les services administratifs guinéens. Tous les économistes qui ont eu a se pencher sur ce premier plan triennal soulignent son caractère relativement improvisé. Les décisions prises n’en indiquent pas moins clairement l’orientation d’ensemble. Il s’agit ni plus ni moins, dit-on, d’opérer des réformes allant dans le sens de la décolonisation et de la mise en place de structures socialistes. L’avènement du socialisme ? Si l’on veut. Toujours est-il que le peuple guinéen et ses représentants ne participent à aucun des choix, ce qui en limite singulierèment la portée. Il n’est pas consulté, pour commencer, lorsqu’il s’agit de se rallier à l’option fondamentale du socialisme, il ne l’est pas plus pendant l’élaboration du fameux plan triennal, de ses objectifs et de leur mise en application. L’essayiste français très bien informé qui se cache derrière le pseudonyme de B. Ameillon précise peu après que l’aspect socialiste de la politique guinéenne dépendait moins des volontés locales que des forces internationales qui s’exercaient sur un petit Etat, placé, par des circonstances extérieures, à « l’avant-garde » du combat africain 18. Aussi ne faut-il peut-etre pas s’étonner devant les énormes difficultés rencontrées dans l’exécution du plan, encore moins face à ses résultats peu concluants. D’autant que les entreprises d’Etat sont vite surchargées, népotisme aidant, de personnels non seulement pléthoriques mais incompétents.

Comme on pouvait s’y attendre, Sekou Toure s’empresse d’attribuer ces graves difficultés à son opposition, accusée de servir de cheval de Troie à l’impérialisme. Le premier complot découvert par les autorités dans l’histoire du jeune Etat guinéen date ainsi d’avril 1960. Ce complot contre-révolutionnaire pro-français donne lieu à une centaine d’arrestations et une dizaine de personnes trouveront la mort après avoir été torturées. Parmi ces derniers, citons d’abord :

  • l’avocat Ibrahima Diallo, ancien président de l’Association des étudiants guinéens en France, alors inspecteur du travail. Son seul tort à ce moment précis, semble-t-il, est d’avoir voulu déposer les statuts d’un parti politique, conformément à un droit inscrit dans la Constitutionguinéenne
  • L’imam de Coronthie, El Hadj Lamine Kaba, sera également condamné à mort, pour avoir fait partie de ceux qui auraient été consultés par Ibrahima Diallo en vue de la création du nouveau parti.

La mort d’El Hadj Lamine Kaba marque particulièrement les gens à Conakry, car il habite dans un des quartiers populaires de la capitale, et de ce fait toujours à la pointe de l’agitation. Parmi les autres condamnés, on se souviendra longtemps de :

  • Fode Touré , dit Fodé le Gros, le pharmacien,
  • et de l’ingénieur Diallo Yaya, rescapé des geôles guinéennes qui viendra mourir au milieu des années soixante, peu de temps après sa libération, à Paris.

Parmi les quatre étrangers accusés — trois Français et un Suisse :

  • deux réussissent à s’enfuir de Guinée avant la découverte du complot en s’emparant d’un Jodel à l’aéro-club.
  • Les deux autres sont condamnés aux travaux forces a perpétuité, mais ils seront par la suite libérés.

Ce qui frappe déjà dans ce premier complot, c’est que rien de bien particulier ne lie son chef de file supposé, Ibrahima Diallo, à ses présumés complices, comme les quatre étrangers, et encore moins à l’imam de Coronthie.
Pourtant tous sont mis dans le même sac, accusés d’être de connivence avec la contre-révolution. Il est vrai qu’Ibrahima Diallo, en tant que responsable étudiant à Paris, avait rabroué au milieu des années cinquante, le député guinéen Sekou Toure, qui n’avait apparemment pas oublié l’affront. Quant à l’imam, on se demande bien, aujourd’hui encore, ce qui a pu faire de lui une victime expiatoire. On voit nettement s’esquisser une des grandes constantes de tous les futurs complots guinéens: l’amalgame. Il est bien possible toutefois, que les choses ne se soient pas passées cette fois-là uniquement dans l’imagination du chef de l’Etat guinéen. Difficile de savoir ce que valaient les accusations de Sekou Toure contre le SDECE (Service français de contre-espionnage), la Côte d’Ivoire, le Sénégal et surtout contre les divers Guinéens de toutes origines. Mais si l’on en croitMamadou Dia, alors premier ministre du Sénégal, un complot aurait bel et bien eu lieu et impliqué, ne serait-ce qu’indirectement, son pays. Voici le témoignage qu’il apporte dans ses mémoires: Quand Sekou Toure a parlé de complots organisés à partir du Sénégal, tout le monde a ri. On disait que c’était encore une invention de sa part. Mon devoir était de faire une enquête. Alors j’ai fait fouiller toute la frontière. Et on a découvert les fameuses munitions, les tracts […] qui étaient destinés à la contre-révolution […] Il y avait bel et bien complot. J’ai fait arrêter des suspects, des Guinéens qui vivaient à Dakar, et un militaire français qui était chef de l’organisation; il résidait a Saint-Louis où je l’avais fait interner. On l’a fait évader. 19

Les enseignants réclament une revalorisation de leur revenu: c’est le « complot de novembre 1961 ».

Si l’on peut qualifier le complot d’avril 1960 de contre-révolutionnaire, le suivant date de novembre 1961, sera de nature inverse. Les accusés ne sont plus des activistes étrangers qui s’opposent avec la complicité des Guinéens à des mesures antilibérales selon les normes occidentales, mais les membres du Syndicat national des enseignants. Ce complot de 1961 apparait comme l’un des plus significatifs et des plus marquants, ne serait-ce que parce qu’il frappe de plein fouet, de par ses conséquences, une corporation representative et aguerrie. Que se passe-t-il ? Le 3 novembre 1961, le bureau du Syndicat national des enseignants remet au gouvernement un mémoire. Les instituteurs et les professeurs guinéens réclament une revalorisation de leurs traitements et le maintien du logement gratuit, dont la suppression, envisagée, aurait abouti a une diminution de fait des revenus. Or, le 19 novembre 1961, et sans raison immédiate apparente, le bureau politique du PDG décide de faire traduire le bureau du Syndicat national des enseignants devant la Haute Cour. On fait condamner à dix ans de prison

  • Koumandian Keita, le secrétaire général, et
  • Mamadou Traore dit Ray Autra, militant révolutionnaire de la première heure et membre cofondateur du PDG-RDA.

Trois autres condamnations à plusieurs années de prison sont prononcées à l’encontre de

La réaction de la population est immédiate. A la suite de ces condamnations, des troubles éclatent spontanément dans certaines villes de l’intérieur, notamment à Kindia et Labé, et à Conakry même. Les manifestations se multiplient. Des tracts sont distribués par les lycéens qui, le 24 novembre 1961, font grève et marchent sur les somptueuses villas ministérielles édifiées quelques années avant grâce à des fonds français du FIDES 20 à proximité du principal lycée de Guinée, celui de Donka dans la banlieue de Conakry. L’affrontement est d’autant plus inévitable que l’ambiance générale est fort tendue: les dirigeants, qui n’arrivent pas à remettre l’économie sur ses rails et qui privent les forces vives du pays de toute participation au pouvoir, se sont déjà mis à dos un peu tout le monde. Les lycéens font face aux milices de la JRDA, qui en brutalisent et en tuent quelques-uns au cours de bagarres de rue. Les lycées et autres établissements scolaires sont alors fermes, les enfants renvoyés dans leurs familles. Les étudiants africains installés à l’étranger envoient des messages de solidarité aux manisfestants de Guinée. En décembre 1961, la Fédération des étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF), mettant fin au soutien accordé à Sekou Toure lors de l’indépendance, adopte une motion retentissante pour dénoncer la répression.
L’explication fournie par le gouvernement de Guinée pour justifier les mesures prises à l’encontre des protagonistes du complot est sommaire. Il s’agit, dit-on, d’un complot communiste. Y auraient été mêlés des extrémistes guinéens ainsi que l’ambassadeur d’URSS à Conakry, David Solod, et même l’ambassadeur de France à Moscou, accusés d’avoir encouragé l’agitation. La France ne relève pas une accusation pour le moins fantaisiste qui confond la présence d’un diplomate d’un pays capitaliste à Moscou avec son adhésion au régime communiste. L’URSS, par contre, tient à conserver ses liens privilégiés avec Conakry. Elle accepte de rappeler son ambassadeur à la demande du gouvernement guinéen. Mais elle s’empresse d’envoyer en mission spéciale Anastase Mikoyan, ancien vice-président du Conseil des ministres, pour rétablir les relations diplomatiques entre les deux pays. Celui-ci s’entend dire – sans trop de ménagement que la Guinée ne supporte pas qu’on intervienne dans ses affaires intérieures. La tendance à l’amalgame réapparaît nettement dès ce deuxième complot. Mais surtout, nous y reviendrons, on se rend compte que Sekou Toure n’hésite pas à se démarquer de l’Union soviétique et du camp socialiste, dont il est cependant l’oblige. Deux ans à peine après l’indépendance, la Guinée entière , s’est donc déjà trouvée soumise à une immense traque, alors même que tous les secteurs de l’opinion ont de graves sujets de mécontentement. Les plus lucides commencent à s’interroger sur la nécessité de lutter pour maintenir l’unité nationale alors qu’elle peut à tout moment être remise en cause par son principal bénéficiaire qui, au fil des jours, concentre tous les pouvoirs entre ses mains.
Pour asseoir ce pouvoir de plus en plus absolu, Sekou Toure ne pratique évidemment pas que le maniement de complots vrais ou imaginaires. Il est, nous allons le voir, servi par ses qualités personnelles, une certaine situation intérieure qu’il entretient et la conjoncture internationale, en particulier l’évolution des rapports franco-guinéens. Les qualites personnelles ? Dans les années soixante, Sekou Toure, autrefois mince, a pris du poids. De taille moyenne, d’allure massive, drapé du boubou qu’il a nationalise en le transformant, il dégage désormais une impression de puissance, accentuée par une voix un peu sourde mais qui porte d’autant plus loin qu’elle sait marteler les mots. Capable de se plonger pendant douze a quinze heures d’affilée dans l’examen d’une pile de dossiers, il peut de même tenir le micro pendant des heures dans les grandes réunions de masse. La lecture interminable de ses rapports à la tribune des congrès représente une performance qui fait sa réputation auprès des journalistes étrangers. Un record, semble-t-il, est battu en septembre 1959, où il parle huit à dix heures de suite. Tribun de premier ordre, orateur au verbe puissant, ayant le sens du geste évocateur, Sekou subjugue les foules. Il est partout à l’aise: dans l’ambiance feutrée des réunions en petit comité comme dans les immenses rassemblements des grands meetings populaires. Voulant frapper I’imagination de ses auditeurs au cours d’une réunion de masse à Donka, peu après l’indépendance, Sekou lâche un épervier au-dessus de la foule: La liberté de l’épervier, maître de son vol dans le ciel, c’est cette liberté-là que le peuple de Guinée a choisie […] L’épervier libéré a volé jusqu’a l’horizon. Il vole encore dans le ciel d’Afrique et, demain, toute l’Afrique sera libérée partout où l’épervier aura volé.
Une autre fois Sekou Toure interrompt brusquement la lecture de son copieux rapport. Lassitude ? Inattention de l’auditoire ? Complexité du problème abordé ? Devant les yeux medusés des congressistes, il fait apporter un tableau noir. Craie en main, il se transforme en professeur pour faire sa démonstration, chiffres a l’appui. CQFD 21 … et le président reprend le fil de son discours. Il a le goût de la parabole et sait choisir les images frappantes. Qu’est-ce que le parti ? C’est une petite graine plantée il y a douze ans. Pour qu’elle pousse, il faut la placer dans des conditions favorables. Nous avons dit que nous mettrions notre graine entre les mains du peuple de Guinée. Nous avons demandé aux jeunes, à tous les jeunes du pays, de se munir de lance-pierres pour veiller à la sécurité du petit arbre qui symbolise le PDG afin que les oiseaux malfaiteurs ne viennent pas le dépouiller de ses feuilles et de ses fruits. Nous avons également demande aux femmes foulah, malinke, soussou, wolof, à toutes les femmes qui vivaient sur la terre guineenne d’apporter de l’eau matin et soir pour arroser cet arbre. Aujourd’hui, l’arbre est devenu grand […] Tous sont venus l’entourer d’une clôture solide pour le protéger des animaux sauvages […] Nous avons dit aux premiers militants et aux premiers dirigeants de ne point penser que cet arbre leur appartenait […] Il n’était pas exclusivement le leur, car, dans l’action, beaucoup d’entre eux pouvaient mourir avant même d’en avoir vu les fleurs, à plus forte raison avant d’en avoir vu les fruits.
Débordant d’énergie, d’une affabilité légendaire, voila l’image que donne de lui le leader de la Guinée. Une image en harmonie avec son caractère profond et de sa véritable personnalité. Son écriture a été à diverses reprises soumise à des examens graphologiques. Si l’on se fie a leurs auteurs, ces analyses paraissent confirmer la simple observation. Voici un extrait de l’une d’entre elles: Le rayonnement exceptionnel du scripteur, son energie, son ardeur, son ambition, son audace et son habileté à manier les hommes sont évidents. Son orgueil, son manque de nuance et de discernement dans le jugement et sa volonté de puissance n’ont pas dû tellement changer. Tout est au-dessus de la moyenne dans cette personnalité, les qualités comme les manques; mais il est à peu près certain que les forces positives sont plus nombreuses que les ombres et les points négatifs, même si ces derniers ont été lourds de conséquences.
Sekou Toure a beau être servi par ses qualités physiques et morales, il ne devient le maître absolu de la Guinée dans les années qui suivent l’indépendance que grâce à un certain contexte intérieur. Pour camper cette situation, il faut certainement remonter d’abord un peu en arrière, aux violents incidents provoqués par le PDG qui ensanglantent la capitale guinéenne lors des campagnes du deuxième trimestre de l’année 1958 destinées à empêcher toute implantation sérieuse de ses adversaires du Parti du regroupement africain (PRA). On compte alors de nombreuses victimes parmi les opposants au parti de Sekou: vingt-trois à trente morts, cent quarante à deux cents blessés selon les sources. Plusieurs chefs de l’opposition, dont le syndicaliste David Soumah, ne doivent la vie sauve qu’à la fuite, ayant été avertis à temps par des amis. D’autres, commeMoussa Keita, un notable connu pour ses attaches avec l’Union mandingue, repoussent leurs agresseurs à coup de fusil. Dès cette époque, certaines victimes du PDG se réfugient à l’étranger, particulièrement au Sénégal et en Côte d’Ivoire. Mais, malgré ce climat de violence et d’intolérance, les vrais leaders des partis d’opposition, les Diawadou Barry, Fode Mamoudou Toure, Karim BangouraKoumandian Keita ouIbrahima Barry dit Barry III restent alors en Guinée.
Au congres du PRA, qui se tient à Cotonou en juillet 1958, ils se rallient au mot d’ordre d’indépendance immédiate. Les conditions de l’unité nationale sont donc réalisées quand le PDG décide, le 14 septembre 1958, de rejeter la Constitution de la Vè République française. Après l’indépendance, la section guinéenne du PRA décide d’ailleurs de se dissoudre, obéissant aux exigences du RDA. Elle n’avait de toute façon, il est vrai, plus guère d’assise populaire.
Dans une première phase, tous les hommes politiques guinéens jouent alors franchement le jeu de l’unité nationale. Les choses vont si loin qu’on assiste à des scènes étranges. Comme, par exemple, la visite insolite que fait Chaikhou Balde, militant de la première heure de la Démocratie sociale de Guinée (DSG), liée à la SFIO, aux étudiants guinéens à Dakar en 1959.
Conviction profonde ou opportunisme, il prononce à cette occasion, pour rallier les étudiants turbulents à la cause du PDG, des paroles inoubliables: Prenez la carte du PDG, car il ne s’agit plus d’un parti mais d’un peuple en mouvement. Combien d’exhortations de ce genre pourra-t-on entendre entre 1958 et 1960 ? Il semble bien que la peur y ait été pour beaucoup dans ces ralliements aussi soudains qu’inconditionnels. Les hommes bien placés veulent sauver leur poste sinon leur tête et Sekou Toure ne demande pas mieux…

L’unité nationale, donc, mais bien souvent faute d’autre choix. Aussi ne faut-il pas s’étonner de la fragilité du consensus, comme le démontreront sous peu les complots de 1960 et 1961 et leurs suites. A la première strate de l’opposition constituée par les exilés politiques de 1958, viennent ainsi s’en ajouter d’autres, qui se développent aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Guinée. Elles regroupent des hommes de toutes origines: des intellectuels qui méprisent l’autodidacte Sekou Toure, mais aussi des membres des catégories socio-professionnelles opposées à l’orientation socialiste du PDG comme les commerçants et les transporteurs, ou encore des cadres politiques et administratifs maltraités par le chef d’Etat guinéen. Ce dernier a en effet une fâcheuse tendance à humilier ceux de ses collaborateurs qui se risquent à émettre des critiques, même constructives, au cours des débats sur les difficultés du régime, notamment les difficultés économiques.
L’opposition grossit, mais comme Sekou Toure l’empêche de s’organiser, elle reste impuissante face à lui. Ses adversaires, de gré ou de force, s’alignent derrière lui ou s’exilent ou se taisent. Une façon de régler tous les problèmes bien sûr plus facile à mettre en pratique à l’intérieur qu’à l’extérieur. Car il va sans dire que la nouvelle orientation de l’économie guinéenne est de nature à mécontenter les divers partenaires du pays, dont le principal demeure évidemment, malgré tout, la France.
L’animosité qui a caracterisé les rapports entre Paris et Conakry suite à l’indépendance fait que leur coexistence connaît des hauts et des bas-surtout des bas-jusqu’au 7 janvier 1959, date à laquelle sont signés les protocoles d’accord franco-guinéens. Les deux capitales normalisent leurs relations dès la publication, le 15 janvier, de ces trois protocoles qui concernent, pour le premier les modalités d’appartenance de la Guinée a la zone franc, pour le second la coopération technique et administrative, et pour le troisième les échanges culturels. La France et la Guinée echangent des ambassadeurs entre le 21 et le 23 janvier 1959. Le nouveau représentant de la France, Francis Hure, déclare à la chambre de commerce de Conakry devant les hommes d’affaires que les relations franco-guinéennes évoluent dans un esprit de cooperation . Cet optimisme ne dure pas. Le 27 janvier l’hebdomadaire allemand Der Spiegel publie une interview de Sekou Toure qui attaque la politique africaine de la France: Le chef du gouvernement guinéen a opté pour son indépendance, les chefs politiques des autres territoires africains ont choisi le passé, mais les peuples ne les suivront pas longtemps. Le processus de dissolution a commencé il y a longtemps et la France perdra tous ses territoires africains.

Un navire polonais chargé d’armes tchecoslovaques arrive à Conakry

Interrogé sur les rapports de son pays avec le Commonwealth, à la suite de la création de l’Union Guinée-Ghana (novembre 1958), Sekou Toure assure pourtant que les liens de la Guinée avec la France seront toujours plus forts que ses liens avec n’importe quel Etat non africain. Mais côté français, on retient surtout l’attaque contre la Communauté. D’ailleurs certains milieux trouvent que les liens dont parle Sekou Toure tardent pour le moins se à manifester. Ainsi dans son éditorial du 21 mars 1959, intitulé Pas d’équivoque dans les relations franco-guineennes l’hebdomadaire parisien Marchés Tropicaux, très influent dans les milieux d’affaires européens d’Afrique, écrit:

Les relations franco-guinéennes sont dominées par un malaise que le temps ne fait qu’aggraver […] La Guinée a demandé à faire partie de la zone franc. Elle n’en observe pas l’esprit. Qu’on le veuille ou non, appartenir à la zone franc, c’est admettre la préponderance de la France dans le domaine des échanges et de la monnaie. Or la Guinée dans ce domaine conclut des accords commerciaux avec la Russie et la Pologne sans se soucier des intérêts communs de la zone franc […] A I’ONU la semaine dernière, lorsque s’est posée la question de I’indépendance que la France accorde au Cameroun à partir du 1er janvier 1960, le délégué de la Guinée M. Ismael Toure s’est livré à une violente diatribe contre la France, qui n’avait pas de raison. Est-ce là un préliminaire souhaitable a une délicate negociation ?

Marchés Tropicaux, rappelant d’autre part un discours radiodiffusé de Sekou Toure sur la réorganisation du commerce extérieur et la création d’un mouvement de jeunesse unique qualifie le régime instauré par le PDG de totalitaire. Le 17 mars 1959, l’arrivée à Conakry d’un navire polonais chargé d’armes tchécoslovaques augmente les craintes françaises. A Paris on est d’autant plus inquiet que cette cargaison d’armes est accompagnée d’une mission militaire. Déjà plusieurs fois annoncée, note Le Monde du 29 mars, la livraison d’armes en provenance des pays de l’Est n’en constitue pas moins une certaine surprise et met dans une situation délicate les capitales occidentales.
A l’Assemblée nationale française, Caillemer, député indépendant de la Vendée pose une question écrite au premier ministre. Face à tant d’alarme, Sekou Toure décide de faire agir ses diplomates pour rassurer les pays occidentaux. Cette tâche reviendra notamment à Diallo Telli, représentant de la Guinée à l’ONU, et à Nabi Youba, ambassadeur de Guinée à Paris.
La campagne d’explication ainsi lancée est essentiellement axée sur le thème du neutralisme positif. La diplomatie guinéenne assure que le jeune Etat n’a pas fait de choix politique entre l’Est et l’Ouest. Il a conclu seulement des accords économiques avec les pays de l’Est, alors qu’aucune proposition d’aide n’avait été faite de la part des pays de l’Ouest. Jugeant sans doute l’action de ses diplomates insuffisante, Sekou Toure monte lui-même au créneau.
Dans un interview accordée au New York Times le 30 avril 1959, Sekou Toure accuse la France de vouloir isoler la Guinée en l’obligeant ainsi à accepter l’aide communiste. C’est également la France qui, dit-il, a introduit un hiatus dans les rapports de la Guinée avec les Etats-Unis. En novembre 1958, le gouvernement guinéen avait adressé au president Eisenhower par l’intermédiaire de la république du Liberia une demande de fourniture de un ou deux milliers de fusils pour l’armée guinéenne. C’est parce qu’il n’a pas reçu de réponse à cette demande qu’il a accepté l’aide spontanée de la Tchécoslovaquie. La publication de cette interview est suivie immédiatement d’un démenti du Département d’Etat qui assure que les autorités americaines n’ont reçu aucune demande formelle d’armes provenant de Conakry ou de Monrovia. L’ambassadeur du Liberia à Washington avait bien effectué le 17 decembre 1958 une mission exploratoire au Département d’Etat où il avait déposé un mémorandum de caractère officieux. Mais il lui fut répondu qu’il n’était pas habituellement recommandé de traiter les questions d’aide par l’intermédiaire d’un tiers. Au demeurant, à l’époque un représentant de la Guinée se trouvait aux Etats-Unis. La Guinée était donc en mesure de présenter au gouvernement américain une demande officielle.
On en était là quand, à partir du mois de mai 1959, la Guinée et la France décident de renouer le dialogue. Mais tandis que le gouvernement français songe à mettre enfin en application les protocoles de janvier, le gouvernement guinéen, auquel sont parvenues de nombreuses propositions d’assistance, estime que ces accords ne lui conviennent plus.
Depuis la proclamation de l’indépendance, les offres de coopération, en effet, affluent de toutes parts. Le dernier message de Sekou Toure au général de Gaulle en 1958 est à peine envoyé que trois délégations officielles arrivent à Conakry. Elles représentent le Ghana, le Liberia et la République démocratique allemande (RDA). Ces délégations engagent aussi des negociations avec les autorités guinéennes en vue de la conclusion d’accords économiques et culturels. Le gouvernement guinéen envoie lui aussi plusieurs missions de bonne volonté à l’étranger, notamment en Afrique. Presque en même temps, la République fédérale d’Allemagne (RFA) et les EtatsUnis lui expriment leur sympathie. Le consul de la RFA à Dakar vient même à Conakry pour prendre les premiers contacts et tenter de neutraliser l’action de la RDA. Certaines de ces négociations se traduisent par des engagements. La Guinee signe avec la RDA un accord commercial et culturel le 17 novembre 1958 puis un autre accord commercial le 3 mars 1959; avec l’ URSS un accord 3 commercial, deja mentionne, est signe le 13 janvier 1959. De plus, l’ONU a envoyé ce même mois de janvier une mission à Conakry pour y étudier les conditions d’application d’un programme d’assistance technique.
Au moment où il reprend les conversations avec Paris, Sekou Toure ne se trouve donc pas en si mauvaise posture. Personne ne peut nier qu’à ce moment il a bel et bien la situation en main. Sûr de lui-même, se sentant soutenu par les pays de l’Est, il prend la ferme resolution d’imposer à la France ses conditions au cours des négociations de mai. Il fait tellement monter les enchères que ces négociations, finalement, demeurent suspendues.
Et dès septembre de la même année la tension resurgit dans les relations franco-guinéennes. Du 14 au 17, en effet, se tient à Conakry le Vè congrès du Parti démocratique de Guinée (PDG). Dans son rapport politique, Sekou Toure confirme l’adhésion de son pays au neutralisme positif. En fait de neutralité, d’aucuns remarquent une nette préférence pour les pay socialistes. Commentant la parade communiste au cours de ce congrès, Le Monde écrit: La séance d’ouverture n’en fut pas moins un véritable festival communiste au cours duquel les représentants des Républiques populaires d’Allemagne de l’Est, de Roumanie, de Bulgarie, de Tchecoslovaquie puis de l’URSS se sont fait applaudir. Le 2 octobre, premier anniversaire de l’indépendance de la Guinée, est un jour de véritable apothéose pour Sekou Toure. Il en profite pour asséner encore quelques coups à la diplomatie occidentale en déclarant: Si l’Afrique est contrainte de participer en définitive la division du monde, elle ne pourrait se ranger que dans le camp de l’anticolonialisme. A partir de décembre 1959, les relations franco-guinéennes, cette fois, se détériorent franchement. Une campagne virulante contre le colonialisme français est déclenchée. Les organes d’information se déchainent contre l’ancienne métropole quand éclate en février 1960 au Sahara la première bombe atomique française. Radio-Conakry qualifie l’explosion d’acte agressif et criminel contre tout un continent.
L’agence guinéenne de presse, pour sa part, profère des menaces: Nous n’aurons de cesse, dit-elle, que la France ne soit balayee economiquement et politiquement du continent africain. A l’ONU, Kaba Sory, chef de la délégation guinéenne, remet à Dag Hammarskjoeld, sécrétaire général, le texte d’une protestation à communiquer aux délégations des Etats membres. Bientôt, le 1er mars 1960, on annonce la création d’une monnaie guinéenne hors de la zone franc. On va ainsi d’escarmouche en escarmouche jusqu’au fameux.

Chapitre 6
A CHACUN SON COMPLOT (1962-1970)

L’expérience africaine des trente dernières années confirme ce que beaucoup tiennent pour une règle: il existe dans l’histoire des dictatures une ou plusieurs périodes charnières où soudain tout bascule dans le sens du verrouillage le plus strict. On a atteint là comme un seuil au-delà duquel le peuple perd totalement espoir. Le dictateur peut alors cueillir en toute quiétude les fruits de ses efforts, assuré qu’il est que la boucle est désormais bouclée et qu’il peut notamment disposer librement de la vie des autres, quoiqu’il advienne. S’il fallait retenir une date pour marquer ainsi les débuts véritables de la mise en place de la dictature en Guinée, on choisirait sans doute les années 1962 et 1963, celles où l’on a franchi le seuil fatidique.

L’essentiel a peut-être tenu à cette légitimation frauduleuse qu’obtient Sékou Touré en se faisant passer non seulement pour l’homme du non au général de Gaulle mais aussi pour un patriote décidé qui n’a jamais rêvé qu’à l’independance.
Une affirmation désormais sans cesse répétée et non moins éloignée de la vérité, nous l’avons vu, que cette autre imagerie officielle qui présente Sékou comme un révolutionnaire prêt à construire le socialisme en Guinee. L’homme est malin et sait se positionner sur les créneaux porteurs. Quitte à n’en faire qu’à sa tête et à ne choisir dans les mots d’ordre révolutionnaires qui ont cours à cette époque que ce qui l’arrange. Renonçant définitivement &agrave toute discipline de parti, Sékou, dès lors, n’a plus d’autre issue que la dictature personnelle.
Fin 1961 deja, plus personne ne se fait vraiment d’illusions.
Les cadres africains venus à la rescousse commencent à refluer. Ils sont imités en cela par les membres du Parti africain de l’Indépendance (PAI), un parti interterritorial dirigé par le pharmacien Majhemout Diop à Dakar, qui se rendent compte des tendances aventuristes de l’homme fort de Conakry.

Sékou se retrouve deux fois minoritaire dans son propre parti en 1962. Cela ne se reproduira pas

Bientôt ce ne sont plus seulement les intellectuels qui tournent le dos au régime, mais la grande masse des paysans et des petits commerçants, pénalisés par la politique économique de Sékou. Autre signe annonciateur, les étudiants guineens à l’étranger refusent désormais de rejoindre le pays après leurs études.

