Avant-Propos
Ce livre est plutôt l’oeuvre d’un obscur griot du village de Djeliba Koro dans la circonscription de Siguiri en Guinée. Je lui dois tout. Ma connaissance du pays malinké m’a permis d’apprécier hautement la science et le talent des griots traditionalistes du Mandingue en matière d’Histoire.
Il faut cependant, dès maintenant, lever une équivoque. Aujourd’hui, dès qu’on parle de griots, on pense à cette « caste de musiciens professionnels » faite pour vivre sur le dos des autres ; dès qu’on dit griot, on pense à ces nombreux guitaristes qui peuplent nos villes et vont vendre leur « musique » dans les studios d’enregistrement de Dakar ou d’Abidjan.
Si, aujourd’hui, le griot est réduit à tirer parti de son art musical ou même à travailler de ses mains pour vivre, il n’en a pas toujours été ainsi dans l’Afrique antique. Autrefois les griots étaient les Conseillers des rois, ils détenaient les Constitutions des royaumes par le seul travail de la mémoire ; chaque famille princière avait son griot préposé à la conservation de la tradition ; c’est parmi les griots que les rois choisissaient les précepteurs des jeunes princes. Dans la société africaine bien hiérarchisée d’avant la colonisation, où chacun trouvait sa place, le griot nous apparaît comme l’un des membres les plus importante de cette société car c’est lui qui, à défaut d’archives, détenait les coutumes, les traditions et les principes de gouvernement des rois. Les bouleversements sociaux dus à la conquête font qu’aujourd’hui les griots doivent vivre autrement : aussi tirent-ils profit de ce qui jusque-là avait été leur fief, l’art de la parole et la musique.
Cependant on peut encore trouver le griot presque dans son cadre ancien, loin de la ville, dans les vieux villages du Manding tels que Ka’ba (Kangaba), Djeliba-Koro, Krina, etc., qui se vantent de perpétuer encore les coutumes du temps des ancêtre. En général dans chaque village du Vieux Manding il y a une famille de griot traditionaliste qui détient la tradition historique et l’enseigne ; plus généralement on trouve un village de traditionalistes par province, ainsi: Fadama pour le Hamana (Kouroussa, Guinée), Djééla (Droma, Siguiri), Keyla (Soudan – actuel Mali), etc.
L’Occident nous a malheureusement appris à mépriser les sources orales en matière d’Histoire; tout ce qui n’est pas écrit noir sur blanc étant considéré comme sans fondement. Aussi même parmi les intellectuels africains il s’en trouve d’assez bornés pour regarder avec dédain les documents « parlants » que sont les griots et pour croire que nous ne savons rien ou presque rien de notre pays, faute de documents écrits. Ceux-là prouvent tout simplement qu’ils ne connaissent leur propre pays que d’après les Blancs.
La parole des griots traditionalistes a droit à autre chose que du mépris.
Le griot qui détient la chaire d’Histoire dans un village et qu’on appelle Belën-Tigui est un Monsieur très respectable qui a fait son Tour du Mandingue. Il est allé de village en village pour écouter l’enseignement des grande Maîtres; pendant de longues années il a appris l’art oratoire de l’histoire; de plus il est assermenté et n’enseigne que ce que sa « corporation » exige car, disent les griots: « Toute science véritable doit être un secret. » Aussi le traditionaliste est-il maître dans l’art des périphrases, il parle avec des formules archaïques ou bien transpose les faits en légendes amusantes pour le public, mais qui ont un sens secret dont le vulgaire ne se doute guère.
Mes yeux viennent à peine de s’ouvrir à ces mystères de l’Afrique éternelle et dans ma soif de savoir, j’ai dû plus d’une fois sacrifier ma petite prétention d’intellectuel en veston devant les silences des traditions quand mes questions par trop impertinentes voulaient lever un mystère.
Ce livre est donc le fruit d’un premier contact avec les plus authentiques traditionalistes du Mandingue. Je ne suis qu’un traducteur, je dois tout aux Maîtres de Fadama, de Djeliba Koro et de Keyla et plus particulièrement à Djeli Mamadou Kouyaté, du village de Djeliba Koro (Siguiri), en Guinée.
Puisse ce livre ouvrir les yeux à plus d’un Africain, l’inciter à venir s’asseoir humblement près des Anciens et écouter les paroles des griots qui enseignent la Sagesse et l’Histoire.
La parole du griot Mamadou Kouyaté
Je suis griot. C’est moi, Djeli Mamadou Kouyaté, fils de Bintou Kouyaté et de Djeli Kedian Kouyaté, maître dans l’art de parler. Depuis des temps immémoriaux les Kouyaté sont au service des princes Kéita du Manding: nous sommes les sacs à parole, nous sommes les sacs qui renferment des secrets plusieurs fois séculaires. L’Art de parler n’a pas de secret pour nous; sans nous les noms des rois tomberaient dans l’oubli, nous sommes la mémoire des hommes; par la parole nous donnons vie aux faits et gestes des rois devant les jeunes générations.
Je tiens ma science de mon père Djéli Kedian, qui la tient aussi de son père; l’Histoire n’a pas de mystère pour nous; nous enseignons au vulgaire ce que nous voulons bien lui enseigner, c’est nous qui détenons les clefs des douze portes du Manding 1.
Je connais la liste de tous les souveraine qui se sont succédé au trône du Manding. Je sais comment les hommes noirs se sont divisés en tribus, car mon père m’a légué tout son savoir: je sais pourquoi tel s’appelle Kamara, tel Kéita, tel autre Sidibé ou Traoré; tout nom a un sens, une signification secrète.