On peut d’autant moins se tromper en 1962 sur l’évolution en Guinée que le fameux séminaire de Foulaya ne va pas tarder à matérialiser une cassure dans le parti. Destiné à préparer le VIè congrès du PDG prévu pour la fin de l’année, le séminaire de Foulaya, du nom d’une petite localité située à 150 kilomètres à l’est de Conakry, voit s’affronter deux volontés opposées. Sékou, pressé de concentrer tous les pouvoirs entre ses mains, veut profiter de l’occasion pour jongler avec les règles du parti de façon à contrôler bientôt sans partage à la fois le bureau politique (B.P.), qui est l’instance suprême, le gouvernement et l’Assemblée nationale. Il lui faut surtout déblayer le terrain pour rendre possible l’entrée massive de ses inconditionnels au sein du bureau politique lors du futur congrès. Pour être membre du bureau politique, en effet, il faut être participant au congrès; pour être membre du congrès, il faut être responsable d’une section; pour appartenir à une section ou sous-section, il faut faire partie d’un comité de base. Or des personnalités comme Fodeba Keita et Toumani Sangare, pressenties par Sékou pour entrer sans tarder au bureau politique, doivent pour cela brûler toutes les étapes statutaires. Seulement Sékou a très mal préparé ce seminaire en faisant fi de la volonté de respecter les procédures normales d’une tendance non négligeable dans le parti. De vieux militants comme Jean FaragueBangali Camara, ou Emile Conde, très influents, entendent sauvegarder à tout prix la démocratie au sein des organes directeurs du parti et de l’Etat. Ils s’opposent donc à Sékou, dont les propositions leur paraissent créer un dangereux précédent. Mieux : ils préconisent la séparation des fonctions de secrétaire général du parti et de président de la République, afin d’éviter toute confusion entre le parti et l’Etat. Dans ces conditions Saifoulaye Diallo, jusque-là secrétaire politique, serait élu secrétaire général du PDG, et Sékou Touré garderait sa seule fonction de président de la République. Les deux positions sont donc bien marquées et l’affrontement violent. Les menées et les tractactions de Sékou entraînent une opposition si vive que force est de recourir au compromis. La majorité contestataire finit par céder sur la question de la séparation des fonctions. Mais Sékou Touré, nettement mis en minorité, doit renoncer à violer les statuts du parti pour imposer ses hommes.

Le compromis de Foulaya, bien sûr, ne règle rien. Les deux camps entendent seulement gagner du temps. On attend donc de pied ferme le VIè congrès qui doit se tenir en décembre à Conakry. Or non seulement le congrès ne donne pas ses suffrages aux candidats du président au bureau politique, mais un vote confie à Saifoulaye Diallo le secrétariat général du parti. Mis en minorité pour la deuxième fois, Sékou panique et ne trouve pas sur l’instant de parade. La partie qu’il a engagée pour obtenir un pouvoir sans aucun partage paraît perdue pour lui. Il laisse d’ailleurs faire mais quitte le congrès, selon un participant, en marmonnant: Nous verrons sur un autre plan. On va voir, en effet.
Le congrès clos, sans perdre de temps, Sékou s’active pour renverser la vapeur. Il arrive sans peine à obtenir que le bureau politique, reconduit sans changement, fasse bloc autour de lui et il se fait accorder les pleins pouvoirs par l’Assemblée nationale. Saifoulaye Diallo n’ose pas lui tenir tête et se range de son côté. Et c’est ainsi que contre l’avis du congrès, Sékou Touré, finalement, garde sa double fonction du secrétaire général du PDG et de président de la République : le renoncement volontaire de Saifoulaye Diallo, qui est plus un intellectuel qu’un homme de terrain preparé aux affrontements, permet la reconduction de facto du secrétaire sortant.
Pendant l’année 1963, Sékou Touré bouleverse toutes les cartes, déplaçant et mutant à sa guise les hauts responsables du parti. Plus question de risquer d’être mis en minorité ! En août 1963, la conférence nationale, prévue statuairement pendant la période postérieure à un congrès pour préparer le suivant, se tient à Kankan. Elle se trouve d’office transformée, par la volonté de Sékou Touré, cette fois maître absolu d’un parti où il n’est plus question de le contester, en VIIè congrès extraordinaire. Entre autres decisions, Bangali Camara et Jean Farague, animateurs du groupe contestataire à Foulaya, sont eliminés du bureau politique désormais exclusivement composé d’éléments inféodes au président de la République. Pour Sékou, le temps de la revanche a sonné: la voie est ouverte pour imposer le système dit de cooptation, dans lequel il suffit d’être designé, et non plus élu, pour participer au bureau politique. Fodeba Keita et Toumani Sangare entrent bientôt au bureau politique par ce biais et on n’aura plus de scrupule pour nommer Untel ou Untel membre de l’instance suprême selon les besoins du moment. Ce VIIè congrès va jusqu’à rompre avec le RDA originel, dont le PDG n’était qu’une émanation. On donne un nouveau contenu au sigle, qui devient Révolution démocratique africaine et non plus Rassemblement démocratique africain. On se distingue … tout en gardant, par un tour de passe-passe, la légitimité historique.

L’annee 1963 est importante à bien des égards. Au plan international, Sékou Touré figure en bonne place parmi les pères fondateurs qui créent, au mois de mai, l’Organisation de l’unite africaine (OUA). Au retour de la conférence, sur le front de l’économie, il accomplit de nouveaux pas en direction du secteur privé. Il essaie de proposer une théorisation de cette NEP, de ce tournant à droite qui ne dit pas son nom, dans une brochure intitulée: La Révolution et l’Unité populaire. Avec le recul du temps, les justifications théoriques de ce revirement apparaissent quelque peu anecdotiques. Surtout quand on songe à l’étendue surprenante des concessions faites au secteur privé par un régime qui se veut socialiste.
Le 9 octobre 1963, Sékou Touré prononce devant les délégués des commerçants, des coopératives et des sociétés commerciales et le corps diplomatique un discours significatif. Il explique d’abord que, si on a imposé à un moment donné un monopole commercial d’Etat, c’est parce que les pays socialistes l’ont exigé, car les accords n’étaient valables que d’Etat à Etat.
Quant au système des prix imposés pour les produits de base essentiels aux masses, comme le sucre et le riz, s’il a mal fonctionné et provoqué des problèmes d’approvisionnement, c’est tout simplement qu’on a surestimé les capacites de comprehension du peuple. Il est donc temps d’en revenir au commerce privé car le commercant privé a un sens des responsabilités plus aigu et certainement un goût plus prononcé pour ses activités, la conservation des marchandises et leur écoulement rapide que le fonctionnaire qui touche sa solde à la fin du mois et qui n’a pour tout ressort que de penser de temps en temps à la nation et à une responsabilité que le plus souvent il néglige et il bafoue Si l’orateur ne manque pas d’ajouter qu’il est conseillé aux commerçants de ne pas devenir esclaves de l’argent, l’important reste qu’il annonce le rétablissement de la libre concurrence entre le secteur privé et le secteur public. Les sociétés d’Etat seront d’ailleurs supprimées, précise-t-il, dans chaque secteur où une société privée se révèlera en mesure de mieux satisfaire les besoins du consommateur.
C’est au cours de la même année 1963, ce n’est sans doute pas un hasard, qu’aboutira le processus de réconciliation avec la France. Prolongeant les travaux d’approche de novembre 1962, les négociations de mai 1963 à Paris revêtent un caractère politique et se déroulent à un niveau élevé: la délégation guinéenne conduite par Saifoulaye Diallo, ministre d’Etat et secrétaire politique du PDG, arrive dans la capitale française le 12 mai et elle engage des pourparlers dès le 14 au Quai d’Orsay avec les Français. Les deux délégations parviennent rapidement à s’entendre sur les termes d’un règlement général des problèmes en suspens. Le 22 mai, elles signent un accord financier, un accord commercial et un accord de coopération technique. Ces accords de 1963, comme la convention culturelle de 1961 et l’accord aérien signé entre temps en 1962, respectent scrupuleusement l’indépendance des parties contractantes, ils créent par là même les conditions d’une coopération durable et confiante. Avant de quitter Paris,Saifoulaye Diallo donne une conférence de presse au cours de laquelle il lance un appel aux capitaux étrangers publics et privés qu’il invite à s’investir en Guinée.

Malgré les concessions faites au privé et la réconciliation avec la France, qui sera d’ailleurs de très courte durée, la situation économique de la Guinée continue de se détériorer. A tel point que Sékou ne peut éviter de se livrer dans ses discours à un semblant d’autocritique. Il reconnaît même un demi-échec du plan triennal. De fait, pour les spécialistes de l’economie, ce demi-échec n’a rien de mystérieux. Les mesures libérales prises en 1962 et en 1963 ont tout simplement été rendues nécessaires par la grave crise du ravitaillement et l’effondrement de la monnaie qu’a entraînés la mise en application d’une politique économique socialiste et dirigiste. Pour sortir de l’impasse, on n’a donc pas hésité à sacrifler les impératifs d’un plan déjà bien mal parti.
Alors même que le pays entier continue de se débattre dans les pires difficultés économiques, Sékou Touré découvre subitement en 1964 que la réalité sociale doit changer. La nouvelle tâche que se fixent alors le gouvernement et le parti résulte en effet de la constatation qu’un clivage précis s’opère entre l’immense majorité de notre peuple acquis à l’action révolutionnaire et une minorité d’hommes indignes de porter la nationalité guinéenne.
En clair: il faut isoler ceux qui ne font pas partie du peuple.

De toute façon, avant l ‘arrivée des colonialistes, personne ne connaissait le sucre.

De quoi s’agit-il ? On ne tarde pas à le savoir. Ce nouveau mot d’ordre est à peine lancé qu’on promulgue en effet le 8 novembre 1964 une loi-cadre, aussitot baptisée loi cafre -autrement dit loi infidèle , loi scélérate- par les Guinéens exténués par les marches forcées que leur impose leur leader versatile. Cette loi prétend assurer l’égalité entre les citoyens en opérant un nivellement par le bas. Elle impose entre autres une vérification des biens des commerçants et une limitation de leur nombre. Elle institue aussi le dépôt obligatoire à la banque guinéenne des sommes suivantes: 5 millions de FG pour les détaillants, 10 millions pour les demi-grossistes et 15 millions pour les grossistes ! Un revirement apparemment complet, donc, après les mesures de 1962 et 1963: le gouvernement affirme à nouveau des convictions socialistes. Mais cette fameuse loi-cadre est appliquée dans une confusion telle qu’elle crée surtout des mécontents. C’est le règne des nouveaux riches, d’une classe composée de parvenus plus ou moins liés au régime, seule capable désormais de satisfaire aux exigences permettant d’exercer une activité économique. Tous ceux qui possèdent quelque chose dans le pays sont spoliés. Dans chaque ville de Guinée, neuf boutiques sur dix sont fermées. Sur l’ensemble du territoire on ne compte plus qu’un millier environ de commerçants agrées. Les marchands ambulants, les tenanciers de bar, les coiffeurs et autres petits artisans doivent eux aussi déposer de 75 000 à 100 000 FG pour être autorisés à travailler. Des familles entières se trouvent sans ressources. De nouveaux chômeurs, de nouveaux pauvres viennent s’ajouter aux laissés pour compte de la colonisation.
Toute la population active reçoit bientôt des feuilles de déclaration de biens. La police économique ouvre des enquêtes tous azimuts. Le pauvre fonctionnaire qui s’est serré la ceinture des années durant pour se faire bâtir une maisonnette doit faire la preuve de son honnêteté. Pendant ce temps les hommes du régime, naturellement, se gardent bien d’expliquer au peuple pourquoi les ministres et les hauts dignitaires ne sont pas soumis à ce contrôle des biens et aux autres tracasseries que chacun endure. Ces derniers ont le droit de collectionner les somptueuses villas sur les deux corniches de la capitale. Ils ont même la faculté de percevoir des loyers en devises quand ces villas sont habitées par des étrangers.
Le commun des Guinéens est condamné désormais aux files d’attente interminables devant les magasins pour obtenir quelques denrées de première nécessité car le pays, plus que jamais, s’enfonce dans la pénurie généralisée. Les femmes, les premières touchées, decident bientôt que, compte tenu du rôle qu’elles ont toujours joué dans l’ascension de Sékou, elles ont bien le droit d’aller protester auprès de lui. Elles se rendent en délegation à la présidence, ou elles sont accueillies par un discours fulminant: Sékou accuse… leurs maris. Ceux-ci, prétend-il, se cachent derrière leurs épouses pour inciter la population à la revolte. Il fait savoir aux mécontentes que ceux qui se plaignent de manquer de sucre doivent faire comme leurs ancêtres, c’est-à-dire manger du miel. De toute facon, dit-il encore, je ne veux pas qu’on m’en demande car avant l’arrivée des Blancs, les colonialistes, personne ne connaissait le sucre. Sékou enjoint carrément aux Guinéens de cesser de consommer du café, du thé et tout autre produit descolonialistes exploiteurs. Prenez, dit-il, comme nos ancêtres, de la bouillie et un bon bol de lafidi le matin. Cela donne la santé, la longevité et vous êtes en forme toute la journée.
Le chef de l’Etat ne se contente pas de renvoyer les femmes aux habitudes alimentaires d’autrefois. Il fait venir Fodeba Keita, son ministre de la Défense et de la Sécurité, afin que ses hommes se chargent de conduire quelques unes des protestataires au camp militaire Alpha Yaya, dans la banlieue de Conakry. Là, on leur fait subir divers mauvais traitements qui préfigurent déjà l’avenir, le temps du camp Boiro. Menaces et sévices contre les femmes ne permettent évidemment pas d’améliorer la situation intérieure.

Au plan extérieur, cela ne va pas mieux. Les accords de 1963 n’auront en fin de compte aucune influence positive sur la coopération franco-guinéenne. Une fois de plus, Sékou Toure tient la France à distance en créant des incidents.

Réagissant à des informations, destinées à l’inquiéter, selon lesquelles Saifoulaye Diallo, chef de la délégation guinéenne lors des négociations, aurait été reçu en privé par le général de Gaulle, il remet vite en question les accords signés. Il conteste en particulier l’évaluation des dettes guinéennes envers la France. Il refuse par ailleurs d’honorer les engagements autrefois pris avec l’Etat français alors qu’il respecte, en revanche, les contrats signés avec des societés privées. Sékou Touré est encouragé à se lancer dans cette nouvelle campagne antifrançaise par les deux hommes forts du moment à Conakry,

  • l’inquiétant Ismael Touré, son demi-frère,
  • et le ministre de la Défense et de la Sécurité Fodéba Keita, son âme damnée

Ils lui font comprendre qu’appliquer les accords et normaliser définitivement les relations avec Paris equivaudrait à accrediter les bruits selon lesquels la France fait plus confiance à Saifoulaye Diallo, poulain de de Gaulle, qu’à Sékou Touré. Il faut donc signifier aux Français que rien n’est réglé.

L’occasion choisie sera, le 1er novembre 1964, la fête de l’armée guineenne. Au cours de la parade militaire, on voit défiler une section vêtue de l’uniforme colonial d’autrefois : soldats en chemise et culotte kaki, coiffés d’une chéchia rouge et pieds nus. Par cette mascarade, Sékou Touré et Fodeba Keita entendent marquer l’opposition entre les deux armées: celle qui est née et celle qui a cessé d’exister.

Petit Touré dépose légalement les statuts de son parti : c’est le complot des commerçants

L’ambassadeur de France, sentant son pays ridiculisé, quitte la tribune officielle et demande des excuses. Sékou Touré, affirme Georges Chaffarddans ses Carnets secrets de la décolonisation 22, les lui aurait présentées pour la forme quelques jours plus tard. Il estime pourtant n’avoir rien à se reprocher. Il s’expliquera plus tard dans une interview: Il n’y avait rien de grave dans cette cérémonie. Personne ne parlait de la France et le drapeau français était absent. C’était une image du passé que l’on présentait, un fait historique […] Mais cela déplut à l’ambassadeur français. Le soir même il envoie à Paris un message pour dire que la « France a été trampée dans la boue ». Il grossit les faits en les dénaturant. Le général de Gaulle oublie alors que la Guinée est un Etat indépendant et sans même prendre la peine de se renseigner plus avant, il fait bloquer les fonds guinéens à la Banque de France 23.
Cette nouvelle brouille avec la France n’assainit certes pas la situation politique. Les rumeurs vont bon train, qui se nourissent des intrigues et autres sourdes luttes d’influence dans les cercles du pouvoir. Sékou Touré se dit une fois de plus qu’il doit reprendre la situation en main et, une fois de plus, cherche des boucs émissaires. Saifoulaye Diallo, jusque-là considéré un peu comme son alter ego, sera la première victime. Sékou Toure met brusquement fin au bicéphalisme à la tête du parti en ordonnant de décrocher des bureaux et autres lieux publics les portraits de Saifoulaye Diallo, evincé de son poste de secretaire politique du PDG. S’avisant tout à coup que beaucoup d’opportunistes se sont infiltrés dans les rangs du parti, il décide également qu’une épuration est nécessaire. Il faut diminuer le nombre des militants et faire du PDG non plus un parti de masse mais un parti d’élite. Plus que jamais, Sékou Toure est désormais seul maître du pays. D’ailleurs n’est-il pas à la fois, en ce milieu des années soixante, secrétaire général du parti, président de la Republique, chef du gouvernement ? N’est-ce pas lui qui rend la justice, attribue les logements et contrôle la régulation aérienne ?
Omniprésent, Sékou Touré n’est pas encore pour autant tout à fait omnipotent. Une opposition organisée pointe déjà le nez, avec diverses composantes. La première, historiquement, est liée à l’Association des étudiants guinéens en France. Du fait qu’elle opère à l’étranger, celle-ci n’est pas inquiétee pour ses activités et dispose d’une bien plus grande liberté de manoeuvre que les autres groupes hostiles au pouvoir. Bien que numériquement peu importante, la fraction estudiantine de l’opposition, très active, se signale vite à l’attention de Sékou Toure. En 1963, la plupart des responsables etudiants ont déjà été privés de leurs bourses d’études. En janvier 1965, ils sont même déchus de la nationalité guinéenne. Pour les étudiants, il ne saurait y avoir d’issue au conflit qui les oppose à Sékou Touré que dans un changement de régime. L’antagonisme classique qui dresse les jeunes intellectuels contre les dirigeants politiques, surtout en Afrique, prend dans le cas guinéen des proportions inusitées et presque dramatiques. Ces réfractaires font paraitre un mensuel, L’Etudiant guinéen, dans lequel ils s’efforcent de démonter en permanence le jeu, qu’ils estiment machiavélique, du président guinéen. Ils vont jusqu’à accuser régulièrement ce dernier, suprême insulte, d’être à la solde des Américains.
Une deuxième composante de l’opposition guinéenne alors naissante regroupe ceux qu’on appelle les commerçants, essentiellement des hommes qui gravitent autour du régime et qui ont donc l’autorisation de réaliser des affaires. Or la politique socialisante de Sékou et la création d’un franc guinéen ont privé bien des hommes d’affaires des profits qu’ils auraient pu réaliser, notamment à travers de fructueuses transactions internationales. Cette catégorie d’opposants dispose de moyens financiers non négligeables et peut éventuellement compter sur des appuis extérieurs.
Un troisieme groupe de mécontents, qui se doit d’être à la fois prudent et discret, réunit une certaine partie de la classe politique associée au pouvoir, ceux qui rêvent d’une carrière plus brillante, ceux qui croient sincèrement que les promesses d’antan n’ont pas été tenues, ceux enfin qui estiment que le président Sékou Touré a accaparé indûment tous les pouvoirs. Ces contestataires de l’intérieur défendent l’idée d’une renaissance de la vie démocratique, en tout cas d’un pouvoir moins personnalisé.
Le second de ces trois groupes d’opposants brûle de passer à l’action. Son programme est clair: tout mettre en oeuvre pour un retour rapide de la Guinée au libéralisme economique et au multipartisme, seul remède à ses yeux aux difficultés de l’ancienne colonie française.

Le refus de Sékou Touré de s’engager peu ou prou dans cette voie incite les commerçants à envisager la création de leur propre parti: le Parti de l’unité nationale de la Guinee (PUNG), animé par un riche négociant, Mamadou Toure dit Petit Toure.
Drôle d’itinéraire que celui de ce Petit Toure. On l’appelle ainsi à cause de sa petite taille, et non, comme certains le croient à tort, pour le différencier de Sékou Touré, nettement plus élancé. De tout temps, en effet, on ne lui connait d’autre surnom que celui-la. S’il porte le même patronyme que le maître de la Guinée, Petit Toure a aussi le privilège incontesté d’être un vrai descendant de l’Almamy Samori. Il s’établit très tôt en Côte d’Ivoire, où il fait fortune. A la veille de l’indépendance, en 1958, il se distingue de son entourage ivoirien en faisant ouvertement campagne pour le « non » alors même que le Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI) de Houphouet-Boigny invite à voter « oui » au referendum. Cet anticonformisme lui vaut d’être prié de rejoindre sa Guinée natale dès que celle-ci acquiert son indépendance apres avoir voté massivement pour le « non ».
Accueilli à bras ouverts dans son pays, il est d’abord nomme directeur du Terrasse Hotel de Madina, dans la banlieue de Conakry. Il sera ensuite directeur du Comptoir guineen du commerce interieur (CGCI), un poste important et donc juteux -cet organisme d’Etat a le monopole du commerce de gros- qui va faire de lui l’un des hommes les plus riches du pays.
Un homme qui prend le parti courageux d’affronter Sékou Touré en le prenant au mot : le dictateur n’invite-t-il pas sans cesse les opposants à créer leur propre parti s’ils le désirent ? Sa démarche a pourtant de quoi surprendre. Petit Toure a-t-il naivement cru aux garanties de pure forme de la Constitution de la Guinée qui prévoit le multipartisme ? Est-il au contraire manipulé par des personnalités politiques qui tentent de le pousser en avant en spéculant sur une possible immunité en rapport avec sa triple qualité de descendant de Samori, de riche commerçant et de haut fonctionnaire fort populaire du fait de sa position sociale ? S’il est difficile de trancher pour l’une ou l’autre de ces hypothèses, il n’en demeure pas moins que Petit Touré dépose effectivement les statuts de son parti. Et huit jours après, le 18 octobre 1965, éclate la nouvelle d’un complot contre-révolutionnaire.
La nouvelle, affirment certains, aurait été diffusée à cette date par Radio-Conakry. Elle est en tout cas confirmée le 9 novembre par un communiqué du PDG qui annonce l’arrestation de plusieurs opposants guinéens, dont Mamadou Touré (Petit Touré), Jean Faragué et Bangali Camara, tous deux anciens ministres (ceux-là même qui avaient organisé la fronde contre Sékou Touré lors du séminaire de Foulaya) ainsi que Kaba Sory, ancien ambassadeur à Moscou. On est surpris de trouver également parmi les personnalités arrêtées un cadre ivoirien, François Kamano, de passage à Conakry. Rien d’étonnant en fait car ce troisième complot guinéen prend une tout autre ampleur dès lors qu’à Conakry, Sékou Touré tente d’établir la complicité des opposants de l’intérieur avec la France et des gouvernements africains comme celui du président Houphouët-Boigny.
La radio guinéenne accuse en effet nommément deux ministres français, Louis Jacquinot, ministre des Départements et Territoires d’outre-mer, etRaymond Triboulet, ministre délégué chargé de la Coopération, sans oublier Jacques Foccart, secrétaire général à la présidence de la République pour la Communauté et les Affaires africaines et malgaches. C’est même ce dernier, véritable bête noire de Sékou, qui porterait la responsabilité matérielle du complot. Parlant de ce complot cinq ans plus tard, Sékou Touré s’en prendra encore à Jacques Foccart en ces termes : En 1965 un complot est découvert en Guinée. La France y est impliquée à travers l’action de M. Foccart. J’en ai les preuves matérielles. Je ne les ai pas rendues publiques mais je suis prêt à les fournir. 24 On ne les verra évidemment jamais…
La tension est à son comble quand le chef de l’Etat guinéen convoque le 17 novembre 1965 le corps diplomatique pour une réunion d’information sur le complot. Sur l’instruction de son gouvernement, Philippe Kaenig, l’ambassadeur de France en Guinée, refuse d’assister à cette réunion. Il est expulsé le jour même par le gouvernement guinéen. Voici comment Sékou Touré rend compte de l’épisode: Notre minisire des Affaires étrangères convoque à son bureau tous les membres du corps diplomatique pour leur signifier les nouvelles mesures relatives à l’activité des diplomates. L’ambassadeur de France refuse de répondre à la convocation. Alors que tous ses collègues sont présents, notre ministre lui téléphone. Il refuse de nouveau de venir. Le ministre indigne par cette réaction lui dit alors: 
« Oui ou non êtes-vous ambassadeur accrédité auprès de nous ? Oui ou non représentez-vous la France ? Si vous la représentez, je vous invite à venir immédiatement, tous vos collègues étant présents. Mais si vous n’êtes plus ambassadeur auprès de nous alors rejoignez Paris, et la France nous enverra un autre représentant ». Ils peuvent en témoigner. Le représentant de la France télégraphie immédiatement à Paris pour dire qu’il vient d’être informé par le gouvernement guinéen de la rupture des relations diplomatiques et qu’on le met en demeure de quitter Conakry sur le champ. Une fois encore le gouvernement français ne consulte pas le chef de l’Etat guinéen pour connaitre la vérité. Il invite l’ambassadeur de Paris et le personnel de l’ambassade à quitter immédiatement pour la capitale française. Voilà les conditions de notre rupture avec la France
 25.

Pour assurer son pouvoir, Sékou n’hésite pas à renier ses vieux compagnons.

Il semble malgré tout que c’est plutôt le gouvernement guinéen qui prend l’initiative de rompre les relations diplomatiques avec la France. En raison, selon les mots de Sékou Touré, de l’hostilité constante du gouvernement français à l’égard de la république de Guinée par l’organisation d’incessants complots contre la paix sociale et le développement économique de la république de Guinée 26. La mesure ne rétablit pourtant pas un climat de sérénité, et encore moins de sécurité à Conakry. En effet, le 6 décembre 1965, la radio guinéenne dénonce encore des machinations auxquelles participerait la France. Celle-ci est également attaquée le lendemain par le délégue guinéen à une réunion de la commission politique de l’ONU où est évoquée la non-admissibilité de l’intervention étrangère dans les affaires intérieures des Etats. La nouvelle tension persistera jusqu’au début de l’année 1970.
Dans cette affaire du complot de 1965, une chose est frappante dans l’attitude de Sékou Touré: jamais le ton ne monte contre la France sans qu’aussitôt le meme opprobre ne frappe les pays africains amis de la France. C’est ainsi que du côté africain sont tour à tour accusés le ZairoisMoise Tchombe du Katanga (l’actuel Shaba, alors en sécession), les présidents Maurice Yameogo de Haute-Volta (actuel Burkina Faso), Hamani Diori du Niger et surtout Felix Houphouet-Boigny de Côte d’Ivoire. Pour assurer son pouvoir, Sékou n’hésite donc pas à renier ses proches, y compris son ancien protecteur du RDA, en l’occurrence le président ivoirien, auquel il doit tant. L’antagonisme entre les deux hommes, de fait, est latent dès que se trouve enclenché le processus de la décolonisation. Chacun des deux, nous l’avons vu, a sa petite idée sur l’évolution de l’Afrique noire, et ce n’est pas la même. Le général de Gaulle préfère de loin les thèses et même la stratégie d’ensemble du leader ivoirien. Les chemins vont diverger encore plus avec le « non » de Sékou Touré à de Gaulle. C’est suffisant pour qu’à tort ou à raison Sékou Touré croit désormais en permanence à des machinations ivoiriennes pour faire échouer l’expérience guinéenne. Houphouet devient sa bête noire.

En mai 1965, à l’occasion d’une réunion extraordinaire de l’organisation commune africaine et malgache (OCAM) tenue à Abidjan, Sékou Touré se lance dans une violente diatribe, traitant les leaders de l’OCAM de fantôches et de commis voyageurs de l’impérialisme français. Tout en prenant cette attaque brutale pour elle, la Côte d’Ivoire se garde de toute réplique. Seul le président voltaique Maurice Yameogo tente de croiser le fer avec le leader guinéen en répondant sur le même ton. L’épisode est mémorable et Maurice Yameogo lui-même reconnait aujourd’hui qu’il est allé à cette occasion jusqu’au fond de la poubelle Le paroxysme de la crise ivoiro-guinéenne, demeurée longtemps latente, est donc atteint avec le complotd’octobre 1965. La guerre des ondes sévit, produisant de longues traînées d’injures. Des deux côtés, aucun effort réel, curieusement, n’est entrepris rapidement afin de réduire la tension. Sékou Touré y tient-il ? En fait, il a toujours repugné à accepter d’une façon ou d’une autre le leadership du chef du Rassemblement democratique africain (RDA). Mais en dépit de ses humeurs périodiques, les relations du leader guineen avec ses anciens amis du RDA ne semblaient pourtant pas promises à la détérioration qu’elles connaissent alors. En définitive ce sont des amis communs de la Côte d’Ivoire et de la Guinée-Maliens, Sénégalais, Mauritaniens notamment-qui s’emploient les premiers à prêcher l’apaisement, mais sans grand succès.
Fin 1965, après avoir fait le plein des camps d’internement et porté de rudes coups aux opposants, le gouvernement guinéen tient à nouveau la situation bien en main. Mais beaucoup se demandent alors si l’équipe gouvernementale fera preuve d’autant de cohésion que par le passé, d’autant qu’elle subit de sérieuses modifications. La plus significative concerne Fodeba Keita, qui échange le ministère de la Défense et de la Sécurite contre celui de l’Economie rurale. Bien connu pour ses dons d’organisateur, l’ancien animateur des célèbres Ballets africains est alors incontestablement l’homme de confiance de Sékou Touré. Il a laissé son empreinte sur l’appareil militaire, à qui il sut d’ailleurs faire jouer un rôle économique. Envoyé à Alger en mission auprès du colonel Boumedienne, suite à l’élimination de Ben Bella, le 19 novembre 1965, il en serait revenu, dit-on, avec quelques idées qui, peu à peu, lui auraient permis d’avoir l’armée guineenne à son entière dévotion. A la Défense, Fodeba Keita est remplacé par le général Lansana Diané, ancien ministre délégué de la région de Labé. Vétérinaire de carrière, devenu général à cinq étoiles en 1960 pour commander le contingent guineen mis à la disposition des Nations Unies au Congo-Léopoldville, l’actuel Zaire, il est aussi un proche parent deSékou Touré. Ce dernier n’a cependant pas jugé opportun de lui laisser le contrôle de la gendarmerie, placée sous sa propre autorité.
A peine la crise de 1965 s’est-elle un peu calmée que l’escalade entre Conakry et Abidjan repart, alimentée notamment par la chute de Nkrumah en février 1966. Sékou Touré en effet, reçoit à bras ouverts le président déchu, à qui il attribue le titre de co-président de la Guinée.

Quinze mille Guinéens appellent au renversement de Sékou Touré à Abidjan.

Il se répand en menaces et envisage sans ambages de rétablir par la force le pouvoir de Nkrumah au Ghana en passant par le territoire ivoirien. Les provocations de Sékou Touré poussent les autorités ivoiriennes à sortir de leur réserve. Philippe Yace, président de l’Assemblée nationale ivoirienne, est le premier à protester. C’est bientôt le président Houphouet-Boigny lui-même qui oppose un cinglant démenti aux allégations deSékou Touré, attribuant le renversement de Nkrumah à la Cote d’Ivoire. L’affaire est portée devant l’OUA, dont Conakry refuse l’arbitrage. Malgré une intervention du president Tubman du Liberia, ami du leader guineen, et de l’empereur Haile Selassie, Sékou Touré reste sur sa position et continue de plus belle à proférer ses philippiques.
Les esprits commencaient à s’apaiser quand un grave incident de frontière ranime la querelle. Tout commence avec la pénetration d’une patrouille guinéenne en territoire ivoirien. Celle-ci trouve les gendarmes ivoiriens du secteur au repos et réussit facilement à tromper leur vigilance en s’emparant de quelques fusils et d’une bicyclette. Les Ivoiriens, alertés, decident d’aller récuperer les armes subtilisées. A leur tour ils travasent la frontière et se trouvent nez à nez avec la patrouille guinéenne. Celle-ci est prise de panique, ses hommes perdent leur contrôle et l’un d’entre eux fait feu, blessant un Ivoirien. Les Ivoiriens ripostent et abattent le tireur. Dans la debandade qui s’ensuit, quelques Guinéens sont arrêtés et transportés en territoire ivoirien, où ils sont enfermés.
Ce grave incident provoque une vive émotion et une vague de protestations. Les Guineens réfugiés en Côte d’Ivoire se mettent bientôt de la partie, tenant un grand meeting rassemblant plus de quinze mille personnes dans la capitale. Ils proclament leur soutien au pays hôte et manifestent la volonté de combattre le régime dictatorial de Sékou Touré. Ainsi du 3 au 18 avril 1966, le Front de libération nationale de Guinée (FLNG) s’organise, avec des sections à Abidjan, Dakar et Paris. De l’intérieur de la Guinée, d’innombrables lettres de soutien et d’encouragement sont expediées.
La creation du FLNG parait à la fois spontanée et parfaitenent désintéressée. Mais ce Front, de fait, bénéficie tout de suite du soutien du gouvernement ivoirien. Ce dernier lui alloue des moyens financiers importants et met à la disposition des exilés des tranches horaires à la radio ivoirienne. Des émissions conçues dans les langues du pays sont bientôt diffusées à l’intention des Guinéens de l’intérieur. Le régime, evidemment, est fustigé en termes particulierèment vifs tandis que Sékou lui-même est traité de tous les noms tour à tour en soussou, malinke, peul, kissi, etc. L’impact du FLNG est cependant limité par le fait même qu’il bénéficie de ce soutien gouvernemental. Les Ivoiriens, d’ailleurs, ne paraissent pas vouloir faire dégénérer cette querelle entre les deux capitales. Il n’est pas question de renverser Sékou Touré mais simplement de répliquer à ses attaques. Si le Front, ainsi, est rapidement isolé, il n’en demeure pas moins une réalité tangible, appelée à se voir d’office attribuer par Sékou Touréles complots et soulevements à venir.
En 1965 et 1966, Sékou Touré se bat un peu contre tout le monde et par tous les moyens. Au moment du VIIIè congres du PDG, du 25 septembre au 2 octobre 1967, la Guinée se retrouve ainsi fort seule. Son régime est une fois encore au plus mal. D’autant que la situation économique, plus que jamais, frise la catastrophe: les denrées les plus courantes sont introuvables; les caisses de l’Etat sont vides. Sékou Touré, pour faire face, decide de… concentrer encore plus tous les pouvoirs entre ses mains. Le voilà responsable suprême de la revolution ! Et surtout il crée, au lendemain du congrès, les pouvoirs révolutionnaires locaux (PRL), qui remplacent les comités de base au niveau des villages ou des quartiers et qui, petit à petit, s’occupant de tout, jusqu’a la distribution de la nourriture subventionnée ou rationnée, vont totalement quadriller le pays et contrôler chacun de ses habitants.
Après le congrès, Sékou Touré tente de briser le glacis qui l’enserre en cherchant des appuis à l’extérieur. Un appel du pied au général de Gaulle ne lui rapporte que cette réponse cinglante: Quand il y aura un Etat guinéen, je le reconnaitrai. Les autres partenaires potentiels ne se montrent guère plus empressés. Même les Américains, qui ont pourtant appris depuis longtemps à composer avec les éclats de voix de Sékou Toure et qui ne lui ménagent pas leur appui.
Un paradoxe pour un pays qui se veut progressiste, cet appui américain ? De fait, l’affaiblissement régulier, sur le plan économique, du régime du PDG ne peut que profiter aux puissances occidentales, dont l’aide se révèle indispensable à la réalisation des grands projets industriels. Et en premier lieu aux Etats-Unis, principale source de capitaux. Les Américains, alors, contrôlent déjà par leurs entreprises privées l’industrie de la bauxite et ils ont également investi dans le secteur des industries de transformations. Ces relations économiques entre les Etats-Unis et la Guinée remontent au lendemain du complot des enseignants de 1961. Ce dernier a provoqué en effet un refroidissement des rapports entre la Guinée et les pays de l’Est à un moment où le contentieux franco-guinéen, deja vieux de trois ans, parait plus difficile que jamais à résorber. Les Etats-Unis ont donc pris tout naturellement la relève à la fois de la France et des pays socialistes. Dès 1964, ils deviennent le premier fournisseur de la Guinée (2,478 milliards de FG, sur un total d’importation de 11,201 milliards) et son second client. Depuis, l’importance des investissements privés americains n’a cessé d’augmenter. Ils construisent des centrales thermiques pour l’électrification des grandes villes, consentent des prêts au gouvernement guinéen et lui accordent une aide alimentaire. Ils favorisent également l’octroi par la Banque mondiale de prêts au meme gouvernement. En 1966, l’aide culmine avec un montant de 24,6 millions de dollars. L’année suivante, cependant, alors que Conakry est en mauvaise posture, l’aide tombe à 6,8 millions de dollars à la suite d’une décision de Washington de réduire considérablement son assistance directe aux pays en voie de developpement. Compte tenu de la situation particulière de l’économie guinéenne, largement tributaire du support américain, certains se demandent même si on n’assiste pas à un petit revirement politique à l’egard du régime de Sékou. La suite ne le prouvera pas. La position des pays occidentaux-Etats-Unis surtout mais aussi RFA, Grande-Bretagne, Italie et Suisse notamment -en Guinée reste même suffisamment assurée pour provoquer quelques grincements de dents chez les puissances socialistes. Celles-ci pourtant ne se retirent pas de la Guinée, Sékou Touré réussisant la prouesse de maintenir une rivalité entre les deux blocs idéologiques. Il parvient ainsi à sauver sa relative liberté d’action, sinon à accumuler les aides. Les Etats-Unis, il est vrai, ne cherchent nullement à inféoder le jeune Etat. Leur principal objectif semble être de contenir l’influence des pays communistes et notamment de la Chine, leur bête noire, qui devient petit à petit un partenaire économique de premier plan de Conakry, grâce en particulier aux fournitures de riz.
Pas plus que les années précédentes, la réussite de cette politique extérieure dite de neutralisme positif au cours de la période 1965-1970 ne stimulera pas le développement de l’économie guinéenne, handicapée par le style de gestion du régime, des plus contestables. Soucieux d’assurer sa popularité, Sékou Touré, en effet, décide d’installer les équipements industriels là où ces investissements peuvent produire le plus d’effet politique. Le calcul économique est négligé: on ne tient compte ni de l’importance du marché, ni du coût des transports, ni même de l’existence en quantité suffisante de matières premières. Seul l’effet de vitrine compte. La crainte des complots, par ailleurs, conduit à limiter les relations avec les pays voisins, donc à décourager l’exportation dans la région par la voie régulière des produits de l’industrie guinéenne. Les responsables du commerce d’Etat ne risquent-ils pas, en effet, de céder aux manceuvres de séduction de l’opposition extérieure ou de certaines puissances inamicales, se dit-on à Conakry ? Rien d’étonnant, donc, si la plupart des usines fonctionnent au ralenti, leur production effective ne dépassant pas 30 % à 50 % de leur capacité. Seuls les équipements fournis par la Chine populaire, semble-t-il, connaissent un meilleur sort. Sans doute parce qu’ils sont mieux adaptés aux conditions locales et mieux contrôlés au cours de leur réalisation par les Chinois eux-mêmes.
Toujours aussi versatile, Sékou Touré, petit à petit, tente une nouvelle fois de resserrer les liens avec ses voisins immédiats. Il fait venir Léopold Sédar Senghor à Labé, William Tubman à Nzerekore et Modibo Keita à Kankan. Le président sénégalais, dès qu’il croira percevoir une réelle ouverture du régime, en 1968, tentera même, en vain d’ailleurs, d’amener de Gaulle et Houphouet-Boigny à renouer avec Sékou Touré. Une bonne volonté non sans mérite puisque son pays n’est guère mieux traité que la Côte d’Ivoire. Sékou Touré accuse souvent, dans ses discours éternellement relayés par la Voix de la révolution, le president sénégalais de favoriser les activités de l’opposition extérieure et meme, précisement, d’abriter un camp d’entrainement contre-révolutionnaire dans la région de Saint-Louis. Et il n’a pas fait preuve d’un grand sens de la solidarité régionale en annonçant, le 29 janvier 1967, que la Guinée se retirait du Comité inter-Etats des riverains du fleuve Sénégal. Ce comité, qui donnera finalement naissance, malgré tout, à l’Organisation des Etats riverains du fleuve Sénégal (OERS) en 1968, est en effet placé selon Sékou sous l’influence de la France. M. Senghor, dit-il à cette occasion, défend plus les intérêts français que les intérêts africains. Une phrase péremptoire qui n’empêchera pas, au cours des derniers mois de l’année 1967, le chef de l’Etat guinéen d’opérer un enième revirement complet et de lancer un appel à la France pour une reprise de la coopération. A Paris c’est la surprise. Les autorités se montrent sceptiques.

Sékou Touré crée des comités dans les casernes : l’armée passe sous la coupe du parti.

Sékou cherche des intermédiaires pour faciliter le rapprochement. Il profite donc de la Conférence des chefs d’Etat du Comité des Etats riverains du fleuve Sénégal, qui se tient à Bamako les 6 et 7 novembre, pour se réconcilier avec Senghor. Après cette réunion, non seulement le Sénégal mais aussi le Mali et la Mauritanie font des démarches auprès de Paris. Le 21 novembre, au cours d’un diner qu’il offre en l’honneur du président dahoméen Christophe Soglo, en visite officielle en France, le général de Gaulle fait allusion dans son toast à cet ancien membre de l’Union française qui souhaiterait retrouver la France . Ce climat de détente laisse un instant entrevoir la possibilité d’une réconciliation au cours de l’année 1968. Mais la France ne paraît pas pressée. De plus, elle doit faire face, à partir de mai, à d’autres préoccupations, et il ne se passera donc rien.
L’année 1968 se termine par la chute du président malien Modibo Keïta, le 19 novembre. Sékou Touré, ce jour là, est en train d’annoncer au cours d’un grand meeting à Kindia la conclusion d’un accord avec les Etats-Unis pour le financement de l’exploitation des bauxites de Sangérédi dans la région de Boké. Dès qu’il apprend les nouvelles de Bamako, où vient d’être renversé son ami et compagnon de longue date, Sékou Touré se dit qu’il faut faire quelque chose.
De même qu’il s’était promis de ramener au pouvoir Nkrumah, de même il va proposer son aide au leader malien, pensent les exégètes de la politique africaine, qui prévoient d’ailleurs déjà une prochaine guerre avec le Mali. Nul obstacle géographique, en effet, ne sépare le pays de Sékou Touré de celui de Modibo Keita. Siguiri, la dernière ville guinéenne sise sur le fleuve Niger, est à moins de deux heures de Bamako en voiture. Sékou, pourtant, se garde d’intervenir. Craint-il que l’armée guinéenne ne tienne guère à le suivre dans des aventures à l’issue incertaine ? On ne sait. Mais on peut être sûr que Sékou se méfie alors de son armée. Il la met en effet bientôt sous la coupe du parti, qui entreprend de créer des comités dans les casernes. Une innovation qui n’est évidemment pas pour plaire aux cadres militaires, lesquels ne se gênent pas pour le dire. Sékou Touré se crispe encore plus et la tension, une nouvelle fois, est à son comble. A la radio, la Voix de la révolution, pendant les mois qui suivent la mise à l’écart de Modibo Keita, fulmine autant contre les militaires du Mali que contre ceux… de Guinée !
Rien d’étonnant, donc, si après les enseignants et les commerçants, l’armée se trouve désormais dans le collimateur du leader guinéen. Et, évidemment, on va découvrir… un complot, celui dit des officiers felons et des politiciens véreux . Tout commence en mars 1969 par une banale dispute autour d’un verre au cours d’un bal à Labé, à 450 kilomètres de Conakry. Enervés, des soldats menacent des militants du parti de cravaterentendez pendre-bientôt Sékou Toure. Un agent zélé, Emile Cissé, yeux et oreilles du président à Labe, à qui est rapportée cette conversation, se hâte d’en faire communiquer la teneur à Conakry. Encore traumatisé par le coup d’Etat de Bamako, celui-ci prend l’affaire très au serieux. Il depêche un avion militaire à Labe pour transférer dans la capitale les trois soldats coupables d’avoir proféré des menaces à son endroit. Seulement au cours du trajet, ces derniers larguent par dessus bord le commissaire de police Mamadou Boiro, qui les escorte, et obligent le pilote à mettre le cap sur Bamako. Mais l’appareil, à court de carburant, doit effectuer un atterrissage forcé non loin de la frontière malienne, dans un village guinéen. Les malheureux passagers sont arrêtés, enchainés et transférés à Conakry. Ils y sont fusillés dès leur arrivée. C’est à la suite de cette péripétie que le fameux camp de la garde républicaine de Conakry sera rebaptisé camp Mamadou Boiro.

Flairant plus que jamais un danger du côté de l’armée, Sékou Touré, comme il l’a toujours fait, prend les devants. Il arrête de nombreux officiers, dont Kaman Diabi, chef d’etat-major adjoint de l’armée, et Cheick Keita, commandant de la garnison de Labe. Kaman Diabi, originaire de Faranah comme Sékou Touré, et surtout son homme de confiance dans l’armée, est presenté comme le pivot du complot et même accusé d’avoir été un chargé de mission de la France depuis 1958. Du côté des civils, Fodeba Keita, autre fidèle parmi les fidèles, qui commençait à inquiéter Sékou en raison de son emprise sur l’armée, devient le cerveau du complot. Outre le pivot et le cerveau il faut identifier l’idéologue et la source de financement du complot. Qu’à cela ne tienne: ils sont trouvés en la personne de Karim Fofona, sécrétaire d’Etat aux Travaux publics, brillant intellectuel et ancien élève de l’Ecole des mines de Nancy, et Baidy Gueye, un riche commerçant, au demeurant jusque-là grand ami de Sékou Toure. Ce dernier profite du complot de 1969 pour régler définitivement le cas d’hommes qui lui portent ombrage. La principale victime de cette soif de revanche ou de vengeance sera l’ancien député à l’Assemblée nationale française et ancien ministre Diawadou Barry, qui n’avait jamais pu trouver grâce aux yeux du chef de l’Etat guineen en dépit de son ralliement spectaculaire au PDG. Il sera mis à mort, comme toutes les personnalités civiles et militaires impliquées dans le complot. Ceux qui ne sont pas executés seront condamnés à mourir d’inanition dans les cellules du camp Boiro, qui commence alors à mériter son futur nom de camp de la mort.

Tidjane Keita bondit sur la voiture officielle et porte un coup au chef de l’Etat.

Le complot de 1969 est à peine découvert que Sékou Toure en dénonce un autre, permanent celui-là, et qui l’oppose à l’impérialisme français. C’est ainsi que le 29 mars, Radio-Conakry s’en prend à la localité de Rivesaltes, dans les Pyrénées-orientales, qui guinéen serait un centre d’entraînement de mercenaires guineens. Ces mercenaires sont, assure-t-on, des soldats d’origine guinéenne démobilisés de l’armée française et payés pour renverser le régime du PDG. Le 1er avril à Conakry, vingt mille élèves et étudiants descendent ainsi dans la rue pour manifester contre l’impérialisme français. Et lorsque le général de Gaulle démissionne de ses fonctions de président de la République française à la suite de l’échec d’un referendum, l’hebdomadaire du PDG, Horoya 27, exulte: De Gaulle s’en va sans avoir réussi à atteindre un de ses principaux objectifs: la chute du régime guinéen dont il avait fait une affaire personnelle. La semaine suivante, le même journal se montre encore plus désobligeant à l’égard de l’homme du 18 juin. Un article qui reconnait pourtant la valeur du résistant au fascisme de la Seconde Guerre mondiale est intitulé: Un mal qui répand le désordre, de Gaulle puisqu’il faut l’appeler par son nom. Les diatribes incessantes contre l’impérialisme français n’abusent plus personne en Guinée. Elles ne sauraient faire oublier la dictature de Sékou Touré, désormais solidement installée. Plus que jamais -un signe qui ne trompe plus- les départs en exil s’intensifient: fin 1969, on dénombre plus de cinq cent mille Guinéens établis à titre précaire ou définitif à l’étranger. A l’intérieur, tout tourne au ralenti, et les gens vivotent, ne sachant plus à quel saint se vouer. L’enthousiasme des premiers temps n’est plus qu’un lointain souvenir. Tout le monde est blasé et le parti ne cesse de perdre du terrain. C’est dans ce climat qu’un jeune guinéen, Tidjane Keita, accomplit un geste désespéré qui montre ce qu’est devenue l’impopularité de Sékou: il profite de la visite officielle de Kenneth Kaunda, président de la Zambie, pour forcer les rangs du cortège présidentiel, bondir sur la voiture officielle et porter un coup au chef de l’Etat guinéen. C’est la panique. Le convoi s’arrete. Tidjane renverse Sékou sur le macadam et le martèle de coups. Quel affront ! Et au milieu de la foule de surcroît ! Le jeune héros est abattu sur-le-champ par un officier de la garde prétorienne du dictateur. Sékou Touré, rentré chez lui, se met, dit-on, à se frapper très violemment la tête contre les murs; il faut l’intervention des gardes pour le maîtriser, avant qu’il ne se calme. A tort ou à raison, une partie de l’opposition extérieure trouve alors que le moment est venu de déstabiliser définitivement le régime, dont les jours lui paraissent comptés.

Chapitre 7
FACE A LA CINQUIEME COLONNE
(1970-1975)

Sékou Touré est un homme chanceux. Parler d’un homme chanceux en politique, c’est surtout montrer que cet homme a toujours su faire face aux événements imprévus d’une façon ou d’une autre. Au moment où tout le monde le croit perdu, il est sur le point de se sortir de la situation à son avantage. Le dénouement, contre toute attente, lui est favorable. Quelle meilleure illustration de ce processus que le débaruement des Portugais et de leurs alliés guinéens à Conakry, le 22 novembre 1970. Un coup dur, semble-t-il, qui, de fait, arrive pratiquement pour Sékou comme marée en carême. Le leader guinéen, une fois de plus, réussira en effet à imposer une certaine image, celle qui le sert, de cette fameuse opération sur laquelle nous allons revenir. Qu’il soit une cible privilégiée de l’impérialisme international, voilà qui est acceptable et même souhaitable. Mais pas question d’évoquer, du moins à l’extérieur, une éventuelle culpabilité de nationaux qui ne seraient pas des mercenaires: les Guinéens ne sauraient être contre Sékou Touré. Dès le 23 novembre 1970, ainsi, l’ensemble des délégués africains aux Nations unies -hormis, ce n’est pas une surprise, les représentants du Malawi et de l’Afrique du Sud- informent le président du Conseil de sécurité, l’ambassadeur syrien M. Tomeh, que la Guinée vient de faire face à une attaque colonialiste et impéraliste.

Deux cents Guinéens, rassemblés dans l’archipel des Bissagos, se tiennent prêts à l’attaque.

Les pays socialistes unanimes, de Pékin à Moscou, reprennent à leur compte les déclarations du président guinéen et dénoncent le Portugal. Certaines capitales occidentales, comme Paris et Washington, admettent officiellement que l’attaque a été menée par les éléments venus de l’extérieur, sans autre précision. Officieusement, on laisse entendre pourtant qu’il est vraisemblable que des mercenaires portugais ont participé à l’opération avec ou sans la bénédiction du gouvernement Caetano. Lisbonne, certes, ne confirme pas. Et nul ne parle d’opposants guinéens. Mais de Sakiet Sidi Youssef à la baie des Cochons (Cuba), l’histoire contemporaine ne fourmille-t-elle pas d’exemples où des Etats ont été amenés à couvrir, tout en les démentant catégoriquement, des initiatives de leurs armées ou de leurs services spéciaux décidées plus ou moins à leur insu ? Le monde entier va donc accréditer la thèse pour le moins simplificatrice de l’attaque colonialiste défendue dès le premier jour par Sékou Touré, au point qu’aujourd’hui encore on se demande souvent ce qui s’est réellement passé. Deux témoignages contrastés, d’abord, peuvent nous aider à rétablir, ne serait-ce que partiellement, la vérité. On possède d’un côté les déclarations à chaud d’un participant guinéen au débarquement, qui se qualifiera lui-même d’agresseur dans l’hebdomadaire Jeune Afrique du 8 décembre 1970. Par ailleurs, le capitaine Abou Soumah, le seul Guinéen qui ait pu profiter des combats pour s’échapper du terrible camp Boiro, a confié un récit pathétique, mais digne de foi, au même journal.
Selon le premier de ces deux témoignages, l’opération avait été prévue de longue date et ses protagonistes étaient en quasi-totalité des Guinéens exilés. Ils avaient été dispersés dans trois camps d’entraînement dans différents pays limitrophes. Le débarquement, en fait, devait avoir lieu beaucoup plus tard, mais la date en avait été subitement avancée pour une banale histoire de disponibilité de bateau -et non par crainte d’un rapprochement entre Sékou et Houphouët comme le prétendra Radio-Conakry. L’état-major des Guinéens, à l’approche du jour, ne tient littéralement plus en place. Le principal responsable va de Toulouse à Lisbonne, de Lisbonne à Genève et de Genève en Afrique, lieux de résidence de nombreux opposants guinéens, pour coordonner les actions. Le point de ralliement des combattants, que l’auteur du récit situe -pour protéger ses alliés- quelque part en Sierra Leone, est en réalité dans l’archipel des Bissagos 28. Deux cents hommes, tous d’origine guinéenne, sont donc rassemblés là où des navires les attendent. Ils sont bien armés, de fusils mitrailleurs et de pistolets de marque soviétique. Ils sont vêtus de treillis kaki, un brassard vert au bras. La nuit du 20 novembre et la journée du 21 novembre sont consacrées à l’examen de cartes et de plans de Conakry, à l’étude des positions à prendre ainsi qu’à la simulation du débarquement. Le 21 en début de soirée, les hommes sont répartis en huit équipes correspondant aux objectifs déterminés. Celles-ci sont ensuite installées, avec quelques Portugais, dans quatre bateaux qui lèvent bientôt l’ancre. direction: Conakry, qui sera atteint sans encombre le lendemain matin vers 2 heures. Ces deux cents Guinéens sont de fait encadrés par de jeunes officiers portugais. L’auteur du récit confié à Jeune Afrique n’avait mentionné que quatre à cinq Européens par bateau, et qui n’auraient été que des hommes d’équipage loués avec leurs bâtiments. Il minimisait donc leur rôle, même s’il est vrai que les Portugais, nous le verrons, poursuivaient certainement un objectif bien différent de celui des Guinéens.
Les divers groupes d’assaillants, poursuit le témoin, se dispersent dans la ville et s’acquittent tant bien que mal de leurs missions. Ils réussissent notamment à prendre le camp Boiro, ce qui leur vaut de curieuses rencontres. Venu s’informer de ce qui se passait, le général Lansana Diané, ancien ministre de la Défense, est arrêté; le commandant du camp de Mafanco, parti lui aussi aux nouvelles, subit le même sort. Seuls deux objectifs-cela le témoin de Jeune Afrique ne le précisait pas-ne peuvent être atteints: la radio et… Sékou Touré lui-même.
Le groupe chargé d’arrêter Sékou dans sa villa de Bellevue se heurtera en effet à la seule opposition sérieuse rencontrée au cours de l’opération: des militants d’un mouvement indépendantiste qui combat le colonisateur portugais, le Parti africain de l’indépendance de la Guinee (future Guinée-Bissau) et du Cap-Vert (PAIGC), installés près de là, se croyant visés au premier chef par les assaillants, les harcèlent. Ceux-ci contre-attaquent. L’affrontement est meurtrier, mais pour pas grand chose: à Bellevue à cette heure-là, comme d’ailleurs plus tard à la présidence qu’il aura eu le temps de quitter, Sékou Touré est en effet introuvable. Il a disparu.
A 10 heures du matin, le 22 novembre, en tout cas, tout paraissait terminé, à l’avantage des agresseurs. L’informateur de Jeune Afrique conclut son récit en montrant comment, au cours de cette première étape des combats, les assaillants ont été frappés par l’apathie pour ne pas dire l’absence de l’armée, le manque de conviction de la milice et l’indifférence de la population. Les uns, dit-il, regardaient sans aucune réaction le va-et-vient des vedettes entre la côte et nos navires qui mouillaient au large. Nous avons pu dynamiter les vedettes de l’armée dans le port après avoir fait reculer la foule qui assistait au spectacle. Les douaniers n’ont pas bougé.
Le 22 novembre 1970, raconte le deuxième témoin, le capitaine Soumah, à 3 heures du matin, j’ai entendu des coups de fusils tirés à l’extérieur de mon bloc [du camp Boiro. J’ai pensé: des sentinelles ont pris peur et tiraillent. Vers 5 heures du matin, des armes automatiques, des fusils mitrailleurs certainement, se sont fait entendre par de longues rafales. Ces tirs ont été suivis par des explosions de roquettes et de grenades. J’ai entendu les pas d’un tireur sur le toit de notre baraque. C’est après cela que j’ai supposé qu’il y avait une attaque dirigée contre la prison. Vers 6 heures du matin, un homme de garde dont je reconnaissais la voix a crié qu’il était blessé par une grenade. Il s’est créé alors une panique. Aux environs de 7 heures du matin, j’ai entendu des hommes qui criaient très fort:Ouvrez les cellules, faites sortir les prisonniers, Sékou Touré est tombé, vive l’armée ! Personnellement, je me posais la question de savoir de quelle armée il s’agissait puisque je savais que l’armée guinéenne était pratiquement inexistante, surtout à Conakry.
Entre autres détails, le capitaine Abou Soumah confirme dans son récit l’arrestation du général Lansana Diané, qu’il retrouve, à sa grande surprise, assis par terre au milieu de la foule des prisonniers libérés. Les commandos s’apprêtaient d’ailleurs à exécuter le général Diané à coups de pistolet, quand Balla Camara, l’ancien gouverneur de la Banque centrale, libre depuis peu, intervint énergiquement pour qu’il ne soit pas tué. Parmi les hommes capturés alors aux mains des assaillants, Soumah dénombre cinq officiers et cinquante parachutistes.
L’officier rescapé donne ensuite de précieuses indications sur la risposte gouvernementale qui provoquera, pendant la journée du 22 novembre, la déroute des assaillants. Libéré du camp Boiro avec des centaines de détenus, il a le temps de se mêler un instant aux opérations et d’observer la situation. Les miliciens, enfin actifs, sont dispersés dans les quartiers et, encadrés par quelque deux cents Cubains, tiraillent un peu n’importe où et n’importe comment, faisant de nombreuses victimes civiles. Le pouvoir ne peut mobiliser qu’un seul char de combat sur les dix que possédait l’armée guinéenne. Vers 14 heures une contre-attaque des Cubains, renforcés par quelques miliciens, leur permet d’occuper l’enceinte de l’hôpital Donka en face du camp Boiro. La bataille se prolonge jusqu’à 17 heures. Les hommes qui avaient occupé le terrain, après avoir épuisé leurs munitions, décrochent par le portail, du côté ouest, sans pertes humaines. Ils tentent de retrouver leurs embarcations… et ils s’aperçoivent qu’elles ont pris le large. Les Cubains occupent alors le camp. Ils demandent aux familles des gardes républicains d’évacuer la caserne et d’aller s’installer à l’hôpital Donka. C’est dans la confusion qui s’ensuit que Soumah décide de s’enfuir et de quitter au plus vite la Guinée. Déguisé en marabout, il réussit à rejoindre la Sierra Leone, où il peut embarquer sur un avion.
Que fit, pendant tout ce temps, Sékou Touré ? En fait, il n’est pas resté très longtemps invisible. Le témoignage d’un de ses anciens ministres, Alpha Abdoulaye Diallo, permet de se faire une idée de la situation à la présidence aux premières heures du débarquement.

Alors que la ville est déjà plongée dans une obscurité totale, nous dit A.A. Diallo, la présidence, vers laquelle nous nous rendons à la hâte, est illuminée comme si c’était le 2 octobre, jour anniversaire de l’indépendance. Le portail s’ouvre et nous montons quatre à quatre les escaliers menant au petit salon et au bureau du président Sékou Touré. Celui-ci, grave, répond au téléphone. En face de lui, Saïfoulaye Diallo et Lansana Béavogui; sur le divan, au fond de la pièce, la présidente Andrée Touré, émue, en robe de chambre. A côté, Fily Cissoko. Sans saluer, nous nous asseyons à notre tour. Il règne un silence lourd, lugubre, interrompu par la sonnerie du téléphone et la voix du « responsable suprême de la révolution ». Dans le lointain résonnent le bruit des coups de feu, des éclats d’obus et des grenades.

Le dictateur, semble-t-il, a perdu ce jour-là sa voix de stentor. Le début d’organisation mis en place pour faire face aux assaillants à partir du palais ne durera pas très longtemps: le dictateur s’éclipse bientôt, cherchant d’abord refuge chez Mme Guichard à Almamya — un quartier central de Conakry — et ensuite chez Hadja Néné Gallé Barry à Dixinn-gare, vers la périphérie de la capitale. Ce qui lui permettra, dès le matin venu, d’intervenir à la radio pour donner le signal de la grande contre-offensive et mobiliser sérieusement les miliciens.

Sékou Touré supplie les militaires : Tuez-moi, mais ne me livrez pas au peuple !

Avant d’aller se mettre provisoirement à l’abri, Sékou a eu le temps de prendre peur. Aux environs de 2 heures du matin, alors qu’il est encore au palais présidentiel, entouré d’un petit groupe de proches, il voit arriver précipitamment Zoumanigui Kékoura, commandant de la gendarmerie nationale. et le général Noumandian Keïta, accompagnés de certains officiers; Sékou Touré, immédiatement, croit à un coup d’Etat monté à la faveur du débarquement. Il perd son sang froid et lève les bras en l’air. Il supplie les militaires: Tuez-moi mais ne me livrez pas au peuple. Ne me faites pas honte. Les officiers répondent: Non, président, nous venons chercher les clefs des magasins de munitions. Et ils partent avec les clefs en question. Car Sékou, en effet, craignait trop les militaires pour leur laisser des munitions à disposition… Plus tard, le général Noumandian Keïta racontera la scène à son vieil ami, le sage El Hadj Sinkoun Kaba, qui lui dira:
Vous auriez dû improviser un coup d’Etat, l’arrêter. Vous avez eu tort, bien tort. Avec une certaine tristesse dans les yeux, une certaine émotion dans la voix, il ajoutera:
Maintenant il vous tuera tous ! Il n’épargnera aucun de vous. Effectivement, Sékou Touré fera arrêter et exécuter ces témoins gênants en juillet 1971, après un délai qui démontre surtout sur quelle durée la répression consécutive aux événements de novembre 1970 s’étendra.
Car la situation, après la tardive contre-offensive des miliciens et l’arrivée des renforts de l’armée, est, non sans mal, reprise en main au bout de cette demi-journée où le pouvoir a perdu le contrôle de nombreux points stratégiques de la capitale. Il semble que, dans ce rétablissement de l’autorité du régime, les efforts de ses partisans aient pour le moins bénéficié du comportement de leurs adversaires. D’une part le camp des assaillants a connu maintes défaillances techniques au cours des opérations qui ont handicapé son action et permis le développement d’une riposte. D’autre part il paraît clair que l’unité de pensée et d’action était loin d’être un fait acquis entre les opposants guinéens et leurs alliés portugais. On peut légitimement se demander aujourd’hui, avec le recul du temps, si les Portugais visaient sérieusement pour leur part la destabilisation du régime ou s’ils n’avaient pas plutôt comme seul objectif la libération des prisonniers portugais aux mains du PAIGC dont le quartier général était installé à Conakry. En effet, il semble bien qu’aussitôt ce but atteint, ils aient rapidement donné l’ordre du repli, réembarquant avec, en particulier, tous les meneurs de l’opération mais n’hésitant pas à laisser de nombreux Guinéens derrière eux. Manifestement les Portugais ne s’étaient pas préparés à autre chose qu’à une opération éclair, les Guinéens servant surtout, à leur insu, de couverture. Il n’était pas convenable en effet qu’un simple commando blanc débarque à Conakry pour tenter de libérer d’autres Blancs…
C’est seulement à la faveur de la débandade qui suivit ce repli des Portugais que Sékou Touré et les siens reprendront totalement le contrôle de la situation. Ils auront la main lourde, et commenceront à sévir sans perdre de temps. La Guinée sera bientôt terrifiée en constatant l’ampleur de la répression. Puis on assistera dans toutes les villes du pays à des pendaisons, pratiques que la Guinée n’avait jamais connues auparavant.
Loin de profiter de ce moment unique que représentait alors la défaite des assaillants pour sceller la réconciliation nationale, Sékou Touré ne songe en effet qu’à asseoir davantage son pouvoir en semant la terreur, liquidant physiquement ses adversaires supposés ou réels encore libres de leurs mouvements. D’autant que la radio de la Guinée-Bissau voisine, alors colonie portugaise, qui ne cesse de proférer des menaces et déclare que les Portugais n’hésiteront pas à revenir pour récupérer d’autres concitoyens prisonniers, ne fait rien pour rassurer le dictateur quant à son avenir.
Quand Sékou Touré, vêtu d’une tenue militaire, ordonne qu’on passe à l’action, ce sera donc le carnage. On fait diffuser par la radio un poème macabre, Adieu les traîtres, qui laisse entendre que les victimes de la répression n’ont rien à espérer. On sera d’autant plus étonné, pourtant, du nombre d’arrestations et de condamnations que Sekou lui-même, nous l’avons vu, avait tout d’abord déclaré que les agresseurs, à la solde de l’impérialisme, ne bénéficiaient d’aucun soutien dans la population. Les horizons politiques différents auxquels appartiennent les personnalités condamnées, notamment celles jugées par l’Assemblée nationale guinéenne érigée en tribunal révolutionnaire suprême, laissent perplexe. Une fois de plus, on pratique l’amalgame. On retrouve ainsi côte à côte

  • un ancien ministre et haut fonctionnaire comme Barry III
  • un ancien secrétaire d’Etat et dirigeant national actif et tout-puissant du PDG comme Mme Loffo Camara
  • un ancien secrétaire d’Etat au Plan comme Baldé Ousmane
  • l’archevêque de Conakry Mgr Tchidimbo, dont l’autorité morale était reconnue à travers toute l’Afrique occidentale, etc.

Parmi les condamnés par contumace, figurent

En dehors de ce dernier et de David Soumah, ces personnalités, toutes condamnées à mort, n’avaient de commun dénominateur que leur ancien militantisme actif dans le mouvement étudiant révolutionnaire.

Nous avons tellement tiré sur eux que nous avons fait sortir la fumée de leur nez.

Comble d’illogisme, de nombreux ressortissants d’autres pays sans aucune attache avec le Portugal figurent parmi les condamnés alors que le régime n’avait jamais laissé les résidents étrangers se mêler de près ou de loin à la vie politique locale. La plupart des Libanais, des Grecs, des Français vivant en Guinée avaient d’ailleurs pris la nationalité guinéenne et on conçoit mal comment ces hommes qui sympathisaient ouvertement avec le régime auraient ensuite conspiré pour faciliter sa perte. Mais Sékou Touré montre, une fois de plus, qu’il est imperméable à de telles considérations dès que son pouvoir lui paraît réellement ou imaginairement menacé. Ainsi fait-il alors arrêter et condamner :

  • Jean-Paul Alata, connu pour être son ami et conseiller de vieille date
  • Abou Chakra, Libanais connu pour avoir été son âme damnée, surtout pendant les années obscures de sa formation politique et syndicale, etc.

Après le verdict, totalement arbitraire évidemment, du tribunal révolutionnaire suprême, Sékou Touré reste insensible à tous les appels. Refusant de revenir sur la décision qu’il avait prise, la semaine qui a suivi le débarquement, de renoncer à l’exercice de son droit de grâce en faveur des condamnés, il laisse exécuter les sentences. De nombreux condamnés sont pendus en public, leurs corps restant exposés des heures durant, notamment à Conakry. Le monde entier, qui venait pourtant de condamner l’ agression, se rend cette fois compte des méthodes doublement expéditives de la justice guinéenne: dans le déroulement des procès eux-mêmes, menés en l’absence des accusés; et dans l’exécution des sentences, effectives une douzaine d’heures seulement après qu’elles aient été prononcées. L’émotion est vive. A droite comme à gauche, la presse française flétrit la parodie de justice et les exécutions sommaires. C’est ainsi que Combat, dans un éditorial du 27 janvier 1971, écrit: On reste bouche bée devant ces corps qui se balancent aux gibets de Conakry entourés d’une foule en délire. Ce carnaval macabre nous scandalise, nous fascine […]. Au nom du très beau principe de non-intervention dans les affaires intérieures d’un pays étranger, les puissants de ce monde se sont réfugiés dans le silence. Ni l’Union soviétique, ni les Etats-Unis, ni l’ONU elle-même n’ont jugé bon de sauver cinquante-huit têtes de Nègres. Il n’est pas jusqu’à François Mitterrand, alors député de la Nièvre, qui n’ait fait fi de sa longue amitié avec Sékou Touré pour prendre position, dans France Soir du 31 janvier – ler février 1971: Il m’est arrivé,s’écrie-t-il, comme à d’autres d’user de l’amitié pour panser certaines plaies, corriger certains jugements, adoucir certaines sentences et il m’est arrivé d’être écouté. Mais un procès tel que le plus récent, avec ses accusés absents, son tribunal populaire et les exécutions sommaires qui l’ont suivi ne peut supporter aucune complaisance, fût-elle celle des souvenirs. Je ne m’érige pas en juge. Simplement, que l’on puisse ici ou là, à Burgos, à Leningrad, à Yaoundé, à Conakry, condamner, laisser pourrir dans des camps de misère, fusiller, pendre, par raison d’Etat ou par logique politique, sans chercher à mesurer le degré de responsabilité individuelle, sans prêter à l’innocence sa faible chance, suffit à m’interdire d’entrer ….

C’est ainsi que tout un monde hétéroclite, disparate se retrouve entassé, pêle-mêle, dans les prisons politiques du pays sous une seule et même inculpation: Cinquième colonne ! Autrement dit: complicité intérieure avec l’agression du 22 novembre. Si le sort des personnes arrêtées n’avait pas été si tragique, on en aurait simplement souri: comment la moitié d’un gouvernement, l’état-major général de l’armée au grand complet, nombre de représentants de la hiérarchie du parti et de ses organismes parallèles peuvent-ils être impliqués tous ensemble dans un complot qui a de surcroît échoué ! Andrée Touré, la première dame de la République, qui n’est pas encore, elle aussi, grisée par le pouvoir, en fait la remarque. Elle dit alors à son mari: Sékou, si tous ceux-ci sont dans le complot, il vaut mieux que tu démissionnes. Le président guinéen jette alors aussitôt à la figure de sa digne épouse: La cinquième colonne jusque dans ma maison !
Les femmes et les enfants des Cinquième colonne sont traités sans merci. Ils sont jetés à la rue, du jour au lendemain, même des maisons que les familles avaient contribué à construire. Tous les biens des accusés sont confisqués. Leurs femmes seront tout simplement déclarées divorcées par Sékou Touré, qui, en conférence publique, les engage à se remarier immédiatement ! Les enfants eux aussi subissent les retombées de l’arrestation de leurs pères: ils n’auront plus droit aux bourses scolaires.
Lors de la première vague, c’est Sékou Touré lui-même qui, en tant que commandant en chef des forces armées populaires et révolutionnaires , décide des arrestations et y fait procéder. Lors de la seconde vague, il a changé de méthode et il fait participer tous les organes du parti à la répression. Il suggère l’idée de prendre en main l’épuration à une fédération -en l’occurrence celle, pilote, de Conakry II- qui adopte cette nouvelle fonction et la popularise. L’arrestation devient une affaire du peuple . C’est le peuple qui est désormais censé forcer la main du comité révolutionnaire et duresponsable suprême de la révolution pour qu’ils sévissent.
L’attitude caricaturalement implacable de Sékou Touré au début des années soixante-dix, donne à penser que l’isolement dans lequel il tient le pays depuis l’indépendance ne lui a guère permis d’apprécier avec exactitude ni ce qui se passe vraiment en Guinée ni l’état de l’opinion publique internationale. Comme, pour des raisons de politique intérieure, il ne s’est pas rendu à l’étranger depuis plusieurs années, il manque totalement d’éléments de comparaison propres à lui donner une vision quelque peu sereine de l’évolution des choses. Le dictateur a voulu décourager toute nouvelle velléité de contestation soit de la part d’opposants depuis longtemps réduits à la clandestinité, soit de la part de militants du parti unique qui désapprouvaient en silence sa conception autocratique du pouvoir. En fait, les violences dont la Guinée a été le théâtre dans les années 1970 et 1971 se résumaient à une immense et absurde opération de police de caractère préventif et à un important règlement de comptes. Les commentateurs de la presse internationale du moment ne se sont pas beaucoup trompés en évoquant la nature du virage pris: la plupart soulignent que Sékou sombre de façon inconsciente dans l’abîme de la mythomanie et de la tyrannie. Rien n’est fait, il est vrai, pour leur ôter cette impression. Sékou Touré ne se remet-il pas de plus belle à accuser de tous les maux de la Guinée les pays voisins comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Mali, avec lesquels il ira jusqu’à rompre toute relation, et à vilipender plus encore qu’auparavant la France, l’Allemagne de l’Ouest et tous les pays de l’OTAN…
Les temps qui suivent cette période seront marqués par une relative accalmie, jusqu’au milieu des années soixante-dix. Cependant un phénomène d’exode sans cesse accru touche désormais non plus seulement les éléments de la petite bourgeoisie mais la grande masse paysanne. Si le pouvoir en sort là encore renforcé, le tissu économique part en miettes.

On se souviendra ainsi longtemps du grand marasme de l’année 1975, à juste titre baptisé année Sheytane , ou année de Satan . C’est en effet le moment que choisit le leader guinéen, au paroxysme de la dictature, pour s’en prendre à de prétendus fossoyeurs de l’économie et autres commerçants véreux. Si tout va mal, il faut bien, une fois de plus, trouver des boucs émissaires.
Kankan, la ville commerçante du pays par excellence se retrouve ainsi dans le collimateur. Au cours d’une tournée qui lui fait visiter d’abord Labé et Nzérèkoré, Sékou Touré s’arrête à Kankan, où un meeting est organisé. Il a prévu de dire leurs quatre vérités aux commerçants malinké. Plus que jamais en verve, il traite ses congénères de cafres et impies . Le meeting spectaculaire est à peine terminé que la gendarmerie se transforme en corps de police économique.
Elle commence à exercer d’innombrables contrôles, vérifiant par ci, fouillant par là. Les transporteurs se révèlent être la cible préférée des serviteurs zélés du régime.
De fil en aiguille, le commerce de gros, de demi-gros et même de détail est complètement bloqué. Bientôt on ne trouvera plus rien d’importé sur les marchés, fermés par ordre présidentiel. Plus de tissus, ni de savon, de pétrole lampant, de sucre ni même d’aiguilles. C’est le retour inattendu à l’auto-subsistance, le règne sans partage du marché noir. On s’aborde en chuchotant des expressions bien connues de tous. Celui qui s’entend dire à voix basse Tu veux ? comprend sans peine qu’on a de la viande ou un peu de sucre ou du sel à lui proposer. Cette recrudescence de l’interventionnisme débouche bientôt sur une impasse totale. La famine menace. La colère populaire gronde, souterraine, rassemblant toutes les ethnies.
Au mécontentement des Malinkés, les premiers visés, succède bientôt la grogne des Peuls, que Sékou Touré cloue au pilori dans ses discours en les traitant de fourbes. Il insiste d’ailleurs sur la situation particulière du Fouta , non sans préciser que les Peuls de la région ne l’avaient jamais porté dans leur coeur. Il est vrai, d’ailleurs, que le Fouta, très traditionnel, ne fut jamais le principal soutien de Sékou.

Diallo Telli, accusé d’être le chef du complot peul, est le seul surpris de ce qui lui arrive.

Dès 1976, c’est donc très logiquement qu’éclate un autre complot , que Sékou Touré s’empresse de transformer en une affaire essentiellement peul. Grâce à des renseignements qu’il dit — si l’on en croit certains de ses visiteurs — tenir directement de Dieu au cours de songes prémonitoires, il affirme que des centaines de mercenaires s’entraînent depuis plusieurs mois au parc de Niokolo-Koba, près de la frontière sénégalo-guinéenne. Encadrés par des officiers allemands et français, ils y disposeraient d’un aéroport avec une piste de 3 500 mètres aménagée pour recevoir les gros bombardiers. Mais le Sénégal n’est pas seul en cause. Du côté de la Côte d’Ivoire, des officiers israéliens et sud-africains seraient à pied d’oeuvre dans la ville de Daloa, au nord-ouest d’Abidjan. Celle-ci, à en croire le chef d’Etat guinéen, serait transformée en un véritable camp fortifié. Pendant que sont proférées ces accusations, qu’il est facile à chaque capitale en cause de réfuter, on note la reprise presque immédiate du cycle infernal de violences ponctuées de menaces et d’arrestations.
Le complot peul trouve son dénouement policier en juillet 1976. On ne tarde pas à savoir que des hauts fonctionnaires, des diplomates, des officiers et des ministres font partie de la nouvelle charrette.
Et parmi ces derniers, Diallo Telli, accusé d’être le chef de file des rebelles. L’ancien secrétaire général de l’OUA, à vrai dire, est peut-être le seul surpris de ce qui lui arrive. Tout le monde, en Guinée comme à l’extérieur, s’y attend plus ou moins depuis longtemps. Le nom de cet homme, dont la grande notoriété internationale faisait certainement de l’ombre à Sékou, n’était-il pas prononcé à chaque fois qu’on évoquait un complot à Conakry ? Il avait beau réfuter les accusations portées contre lui et affirmer son indéfectible solidarité avec le dictateur guinéen, tout laissait à penser qu’il figurait sur la liste noire et que, tôt ou tard, il serait arrêté.
Un indice révélateur du soupçon qui pesait désormais sur lui date de plusieurs années. Peu après la fin de sa mission à l’OUA et son retour en Guinée en 1972, le ministre de la Justice qu’il était devenu avait pris un jour des libertés avec les usages locaux. Sans y prêter attention, il avait franchi le cordon de la police établi à l’aéroport de Gbessia, à Conakry, pour reconduire jusqu’à son avion un ami étranger de passage. Pour ce simple motif, Telli avait été incarcéré quelques jours, non sans avoir reçu un sévère avertissement de la part du président Sékou Touré ! Bien que frappé par la suite d’interdiction de sortie de Guinée, Diallo Telli n’avait pas semblé réaliser la gravité des menaces qui pesaient sur sa tête. Comme tant d’autres avant lui, il s’était convaincu que sa fidélité à toute épreuve lui épargnerait les rigueurs du camp Boiro. C’est pourtant là qu’il mourra d’inanition, le 1er mars 1977 pense-t-on, après avoir été torturé puis avoir subi l’horrible épreuve de la diète noire .
Le camp Boiro, c’est depuis déjà de nombreuses années un sinistre domaine entouré de hautes murailles surmontées de barbelés, sur lequel veillent près de deux cents gendarmes, soldats et policiers appuyés par deux chars d’assaut pointant leur canon vers la mer et une mitrailleuse lourde. A quelques mètres de la plage, des blocs de béton érigés sur un terrain marécageux, infesté de moustiques, renferment des centaines de prisonniers politiques des deux sexes et de toutes les conditions.
Boiro n’est pas le seul camp militaire transformé en centre de détention spécial. On peut citer le camp Alfa Yaya, non loin de l’aéroport de Conakry, le camp Kémé Bouraïma de Kindia, le camp El Hadj Omar de Labé, au nord, le camp Soundiata Keita de Kankan, en Haute-Guinée. Sans parler du camp ultra-secret de Dalaba, au sud de Labé, utilisé autrefois par des parachutistes français. Tous regorgent de prisonniers politiques. Ce n’est toutefois pas un hasard si le plus connu reste le camp Boiro. C’est là en effet que l’implacable capitaine Siaka Touré, neveu du président, exerce son pouvoir. Il dirige le camp avec l’aide des adjudants Fofana, Soumah Soriba et Léno.

Les spécialistes des interrogatoires au camp Boiro :

De la rue séparant le camp Boiro de l’hôpital Donka, les passants peuvent apercevoir les bureaux de commandement situés à l’entrée. Un peu plus loin, sur la gauche, se trouve le petit bâtiment où se déroulent les interrogatoires. La fameuse cabine technique , dont la seule évocation fait trembler chaque prisonnier, est à deux pas. Construite avec le concours de spécialistes tchèques et allemands de l’Est, à l’initiative de Keita Fodeba alors ministre de la Défense et de la Sécurité, elle comporte une riche gamme d’instruments de torture: depuis le téléphone , appareil électrique que l’on applique aux oreilles de l’accusé, jusqu’aux électrodes destinées à être branchées sur le sexe, en passant par des menottes de fer et autres crochets destinés aux pendaisons par la clavicule.
Les prisonniers de la prison ont presque tous subi le même calvaire.
Généralement tiré un beau jour de son lit vers 2 heures du matin, l’accusé est dépouillé de ses habits sitôt arrivé au camp avant d’être jeté dans une cellule exiguë, sans autre ouverture qu’un minuscule trou en haut du mur. Il y séjourne généralement huit jours sans boire ni manger, ce qu’on appelle la diète noire . Les mieux traités ont droit à une tenue bleue ne comportant qu’une culotte courte et une chemisette.

D’autres sont laissés complètement nus.
Exténués, sales et puants, les prisonniers comparaissent ensuite devant une comrnission d’enquête, pratiquement toujours composée des mêmes personnes. Parmi elles,

  • l’inévitable Ismaël Toure, demi frère du président, que Jean-Paul Alata nous dépeint comme un homme craint de toute la Guinée, sec et impitoyable, d’une intelligence froide et lucide 29. C’est d’ordinaire lui qui dirige les opérations.

Lui prêtent généralement main forte :

tous trois beaux-frères du chef de l’Etat. Assistent également parfois aux interrogatoires,

  • le général Lansana Diané
  • et des personnes de moindre importance, comme les commissaires :
    • Guichard
    • Traoré

L’interrogatoire, en réalité, n’en est pas un à proprement parler. Il s’agit moins d’entendre l’accusé avouer quoi que ce soit dont il pourrait s’être rendu coupable que de l’obliger à lire devant un magnétophone un texte préparé à l’avance à son intention. Grâce à un immense fichier, alimenté par la police et des dossiers administratifs, toujours parfaitement à jour, les juges peuvent suivre les diverses étapes de la vie de chaque détenu pour fabriquer, en s’appuyant pour commencer sur des demi-vérités, des actes d’accusations à leur gré. Le grief essentiel est fantaisiste, mais les détails qui entourent le récit sont vrais et impressionnants de précision. L’objectif est toujours le même: démontrer d’abord que l’accusé a trahi la révolution en prenant contact avec des services de renseignements étrangers et avec des opposants résidant hors de la Guinée; ensuite que, pour cela, il a été, bien entendu, grassement rétribué. Il arrive que des accusés, courageux et imprudents, clamant leur innocence, se refusent à se prêter à cette mascarade. C’est alors qu’ils sont soumis à des tortures plus brutales. Les séances peuvent se prolonger et se répéter, suivant la capacité de résistance du sujet. C’est à l’occasion de l’une d’elles, rapportera la victime elle-même, que l’ambassadeur Seydou Keita, excédé par l’obstination d’un détenu allemand, éteignit un jour sa cigarette sur le corps du malheureux. Aussi les plus têtus finissent-ils soit par avouer, soit par succomber après un certain nombre de séances. Leurs cadavres sont alors enterrés nuitamment, à Kaporo ou au pied du mont Kakoulima à quelques kilometres, prévenus d’avance du sort qui les attend, préfèrent le réalisme à l’héroïsme inutile. Ils collaborent d’emblée avec la commission, déclarant tout ce qu’elle veut qu’ils avouent.
Le premier témoignage précis et percutant sur le camp Boiro sera accessible, hors de Guinée bien sûr, du vivant même du dictateur grâce à la plume alerte d’un rescapé, Jean-Paul Alata 30. Vers la fin du règne de Sékou, on pourra lire un livre bouleversant: La Mort de Diallo Telli par Amadou Diallo.
Les autres témoignages terrifiants sur le camp Boiro ne seront publiés qu’après la mort du dictateur. On peut citer ainsi La Vérité du ministre, sous-titré Dix ans dans les geôles de Sékou, par Alpha Abdoulaye Diallo, ou Camp Boiro, sinistre geôle de Sékou Touré, par Ardo Ousmane Ba.
Combien d’hommes ont disparu au total à Boiro ? Nul ne saura le dire avec précision. Les chiffres varient entre dix mille et trente mille de 1965 à 1984. Il faudrait ajouter les victimes des deux premiers complots de 1960 et 1961, ajouter également la longue liste de ceux qui meurent après leur libération. On a estimé en effet à trois ans en moyenne l’espérance de vie des détenus de Boiro après leur sortie de prison. Brisés dans leur corps, dans leur esprit et dans leur vie affective, les anciens détenus que nous avons rencontrés au cours de notre premier voyage en Guinée en 1984, après un quart de siècle d’exil en France, nous ont parlé des quatre vertus cardinales qu’il fallait avoir quand on arrivait à Boiro pour survivre. On peut les présenter ainsi:

  • La première, c’est la foi en Dieu. Car une fois dans sa cellule, le condamné n’a plus aucun recours. Il doit s’en remettre totalement à Dieu. Voilà pourquoi les survivants du camp sont très souvent devenus des mystiques. Ce sont presque tous aujourd’hui des musulmans intégristes. Dans leur cellule, la prière était leur occupation et préoccupation principale. La prière réconforte , dit l’un d’eux. Un autre renchérit en soulignant queDieu n’est ni dans les temples, ni dans les églises, ni dans les mosquées mais qu’il est dans les prisons . Beaucoup ont affirmé l’avoir rencontré dans leur geôle.
  • La deuxième, c’est le courage. Il est indispensable pour survivre. Ceux qui en manquent trépassent au bout de quelques jours. Les geôliers, les tortionnaires, notamment le cruel Fadama Condé, avaient pour mission de briser au plus vite la volonté des pensionnaires et ils s’y adonnaient sans faiblesse: diète noire de cinq à sept jours pour les nouveaux arrivants, bastonnades, insultes, humiliations de toutes sortes.
  • La troisième, c’est la patience. A Boiro le temps n’a pas de sens. Vous ne savez pas pourquoi vous vous retrouvez dans cette cellule et nul ne vous dira pour combien de temps. Il faut attendre, attendre et toujours attendre. Il vaut mieux ne pas penser au temps qui passe sinon vous devenez fou. Nous avons vu sur les murs et sur les portes de certaines cellules des traits tracés représentant l’écoulement des jours et des nuits. Beaucoup ont gravé leur date d’arrivée dans la cellule, précieux document pour l’historien.
  • La quatrième, enfin, c’est la tolérance. Nous avons pu le constater au cours de nos entretiens: pas de haine, pas de rancune contre les bourreaux. Nous avons même rencontré des anciens captifs qui plaisantaient sur leurs souffrances. Leur souhait, ainsi que celui de leurs camarades, affirmaient-ils, c’était que les hommes du monde entier viennent visiter le lieu de leur martyre. Ils espéraient ainsi amener l’humanité à réfléchir sur les méfaits de la dictature et de la tyrannie.

Mais une visite au camp Boiro ne soulève pas que de l’indignation ou de la commisération. Ce lieu témoigne aussi indirectement de la résistance acharnée d’une population face au despotisme. Les Guinéens, pour cela, avaient su s’organiser comme ils le pouvaient : repli individuel sur soi ou repli collectif sur sa communauté de base certes, mais aussi utilisation de toutes les formes diffuses de protestation comme Radio-trottoir (parfois dénommée Radio-Kankan), de tous les modes de résistance passive ou violente, sans compter les divers types d’oppositions partisanes, çlandestines mais organisées. Au bout du compte, il reste évident hélas que le dictateur, possédant tous les pouvoirs, était plus efficace que ses opposants…
Aujourd’hui encore on se demande pourtant souvent comment Sékou Touré a pu se maintenir si longtemps en ayant tant de monde contre lui. Quelle était sa méthode ? La réponse est peut-être simple. Si Sekou Touré en personne avait pour lui une certaine légitimité, qu’il faut bien qualifier d’historique, s’il représentait ainsi à lui tout seul l’Etat et pouvait de ce fait diviser durablement les Guinéens, il faut aussi souligner que nulle part ailleurs en Afrique, l’armée n’a mérité à ce point ce nom de grande muette . Comment qualifier autrement cette armée guinéenne marginalisée, sous-équipée et mal entraînée ? Sous la dictature de Sékou les militaires étaient cantonnés dans les casernes et subissaient la même terreur que les civils. Comme on l’a vu à l’occasion des événements de 1970, ils n’avaient pas de munitions. Et la misère totale dans laquelle ils étaient maintenus leur laissait peu de temps pour penser à autre chose qu’à la subsistance, plus facilement obtenue par l’activisme et la délation.
Les miliciens et l’armée ne pouvant le mettre en danger, on comprend que, dans ces conditions, seules comptent les contradictions internes du régime. L’opposition n’a cessé d’espérer à partir du milieu des années soixante-dix qu’elles en viennent à ébranler un système apparemment si sûr de lui-même. A force de détruire tout autour de lui, le dictateur ne risquait-il pas de se trouver bientôt confronté au vide et à l’isolement ?

Chapitre 8
LE SEDUCTEUR AUX ABOIS (1976-1977)

Le système de gouvernement par la méthode du complot permanent n’est évidemment pas sans effet sur la composition de la classe dirigeante. Le vide, petit à petit, se fait autour du dictateur aux abois. C’est ainsi que sur les dix-sept membres qui composaient le bureau politique du Parti démocratique de Guinée au lendemain de l’indépendance, six seulement jouent encore un rôle à la fin du complot dit des Peuls en 1976 :

Les autres ont été tous limogés et parfois emprisonnés, quand ils ne sont pas morts-de mort naturelle ou exécutés, comme Camara Bangali ou MmeCamara Loffo.
A la même date, le gouvernement constitué au lendemain de l’indépendance a déjà vu dix de ses membres arrêtés et emprisonnés. Cinq d’entre eux au moins ont déjà péri, tandis que les autres ne donnent plus de leurs nouvelles. Suite au débarquement des opposants et de leurs alliés portugais, plus récemment, seize membres du gouvernement sur vingt-quatre ont été arrêtés.
Du côté des ambassades, la répression est encore plus dévastatrice. Sur les trois ambassadeurs qui se sont succédés à Paris avant Seydou Keita, en 1975, le seul à avoir échappé à la prison, Nabi Youba, est condamné à mort par contumace. Il en est de même pour les représentants de la Guinée à Moscou où, sur cinq personnalités accréditées, l’une a été fusillée en 1965, deux se trouvent au camp Boiro et deux autres sont en fuite, le dernier après avoir abandonné son poste et sa famille.

Amara Touré, le demi-frère, analphabète, se retrouve ingénieur agronome !

Sur les cinq ambassadeurs affectés à Washington, un seul a réussi à s’en sortir, El Hadj Mory Keita. La même hécatombe a frappé les chancelleries de Pékin, d’Alger, de Bonn et de Berlin-Est. Le corps des officiers a lui aussi été pratiquement décimé. En 1971, le dictateur déclarait aux membres de la commission d’enquête des Nations unies venus à Conakry que tous les commandants de garnison et 90 % des membres de l’état-major de l’armée étaient des comploteurs. Et du côté des gouverneurs (préfets) la situation est à peine meilleure: sur les trente en fonction en 1971 plus de la moitié ont été arrêtés. En 1976, des artistes, des footballeurs, des miliciens, des médecins, des ingénieurs, des commerçants croupissent en cellule depuis des années, à côté de militants de la première heure comme El Hadj Mamadou FofanaJean Faragué Tounkara ou Emile Condé ou d’anciens espoirs du parti tel l’ex-secrétaire général de la Panafricaine des jeunes Idrissa Traoré. Un écrivain officiel , Emile Cissé, auteur de Et la nuit s’illumine, pièce primée au festival panafricain d’Alger (1969), est mort d’inanition dans une cellule du camp Boiro en 1971. Quant à l’ancien secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères Kassory Bangoura, il a également succombé au régime de la diète noire. Les femmes n’ont pas été épargnées par ces purges de type stalinien. Elles ont été arrêtées par dizaines en 1970 et 1971. Parmi ces victimes du régime, de grandes passionarias de la révolution, dont la voix était familière à toutes les tribunes internationales: Soumah TiguidankéFatou TouréDiédoua Diabaté, etc. En 1976, elles étaient encore nombreuses au camp Boiro. Le maniement du complot, une technique de gouvernement particulièrement efficace ? Uniquement, bien sûr, dans la mesure où elle a permis au leader guinéen de rester au pouvoir jusqu’à sa mort. Mais n’était-ce pas son objectif quasi unique si l’on en croit l’ancien professeur de lettres en Guinée, Yves Benot, qui écrit dans son livre Les Idéologies de l’indépendance africaine: Le régime de Sékou Touré, c’est le « stalinisme moins le magnitogorsk » 31 entendant par là que la répression ne s’accompagne pas de développement économique. La seule préoccupation du chef de l’Etat guinéen semble être de prendre de vitesse ses ennemis. Peut-on vivre ainsi indéfiniment ? Comme le disent les sages africains, le bébé qui s’acharne par ses pleurs nocturnes à empêcher sa mère de dorrnir ne parvient pas lui-même à dormir pendant ce temps-là.
On a quelques raisons de croire que Sékou Touré en fait se montrait parfois sensible au grand vide créé autour de lui. L’ambassadeur françaisAndré Lewin, un des rares intimes européens du dictateur, nous révèle cet aspect particulier de sa personnalité quand il dit:

Il m’est souvent arrivé de l’interroger sur des hommes comme Camara BallaKarim BangouraNoumandian KeitaKeita FodébaDiallo Telli. Il n’éludait pas la question. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, il évoquait volontiers ses anciens collaborateurs et amis condamnés à mort ou exécutés (la même chose dans son esprit). Au sujet de Camara Balla, il m’a dit à quel point il avait apprécié de le voir se mettre au service de la Guinée en 1958, alors qu’il aurait pu faire une brillante carrière ailleurs; il avait été un excellent ministre et il concluait laconiquement:
— « C’est dommage, il a trahi. »
Paradoxalement dans ces récits, il adoptait plus le ton d’un ami déçu que d’un procureur. Je lui ai dit un jour:
— « Vous avez laissé éliminer des hommes qui étaient plus fidèles à la révolution que ceux qui vous entourent maintenant.»
Il a approuvé sans réticences.

Nous n’irons pas jusqu’à dire avec l’ambassadeur André Lewin que deux aspects totalement contradictoires se conciliaient en la personne de Sékou Touré, d’un côté le tyran haï et haïssable et de l’autre côté un personnage bonhomme et paternel. Nous avons plutôt été frappé par son aptitude à bâtir et à nourrir sinon son bonheur —qui sait s’il fut heureux ?— du moins son pouvoir et celui de son entourage sur le malheur du plus grand nombre. Plus le peuple souffrait, mieux le dictateur et les siens se portaient. Car si Sékou Touré fait preuve d’une sollicitude plus que mesurée envers la population, il n’en est pas de même avec ses proches. Voilà pourquoi il n’est certes pas inutile de présenter succintement le clan familial, autrement dit le cercle étroit des premiers bénéficiaires du régime.
Parmi les parents directs, le premier dont la mention s’impose est

  • Amara Touré. Il n’est que le demi-frère du dictateur, mais il exerce les fonctions prééminentes de doyen de la famille. A ce titre, c’est lui qui tranche souverainement les grands et petits litiges qui agitent le clan familial. Secrétaire […] de la fédération du parti unique à Faranah, il y exerce une dictature sauvage. Analphabète, il se trouve classé dans le corps des ingénieurs agronomes ! Cela, bien entendu, pour pouvoir émarger largement au budget de l’Etat. Mais ses revenus ne s’arrêtent pas là, puisqu’il est devenu, dans tous les secteurs, l’intermédiaire obligé de la grande masse des militants de la région. Pour faire payer les services qu’il rend, il n’hésite pas en particulier à transformer nombre de ses solliciteurs en main d’oeuvre servile dans ses champs à Faranah, de grands domaines que ce serviteur du socialisme a tout simplement extorqués à leurs véritables propriétaires.
  • Le second des demi-frères, c’est Ismaël Touré. Son physique malingre est devenu légendaire. Le commun des Guinéens évoque sa mine délabrée. Ses cheveux, précocement blanchis, sont le plus souvent hirsutes. On sait qu’il a de tout temps souffert d’asthme chronique, mal qui le ronge autant que la haine misanthropique qui semble l’habiter. En revanche, on ne sait pas très bien quelles études il a faites, sinon qu’il est rentré en Guinée, après un séjour en France, avec une vague spécialité météorologique. Il sera chargé, au sein du gouvernement, de l’immense secteur des mines. Comme on pouvait s’y attendre, il en a tiré une fortune considérable. C’est probablement pour se maintenir à ce poste en or qu’Ismaël Touré prendra d’énormes risques en inspirant au dictateur toutes les purges successives advenues en vingt-six ans de règne. De même, il n’hésite pas à prendre la tête des tribunaux révolutionnaires et à faire office à l’occasion de parfait tortionnaire en mettant la main à la pâte au camp Boiro.
  • Il faut ensuite citer une femme, Fatima Touré, demi-soeur du dictateur. Sa spécialité: les combines à l’ombre des allées du pouvoir, où elle s’empresse d’installer son mari dans les fonctions de gouverneur de province. Ses deux enfants,
    • Alpha Baba et
    • Bintou Camara, se font également connaître comme des barons du régime.
  • Quatrième parent proche: Mamourou Touré, cousin paternel de Sékou Touré. Apprenti mécanicien et à l’occasion vendeur de journaux, cet homme plutôt primaire devient successivement consul, conseiller culturel à Paris, ambassadeur en Yougoslavie, gouverneur de région à Gueckédougou puis ambassadeur à Rome.

Parmi les alliés moins directs mais toujours apparentés à la famille de Sékou, on ne peut oublier deux autres personnages en vue.

  • Sékou Chérif d’abord, ancien tirailleur sénégalais de l’armée française, qui fait une carrière rapide et brillante grâce à son mariage avecNounkoumba, soeur même père et même mère, comme on dit en Afrique, de Sékou Touré. Membre du bureau politique national et du comité révolutionnaire, ministre délégué, il se distingue par une culture toujours restée, hélas, au niveau de celle du bon troufion sac au dos.
  • Siaka Touré, ensuite, véritable descendant, par la lignée paternelle, de l’Almamy Samori, se fait passer—on est là en pleine confusion—tantôt pour le neveu, tantôt pour le cousin du dictateur. Militaire de carrière, Siaka se verra confier le commandement du sinistre camp Boiro aux heures cruciales, après le débarquement de 1970, avant d’être ministre des Transports. C’est dans ses premières fonctions, au camp Boiro, qu’il se sera fait à la fois un nom et une réputation—du genre de celles qui provoquent aussitôt la chair de poule. L’homme, fourbe, ne paie pas de mine, et sa voix fluète lui ferait donner le bon Dieu sans confession. On le dit capable de vous poignarder dans le dos tout en gardant son sourire et son apparente gentillesse. Il sera ainsi considéré par les familles comme le dignitaire du régime qui sait garder le contact et donner régulièrement des nouvelles d’un parent détenu. Sa rengaine est bien connue de ceux —ses victimes— qu’il lui est arrivé de croiser dans la cour du camp Boiro: Et le moral, il est bon ? Comment mieux faire apparaître l’hypocrisie d’un tortionnaire, qui n’hésite d’ailleurs pas à mettre la main sur les biens et même parfois sur les épouses des infortunés qui sont tombés dans la trappe de la répression aveugle. Il considérait, semble-t-il, comme son droit le plus souverain de séduire, pour s’en emparer, les femmes des autres, fussent-ils de proches parents emprisonnés, comme Petit Touré ou Emile Condé.

Si, avec ces affiliés consanguins directs et leurs familles, on voit déjà se profiler toute une cohorte de personnages hauts en couleur, tous très occupés à user et abuser de leurs privilèges exhorbitants, les plus terribles et les plus truculents des proches se trouvent du côté des beaux-parents —les Keita— et autres alliés. Pour la plupart d’une médiocrité extrême, ils n’en profitent pas moins largement et insolemment du régime. Citons en tout premier

  • Seydou Keita. Demi-frère par alliance d’Andrée Touré, la première dame de la République, Seydou Keita paraissait promis à être le prototype même du raté.
    Envoyé très tôt en France pour y faire des études, il n’acquiert d’autres connaissances que la danse et le football. Le profil de sa carrière est pourtant aussi vertigineux que celui des autres collatéraux de Sékou Touré. Cet homme qui a fait ses preuves comme tortionnaire est successivement ambassadeur à Rome puis à Paris, gouverneur de Télimélé et secrétaire d’Etat à la Jeunesse.
  • Vient ensuite Mamadi Keita, l’autre demi-frère d’Andrée. On se demande toujours comment ce jeune homme si calme et si timide a bien pu devenir cet homme de main sans scrupules au service du régime. Mamadi Keita, que nous avons été un certain nombre à connaître sur les bancs de l’Université à Dakar ou à la Sorbonne, fut un bon étudiant en philosophie, à ce point soucieux de la religion et de la morale qu’il suivait les cours de Jean Guitton sur Dieu ou de Vladimir Jankélévitch sur la vérité. Membre influent du comité révolutionnaire, il a la responsabilité immédiate des arrestations, des condamnations directes ou par contumace, et des exécutions de tous les universitaires de sa génération. Idéologue à la fois fougueux et ombrageux du Parti démocratique de Guinée, il est ministre de l’Enseignement supérieur et de la Culture et fera à ce titre quelques sorties remarquées à l’Unesco.
  • Le troisième personnage qui retient l’attention dans l’entourage d’Andrée est l’époux de sa demi-soeur cadette, Moussa Diakité. Cet homme auquel on réserva un temps un futur destin national, d’autant qu’on le disait bien vu à Abidjan, s’est particulièrement distingué par son cynisme et sa servilité. Inconditionnel du PDG et de son leader, détenteur de plusieurs ministères, dont à une époque celui de l’Intérieur, il est inamovible à la tête d’une commission au camp Boiro. C’est à ce titre qu’il est notamment l’accusateur n° 1 de Diallo Telli et de ses coaccusés. Il porte donc une grande responsabilité dans la mort de nombreuses victimes du complot dit des Peuls.
  • NFanly Sangaré enfin, également époux d’une autre demi-soeur de madame la présidente, bénéficiera largement de son alliance avec la belle-famille du dictateur. Ce cadre de haut niveau a cependant l’élégance de profiter de sa position sans se mêler ni de complots ni de tortures. Il est même de ceux qui pourraient un jour nous faire comprendre ce paradoxe : on peut arriver —a-t-il en effet prouvé— à servir un régime tyrannique tout en désapprouvant ses méthodes et sa conception des Droits de l’homme. Tour à tour gouverneur de la Banque centrale, ministre de la Coopération, ambassadeur auprès de la Communauté économique européenne (CEE), Nfanly Sangaré occupe finalement jusqu’à la disparition du régime un poste en vue au Fond monétaire international.

Même si elle est au premier rang, il n’y a pas que la famille pour abriter les profiteurs permanents ou occasionnels du régime. Autour de la présidence navigue aussi toute une faune pittoresque et grassement entretenue pour raison d’Etat : de nombreuses femmes bien en cour mais également, et surtout, des voyants, marabouts et autres féticheurs, et même divers anormaux et handicapés.

J’ai rêvé que je suis devenu président … et le rêveur mourra en 1975 au camp Boiro.

Mécréant et même communiste déclaré au début de sa carrière, Sékou Touré, en effet, se révèle être un grand superstitieux, fasciné par tous les manipulateurs de la chose occulte. Il n’est un secret pour personne que nombre de marabouts feront partie de ses agents de renseignements et qu’avec d’autres oisifs, délinquants et mystificateurs de l’entourage de Sékou Touré, ils se nourriront du budget national.
C’est déjà par voie occulte, très tôt, que Sékou Touré apprend, ou plutôt croit apprendre bien sûr, que son successeur sera un ressortissant de la Basse-Guinée. Que fait-il ? Sans tarder il s’empresse de neutraliser les éventuels présidentiables de cette région. Les prédictions se font hélas bientôt plus précises : l’ange exterminateur du régime, lui dit-on, doit s’appeler David ou Ibrahima. Du coup la police secrète recherchera tour à tour David Soumah, syndicaliste chrétien de renom, David Tondon Sylla, un ancien de William Ponty, Ibrahima Diané, directeur des douanes, et tous les David et les Ibrahima imaginables de la Guinée. On vous jette en prison rien que pour le port d’un de ces deux prénoms. Et ce n’est pas par hasard que David Tondon Sylla, David Camara et Ibrahima Diané se retrouveront tous au camp Boiro à l’occasion de l’un ou l’autre complot. Autre méfait imputable aux voyants : l’un d’entre eux évoque la ville de Dubréka comme pouvant devenir un centre de subversion. Par malheur un écolier de l’endroit dit un jour en jouant avec ses camarades : J’ai rêvé que je suis devenu président. Crime de lèse-majesté ! Le pauvre garconnet, dénoncé, est impitoyablement traîné jusqu’au comité de base local puis à la fédération. Il mourra en 1975 au Camp Boiro.
Les tendances occultes du dictateur guinéen, nous l’avons déjà signalé, se déploient également dans un autre domaine : il semble avoir une prédilection pour les infirmes, les handicapés, les albinos, etc. Bon nombre de ces êtres très particuliers appartiennent à sa police secrète et certains joueront un rôle important dans la vie nationale. C’est ainsi que Bangali, un petit bossu originaire de Faranah, simple planton aux PTT, peut réussir, par des allégations mensongères, à faire destituer le ministre de son département qui avait refusé de lui rendre un service illégal. Si Sékou aime tant les albinos et autres individus bizarres ou anormaux, c’est aussi, dira une rumeur insistante, parce que ceux-ci constituent d’excellentes proies… pour des sacrifices humains.
La Guinée, sous Sékou Touré, est en fait un pays administré à deux vitesses : d’un côté on adopte les techniques rationnelles de l’Occident, de l’autre on conserve l’usage des méthodes et comportements non moins éprouvés de l’Afrique ancestrale. C’est évidemment à cette seconde catégorie qu’appartiennent les prédictions dont est si friand le leader guinéen.

Quoiqu’on ait pu dire à la chute du régime, Sékou Touré n’avait cure de son enrichissement.

Les marabouts qui en sont les auteurs se livrent à des exorcismes, des substitutions au plan symbolique qui exigent l’immolation de cabris, de bufs , voire, c’est le nec plus ultra, d’hommes. Est-ce pour avoir ainsi des sacrifiés à portée de la main que Sékou Touré a fait construire, à la demande des marabouts, une résidence pour les infirmes ? La rumeur, là encore, le dit. Cet asile, implanté à Matoto, un endroit discret à côté de Conakry, porte l’appellation très évocatrice de cité de la solidarité . Celle-ci, d’aucuns remarqueront la coincidence, est inaugurée le dimanche 18 juillet 1976, au moment même où l’on va déclencher les dernières grandes opérations contre la Cinquième colonne impérialiste , au cours de cette nuit infernale où sont arrêtés les Diallo TelliDavid CamaraSékou Philo CamaraSouleymane Sy SavanéDramé AliouneDr. Barry Alpha Oumar. On dit que les désertions sont fréquentes à Matoto, même parmi les aveugles et les lépreux les plus atteints. Ce serait le sauve-qui-peut, chacun craignant de disparaître selon le bon vouloir du dictateur et de ses marabouts.. .

Toujours, donc, un double aspect dans la personnalité de Sékou Touré. Et on le constate encore quand on se demande quel homme il était en privé, comment il vivait, quels étaient ses goûts et ses préférences, ses loisirs, ses obsessions. Ses proches affirment tous qu’il est très soigneux dans l’intimité. Sa chambre à coucher est d’une netteté impeccable. Il lui arrive souvent de laver lui-même son linge de corps et de nettoyer sa salle de bain. Il a la manie de déplacer les meubles de ses appartements privés, où les objets ne gardent jamais la même place. Un intérieur sans luxe excessif étant donné la position de son occupant. Sékou Touré, d’ailleurs, n’est pas assoiffé, quant à lui, de richesse. Quoi qu’on ait pu dire à la chute du régime, l’homme s’est très peu servi. En cela sa conception du pouvoir est par certains côtés proprement africaine. Le pouvoir est en tant que tel sa passion mais il n’a cure de l’enrichissement personnel. Ce qui ne l’empêche pas d’être économe au point de passer pour pingre. Ainsi, un de ces nombreux jours où tout littéralement manquait sur le marché, Sékou Touré se renseigne sur le prix des piles. Il remet de l’argent à un de ses gardes pour aller lui en acheter. Malheureusement le prix unitaire, qui était jusque là de cinquante silys (unité monétaire guinéenne), est monté à cinquante-cinq. Le commissionnaire, qui n’a reçu que deux cents silys, ajoute le complément nécessaire à l’achat de quatre piles. De retour au palais, il le dit en remettant les piles. A la surprise générale, Sékou s’indigne et exige que les piles, dont il trouve le prix excessif, soient retournées au marchand ! Ses goûts étaient au demeurant simples. Il préférait les mets traditionnels. Le matin on trouvait à sa table du quinqueliba, boisson aux propriétés diurétiques, du lait sucré et des plats typiques de la Haute-Guinée comme le lafidi, sorte de riz apprêté au gombo et au soumbara (pâte fermentée de grain de néré) répandu dans tout l’Ouest africain, ou le moni, connu dans diverses régions de l’Ouest africain sous le nom de bouillie des malades. Il consommait régulièrement du miel, rarement du café. Il fumait beaucoup. Ses cigarettes favorites étaient la gauloise et la gitane, qu’il avouait être ses seuls liens avec la France, et le milo, à bout filtré, de fabrication locale. Il ne mangeait jamais seul et invitait facilement à sa table. Il aimait mélanger les mets dans son assiette: riz, fonio et autres fritures. De même qu’il était antialcoolique (quoiqu’à la fin de sa vie il lui soit arrivé de boire du champagne), il consommait peu de noix de cola.
Son sens de l’économie et de la frugalité, nous l’avons vu, n’est cependant guère contagieux. D’autant que lui même ne le prône pas autour de lui: cet argent qu’il n’accumule pas dans ses coffres, il s’en sert largement pour appâter son entourage et le transformer en un instrument des plus dociles. Et il peut aussi faire des largesses. Les griots, courtisans et autres flatteurs de haut vol recevaient de beaux cadeaux pour lui avoir décerné des vertus imaginaires ou attribué des ancêtres épiques. S’il était avare parfois, ce n’était pas de compliments ou de marques de sa grandeur et de celle de son régime. Le connaissant narcissique, ses proches collaborateurs savaient d’ailleurs fort bien jouer sur sa folie des grandeurs. Un exemple ? Il suffit de se rappeler comment les Sénaïnon Béhanzin, ce professeur de mathématiques béninois devenu un homme lige de Sékou Touré, Sékou Kaba, surnommé Alvarez pour ses prouesses de danseur émérite de cha cha cha, et autres idéologues du parti lui suggérèrent un jour de faire du 14 mai, date anniversaire de la fondation du PDG, le début de l’année nouvelle guinéenne.
A-t-il, malgré tout, le sens de l’amitié ? Répondre n’est pas si simple, comme le prouvent, nous l’avons vu, les témoignages les plus contradictoires de ceux qui l’ont approché. C’est qu’il pouvait passer de la plus extrême gentillesse à l’ingratitude la plus noire. Il était courtois, ouvert et rendait service, disent les uns, soulignant qu’il gardait toujours des pensées pour ses amis ou alliés. Mais combien de ceux qui l’ont connu quand il n’était rien, qui l’ont aidé dans son ascension fulgurante, ont fini leur vie au camp Boiro. On rappelle souvent les cas de Mara Djomba ou d’Aribot Sodamais il faut aussi se souvenir de ses amis et compagnons de la première heure tels El Hadj Mamadou Fofana, trésorier du PDG, Ibrahima Diané,Yalani Yansané (sorti aveugle de sa captivité), Kanfory Sanoussi, etc. Tous ont été froidement sacrifiés à sa gloire personnelle. Sékou, il est vrai, ne s’est jamais montré un modèle de fidélité ! Et la parole donnée n’est pour lui certes pas sacrée. Il sait mentir effrontément. Pour montrer la relativité des choses politiques, il assurait lui-même: Ma parole n’est pas une montagne. Entendez: je peux revenir à tout moment sur ce que j’ai dit. Il affirmait volontiers aussi: Je ne dis pas que tout ce que je dis est la vérité, mais je dirai toujours la vérité. En un mot le dictateur guinéen ne pratique que la vérité du moment, celle qui lui est utile.
Jouissant d’une excellente santé —il ne souffrait de paludisme que de temps à autre—, Sékou Touré avait une capacité de travail extraordinaire. Toujours très matinal, il était même souvent au bureau dès 5 heures, bien avant tout le monde. Un court moment de repos vers 6 heures, puis il faisait sa toilette avant 8 heures. Il prenait ensuite le petit déjeuner entre 8 heures 30 et 9 heures, toujours en compagnie. En principe il travaillait et recevait sans interruption de 9 h 30 à 15 heures. A 15 heures 30 il déjeunait, avec des collaborateurs et d’éventuels visiteurs. Certains jours il s’enfermait seul dans son bureau entre 16 heures et 18 heures. Après cela, il lui arrivait volontiers d’aller en se promenant jusque vers la villa de Coléah, dans la banlieue de Conakry, ou vers la résidence Bellevue jusqu’aux environs de 20 heures. On servait le repas du soir autour de 20 heures 30; une fois celui-ci terminé, s’il n’avait plus rien au programme du jour, il retournait a son bureau où il restait tard dans la nuit, avant d’aller se coucher au petit matin, pour quelques heures au plus.
Le goût prononcé pour le blanc et les couleurs claires de Sékou Touré est bien connu. Là encore nous touchons à l’influence incontestable des charlatans et autres diseurs de bonne aventure: sa chance selon les astrologues résidait dans les choses claires, et c’est pourquoi il lui fallait une femme au teint clair—Andrée est métisse—et des vêtements blancs. Sa mise vestimentaire, nous l’avons dit, a toujours été raffinée. C’est cependant seulement à partir de 1963, à la création de l’OUA, qu’abandonnant le costume européen, il jette définitivement son dévolu sur l’habit blanc. D’abord il est seul à porter cette couleur de la tête aux pieds. Petit à petit, l’habitude gagne ses collaborateurs. Avant 1975, toute la Guinée officielle est de blanc vêtue. Les jours de solennité, le tableau est inoubliable: comment ne pas être impressionné par cette marée humaine drapée d’un blanc éblouissant, qui a l’air de se plisser et de moutonner à perte de vue en vagues successives. Pour en rajouter dans la féérie, Sékou agite sans cesse en public son sempiternel mouchoir blanc, sorte de lien vivant et fébrile entre la foule et lui. De même que le blanc, certaines autres couleurs étaient rituellement attachées à telle ou telle catégorie socio-professionnelle.
Les femmes s’habillaient comme des veuves, jamais de couleur trop vive, et donnaient ainsi des gages constants de fidélité au parti et à son leader omnipotent. Les élèves des écoles primaires portaient l’uniforme bleu-culotte, chemisette et col rond dit Mao. Dans les camps de concentration, les prisonniers étaient habillés comme ces écoliers.
Quel couple Andrée et Sékou ont-ils formé ? Selon certaines confidences faites par Andrée à sa dame de compagnie 32 Sékou se montre les premiers temps très épris de sa compagne. D’autant que cette union représente une promotion sociale évidente. Au fur et à mesure qu’il compense la modestie de ses origines par des succès politiques —et partant des succès féminins—, Sékou se fait plus distant. Andrée, bientôt, se sent à ce point délaissée qu’elle avoue préférer de loin un mari planton au premier des Guinéens inaccessible.

Les premières années de vie commune, Andrée est d’ailleurs très discrète, vivant pratiquement cloîtrée dans le palais vétuste des gouverneurs coloniaux. Mais autant elle se sera méfiée des intrigues politiciennes pendant près de douze ans, autant elle changera ensuite graduellement d’attitude, finissant même par prêter main forte à la répression. Le pouvoir ayant, semblet-il, failli échapper à son homme, la digne épouse se jette à bras raccourcis dans la bagarre après les événements de 1970, comme si elle avait subitement réalisé que c’était une question de vie ou de mort pour elle-même et pour les siens.

Seule sa fille Aminata, la plus proche de lui, peut pousser l’audace jusqu’à le critiquer.

Et c’est justement à partir de cette date que deux clans se forment pour contrôler le pouvoir: d’un côté le clan des Touré, de l’autre le clan des Keita. Au plus fort des querelles et disputes, on verra Andrée prendre nettement position pour ses demi-frères contre les autres. Des heurts qui ont cependant leurs limites puisque, lorsque l’essentiel est en jeu, à savoir la maîtrise du pays, les deux clans antagonistes savent faire front commun.
Epoux plutôt distrait, quel père Sékou est-il pour ses enfants ?

  • Aminata paraît la plus proche de lui. Certains soutiennent qu’elle peut pousser l’audace à tout moment—jusqu’à faire des observations à l’homme qui fait tremblér la Guinée. Aminata est également connue pour ses qualités de coeur. On la dit ouverte aux souffrances et difficultés d’autrui.
  • A son fils Mohamed, Sékou donné très tôt un précepteur guinéen, chargé de l’éduquer, semble-t-il, avec souci des réalités du pays, loin du foyer paternel où il n’est que chouchouté. Quand il aura grandi, Sékou n’enverra pas son fils à l’étranger mais le laissera poursuivre ses études à l’Institut polytechnique de Conakry. Son diplôme de sciences économiques obtenu, le jeune homme s’oriente vers le ministère de l’Economie et des Finances, où il ne tarde pas à se mêler de tout. Mohamed, dit-on, est persuadé qu’il est appelé à un destin national. Son père, qui veille sur sa vie et ne laisse rien au hasard, le destinerait à une princesse marocaine du plus haut rang.

Si dans la vie publique Sékou Touré se montre un ferme partisan de la violence voire d’une cruauté certaine, qui n’a rien à envier à celle qu’on a attribuée à son aieul Samori Touré, les témoignages concordent au contraire sur son véritable sens de la famille. Il paraît avoir profondément aimé sa progéniture. Et chaque fois que les intrigants et autres opportunistes veulent l’opposer aux siens, il se réconcilie toujours avec ces derniers sur leur dos.
La vie quotidienne au palais est plutôt terne. Les distractions favorites de Sékou Touré ? Capter les radios étrangères et regarder des films. Ecouter les nouvelles d’ailleurs lui prenait beaucoup de temps. Et ce qu’il entendait ne le laissait pas toujours indifférent. Les colères de Sékou étaient légendaires. Il se fâchait souvent pour un rien. Ainsi, quand il s’adonnait à son jeu préféré, le jeu de dames, il ne supportait pas de perdre. Tant et si bien que si on voulait rester longtemps en sa compagnie, il fallait s’arranger pour le battre. Il n’arrêtait la partie que s’il l’emportait.

Au jeu de dames —si l’on peut dire—de la vie courante, Sékou, régulièrement vainqueur jusque-là, va devoir apprendre à être sérieusement malmené vers la fin des années soixante-dix. L’homme qui a toujours aimé séduire les femmes, non seulement, bien sûr, ses maîtresses mais aussi les Guinéennes dans leur ensemble, va se trouver au bord de la chute de leur fait. Celles qui ont permis son ascension en se rangeant toujours majoritairement derrière lui puis furent les plus inébranlables supporters du régime, y compris quand en retour elles ne connaissaient que la vie difficile de citoyennes d’un pays économiquement ruiné, celles-là même vont prendre la tête d’un grand mouvement de protestation traduisant en cette année 1977 la révolte qui gronde dans toutes les couches sociales.
Conakry, lundi 29 août 1977. Que se passe-t-il en Guinée ? Qu’est devenu le président Ahmed Sékou Touré ? Priés par les autorités guinéennes de ne pas quitter leurs résidences, les diplomates occidentaux en poste dans la capitale ont le plus grand mal à informer correctement les administrations de leurs pays. Accrochés à leurs téléphones, ils essaient par tous les moyens officiels et privés, de savoir comment évolue une situation qu’ils estiment explosive depuis quarante-huit heures, sans résultat satisfaisant tant les rumeurs sont contradictoires. On dit le responsable suprême de la révolution guinéenne terré depuis la veille dans un bunker secret, naguère construit par les Chinois sous le Palais du peuple, siège de l’Assemblée nationale, réplique en miniature du Palais du peuple de Pékin. D’aucuns assurent qu’en fait il s’est réfugié sur l’un des bâtiments de la base navale soviétique, ou à l’ambassade cubaine, ou à Foulaya, à l’intérieur du pays, près de Kindia.
Une seule chose est sûre, le président n’est pas à la présidence, où tous ses rendez-vous ont été annulés, ni à Bellevue, sa villa résidentielle. Ce qui est véritablement étonnant, c’est de ne plus l’entendre sur les ondes de la Voix de la révolution. Ce qui est préoccupant, c’est la vacance d’un pouvoir réputé fort —O combien !— sans que l’on sente la montée organisée d’une force déterminée à combler le vide. Dans la moiteur de l’hivernage, les habitants de Conakry ont le sentiment qu’un monde est en train de basculer. Ils ne perçoivent pas quel nouvel ordre social pourrait le remplacer.
Toutes proportions gardées, et ici en plus violent, en plus désespéré, en plus cruel, la Guinée vit un mai 68. Cette comparaison trouve vite ses limites, mais on note dans les deux cas un rnême air du temps . En France, l’explosion de mai avait été provoquée par un ras-le-bol de la jeunesse, une jeunesse qui refusait d’être programmée dans la société de consommation. En Guinée, on observe aussi un ras-le-bol des citoyens -et en particulier des citoyennes, nous allons le voir-mais il est au contraire provoqué par la misère, l’injustice, l’arbitraire, la corruption.
Plus que tout autre indice, la situation alimentaire du pays est éloquente. Au bout de vingt ans de révolution, la production de riz est tombée de 282 700 tonnes en 1957—veille de l’indépendance—à moins de 30 000 tonnes. Or le riz, on le sait, est la denrée alimentaire de base des Guinéens. Les cartes mensuelles de rationnement, appelées pudiquement cartes de dotation, limitent à 4 kilos de riz, un quart de litre d’huile, une boîte de lait, la ration des fonctionnaires, pourtant les chouchous du régime. Les autres habitants doivent se contenter de la moitié de cette dotation —et encore dans la limite des stocks disponibles. Certaines denrées et divers condiments sont rationnés ainsi, en se basant sur une famille de huit personnes: celle-ci a le droit d’acheter chaque jour 2 kilos de poisson ou de viande, 350 grammes de pain, une boîte de purée de tomate… quand on en trouve. Malgré le marché noir, la viande, la purée de tomate, la pomme de terre, l’oignon peuvent en effet disparaître des étalages pendant des mois. La pénurie est telle qu’un malade doit se munir de tout le nécessaire avant d’entrer à l’hôpital, y compris d’une bassine d’eau. La nourriture, les médicaments sont entièrement à sa charge. Les actes et les soins, même les opérations, sont dispensés par d’anciens infirmiers récemment nommés docteurs en médecine par décret présidentiel.

Les femmes en colère de Nzérékoré obligent le gouverneur à prendre la fuite dans la forêt.

La situation s’est donc encore détériorée depuis 1975 et on imagine la détresse de la population. Mais on n’imagine pourtant pas que le parti-Etat, son armée, sa police, ses miliciens, ses espions, pourraient se révèler impuissants à mâter un sursaut populaire. Et c’est pourtant ce qui va se produire pendant trois longs mois. Tout commence au mois de juin 1977, à Nzérékoré, capitale de la Guinée forestière, une région de l’extrême sud du pays qui regroupe environ sept cent cinquante mille habitants. Les agents de la police économique sont arrivés un matin au marché avec l’intention de faire respecter la décision d’interdiction du commerce privé. Mal leur en prend: la première marchande menacée de la saisie de son maigre étalage s’insurge contre l’autorité de ces sans-parents. Elle appelle ses compagnes à la rescousse, réclamant la liberté et le bien-être plutôt que l’esclavage et la misère. Elle est entendue et réussit à mobiliser une petite foule pour la soutenir. Les miliciens, surpris par la violence de la réaction de ces femmes, doivent se replier, laissant sur le terrain deux morts et plusieurs blessés gravement atteints. Enhardies par leur victoire, les commerçantes décidèrent alors de marcher sur les résidences du gouverneur et du ministre du Développement rural de la région. Appuyées par la population de Nzérékoré et des localités proches, les femmes obligent le gouverneur à prendre la fuite dans la forêt voisine et le ministre à se réfugier dans l’enceinte du camp militaire de la ville. On dira plus tard que ces femmes avaient été manipulées par des militants clandestins de l’Organisation unifiée pour la libération de la Guinée (ONLG), un mouvement issu d’une scission du principal groupe d’opposition externe au pays, le Rassemblement des Guinéens de l’extérieur (RGE). Très actifs en effet dans cette région, des partisans de l’OULG venaient de diffuser un tract incendiaire contre le régime et son leader, qualifié de bandit de Conakry , de marionnette de Bellevue et de drogué . Mais ce tract n’était pas le premier distribué en Guinée par l’opposition et il est très peu probable qu’il ait servi de détonateur, même s’il exprimait les sentiments d’une partie croissante de la population à l’égard du régime, de son appareil et de sa bureaucratie.
On se rend immédiatement compte de l’ampleur du mécontentement quand le général Lansana Diané, membre du bureau politique, en mission d’inspection dans la région se dirige vers Nzérékoré. Il croit pouvoir calmer les esprits par sa seule présence. Accueilli par des injures et des huées, il doit renoncer à entrer dans la vil!e et retourne en toute hâte à Conakry pour informer les dirigeants. Sékou Touré, décidé à rétablir l’ordre à tout prix, et qui ne songe nullement, bien entendu, à modifier sa politique économique, dépêche bientôt plusieurs unités de l’armée pour mâter la rébellion; mais l’armée refuse de faire usage de ses armes contre les femmes. Treize des militaires qui avaient refusé de tirer seront fusillés, dès leur retour à Conakry, pour incitation de leurs camarades à la révolte.

C’est qu’entretemps, le soulèvement fait tache d’huile. Le mouvement, avec encore plus de violence, embrase Macenta, Gueckédou, Kissidougou, Beyla, jusqu’à atteindre une partie de la Haute-Guinée, notamment Kankan, deuxième ville du pays. Toujours conduit par des femmes, toujours dirigé contre la pénurie, il s’agit moins d’un mouvement politique organisé que d’une immense clameur contre la misère et la tyrannie. Ce chapelet de manifestations spontanées, sans coordination aucune, ne menace peut-être pas sérieusement le pouvoir a priori, mais le prend au dépourvu. Voilà pourquoi Sékou Touré, qui pensait au début pouvoir maîtriser la situation en se contentant, comme il le fit, de destituer quelques cadres locaux a été obligé de déchanter.
Les incidents devaient fatalement toucher Conakry. C’est au marché Mbalia qu’ils éclatent au matin du 27 août, quand un membre de la police économique exige de vérifier le contenu du sac d’une ménagère. Déjà excédée de n’avoir pas trouvé au marché de quoi nourrir sa famille, la femme se jette sur le policier en ameutant tout le quartier. Les vendeuses se précipitent au secours de la ménagère et d’autres policiers viennent prêter main forte à leur collègue. Rapidement submergés par le nombre, les policiers doivent abandonner le terrain. Les femmes, alors, s’organisent en cortège, entonnant un chant improvisé contre la police économique. Elles marchent sur les postes de police, qu’elles saccagent de fond en comble, ainsi que sur le siège central de la police économique, avant de décider de se diriger vers la présidence, à quelques centaines de mètres de là. Elles draînent maintenant dans leur sillage tout ce que la capitale compte de femmes. C’est une scène tellement ahurissante que de voir ces dix ou quinze mille manifestantes en colère dans les rues de Conakry que les militaires du camp Samori, devant lequel elles passent, ne tentent pas de les arrêter. Elles franchissent de même sans résistance les portes du palais présidentiel, pourtant gardées par les redoutables membres du Service de la sécurité présidentielle (SSP) que les Guinéens, allez savoir pourquoi, surnommaient les SS .
Un témoin anonyme a raconté la scène qui se passe alors, dans la revue sénégalaise Africa:

Tour à tour les ministres Fily Cissoko des Affaires étrangères, Mouctar Diallo du Développement rural de Nzérékoré et le premier ministreLansana Béavogui tentent sans succès un apaisement. Les femmes les renvoient tous par des huées et des quolibets. A Béavogui notamment, elles tiennent des propos pour le moins insolites: « Nous ne discuterons pas avec un porteur de pagne et de camisole comme vous. Si tu étais un homme, on l’aurait su depuis longtemps ». Sur ces entrefaites, Sénainon Béhanzin, ministre de l’Information et de l’Idéologie, s’improvisant technicien de radio, portant un haut-parleur sur le dos, descend de la salle du Conseil des ministres, en vue de mettre en place une installation sonore, car Sékou Touré lui-même doit s’adresser aux manifestantes: c’est le seul interlocuteur qu’elles admettent. Celui-ci apparaît au balcon. Avant de prendre la parole, il agite son éternel mouchoir blanc. Les femmes crient en choeur:
— « Pas de mystification. Ton mouchoir est devenu noir, rentre-le ! «
Quand les femmes de Conakry, ces femmes dont il aimait dire qu’elles l’avaient porté au pouvoir, crient en choeur
— « ton mouchoir est devenu noir«,
personne depuis vingt ans ne s’est permis, en Guinée, pareille insolence. Aussi Sékou Touré sent-il que quelque chose lui échappe. Il ne doute pas de ses qualités, réelles, de tribun. Il sait user de la force des slogans comme de la musique des mots. S’adressant aux femmes, il choisit de commencer par asséner les slogans usuels: « Prêts à la révolution ! A bas le colonialisme ! » C’est d’ordinaire sa manière de « chauffer« les militants qui viennent I’entendre et, d’ordinaire, les militants reprennent ces slogans d’une seule voix. Mais les femmes de Conakry ne se pressent pas devant lui pour entendre des slogans. Elles attendent autre chose. En silence. Et les quelques secondes qui s’écoulent avant que Sékou ne se ressaisisse sont d’une densité incroyable.
Le chef de la révolution guinéenne est un monstre politique, comme on dit d’un acteur qu’il est une bête de scène. Il sent la salle. Il comprend qu’il a fait fausse route. Il ne peut espérer s’en tirer par de simples mots. Il lui faut lâcher du lest, trouver un exutoire à la colère de ces matrones prêtes à mettre le palais présidentiel à sac, malgré la menace—mais les militaires auraient-ils tiré ?—des mitraillettes braquées maintenant sur elles.
— « Je viens, dit-il, d’être informé par le bureau fédéral de Conakry II qu’un incident ayant opposé un agent de la police économique et des femmes au marché Mbalia a entraîné votre marche sur la présidence. Vous avez raison. Vous ne pouvez supporter indéfiniment, sans réactions, les exactions de ces agents dont les épouses vivent, elles, dans l’abondance, portent des vêtements coûteux, des bijoux de grande valeur, tandis que vous autres, vous peinez pour vous assurer le pain quotidien […] Eh bien ! retournez chez vous et je vous donne la liberté de tuer tout agent de la police économique qui essaiera désormais de vous déranger […] A bas la police économique démobilisatrice ! »

Ce n’est évidemment pas vouloir justifier les pratiques des agents de la police économique que de remarquer qu’il est douteux qu’ils aient été nombreux à avoir les moyens de couvrir leurs femmes de bijoux. Ils rançonnaient les Guinéens pour nourrir leur famille, profitant d’une impunité quasi garantie, pauvres volant des pauvres, arrogants, impopulaires au posible parce qu’impliqués en première ligne, par leur fonction, dans les difficultés rencontrées par les ménagères sur les marchés. Il est facile pour Sékou Touré de détourner la menace qui pèse sur lui en sacrifiant ces sous-fifres. C’est une manière de gagner du temps.

Trois femmes se précipitent sur Sékou Touré en chantant. Vingt ans de crimes, c’est assez !

Pour l’heure, les femmes ne voient qu’une chose: elles ont obtenu la suppression de la police économique. Mieux: le chèque en blanc que Sékou Touré leur a publiquement signé a valeur d’amnistie pour les événements du marché Mbalia, comme pour la mise à sac des commissariats. Et tant qu’à faire, elles vont aller achever le travail dans les quartiers qu’elles n’ont pas encore visités , détournant à cet usage les cars de transport urbain, avant de se rendre jusqu’à la brigade de Lansanaya, à 30 kilomètresde Conakry, pour raser et incendier ses bâtiments, après les avoir vidés des denrées de première nécessité qui y étaient stockées.
Jusqu’au soir du samedi 27 août, l’agitation reste maîtresse de la rue. A 19 heures, un communiqué laconique diffusé par la Voix de la révolution a annoncé à la population qu’un meeting d’information, organisé au Palais du peuple par le comité central du parti-Etat, aura lieu le lendemain matin à 10 heures. Il sera consacré au problème des commerçantes. Chacun se dit que des événements importants sont en train de se préparer.
Le dimanche matin, Conakry se réveille sous l’une de ces pluies torrentielles du mois d’août. Peu après, dès 8 heures, de nombreuses femmes se pressent devant les portes du Palais du peuple. En d’autres temps, nombre d’entre elles auraient été vêtues de blanc, en hommage à la révolution et à son chef. Ce jour-là, arborer une telle couleur, ou même une couleur claire, aurait été une provocation vis-à-vis des héroines de la veille. La plupart des femmes sont donc habillées de rouge, une couleur vive. Les autres portent au moins une bandelette rouge autour de la tête. Manifestement, elles sont déterminées à ne plus se laisser faire; à ne pas quitter les lieux sans avoir obtenu solennellement satisfaction. A 9 heures 45, arrive Sékou Touré, accompagné de ses plus proches collaborateurs:

  • Ismaël Touré, son demi-frère, ministre de l’Economie et des Finances
  • Fily Cissoko, ministre des Affaires étrangères
  • Lansana Diané, ministre de la Défense.

L’atmosphère est tendue. Sékou Touré s’efforce de garder son calme, mais les témoins remarquent tous sa nervosité. Quand il prend la parole et lance les slogans traditionnels contre le colonialisme, le néo-colonialisme et leurs complices, ces slogans ne sont repris que par les responsables politiques présents dans la salle. Alors, comme il commence son discours par l’interrogation:
— Est-ce que les mouvements que vous avez faits hier étaient bons ou mauvais ?
Et que d’une seule voix les femmes répondent:
— Bons et même très bons !
C’est d’une voix sourde de fureur rentrée que le vieux tribun lance:
— Les agitations ont été provoquées par les parents de la Cinquième colonne …
Phrase terrible, à l’époque, en Guinée. On ne qualifiait ainsi que les opposants au régime, les contre-révolutionnaires , les ennemis du peuple , c’està-dire les hommes voués aux arrestations, à la torture, à la détention sans jugement, à la potence ou aux balles des pelotons d’exécution.
S’il croyait en imposer ainsi aux femmes qui remplissaient la salle du Palais du peuple, Sékou Touré se trompait. La suite de son intervention fut couverte par les huées et les invectives. Le chef de la garde présidentielle, surnommé de Gaulle à cause de sa grande taille, a raconté en privé comment il a vécu ce moment:
— « Elles ont tout de suite répliqué:
— « C’est toi la Cinquième colonne. C’est toi l’impérialiste. C’est toi le raciste ».
Elles le traitaient d’aventurier et d’assassin. Elles disaient qu’elles allaient lui enlever son pantalon pour lui en faire un chapeau. Et puis elles se sont mises à chanter en choeur une chanson improvisée en langue soussou qui disait:
— « Vingt ans de crimes c’est assez. Tu dois t’en aller«.
Sékou Touré faisait comme s’il ne comprenait pas. Il voulait continuer à parler. C’est son frère Ismaël qui lui a demandé s’il n’entendait pas ce que chantaient les femmes. Le président ne lui a pas répondu. Il voulait continuer à parler, à tout prix. Même quand le ministre Lansana Diané l’a saisi par la main pour lui faire prendre la porte de sortie, il a refusé de s’en aller. C’est alors que trois femmes en rouge se sont approchées de lui pour lui dire en face les paroles de la chanson. De l’extérieur, des gens jetaient des pierres à travers les vitres, et des boîtes de conserves vides, et des bouteilles. Alors, le président s’est levé, comme réveillé.
Précipitamment, il a pris la sortie du sous-sol, malgré les trois femmes qui maintenant s’accrochaient à lui pour l’empêcher de s’enfuir. Alors la garde armée est intervenue. L’une des trois femmes a été abattue, une grosse vendeuse du marché Mbalia. Les deux autres ont été arrêtées, plus une quinzaine encore qui s’étaient avancées pour leur prêter main forte. Sékou Touré était dans une rage folle.
Il a exigé que l’on utilise les armes pour briser la révolte. Les femmes arrêtées ont été exécutées plus tard. Les compagnes de ces femmes ne se laissent pourtant pas intimider. Elles passeront plusieurs heures autour du Palais du peuple à guetter la sortie du président. En fin d’après-midi, convaincues qu’il était parvenu à s’echapper, elles se sont répandues dans toute la ville.

Quelques semaines plus tard, à Bamako, le premier ministre Béavogui reconnaîtra dans une interview que, ce jour-là, l’émeute était maîtresse de la rue: Sur les six cent mille habitants de Conakry, il y en avait bien cent mille qui manifestaient. Ce n’est qu’une fois la nuit tombée que la troupe a commencé à tirer. Entre temps, le chef d’état-major Condé Toya a ordonné aux blindés de prendre position dans Conakry.

Pendant dix jours, le dictateur reste terré sans oser apparaitre en public.

Ces mesures ne devaient pourtant pas entamer la détermination des femmes. Dès le lendemain, à l’aube du lundi 29 août, une nouvelle marche se forme, en direction de la présidence. Au passage, les manifestantes tentent en vain de délivrer leurs compagnes arrêtées la veille, qu’elles croient internées au camp Boiro. Plus loin, à la hauteur du marché central, Condé Toya a fait barrer la grande artère qui mène à la présidence par un peloton de chars. Une épaisse ligne rouge a été tracée sur toute la largeur de la voie. Quiconque la franchira sera abattu sans sommation.
Les femmes, une fois de plus, vont manifester un courage inouï: elles passent outre à l’ultimatum et continuent leur progression vers la présidence. Elles n’iront pas loin. A 200 mètres de là, l’armée tire dans le tas. On ne saura jamais le nombre exact des victimes du 29 août. Le chiffre de soixante morts et de trois cents blessés est celui, en recoupant les témoignages, qui semble le plus proche de la réalité. La révolte, à Conakry, a été enfin matée et Sékou Touré règne toujours sur la Guinée. Mais dans quel état ?
Pendant dix jours, le dictateur va rester terré, sans oser apparaître en public, sans manifester sa présence, ne serait-ce que par le canal d’un message radiodiffusé, au grand dam des observateurs étrangers. Certaines rumeurs font état de son suicide. En fait, s’il ne s’est pas suicidé, quelque chose s’est brisé en Sékou Touré. Le fils chéri de l’Afrique, comme il aime se faire surnommer, n’est d’ailleurs pas encore certain d’en avoir terminé avec ces matrones qui lui ont infligé la plus grande humiliation de sa longue carrière politique. On l’informe qu’à l’exemple de Conakry, Kindia, troisième ville du pays, s’est à son tour soulevée contre l’autorité, ainsi que Forécariah, qui tiendra onze jours contre la force armée, et le centre minier de Fria, où les femmes se sont emparées du poste de police pour en délivrer tous les prisonniers.
La révolte des femmes va se prolonger, sporadiquement, jusqu’au 7 septembre, touchant une trentaine de villes et de bourgades. Ce n’est que le 15 septembre que le gouvernement et le parti seront enfin en mesure d’organiser une première manifestation de soutien au camarade stratège à Conakry. On inaugurera d’ailleurs, à l’occasion, une manière inédite de mobiliser les masses: On allait, raconte un témoin, réveiller les pères de famille à une heure tardive de la nuit, quartier par quartier, pour leur demander s’ils étaient pour ou contre la révolution. Ils ne risquaient pas de dire non. Mais dès qu’ils avaient répondu oui, on leur demandait de nous dicter séance tenante les noms de toutes les personnes dont ils avaient la charge. Une fois la liste dressée, ils recevaient l’ordre de se retrouver à tel endroit et à telle heure avec toutes les personnes figurant sur la liste qu’ils venaient de dicter, sous leur responsabilité. 
Que dire à ces masses mobilisées ? Entre le 15 septembre et le 2 octobre, date du grand discours de Sékou Touré devant le Conseil national de la révolution, les Guinéens vont apprendre lors de meetings ou par la radio, jour après jour, d’abord que dans tout cela, il s’agissait d’un malentendu et que les femmes avaient eu raison de protester; puis, ce qui n’est guère différent, que les femmes avaient eu affaire à des agents corrompus et qu’elles avaient eu raison de protester, ensuite et là le ton commence à changer, qu’elles avaient été victimes de parents d’opposants condamnés ou en fuite, trafiquants sans scrupules et ennemis du peuple; ou que certains gendarmes étaient chargés par des comploteurs de provoquer des troubles; ou encore, on en revient là aux vieilles habitudes, qu’il s’agissait d’un complot monstrueux de la Cinquième colonne extérieure; et bientôt qu’il s’était agi d’une tentative de l’impérialisme international manipulant, à partir du Sénégal et de la Côte d’Ivoire, les bras de complices guinéens. Finalement, on ne retiendra bien entendu, officiellement, que la thèse du complot. Un complot rendu possible par l’irresponsabilité de quelques cadres locaux et qui permettra, de ce fait, une nouvelle épuration…

Chapitre 9
TOUS AZIMUTS (1971-1984)

Même si, au plan des résultats, elle n’a finalement eu qu’une valeur symbolique, la révolte des femmes est venue confirmer ce que les précédents mouvements semblaient montrer: tous les secteurs de l’opinion guinéenne, toutes les couches sociales représentatives sont prêtes, à la première occasion, à monter au créneau pour manifester ne serait-ce que leur mécontentement. Entre 1965 et 1978, le dictateur semble d’ailleurs n’avoir eu d’autre préoccupation majeure que d’éviter de telles manifestations en réduisant les Guinéens au silence. Pendant ces treize ans il s’arrête même totalement de voyager, ignorant jusqu’aux sommets de l’OUA, dont il était pourtant l’un des pères fondateurs.
On assiste donc à un nouveau tournant essentiel du régime en 1978 quand Sékou Touré se remet à voyager. Cette ouverture vers l’extérieur sera pour le moins intense puisqu’il visitera en six ans une centaine de pays. Ainsi sera-t-il à nouveau considéré comme l’un des chefs de file parmi les leaders de l’Afrique et du Tiers Monde. Que signifie cette spectaculaire réorientation de la politique extérieure à laquelle nous assistons ?
En réalité, cela fait déjà quelques années que l’isolement de la Guinée est devenu intenable. D’autant que les pressions en faveur d’une libéralisation du régime viennent de tous les côtés. Aussi bien de la part de ceux qui sont favorables au régime que de la part de ceux qui veulent l’abattre. En dépit de ses efforts, l’opposition extérieure n’est parvenue jusque-là que difficilement à éclairer l’opinion internationale. Elle marque cependant enfin des points avec la sortie et la saisie en octobre 1976 du livre de Jean-Paul Alata Prison d’Afrique. L’auteur de cet ouvrage, on l’a vu, est un ancien collaborateur de Sékou qui, « pour avoir cessé de lui plaire », a été dans les cellules du camp Boiro.

La loi a cessé de prévaloir en Cuinée où la terreur est devenue monnaie courante.

Libéré à la demande des autorités françaises lorsque les relations entre les deux pays commencent à s’améliorer, il écrit Prison d’Afrique pour raconter ses diverses épreuves. Aussitôt Sékou réclame l’interdiction de ce témoignage qui dénonce le système concentrationnaire guinéen. Il obtient satisfaction. Faisant jouer une vieille loi de 1889 destinée à réprimer les menées anarchistes, rafraîchie en 1939 pour freiner la pénétration de la propagande nazie en France, le ministre français de l’Intérieur, Michel Poniatowski, fait saisir la totalité des exemplaires de Prison d’Afrique. Détail scabreux: l’homme qui a fait toutes les démarches à Paris au nom du gouvernement guinéen, l’ambassadeur Seydou Keita, a été longtemps spécialiste au camp Boiro des interrogatoires poussés
Mais à quelque chose malheur est bon: c’est grâce à la grande polémique qui naît en France autour de la saisie du livre de Jean-Paul Alata que l’opposition guinéenne extérieure réussit à se faire entendre. Pour la première fois, on parle largement en France et ailleurs du goulag guinéen. L’ensemble de la gauche française, ainsi que les organisations internationales humanitaires, sortent enfin de leur longue réserve. Le Parti socialiste français, notamment, prend des positions si tranchées -surtout au congrès du parti à Nantes en 1977- qu’il est bientôt qualifié de parti de la souillurepar le dictateur guinéen. On espérait pourtant que Sékou Touré saisirait l’occasion du 20è anniversaire de la proclamation de l’indépendance pour annoncer la libération de milliers de Guinéens encore emprisonnés dans différents camps de détention répartis à travers le pays. Ne voyant rien venir, Amnesty International demande dans un communiqué publié le 2 octobre 1978 à Paris d’accor der l’amnistie à tous les prisonniers encore détenus en Guinée, et de permettre à une organisation internationale de procéder sur place à une enquête sur les conditions de détention des prisonniers politiques. C’est également cette date du 2 octobre que choisit le Regroupement des Guinéens de l’extérieur (RGE), mouvement d’opposition au régime, pour organiser à Paris, dans la grande salle des fêtes de l’hôtel Lutetia, une soirée-débat avec projection du film d’Alain d’Aix et Morgan Laliberté La Danse avec l’aveugle -film qui évoque les tortures couramment pratiquées dans les prisons guinéennes. En fait les pressions des organisations humanitaires ont commencé bien plus tôt. C’est ainsi qu’on ne peut passer sous silence la lettre adressée le 25 mai 1977 au secrétaire général des Nations unies Kurt Waldheim par l’Association internationale pour les Droits de l’homme, à la tête de laquelle se trouvent des célébrités comme Gunnar MyrdalAndréï Sakharov et Fenner Brockway. Cette lettre, contresignée par les quatre ambassadeurs successivement accrédités à Conakry par les Etats-Unis, disait ceci:

C’est avec un profond regret que nous présentons une telle communication aux Nations unies parce que les violations des Droits de l’homme ici dénoncées se déroulent dans un pays dirigé par un homme qui s’attira le respect du monde quand il conduisit son pays à l’indépendance. Néanmoins, nous avons réuni les preuves évidentes de la détention systématique dans ce pays de toute personne présumée être en opposition avec le gouvernement; de tortures, d’assassinats ou de réduction à la famine des prisonniers politiques; de l’exil forcé de deux millions de Guinéens […] La loi a cessé de prévaloir en Guinée où la terreur est devenue monnaie courante.

A cette date, en fait, Sékou Touré a déjà largement amorcé le tournant du régime qui le conduit à s’ouvrir à l’extérieur. Dès 1975, après dix ans de brouille, le dictateur guinéen a entrepris de renouer avec la France. Un processus qui aboutira, le 20 décembre 1978, à l’arrivée du président Valéry Giscard d’Estaing en visite officielle en Guinée. Ce voyage qui consacre la réconciliation Paris-Conakry a été rendu possible par l’obstination du diplomate français: André Lewin.
Ce bel homme, blond, âgé de 45 ans à l’époque, a été porte-parole du secrétaire général des Nations unies. C’est à ce titre qu’il s’est rendu en Guinée avec Kurt Waldheim en 1974. Ce n’était pas son premier contact avec les problèmes africains. En 1967 déjà, membre du cabinet d’André Bettencourt, alors secrétaire d’Etat français aux Affaires étrangères, il avait eu à connaître divers dossiers franco-africains, et en particulier des démêlés diplomatiques franco-guinéens. Mais à partir de 1974, c’est à une mission de grande portée qu’il s’attaque: Kurt Waldheim en fait, après son voyage, son représentant personnel auprès des Guinéens avec mission de tenter d’abord de libérer un prisonnier allemand, arrêté après les événements de 1970, et, l’un n’allant pas sans l’autre, de contribuer à désenclaver diplomatiquement la Guinée. Pendant deux ans André Lewin fera la navette entre New York, Conakry, Bonn et Paris. Dès 1974 il obtient un premier résultat: la réconciliation entre la Guinée et l’Allemagne fédérale, accusée quatre ans auparavant d’avoir participé au complot de 1970 contre le dictateur. La porte était ouverte. Restait à y faire passer la France, d’autant que Paris, rapidement, l’encourage à persévérer dans ce sens.
Tout en gardant son statut de représentant du secrétaire général de l’ONU, le diplomate français s’emploie à remplir sa nouvelle tâche avec des méthodes inspirées de celles d’Henry Kissinger: petits pas et relations personnelles-vite excellentes-avec Sékou Touré. Aussi, en 1975, André Lewin réussit-il l’impossible: Sékou Touré lui remet le 14 juillet dix-huit prisonniers français détenus pour participation à tel ou tel complot . Moins d’un an après, dépouillé de sa casquette onusienne et nommé ambassadeur de France à Conakry, il présente ses lettres de créances au président guinéen. Et c’est ainsi qu’il organise patiemment la fameuse visite officielle de Valéry Giscard d’Estaing vingt ans après le face à face tumultueux Sékou-de Gaulle.

En 1978, Paris ne pouvait que se féliciter des retrouvailles avec la Guinée. La France va, comme elle le souhaite, reprendre sa place dans un pays dont les ressources minérales sont alléchantes et où tout reste à faire. Elle récupère un régime au bout du rouleau. En renouant avec Conakry, le gouvernement français poursuit aussi sans doute un autre objectif: stopper la pénétration soviétique en Afrique. Moscou entretenait alors environ mille coopérants en Guinée, contre trois cent cinquante Cubains et cent Allemands de l’Est. Lorsqu’on fait observer à André Lewin que ses compatriotes ne sont à ce moment-là que dix, il rétorque en souriant: Ce n’est pas mal en un an !
Dès que Sékou Touré est parvenu à normaliser ses relations avec la France, il s’estime en position de négocier avec ses frères ennemis de Côte d’Ivoire et du Sénégal, si souvent dénoncés comme des valets de l’impérialisme. Un sommet est alors organisé à Monrovia le 17 mars 1978, réunissant les présidents de Côte d’Ivoire et du Sénégal en compagnie de ceux du Togo, de Sierra Léone, de Gambie et du Libéria, puissance invitante. Des accords alors conclus, il ressort que le président guinéen se résignera à cesser de pourchasser ses ressortissants émigrés dans les pays voisins ou d’exiger qu’ils lui soient livrés -dès lors que les organisations d’exilés politiques ne recevront pas d’aide pour préparer le renversement du régime. Ainsi le dictateur sort-il de son dramatique isolement, qui n’était évidemment pas étranger à la violence de sa pratique du pouvoir. Les espoirs nés à Monrovia conduiront en 1979 Sékou Touré en visite officielle tant en Côte d’Ivoire qu’au Sénégal. Le voyage à Yamoussoukro, du 26 au 28 février 1979, donne lieu à un large échange de vue entre Houphouët-Boigny et Sékou Touré. Beaucoup d’observateurs en concluent que dorénavant Sékou Touré peut aspirer à prendre la relève du Vieux , ou à tout le moins hériter de sa qualité de coordonnateur avisé des relations inter-africaines et franco-africaines. Mais avant le rapprochement avec ses voisins immédiats, Sékou Touré avait fait une réapparition triomphale au sommet de l’OUA, après une absence de treize ans. Reprenant sa place, dès 1978, parmi ses pairs africains, il devient progressivement, et paradoxalement, le chef de file du groupe des Etats modérés. A ce titre il participe à de nombreux comités de médiation ou de bons offices de l’OUA, en particulier au comité de mise en uvre de la résolution sur le référendum au Sahara occidental. Les partisans de la République arabe sahraouie démocratique (RASD) lui reprocheront cependant de pencher, en raison de son amitié pour Hassan II, en faveur des thèses marocaines, même si, soucieux d’accueillir un sommet de l’OUA à Conakry, il se défend de tout parti pris.
Cette tentative de normalisation tous azimuts des relations entre la Guinée et ses partenaires africains et occidentaux ne représente évidemment pas une panacée. La situation intérieure, que ce soit au plan de l’économie ou à celui des Droits de l’homme, ne s’améliore pas; et ce que Sékou Touré gagne d’un côté, il le perd souvent de l’autre. A Paris les épouses des disparus politiques en Guinée rappellent inlassablement que la Guinée reste un état répressif et policier. Dans le même temps on assiste à la dégradation des relations de Conakry avec l’Union soviétique, accusée d’avoir laissé l’économie guinéenne se débattre dans de graves difficultés sans lui proposer aucun remède sérieux. Sékou Touré repousse même sèchement une invitation à se rendre en URSS, ourtant adressée par Leonid Brejnev en personne. Les rapports avec les Cubains n’évoluent guère mieux Sékou Touré a été très déçu par Fidel Castro qui, en 1977, lui avait promis un rapide retrait de ses soldats de l’Angola.

Plus que jamais la République populaire de Guinée dépend de son principal client : les USA.

Surveillant de très près l’évolution des rapports de la Guinée avec le bloc de l’Est, Washington n’hésite pas à prendre immédiatement la relève pour soutenir le régime quand le besoin s’en fait sentir. Tout est bon pour détacher Conakry de Moscou. Au point que d’aucuns n’hésitent pas à affirmer encore aujourd’hui que certains excès et débordements du dictateur furent rendus possibles par les garanties américaines sur le plan économique et financier. Jamais, de fait, les activités des groupes américains n’ont été le moins du monde perturbées en Guinée. En échange de quoi ?
En août 1979, le président Jimmy Carter reçoit à Washington un Sékou Touré en passe de devenir le sage de l’Afrique. Officiellement il ne s’agit que d’une visite de travail , mais Sékou Touré est logé à la Blair House, résidence habituelle des chefs d’Etat en visite officielle . La moisson est substantielle. L’aide américaine se monte alors à 10 millions de dollars par an -dont 6 millions dans le cadre du programme Vivres pour la paix et 2,5 millions pour les projets de développement rural. Surtout, les milieux d’affaires font tout pour redorer le blason du dictateur. A Pittsburgh (Pennsylvanie), il est royalement reçu par les grands producteurs américains d’aluminium, parties prenantes de la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG). La République populaire de Guinée va plus que jamais dépendre ainsi de son principal client, les Etats-Unis: en 1981, ils absorbent 95,8 millions de dollars d’exportations guinéennes et comptent pour 53 millions de dollars dans les importations.
Jimmy Carter évincé de la Maison Blanche en 1980 avec ses scrupules sur les Droits de l’homme, Sékou Touré peut désormais apparaître très ouvertement comme un allié privilégié des Américains. Sur les conseils du roi du Maroc Hassan II, Ronald Reagan invite le président guinéen à Washington, cette fois en visite officielle. David Rockefeller organise alors à son intention, le 18 juin 1982, un séminaire à New York pour promouvoir l’investissement en Guinée. Mais les investisseurs ne se mobiliseront pas beaucoup plus qu’auparavant ils se contentent, comme dans les années postérieures à l’indépendance, de rester présents dans les secteurs profitables, l’extraction et l’exportation des matières premières. Rien d’étonnant quand on sait que l’exploitation minière représente 97 % des recettes d’exportation du pays alors que la part du secteur manufacturier dans le produit intérieur brut est inférieure à 5 %. Une économie on ne peut plus aliénée à l’extérieur.
Si les Etats-Unis feignent d’ignorer la situation des Droits de l’homme en Guinée, celle-ci pèse plus que jamais sur la visite officielle que le chef d’Etat guinéen doit effectuer en France en septembre 1982. Les membres du parti socialiste ne se privent pas de faire savoir qu’ils désapprouvent cette invitation de celui qui en 1977 comparaît Mitterrand —désormais à l’Elysée— à Hitler. Mais Conakry donne de nouveaux gages à Paris en soutenant la position de la France au Tchad. Et il faut bien rendre l’invitation de 1978 au président Giscard d’Estaing, quitte à traîner les pieds.
De report en report, c’est en effet finalement en 1982 que Giscard d’Estaing devait le recevoir à Paris. Mais, contre toute attente, c’est François Mitterrand qui est élu président de la République française en 1981. Sékou Touré qui, dit-on, avait même réuni les marabouts afin de prier pour Giscard d’Estaing ne sait plus où donner de la tête. Comme bien d’autres chefs d’Etat africains, il était persuadé de la réélection de Giscard.
Comment rattraper la situation, puisque le voyage de Paris est essentiel au couronnement de la réconciliation franco-guinéenne à laquelle il accorde, dans sa nouvelle stratégie d’ouverture, une importance primordiale. C’est alors que s’instaure un imposant va-et-vient d’émissaires entre Paris et Conakry, qui aboutira à une confirmation de l’invitation de Giscard. Raison d’Etat oblige.
Sékou tient d’ailleurs d’autant plus à ce voyage en France qu’il a besoin de restaurer son image de marque. Des attentats, en effet, se succèdent les uns aux autres, trahissant son impopularité grandissante. Le 21 février 1981, le chef de l’Etat guinéen doit prendre l’avion pour se rendre en Afrique centrale. Peu avant son départ, des charges de plastic explosent à l’aéroport. Sékou Touré est sain et sauf. L’attentat n’est pas revendiqué. Les Allemands de l’Est qui travaillent à la réfection de l’aérogare sont un moment suspectés. Des dizaines de jeunes marchands ambulants sont arrêtés, ainsi que divers cadres guinéens séduits par l’appel à la réconciliation lancé par Sékou Touré et récemment rentrés au pays. Un jeudi d’avril 1982, veille de la grande prière , un jeune homme escalade l’enceinte du palais présidentiel et court vers les appartements du chef de l’Etat pour attenter à ses jours. Certaines sources affirment que Sékou a été à cette occasion légèrement blessé, d’autres soutiennent qu’il est sorti totalement indemne de l’incident. Une anecdote parlante dans tous les cas: si les gardes n’ont pu abattre le jeune homme, c’est que leurs armes -la confiance ne règne guère au palais !- n’étaient pas chargées.
Ces deux attentats en suivent un autre, plus spectaculaire encore, qui a eu lieu le 14 mai 1980. Sékou préside ce jour-là une soirée artistique au Palais du peuple à Conakry, pour l’anniversaire de la création du PDG-RDA. Les Ballets de Guinée jouent L’Orpheline, une pièce musicale tirée d’un conte du terroir. Au moment où les tam-tams se déchaînent, une grenade explose, trois rangées derrière le président. Une autre roule à ses pieds, mais rien ne se passe: elle n’a pas ete correctement dégoupillée. Jetés on ne sait par qui, des tracts gisent parmi les blessés, revendiquant l’attentat au nom d’un mystérieux front patriotique. Plus tard Sékou Touré dira, en se vantant, que de toutes façons la grenade roulant à ses pieds ne pouvait pas exploser car il était invulnérable, il avait la baraka . Sékou viendra donc à Paris du 18 au 23 septembre 1982. Un séjour plutôt mouvementé, le premier que Sékou effectuait en France depuis l’indépendance de la Guinée. Au-delà des relations d’Etat à Etat, François Mitterrand, qui connaît bien Ahmed Sékou Touré, tient à créer les conditions d’une réconciliation personnelle. Ils vont tout se dire, assurait un conseiller; rien ne sera oublié. Ni la polémique avec le PS ni les Droits de l’homme. Pendant des années, alors que la France gaulliste —de Gaulle, puis Pompidou — avait boudé la Guinée, la gauche française n’avait en effet pas oublié l’acte révolutionnaire de 1958, ni le combat syndical et politique de Sékou Touré. En 1972, ainsi, François Mitterrand s’était rendu, pour la dernière fois, à Conakry et il avait alors obtenu du chef de l’Etat guinéen, qui se disait encore son ami, la libération de trois détenus français. C’est après seulement que les accusations de Sékou Touré avaient conduit à une rupture entre les deux hommes. Mais si Mitterrand a quelques raisons personnelles et sentimentales de renouer avec lui, il en a aussi de plus politiques: le leader guinéen est donné favori pour être en 1983 président de l’OUA; il pourrait également prendre la tête du Mouvement des non alignés en 1985.

Sékou Touré : La dignité et la liberté de l’être et du peuple me sont chères.

A l’Elysée, le premier jour, le président guinéen assure que les relations franco-guinéennes connaîtront un avenir merveilleux et exalte la communauté d’idéaux entre Paris et Conakry. Interrogé sur les écarts d’opinion qui pourraient séparer les deux capitales sur certains problèmes, le chef de l’Etat guinéen répond sans ambages: Une coopération enregistre toujours quelques divergences parce que chaque peuple a sa personnalité […] Les Droits de l’homme sont mieux respectés en Guinée que dans certains pays du monde […] La dignité et la liberté de l’être et du peuple me sont chères.
Au moment où Sékou Touré est reçu à l’Elysée, les familles françaises de huit prisonniers disparus en Guinée lâchent dans le ciel de Paris, au cours d’une manifestation, des ballons multicolores portant le nom de chacun d’entre eux.
L’épouse française d’un de ces huit prisonniers a entamé, en outre, une grève de la faim à la chapelle de la gare Montparnasse. De plus une centaine d’opposants guinéens se réunissent place de l’Alma, à l’appel du collectif guinéen de l’opposition. Les manifestants, portant des banderoles hostiles à Sékou, se rendent ensuite aux abords du Quai d’Orsay où le dictateur guinéen est l’hôte à dîner de M. Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures du président Mitterrand. C’est là qu’ils sont dispersés par les forces de police, qui en interpellent une cinquantaine.
La deuxième journée de la visite officielle est marquée par divers entretiens politiques, mais aussi économiques, en vue d’une relance de la coopération entre les deux pays. Le chef de l’Etat guinéen est accueilli à l’Hôtel de Ville par M. Jacques Chirac, avant d’être reçu à déjeuner par le Conseil national du patronat français (CNPF), dans un grand hôtel de la capitale.
Sékou Touré, dont les déplacements sont entourés d’un très important dispositif de sécurité pour prévenir tout attentat éventuel de la part d’opposants, se déclare ce jour-là très satisfait des premières conversations qu’il a eues en quarantehuit heures et qualifie de positif le bilan politique de son séjour. Traduisant le sentiment de toute la délégation guinéenne , il reproche cependant publiquement à la presse, au cours de sa réception à la mairie de Paris, de le présenter comme un dictateur sanguinaire à propos des violations des Droits de l’homme en Guinée. Il défie même quiconque de trouver en Guinée quelqu’un d’emprisonné pour délit d’opinion ou délit politique . Pour Sékou, seuls ont été arrêtés des Guinéens agents de l’impérialismequi ont tenté de renverser son régime. Dans les milieux gouvernementaux français, on souligne que le problème des Droits de l’homme n’a pas étéoublié lors des conversations officielles au nom de la raison d’Etat, mais que le gouvernement français a préféré avoir à ce sujet des discussions discrètes.
La troisième journée du séjour est consacrée à la visite du centre d’enrichissement de l’uranium d’Eurodif, près d’Orange. Sékou en profite pour annoncer: La France et la Guinée sont déjà associées dans une même expérience de prospection de l’uranium dans mon pays. Nous pourrons bientôt passer à la phase active de la production de l’uranium en Guinée, ce qui pourrait constituer une contribution de mon pays au fonctionnement de cette usine. 
Le dimanche soir 19 septembre, à Paris, une entrevue entre le président guinéen et Mme Nadine Barry, présidente de l’Association des femmes françaises des prisonniers politiques en Guinée, ne devait pas donner de résultats. Sékou Touré, en effet, refuse catégoriquement de répondre aux questions concernant les maris guinéens de ces Françaises. Il est vrai qu’il avait fait savoir peu avant que les huit prisonniers politiques concernés avaient été exécutés. Au cours d’une conférence de presse donnée le lundi 20 septembre, il se déclare prêt à accepter l’enquête d’un tribunal international, réfutant une fois de plus les accusations de violations des Droits de l’homme en Guinée. Il qualifie de fait historique sa visite en France. Et à propos de ses contacts avec les responsables français, il met l’accent sur la réciprocité d’attitude face à un objectif com` mun qui est la relance de la coopération entre les deux pays , soulignant que les vues entre Conakry et Paris sur les problèmes bilatéraux et mondiaux sont proches pour ne pas dire identiques.
C’est ce même lundi 20 septembre, après la conférence de presse, que Sékou Touré prend congé du président Mitterrand, avant de quitter Paris en début d’après-midi pour Bucarest. Importante en son temps, cette visite officielle de Sékou Touré en France apparaît rétrospectivement comme un événement véritablement capital: le dernier obstacle de taille à la réinsertion guinéenne dans la mouvance occidentale a été levé et l’alliance avec les pays de l’Est a perdu toute sa consistance.
Ce tournant idéologique du régime, en cours depuis la fin des années soixante-dix, est on ne peut plus perceptible au XIIè congrès du Parti démocratique guinéen (PDG), en décembre il 1983. Les slogans ne prêchent plus la révolution mais le développement de la production et l’ouverture à l’Ouest. Le chef de l’Etat guinéen, qui est en voie de briser l’isolement du pays, entend en effet faire redémarrer l’économie exsangue de son pays et cherche de tous côtés de nouveaux alliés. Parmi ceux-ci, les Etats arabes, déjà courtisés depuis quelques années, figurent au premier plan. Allié de toujours, puisque l’amitié entre Sékou et la couronne marocaine date du début des années soixante, le Maroc aide déjà puissamment la Guinée mais cette assistance est évidemment insuffisante. C’est avec tout l’islam que Sékou Touré entend désormais coopérer.
Le Saint Coran est devenu ainsi tout à coup, dès les années soixante-dix, le livre de chevet de Sékou Touré, même si jusque là sa foi n’avait jamais paru débordante. Cette reconversion intérieure accompagne la reconversion au plan international. Plus que jamais Sékou Touré se réclame deSamori, illustre défenseur de l’islam, tout en misant sur les pétro-dollars pour alléger sinon compenser ses éternels déboires économiques. Dans le passé, aux débuts de l’indépendance, Sékou n’avait pas hésité à déclencher des campagnes destinées à soumettre le phénomène religieux au contrôle du régime, qui s’affichait socialiste. Aussi les Guinéens tombent-ils des nues lorsqu’il se met à tenir des propos comme ceux-ci: Même si tous les Arabes extraordinairement abandonnaient l’islam, nous Guinéens, nous resterions musulmans. Le marxisme de Sékou s’est apparemment volatilisé. Désormais il caresse la grande majorité musulmane dans le sens du poil et, à défaut du bonheur matériel, il se préoccupe de son bonheur spirituel.
C’est ainsi que, peu à peu, l’islam est devenu la religion d’Etat. Les premières mesures sont prises dès 1978: chacune des régions du pays est dotée d’un conseil islamique, chargé de veiller à l’application des principes coraniques. Douze membres choisis dans chaque conseil islamique forment le Conseil national islamique présidé par l’imam de la mosquée de Conakry, qui a rang de ministre. Des vols spéciaux vers Jeddah sont organisés par Air Guinée, et, pour donner l’exemple, le responsable suprême effectue lui-même une dizaine de fois le pèlerinage à La Mecque. Son épouse Andrée doit se convertir, après un voyage à La Mecque, en Hadja Andrée. N’ayant pas perdu, avec son retour à l’islam, son sens de la démesure, Sékou ne ménage aucun effort pour impressionner les foules. C’est ainsi qu’à l’occasion des prières du vendredi ou des grandes fêtes nationales musulmanes, il fait venir à Conakry les imams les plus prestigieux d’Arabie Saoudite, comme ceux de Médine ou de La Mecque, qui sont toujours reçus avec un faste inouï. Le nouveau prosélyte, au début des années quatre-vingt, était en passe de faire de Conakry la capitale de l’islam noir , selon ses propres dires. Il impose aux Guinéens le respect des cinq préceptes de base de l’islam et fait sanctionner sévèrement l’adultère. Sékou, dit-on, serait allé jusqu’à se proclamer mahdi (messie) en 1978 si le roi Fahd ne s’y était fermement opposé. Devant tant de zèle, les pays arabes se montrent munificents. L’Arabie Saoudite l’aide à construire la mosquée de Conakry, de loin la plus prestigieuse d’Afrique noire. Et ce grand flirt avec l’islam devait rapporter en huit ans une aide de 743 millions de dollars au pays, principalement à travers des prêts de la Banque arabe pour le développement de l’ Afrique noire (BADEA).

Le rêve de Sékou Touré: accéder à la présidence de l’OUA pour son XXè sommet en 1984.

Par ailleurs, le chef de l’Etat guinéen, qui participa activement aux activités de l’Organisation de la conférence islamique (OCI), obtient la vice-présidence du comité Al Qods (Jérusalem). En 1981, il est même nommé président du comité islamique des bons offices entre l’Irak et l’Iran.
Il suffit de voir l’estime dans laquelle il est désormais tenu dans les capitales arabes pour en conclure que la nouvelle diplomatie de Sékou Touré lui fait gagner des points importants. Ainsi, lors du sommet islamique de Casablanca, en janvier 1984, le président guinéen fait un exposé sur la nécessité de lever la mesure de suspension prononcée contre l’Egypte en usant fréquemment de termes très durs à l’encontre des Arabes. Pendant le débat, ni la Syrie ni la Libye, malgré leur irritation extrême, ne profèrent la moindre parole mettant en cause la personne du président guinéen. Ce qui ne pouvait que frapper dans une atmosphère qui incitait à la polémique. Aux yeux des pays arabes, et c’est ce qui explique cette indulgence, Sékou est désormais considéré comme un doyen.
Conforté par sa réconciliation avec la France, ses retrouvailles avec le Sénégal et la Côte d’Ivoire, son aura personnelle dans le monde arabe -ainsi d’ailleurs que dans les nouveaux Etats révolutionnaires africains comme les Républiques populaires du Congo et du Bénin-, Sékou Touré, après vingt-cinq ans de règne, aspire à une reconnaissance bien légitime pour l’un des plus anciens leaders du continent: son rêve, désormais, est d’accéder à la présidence de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), à l’occasion de son XXè sommet, prévu pour mai 1984 à Conakry.
Elu en principe au début de chaque sommet, le président en exercice de l’OUA exerce un mandat de douze mois. Sékou Touré est quasiment sûr d’être élu: l’usage a prévalu de porter à la présidence de l’Organisation le chef de l’Etat hôte de la conférence. Mais le dossier envenimé de la guerre du Sahara fait planer les plus grands doutes sur sa tenue. La division entre les pays qui veulent admettre la RASD à Conakry et ceux qui, derrière le Maroc, déclarent qu’ils boycotteront la réunion s’il en est ainsi, fait rage. Sékou Touré déploie alors une activité intense pour sauver son sommet : il se rend notamment à Alger puis à Rabat pour essayer de trouver une solution de compromis.
Le contexte, il est vrai, semblait justifier tous les efforts de Sékou Touré pour conforter sa nouvelle image de modéré . La France officielle, passant outre aux réticences de la base du parti socialiste, avait décidé de jouer sans retenue la carte de Sékou Touré en Afrique, pariant sur son influence stabilisatrice sur un continent en crise. A ce soutien s’ajoutait celui non moins important du président Houphouët-Boigny, de plus en plus résolu, manifestement, à lui passer la main dans le secteur vital des affaires interafricaines.
C’est au milieu de tout ce remue-ménage que le dictateur guinéen devait répondre, le 26 mars 1984, à l’appel du destin.

Chapitre 10
ET LA GUINEE EN TREMBLA

22-24 décembre 1983. Fin d’année catastrophique pour la Guinée. Un violent tremblement de terre secoue à plusieurs reprises le nord-ouest du pays. Les localités de Gaoual et de Koumbia sont particulièrement touchées. On enregistre aussi des dégâts à Mamou, Kindia et Labé. Selon l’Institut physique du globe de Strasbourg en France, qui confirme les informations de Radio-Conakry, les premières secousses auraient été enregistrées vers 4 heures du matin GMT. Elles auraient atteint une magnitude de 6,3 sur l’échelle de Richter, ce qui est élevé. On ne parlera guère des victimes de Koumbia et de Gaoual -au moins quatre cent quarante morts. Mais les marabouts de Guinée s’emparent aussitôt de l’événement, qui est, il est vrai, tout à fait surprenant: aucun séisme important n’avait été enregistré jusque-là dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest, si ce n’est dans les lointaines îles volcaniques du Cap-Vert. Puisqu’il est exceptionnel, ce séisme, disent les marabouts, doit avoir un sens. Ce sens caché, l’ont-il révélé à la population ? Quoiqu’il en soit, la plupart des Guinéens pressentent un grand malheur. Selon certains témoignages, Sékou lui-même va jusqu’à dire: « Attendez-vous bientôt à un tremblement de terre encore plus terrible. » A quoi faisait-il allusion ? Les marabouts l’avaient-ils averti d’un danger particulier ? On ne le saura jamais clairement. Toujours est-il que, selon les mêmes informateurs de son entourage, il s’empresse de faire les sacrifices prescrits.

L’avion-hôpital du roi Fahd d’Arabie saoudite transporte d’urgence Sékou Touré aux Etats-Unis.

Pour l’homme de la tradition, la mort frappe rarement sans donner quelques signes de son approche. Mais c’est surtout après qu’elle ait frappé qu’on interprète le signe dont elle s’est fait précéder. C’est dire qu’avec ou sans les marabouts, la plupart des Guinéens relieront aussitôt la mort du dictateur quatre mois plus tard au terrible tremblement de terre de décembre 1983.
Le secret de la maladie de Sékou Touré est d’autant mieux gardé jusqu’au bout que rien, médicalement, ne paraît l’annoncer. Le leader guinéen, en ce mois de mars 1984, vaque à ses occupations habituelles. Le 23, il reçoit au Palais du peuple à Conakry les participants à une conférence regroupant des délégués des syndicats de l’Ouest africain. Pour couronner cette rencontre, il a invité la population de Conakry à participer à la session de clôture. Ce jour-là il lance dans son discours un appel à l’unité syndicale, seul moyen à ses yeux de réaliser l’émancipation africaine. Il rappelle par ailleurs qu’il a commencé sa carrière comme syndicaliste, qu’il est resté syndicaliste et qu’il mourra syndicaliste.
C’est au cours de ce meeting qu’il éprouve les premiers signes de son malaise cardiaque. Il dit à son entourage qu’il a des sensations de fatigue générale. Rentré chez lui il essaie de prendre son repas pour ensuite se reposer. Le repas à peine commencé il est pris de violentes douleurs, quelque chose comme un coup de poignard dans le dos. Il se met à vomir. On fait vite venir El Hadj Abdoulaye Touré, ministre des Affaires étrangères et cousin de Sékou mais aussi médecin de son état. Ce dernier prend peur et décide de faire appel à des médecins étrangers, qui posent un premier diagnostic, concluant à une crise cardiaque. Contact est pris d’urgence avec l’ami fidèle de Sékou, le roi du Maroc, qui dépêche son médecin personnel. Ce dernier conseille l’évacuation de Sékou, qui commence par refuser: il dit qu’il ne quittera pas son pays. Finalement ce sont ses parents et ses intimes, comme le premier ministre Lansana Béavogui, qui finissent par le convaincre d’aller se faire soigner à l’étranger. Le roi Hassan II contacte alors le roi Fahd d’Arabie saoudite, qui envoie un avion-hôpital. Dans la nuit du samedi 24 au dimanche 25 mars le chef de l’Etat guinéen est transporté jusqu’aux Etats-Unis. Il est attendu dans un établissement de Cleveland (Ohio) réputé pour avoir accueilli de nombreuses célébrités mondiales atteintes de complications cardio-vasculaires. Dans l’avion se trouvent son épouse Andrée, son fils Mohamed, sa fille Aminataainsi que Daouda Touré, le chef du protocole, Elhadj Abdoulaye Toure et Kalagban, son garde de corps. Cet entourage, composé presque uniquement de très proches parents, s’installe dans les appartements de l’hôtel attenant à la clinique cardiologique où Sékou a été admis.
En rentrant dans la salle d’opération le 26 mars, il a le temps, rapporte un témoin, de prononcer cette phrase: « L’homme propose, Dieu dispose. » Tout ensuite se passe très vite: « Le président, raconte le directeur des relations publiques de la clinique, était, à son arrivée, victime d’une intense hémorragie interne due a la rupture d’un anevrisme de l’aorte et la décision de l’opérer a été prise immédiatement. Au cours de cette opération qui a débuté le lundi 26 mars en fin de matinée, les chirurgiens ont essayé en vain de stopper l’hemorragie entre le cceur et l’abdomen [. ..] Pendant plus de deux heures et trente minutes, les médecins ont tenté de sauver le président. Mais M. Sékou Touré a été victime d’un arrêt du coeur et il n’a pas été possible de le ranimer. Le décès a été constaté le lundi à 21 heures 23 GMT. » El Hadj Abdoulaye Touré, en tant que médecin, est le premier à être mis au courant de l’issue fatale. Il demande au chirurgien-chef de bien vouloir en parler à Ben Daouda, car il préférerait que ce soit plutôt lui qui se charge d’informer la famille. Ben Daouda, à son tour, se récuse. C’est ainsi que les chirurgiens américains et les spécialistes marocains et saoudiens de la suite du défunt vont alors en délégation à l’hôtel pour annoncer la nouvelle tragique. L’information est à peine donnée que, selon un témoin direct, les membres de la famille, Andrée en tête, se jettent par terre et se perdent en lamentations de toutes sortes. Seul Mohamed garde à peu près son sang froid et essaie de consoler les siens.
Un peu plus tard les téléscripteurs du monde entier se mettent à crépiter: Sékou Touré est mort ! Les Guinéens ne l’apprennent que dans la matinée du mardi 27 mars à 6 heures 30, par un communiqué du bureau politique du PDG lu sur les ondes de Radio-Conakry. Habitués, de purges en complots et en exécutions, aux nouvelles brutales, ils ont malgré tout du mal à se rendre à l’évidence.
Relayée par Radio-Trottoir la nouvelle se répand pourtant telle une traînée de poudre, persistante et grandissante, assortie de commentaires de toutes sortes. Pour beaucoup, c’est le grand événement qu’avait annoncé le tremblement de terre de fin 1983. Pour d’autres, il s’agit au contraire d’une machination des services secrets américains ou encore du KGB, en d’autres termes d’un assassinat ou d’un « coup d’Etat médical ». Quant à ceux-là mêmes qui furent ses opposants les plus irréductibles, ils paraissent souvent déçus de cette fin « naturelle », qui les prive de leur revanche.
Nombreuses sont les réactions dans toutes les capitales du monde, où personne ne mesure ses éloges au disparu. A Nairobi on qualifie le décès de «coup irréparable », à Ryad on parle d’« énorme perte pour la nation islamique », à N’Djaména on salue le « meilleur avocat du continent et du Tchad ». Houphouët-Boigny ne se livre à aucune déclaration fracassante mais dit aussitôt qu’il se prépare à assister personnellement aux obsèques. En France le président Mitterrand, qui eut lui aussi tant de fois maille à partir avec le leader guinéen, réagit dès le mercredi 28 mars en affirmant que la disparition de Sékou « sera durement ressentie tant en Guinée que sur le continent africain tout entier dont il était l’un des chefs d’Etat les plus remarquables et les plus écoutés. » Rares sont les fausses notes dans ce concert de louanges. Seul parmi les pairs de Sékou, l’ancien président sénégalais Léopold Sédar Senghor a un mot qui tranche quelque peu: « L’histoire retiendra sa longue lutte contre le colonialisme mais elle ne pourra oublier les milliers de Guinéens morts dans des conditions affreuses. » Hors d’Afrique, on peut noter aussi la déclaration assez peu diplomatique de Maurice Couve de Murville, ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle en 1958, qui va droit à l’essentiel en déclarant: « Vingt-six ans plus tard, le temps a fait son oeuvre. Sékou Touré n’est pas mort à Moscou mais aux Etats-Unis, où il était venu pour se faire soigner après avoir, il y a déjà longtemps, rétabli avec la France des relations normales. Sékou Touré jouait son rôle dans les organisations internationales africaines, mais son problème était celui de l’état de son propre pays. Les successeurs auront la tâche dure. ».
L’énorme flot des condoléances envoyées d’un peu partout témoigne aux yeux des derniers Guinéens qui n’arrivent pas encore à s’en persuader de la mort certaine du dictateur. Mais les amateurs de mystère seront pourtant comblés, puisque commence alors l’étrange affaire de la mise en bière du cadavre de Sékou Touré. Ben Daouda, membre de la suite présidentielle en qualité de chef du protocole, nous a assuré qu’à Cleveland… Il précise que, même mort, il paraissait « encore en pleine forme » et donnait « l’impression de dormir tranquillement ». Par la suite aucun membre de la délégation guinéenne ne sera admis a voir la dépouille mortelle, encore moins à assister à la prière rituelle mise en bière, que sa famille reporte à plus tard, en Guinée comme s’ils en avaient reçu l’ordre, ne tardent pas à dérober definitivement le corps de Sékou Touré à tout regard curieux. Des indiscretions sur cette « disparition » du corps, que la famille a soustrait aux yeux de tous les témoins, alimenteront bientôt en Guinée des rumeurs de toutes sortes sur ce qui a pu la motiver.
Sans perdre une minute, dès l’annonce du décès, le bureau politique du PDG s’est rassemblé pour examiner la nouvelle situation. Puis une réunion du gouvernement a été convoquée pour le mardi 27 mars. Il décide, conformément aux textes en vigueur, de nommer le premier ministre Lansana Béavogui chef de l’Etat par intérim. A ce titre il doit présider les funérailles et veiller à mettre en application la clause de la Constitution relative à la succession: l’élection du nouveau président doit avoir lieu dans les quarante-cinq jours qui suivent le décès du titulaire. La personnalité quelque peu falote de Béavogui, que nul prétendant sérieux à la succession ne redoute trop, explique sans doute qu’aucun obstacle ne soit venu gêner son installation provisoire au pouvoir… en attendant la suite.
Abdoulaye Touré, ministre des Affaires étrangères, et Ismaël Touré, qui a rejoint Cleveland, ramènent le çercueil en Guinée le mercredi 28 mars. La foule conviée par le parti à faire le déplacement se rend à l’aéroport de Gbessia, grands dignitaires en tête, pour accueillir la dépouille du «responsable suprême de la révolution ». A la descente du cercueil on assiste à quelques manifestations populaires de tristesse spontanée, et puis plus rien. Le régime, de fait, est toujours en place et il n’est pas certain que les sentiments des Guinéens s’expriment encore librement, comme la suite le prouvera.

Aucun ennemi n ‘a jamais pu avoir raison de lui, il n’a jamais été humilié de sa vie.

La cérémonie d’accueil, cependant, est grandiose et son ordonnancement impeccable. Les organisations de jeunes sont en première ligne du cortège, suivant le camion militaire blanc qui porte le cercueil. Puis viennent les membres de l’Union nationale des femmes de Guinée (UNFG) et enfin ceux de la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG). La foule recueillie descend en procession l’espèce d’autoroute à deux voies qui mène de l’aéroport au centre ville. Cette autoroute qui en mérite à peine le nom, Sékou Touré en était si fier qu’il l’avait baptisée « la route infinie de l’histoire. » Arrivée en ville, la procession bifurque vers le Palais du peuple où le cercueil sera exposé sur une estrade dans la grande salle. Une longue file d’hommes et de femmes se forme devant les escaliers dès le petit matin du jeudi 29 mars. Après des heures d’attente dans la chaleur moite, chacun peut ainsi un bref instant s’incliner devant la dépouille du « grand disparu ». Derrière le catafalque recouvert du drapeau rouge, jaune et vert, plusieurs dizaines d’oulémas marocains récitent des prières coraniques lancinantes qui résonnent dans les hauts-parleurs. Les dignitaires et leurs épouses, en magnifiques boubous blancs, s’installent par centaines en face de l’estrade: on discute en regardant ceux qui s’inclinent. Les militaires photographient. Voici des Libanais, et puis l’ambassadeur d’URSS et puis des gens du peuple. Andrée, la veuve, arrive. Des femmes l’entourent, pleurent un instant auprès d’elle et vont se rasseoir. Les ministres et les membres du bureau politique national se relaient au garde à vous derrière le cercueil. A l’heure de la relève, ils s’éclipsent par de petites portes latérales, sévèrement gardées par des jeunes filles en uniforme, kalachnikov à la hanche.
L’adieu à Sékou Touré apparaîtra encore plus impressionnant lors des obsèques, qui rassemblent une audience internationale d’une qualité rare. Le jour J, c’est à dire le vendredi 30 mars, on remarque à Conakry la présence des présidents

  • Moubarak d’Egypte
  • Nyéréré de Tanzanie
  • Félix Houphouët-Boigny de Côte d’Ivoire
  • Abdou Diouf du Sénégal
  • Gnassingbé Eyadéma du Togo
  • Mathieu Kérékou du Bénin
  • Omar Bongo du Gabon
  • Hissène Habré du Tchad

et bien d’autres encore, près de dix-neuf délégations étrangères étant conduites par leurs chefs d’Etat. Par ailleurs,

  • le vice-président américain Bush, représente le président Ronald Reagan des Etats-Unis
  • le premier ministre français Pierre Mauroy représente le président Mitterrand.

Veillé deux jours durant, le cercueil a été transporté le 31 mars au stade du 28-Septembre. Là, en présence d’une foule estimée à vingt mille personnes, le premier ministre Lansana Béavogui prononce une émouvante oraison funèbre: « Peuple de Guinée, tu ne dois plus pleurer ! Ahmed Sékou Touré est mort en combattant héroïque rappelé par Allah le Tout- Puissant, au sommet de sa gloire. Aucun ennemi n’a jamais pu avoir raison de lui. Il n’a jamais été humilié de sa vie […] Il a grandement rempli sa vie d’une uvre si intense, d’un tel génie. » Puis, délégations étrangères en tête, un long cortège accompagne le corps jusqu’à la nouvelle mosquée de Conakry, où une dernière prière est prononcée avant l’inhumation au mausolée des héros de la nation. Dès après les funérailles, on se met à parler beaucoup de ce cercueil resté étrangement fermé jusqu’au bout. Même les chefs d’Etat amis comme Félix Houphouët-Boigny et Gnassingbé Eyadéma, qui en ont fait la demande, n’ont pas eu le privilège, dit-on de voir Sékou une dernière fois. Certains se demandent si on a voulu faire comme autrefois, quand la coutume exigeait que les rois et autres grands chefs soient enterrés dès que leurs décès était constaté. Quitte à ne montrer aux foules qu’un cercueil rempli de boubous ou de sable. D’autres supposent que Sékou, à l’occasion d’une maladie antérieure, a dû réclamer à ses amis marocains et saoudiens de l’enterrer de préférence en Terre Sainte afin que jamais son corps ne tombe aux mains de ses concitoyens au cas où le vent de l’histoire viendrait à tourner. D’autres encore estiment qu’en fin de compte, on ne pouvait quand même pas avoir réuni tant d’hôtes de marque pour ne leur présenter qu’un cercueil plein de sable. Sur la foi de témoignages concordants, il y a en fait tout lieu de croire que le cercueil ramené de Cleveland à Conakry était décidément vide. On a déjà cité les déclarations troublantes de Ben Daouda. Sont venues s’en ajouter d’autres, dont celles de Diarra Traoré, qui n’a pas hésité à affirmer devant les journalistes que le mausolée où est censé reposer l’ancien maître de la Guinée n’est qu’un cénotaphe. Le même Diarra Traoré a confié en privé au président Houphouët-Boigny qu’il était bien certain de ce qu’il avançait. Pour trancher définitivement la question, il faudrait, certes, soit retrouver ailleurs le corps de Sékou, soit ouvrir le cercueil… mais personne évidemment ne songe à cette dernière solution qui implique une profanation.
Pendant que le peuple s’intéresse activement au contenu du cercueil, tout autres, bien sûr, se révèlent être les préoccupations de la classe politique. Dès le retour du clan familial le 28 mars, la lutte pour la succession s’est ouverte. Certains membres influents de la nomenklatura du PDG ne se contentent pas de peser et de soupeser leur chance, ils prennent des contacts, donnant ainsi l’impression que tout le monde n’est certes pas uni pour longtemps derrière Lansana Béavogui.

  • On met surtout l’accent sur la détermination d’ Ismaël Touré, le frère du défunt, à confisquer le pouvoir. Homme fort du précédent régime, dont il était le véritable numéro deux, il se juge évidemment désigné pour assurer la continuité du régime, quitte à utiliser la force pour arriver à ses fins.
  • D’autres conjectures font aussi état de la volonté de Moussa Diakité, ministre de l’Habitat et de l’Urbanisme et beau-frère de Sékou Touré, de monter au créneau. D’autres estiment cependant qu’il se contenterait du poste de premier ministre, sous la présidence de Béavogui dont le rôle se limiterait alors à inaugurer les chrysanthèmes.
  • Enfin on parle beaucoup des ambitions de Mamadi Keita, ministre de l’Education et beau-frère du président défunt.

Dans les rues de Conakry les enfants lacèrent les portraits de Sékou Touré.

Mais pendant ce temps, l’armée, qui observe la querelle des barons, commence aussi à se poser des questions. Un groupe d’officiers supérieurs se réunit sous l’égide de Lansana Conté, chef d’état-major de l’armée de terre, pour évoquer la situation. Parmi les chefs de file de ce groupe, on avance le nom de Diarra Traoré, colonel de son état, gouverneur de sa région et membre du comité central.
Le soir même de l’enterrement, le 30 mars, les avions des délégations étrangères ont à peine décollé que la lutte pour le pouvoir reprend de plus belle. Dans ce climat d’intrigues et de rumeurs, le bureau politique et le gouvernement sont bientôt contraints de se réunir pour tenter de désamorcer la crise désormais ouverte. Constatant leur désunion, les membres du Conseil du gouvernement s’accordent pourtant pour demander à l’armée de soutenir le pouvoir en place et cesser ses manoeuvres en coulisse. Lansana Diané, ministre de la Défense, est chargé de transmettre le message aux militaires.

Et pour cause: petit à petit les officiers réunis autour du colonel Lansana Conté ont abouti à un consensus et songent à passer à l’action. D’autant que certains d’entre eux se sentent déjà menacés d’arrestation pour trahison par le clan d’ Ismaël Touré. La décision finale de s’emparer du pouvoir sera prise le 2 avril dans la soirée, au camp Samori.
C’est ainsi qu’à 2 heures du matin, dans la nuit du 2 au 3 avril 1984, des officiers et sous-officiers-parmi lesquels

  • Faciné Touré
  • Jean Traoré
  • Mamadou Baldé
  • Mohamed Traoré
  • Pathé Barry
  • Gbago Joseph Zoumanigui

vont, à la tête de leurs hommes, juchés sur des chars blindés, des automitrailleuses et autres véhicules de fabrication soviétique, s’emparer des points névralgiques de la capitale. En l’absence de mesures de sécurité particulières, ils n’ont aucune peine à contrôler immédiatement la situation. Bientôt, un peu plus tard dans la nuit, c’est dans des jeeps escortées par des camions remplis de soldats armés jusqu’aux dents que ministres, membres du comité central et autres responsables du parti-Etat sont conduits les uns au camp Boiro, les autres au camp Alpha Yaya. Certains dignitaires, d’abord consignés chez eux, sont transférés dans les mêmes lieux sous la pression menaçante de la population. Au petit matin du 3 avril, le capitaine Faciné Touré annonce aux Guinéens la chute du régime en lisant sur les antennes de la Voix de la révolution un texte rédigé par un groupe d’officiers et d’intellectuels —parmi lesquels Richard Haba et Zainoul Sanoussi — que les militaires ont réussi à mobiliser au cours de la nuit.
Le groupe d’officiers à la tête du mouvement s’applique aussitôt à rechercher un large consensus dans l’armée en invitant dans son quartier général établi au camp Alpha Yaya toutes les notabilités de l’armée de terre, de la marine, de l’aviation, de la milice, de la gendarmerie, de la police et même des douanes. Les premiers communiqués diffusés par la junte, très modérés, reflètent bien le souci d’unité et d’équilibre des nouveaux maîtres du pays. Tout comme, peu après, le partage des portefeuilles ministériels dans le nouveau gouvernement, dont la première tâche, assure-t-on, sera simplement de dresser un état des lieux.
Dès que les radios, un peu partout, annoncent la réussite d’un coup d’Etat militaire à Conakry, on enregistre des manifestations de joie et d’allégresse dans toutes les villes où se trouvent établies de fortes communautés guinéennes: en Europe, en Amérique et des pays africains comme le Sénégal, le Liberia, la Sierra Leone, la Côte d’Ivoire. Dans cette dernière contrée les manifestations sont si bruyantes et intempestives qu’on doit les interdire officiellement. En Guinée même, la population, que vingt-six ans de dictature avaient rendue prudente, sent que cette fois c’en est fini avec le régime du PDG et que la retenue n’est plus de mise. Dans tout le pays, et surtout à Conakry, des explosions de joie dans les rues traduisent un immense soulagement. Les Guinéens ont le sentiment d’avoir été déchargés d’un lourd fardeau. Quelques heures seulement après la prise du pouvoir par les militaires, les enfants des écoles se répandent à travers la capitale, lacèrent les portraits du dictateur et effacent tous les slogans pseudo-révolutionnaires qui émaillent les façades des bâtiments publics. Trente ans d’endoctrinement seront balayés en moins de trois jours d’un bout à l’autre de la Guinée. Le tout-puissant PDG, qui contrôlait non seulement la totalité des organes du pouvoir mais aussi la vie de chacun, s’est effondré comme un château de cartes.
Mais, plus parlant encore que la fragilité étonnante des institutions qu’il avait construites, c’est, à l’heure de l’effondrement de son régime, l’état dans lequel il laisse l’économie de son pays qui signe l’échec de la pratique gouvernementale de Sékou Touré. L’efficace jeune homme aux allures de dandy londonien -qui, dans les années cinquante, subjuguait les foules par son éloquence, ne parlait que de liberté et de dignité de l’homme noir, pourfendait le colonialisme et l’impérialisme- s’est métamorphosé, dès qu’il s’est trouvé au pouvoir, en un chef d’Etat peu compétent pour gérer son pays. Car si la rupture avec la France peut expliquer pour partie les difficultés du début, elle ne saurait, en fin de compte, peser outre mesure sur les résultats nationaux après un quart de siècle d’indépendance. Or, selon un rapport de la Banque mondiale, la Guinée est, après la disparition de Sékou, parmi les vingt nations les plus pauvres du monde en termes de produit national brut par habitant, avec moins de 300 dollars par an. Toujours selon la même institution, de 1976 à 1981, le produit intérieur brut, national ou par habitant, a régressé !
Pourtant, par rapport à bien d’autres Etats du continent, la Guinée possédait en sus de toutes ses richesses naturelles un avantage relatif important: une faible croissance démographique, évaluée à 2 % entre 1976 et 1984. Mais il est vrai que cet atout ne faisait que refléter un aspect de la tragédie guinéenne. Car rien ne contribua plus, évidemment, à ralentir l’essor de la population que la très forte émigration qui a amené en vingt-cinq ans deux millions de Guinéens à vivre en dehors de leur patrie et qui a signé l’incapacité du pays de Sékou Touré à créer des conditions de vie acceptables pour ses habitants. Parmi les thèmes recurrents de campagne de l’opposition extérieure, celui qui soulignait que les Guinéens vivaient désormais plus mal que sous la colonisation n’était certes pas le moins pertinent.
L’échec patent de la politique agricole de Sékou Touré est fondamental dans une région où, en 1984 comme en 1958, malgré l’urbanisation, plus de quatre personnes sur cinq vivent encore de la terre. Les diverses tentatives de développement de la collectivisation, expérimentée dans les campagnes à partir de 1960 lors du premier plan triennal, n’ont certes pas atténué le marasme agricole auquel ne pouvait que conduire une politique des prix n’encourageant pas la production ni la commercialisation, du moins dans les circuits officiels. La production agricole globale du pays en 1984 est ainsi inférieure en quantité et en valeur à ce qu’elle était à la veille de l’indépendance. Pour ne donner là qu’un exemple concret, le rapport entre la production nationale et le niveau estimé de la population à la mort de Sékou Touré laisse 40 à 50 kg de riz décortiqué par an à chaque Guinéen, ce qui est loin du niveau minimum d’autosuffisance. Or le riz, on le sait, constitue la nourriture de base d’une grande partie de la population. Et il a donc fallu en importer un peu plus chaque année, jusqu’à dépasser les 100 000 tonnes en 1983.
La crise du secteur rural s’est accompagnée d’une régression des industries manufacturières, de la construction, du commerce et des institutions financières. L’état des réseaux de transports et de communications n’est pas pour rien dans ce blocage du développement économique. En particulier, l’inexistence ou le délabrement des infrastructures routières, ferroviaires, maritimes et fluviales handicapent tous les efforts d’industrialisation, encouragent les disparités régionales et accentuent le caractère caricaturalement dualiste de l’économie guinéenne. En effet, et pour reprendre ce dernier point, alors que stagne le secteur agricole, la part des activités centralisées et dépendantes de l’Etat, autrement dit celles liées au secteur minier et à l’administration, augmentent sans cesse dans la formation du produit national. La prééminence qu’acquièrent les activités minières à partir des années soixantedix pèse d’ailleurs très fortement sur l’ensemble des structures de l’économie guinéenne. Procurant dans les années quatrevingt près de 20 % du produit intérieur brut et la presque totalité des recettes d’exportation, l’exploitation du diamant et surtout de la bauxite fournissant la manne sans laquelle le pays serait asphyxié. On assiste là à l’implantation d’une enclave minière au sein d’un système rural condamné à décliner du fait de modes d’organisation archaïques, de l’insuffisance des structures de distribution et de production et d’un système de prix inefficient.

Le développement du caractère schizoïde de l’économie guinéenne n’a pu qu’être accentué par le projet socio-politique de Sékou Touré. Ce dernier est issu de la couche de petits fonctionnaires léguée par la colonisation, et son discours nationaliste et révolutionnaire va permettre d’imposer une classe sociale relativement nouvelle dans un pays où régnaient traditionnellement chefs coutumiers, commerçants malinké, éleveurs de troupeaux et propriétaires fonciers. L’extension du secteur public et la désagrégation des grandes fortunes traditionnelles permettront en effet à Sékou Touré de multiplier le nombre des fonctionnaires et des salariés, sur lesquels son influence s’étend naturellement. Il s’agit là d’une clientèle suffisamment privilégiée pour soutenir le régime mais pas assez puissante pour le renverser.
L’idéal pour se perpétuer au pouvoir ?

Je sais que je dois mourir, car j’ai tué Amilcar Cabral sur ordre du chef de l’Etat.

Si le dualisme croissant de l’économie est en partie la conséquence d’une certaine étatisation des activités productives, il n’a pourtant pas favorisé, bien au contraire, le contrôle effectif de leurs richesses par les Guinéens eux-mêmes. Car le secteur minier, le plus important de tous comme nous l’avons vu, est pour l’essentiel en 1984 aux mains, soit de consortiums réunissant les principales multinationales de l’aluminium (Alcoa, Péchiney, Alcan…), soit -les accords sont là plus draconiens encore- de l’URSS. C’est ainsi que Sékou Touré, qui a fondé sa réputation sur un nationalisme intransigeant et qui s’est voulu longtemps marxiste, n’a pas trouvé, jusqu’à sa mort, d’autre moyen d’exploiter les richesses minières du pays que de s’en remettre totalement à des étrangers. Tout au plus, jouant quelque peu entre l’Est et l’Ouest comme il l’a toujours fait au plan international, pouvait-il se fixer parfois comme objectif de diversifier les aliénations…
Si l’économie, au sens large, apparaît ainsi sans conteste comme un domaine où Sékou Touré n’a jamais réussi qu’à contredire dans la réalité ses objectifs affichés, elle ne constitue évidemment que le plus patent des échecs de son régime, car le plus mesurable et sans doute le plus grave. Mais en matière d’enseignement, d’unité africaine ou d’unité régionale, les résultats ne furent pas sensiblement meilleurs. Et même le soutien de Sékou Touré aux divers mouvements de libération nationale, qui fit beaucoup pour le maintien de son image de grand nationaliste, fut parfois, aux yeux de certains, des plus ambigus. Divers témoignages, en particulier celui de l’ancien ministre Alassane Diop, sur ce que furent réellement ses rapports avec Nkrumah, après sa chute, ou avec Amilcar Cabral, le chef du Parti africain de l’indépendance de la Guinée (-Bissau) et du Cap-vert (PAIGC) assassiné à Conakry, donnent en tout cas des arguments pour le soutenir.
Pour ce qui est de l’ancien président ghanéen, on rapporte qu’après son accueil triomphal, et malgré les rodomontades de Sékou, qui promettait de le rétablir par la force au pouvoir à Accra, sa situation s’est vite dégradée. Il vivait à Conakry dans une maison entourée d’un haut mur et gardée par des gendarmes. Sa condition, en exagérant à peine, ressemblait davantage à celle d’un homme politique en résidence surveillée qu’à celle d’un coprésident. Après quelques mois, Nkrumah se vit supprimer la plupart des facilités qu’on lui avait accordées.
Son seul droit désormais : une petite tranche d’émission sur Radio-Conakry où il répétait à l’intention de ses compatriotes: « Je reviendrai. » Devant les protestations des Etats qui estimaient que cette émission constituait une intervention dans les affaires internes d’un autre Etat et violait la charte de l’OUA, elle cessa. Nkrumah perdit alors tout espoir de retrouver son fauteuil. Les fidèles qui l’avaient accompagné dans son exil en Guinée l’abandonnèrent les uns après les autres. Selon le témoignage d’Alassane Diop, il est même alors arrivé plusieurs fois à Nkrumah de faire la grève de la faim pour obtenir de Sékou Touré un minimum de liberté de mouvement. Dans ces conditions on comprend que ce soit un Nkrumah isolé et amer qu’on a évacué sanitairement sur la Roumanie où il devait mourir en 1972.
Quant à Amilcar Cabral, assassiné à Conakry en janvier 1973, Alassane Diop —qui a séjourné au camp Boiro en compagnie de beaucoup de responsables des services secrets avec lesquels il a pu parler— a aujourd’hui de bonnes raisons de croire que le dernier mot n’a pas été prononcé sur ce crime crapuleux. Il se dit certain que le leader guinéen a dû « lâcher » son hôte. Il serait devenu un obstacle pour Sékou Touré, notamment en raison du rêve de ce dernier d’une grande Guinée où Conakry aurait purement et simplement annexé la Guinée-Bissau. Pour prouver que Sékou ne fut donc pas pour rien dans l’assassinat du leader du PAIGC, Alassane Diop évoque l’arrestation en 1976 d’un officier, le capitaine Kouyaté. Mis à la « diète noire », ce dernier aurait tenu les propos suivants: « Je sais que je dois mourir, car j’ai tué Cabral sur ordre du chef de l’Etat. » A la même époque, un autre officier, occupant la cellule 49 du camp Boiro, devait aussi confier à Alassane Diop qu’il avait assisté à l’exécution de Cabral à la Minière — un quartier périphérique de Conakry où siègeait le quartier général du PAIGC. « J’étais en mission commandée, a lancé l’officier guinéen, sans plus. »
L’intérêt de ces analyses ou de ces précisions n’est pas, à l’heure du bilan, de chercher à accabler au-delà du raisonnable Sékou Touré, mais plutôt de permettre de mesurer l’écart entre les espoirs qu’il avait pu susciter et ce que vingt-six ans de pouvoir absolu lui ont permis de réaliser. Se souvient-on en effet de l’immense espérance que Sékou Touré avait fait naître en 1958 dans les milieux progressistes du monde entier ? L’audace du jeune leader guinéen lui vaut alors une foudroyante popularité: il devient le héros de la jeunesse africaine, à l’égal de Nkrumah, et l’intelligentsia internationale le met sur le même rang que Ben Bella ou Ernesto Che Guevara. Et parce que le gouvernement de Michel Debré tente, en 1958, en guise de représailles, d’isoler la Guinée et de la priver de toute forme de coopération, il acquiert en plus l’auréole du martyre et la sympathie de tous; sympathie qui s’accroît de la considération qui va à ceux qui réussissent quand, six mois plus tard, ayant échoué dans sa tentative de semi-blocus, Paris doit se résigner à renouer des relations avec le Guinéen récalcitrant. Le leader de la Guinée naissante avait alors affirmé son caractère et son adresse et s’imposait apparemment comme l’un des hommes capables de donner à l’Afrique les chances de restaurer sa dignité en amorçant son développement. Les années passant, c’est hélas Sékou Touré lui-même, nous l’avons vu, qui raturera de sa propre main cette belle page flamboyante dédiée à l’avenir tout au début de sa carrière. L’homme qui revient à Paris en septembre 1982, bien que passablement vieilli, est resté apparemment égal à l’homme qui avait quitté la capitale française pour un quart de siècle en 1958. On le retrouve comme au premier jour de son ascension vertigineuse, avec les mêmes arguments à la bouche et, dans son attitude, le même mépris souverain pour ses adversaires. Mais déjà, à deux ans de sa mort, il ne pouvait plus tromper personne sur son destin à jamais manqué.

Conclusion

SEKOU TOURE ET SON MYTHE (1918 ? – 1945)

Au cours de cette biographie, nous avons ici et là qualifié le leader guinéen de dictateur. Un qualificatif qu’il mérita certainement selon les normes politiques habituelles. C’est même pour cela que nous l’avons personnellement combattu de longues années. A la réflexion, pourtant, on ne peut qu’en convenir: le traiter de dictateur n’épuise pas l’étrange complexité du personnage, ou mieux du phénomène Sékou. Bien d’autres aspects de sa personnalité doivent être soulignés, et nous avons tenté de le faire: l’enfant malheureux et taciturne, le jeune homme un peu frivole, l’époux distant et compassé, le bon père de famille, l’amant encombré de maîtresses, le syndicaliste faisant flèche de tout bois, le député français cherchant sa voie dans le labyrinthe des partis politiques métropolitains, l’homme d’Etat acquis aux méthodes rationnelles et réductrices de l’Occident mais resté fort superstitieux dans sa vie privée, le chef qui se voulait le digne émule de l’Almamy Samori

Même en mettant en relief tous ces aspects on n’en a cependant pas fini avec le phénomène. Deux autres de ses facettes peuvent encore retenir l’attention. D’un côté, Sékou Touré incarne bel et bien un personnage d’époque: le militant politique africain des années cinquante. De l’autre, il est devenu un véritable mythe politique, efficace en tant que tel par delà la mort pour servir diverses causes, au prix, bien sûr, de l’oubli, s’il le faut, de ce que fut sa vie réelle. Prenons d’abord les nombreux militants politiques qui arrivent à maturité en 1950. Ils ont tous un commun dénominateur: l’anti-impérialisme Cet engagement implique trois objectifs, toujours les mêmes: lutter pour l’indépendance des colonies; implanter un certain type de société après l’indépendance; et pour ce faire, nouer des alliances qui, en fin de compte, favorisent généralement le camp soviétique. Ces militants n’en sont pas moins appelés à connaître des itinéraires fort différents malgré la cause identique qu’ils ont choisi de servir. Les uns parviennent réellement au pouvoir. D’autres meurent au maquis comme les Camerounais Um Nyobé et Ossendé Afana. Un troisième groupe, de loin le plus nombreux, dont le message n’a apparemment pas trouvé de destinataire, fournit le lot des cas sociaux et autres paumés de l’indépendance. Parmi ceux qui sont tombés au champ d’honneur ou qui sont parvenus au pouvoir, tous n’ont pas bénéficié de la même façon que Sékou Touré de la fameuse solidarité prolétarienne internationaliste. Il est vrai que les situations concrètes étaient très variàbles d’une région d’Afrique à l’autre.

Sékou Touré a-t-il jamais vraiment voulu implanter en Guinée une société socialiste ?

Si l’histoire des mouvements de libération et autres partis africains d’avant-garde est bien à l’ordre du jour, il faut d’ores et déjà s’attacher à faire la part de l’opportunisme et de la conviction véritable chez les militants qui les ont animés, comme Sékou Touré. Ce dernier a le mérite de s’être formé à peu près tout seul et d’avoir tiré le meilleur parti possible des occasions offertes. Ainsi dérobera-t-il aux étudiants et aux autres éléments progressistes du moment en Guinée et alentour une bonne partie de leur programme… avant de leur vouer aussitôt une haine inexpiable. Il n’est pas certain qu’au-delà de son activisme tout-terrain, Sékou ait vraiment voulu implanter en Guinée une société socialiste. De ce programme défendu par tant d’autres, Sékou n’a jamais tiré que ce qu’il a voulu. Et tandis qu’il bâillonnait son peuple, il laissait s’aggraver la main-mise étrangère sur l’économie de son pays. C’est là qu’on n’échappe pas à l’aspect mythique de sa personnalité.

Il paraît aujourd’hui difficile de dire ce que l’histoire lointaine retiendra de ce long règne de vingt-six ans: le bourreau ou le nationaliste ? On peut être pourtant étonné par l’épaisseur qu’a déjà acquise le mythe Sékou Touré. Ainsi il nous est arrivé d’interroger des hommes restés aussi influents que Mamadou Dia ou Madeira Keita. Comme beaucoup d’autres, ces deux témoins privilégiés tiennent Sékou non seulement pour un grand Africain mais aussi… pour un grand démocrate, et cela malgré le Camp Boiro. L’histoire ne se nourrirait-elle que de morts, vite oubliés ou de temps à autre commémorés pour autant qu’ils servent nos causes d’aujourd’hui ?

Quand le présent n’est pas rassurant, les hommes se cherchent des ancêtres. De ce fait, l’histoire est le terreau qui nourrit les mythes les plus divers, certains d’entre eux continuant bientôt leur chemin en toute autonomie. Pour servir diverses causes. C’est ainsi qu’en dehors des témoins qui croient apporter un témoignage objectif en tenant Sékou pour un grand démocrate, il faut mentionner ceux, nettement plus nombreux, qui ne se soucient déjà guère plus, de toute façon, ni du Camp Boiro ni des erreurs monumentales de sa gestion et qui ne se laissent obnubiler que par le mythe.

Persistant, ce mythe peut entraîner toutes sortes de réactions. Y compris celle de vouloir refaire l’Histoire. C’est ainsi qu’il est dans l’ordre du possible qu’on en vienne un jour à réécrire une tout autre biographie du leader guinéen, en montrant par exemple qu’il eut raison contre (presque) tous les Guinéens. Si la vie de Sékou Touré est exceptionnelle, c’est qu’il est de ces rares hommes dont on n’a jamais fini de parler: en bien ou en mal.

Ibrahima Baba Kaké
Paris, 1987, JA Presses
Collection Jeune Afrique Livres. Vol. 3. 254 pages
http://www.jeuneafrique.com

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