J’ai enseigné à des rois l’Histoire de leurs ancêtres afin que la vie des Anciens leur serve d’exemple, car le monde est vieux, mais l’avenir sort du passé.
Ma parole est pure et dépouillée de tout mensonge; c’est la parole de mon père; c’est la parole du père de mon père. Je vous dirai la parole de mon père telle que je l’ai reçue; les griots de roi ignorent le mensonge. Quand une querelle éclate entre tribus, c’est nous qui tranchons le différend car nous sommes les dépositaires des serments que les Ancêtres ont prêtés.
Écoutez ma parole, vous qui voulez savoir ; par ma bouche vous apprendrez l’Histoire du Manding.
Par ma parole vous saurez l’Histoire de l’Ancêtre du grand Manding, l’Histoire de celui qui, par ses exploits, surpassa Djoul Kara Naïni 2; celui qui, depuis l’Est, rayonna sur tous les pays d’Occident.
Ecoutez l’Histoire du fils du Buffle, du fils du Lion 3. Je vais vous parler de Maghan Soundjata, de Mari-Djata, de Sogolon Djata, de Naré Maghan Djata; l’homme aux noms multiples contre qui les sortilèges n’ont rien pu.
Notes
1. Selon les traditionalistes le Manding primitif était constitué de douze provinces. Après les conquêtes de Soundjata le nombre des provinces s’est considérablement accru. Le Manding primitif semble avoir été une confédération des principales tribus malinké : Kéita, Kondé, Traoré, Kamara et Koroma.
2. Il s’agit d’Alexandre le Grand que l’Islam appelle Djoul Kar Naïn. Chez tous les traditionalistes des pays malinké, la comparaison revient souvent entre Alexandre et Soundjata On oppose l’itinéraire ouest-est du premier et l’itinéraire est-ouest du second.
3. Buffle. – Selon la tradition la mère de Soundjata avait pour totem un buffle. Il s’agit du fabuleux buffle qui ravageait, dit-on, le pays de Do (Voir p. 23).
Le Lion est le totem-ancêtre des Kéita. Ainsi, par son père, Soundjata est fils du Lion, par sa mère fils du Buffle.
Les premiers Rois du Manding
Écoutez donc, fils du Manding, enfants du peuple noir, écoutez ma parole, je vais vous entretenir de Soundjata, le père du Clair-Pays, du pays de la savane, l’ancêtre de ceux qui tendent les arcs, le maître de cent rois vaincus.
Je vais parler de Soundjata, Manding-Diara, lion du Manding, Sogolon Djata, fils de Sogolon, Nare Maghan Djata, fils de Nare Maghan, Sogo Sogo Simbon Salaba, héros aux noms multiples.
Je vais vous parler de Soundjata, celui dont les exploits étonneront longtemps encore les hommes. Il fut grand parmi les rois, il fut incomparable parmi les hommes; il fut aimé de Dieu car il était le dernier des grande conquérants.
Tout au début donc le Manding était une province des rois Bambara; ceux qu’on appelle aujourd’hui Maninka 1, habitants du Manding, ne sont, pas autochtones : ils viennent de l’Est. Bilali Bounama, l’Ancêtre des Kéita, était le fidèle serviteur du prophète Mohammadou, 2 (que la Paix de Dieu soit sur lui). Bilali Bounama eut sept fils l’aîné, Lawalo, partit de la Ville Sainte et vint s’établir au Manding; Lawalo eut pour fils Latal Kalabi, Latal Kalabi eut pour fils Damal Kalabi, qui eut pour fils Lahilatoul Kalabi.
Lahilatoul Kalabi fut le premier prince noir à venir faire le pèlerinage à la Mecque; au retour il fut pillé par des brigands du désert, ses hommes furent dispersés ; certains moururent de soif ; mais Dieu sauva Lahilatoul Kalabi, car c’était un homme droit. Il invoqua le Tout-Puissant et des Djinns apparurent et le reconnurent comme roi. Après sept années d’absence, par la grâce d’Allah tout-puissant, le roi Lahilatoul Kalabi put retourner au Manding où personne ne l’attendait plus.
Lahilatoul Kalabi eut deux fils, l’aîné : Kalabi Bomba et le cadet Kalabi Dauman ; l’aîné choisit le pouvoir royal et il régna, le cadet préféra la fortune, la richesse, et, il devint, l’ancêtre de ceux qui vont, de pays en pays chercher fortune.
Kalabi Bomba eut, pour fils Mamadi Kani. Mamadi Kani fut un roi chasseur comme les premiers rois du Manding. C’est Mamadi Kani qui inventa le Sïmbon 3 ou sifflet de chasseur, il entra en communication avec les génies de la forêt et de la brousse ; ceux-ci n’avaient pas de secrets pour lui, il fut aimé de Kondolon Ni Sané 4.
Notes
1. Maninka-Mali. – Les habitants du Manding s’appellent Maninka ou Mandinka; Mali et Malinka est la déformation peulh de Manding et de Mandinka. Mali en malinké désigne l’hippopotame, il n’est pas exclu que Mali ait été le nom donné à une des capitales des Empereurs. Une tradition enseigne que Soundjata s’est métamorphosé en « Mali » dans le Sankari – aussi n’est-il pas étonnant de trouver des villages dans le vieux Manding, qui ont pour nom « Mali ». Ce nom a pu être autrefois celui d’une grande ville. Dans le vieux Manding il existe un village nommé Malikoma (Mali-le-neuf).
2. Bilali et Mohammadou. – Comme la plupart des dynasties musulmanes du Moyen Age, les Empereurs de Mali ont eu le souci constant de se rattacher à la famille du Prophète ou tout au moins à quelqu’un qui ait approché le Nabi.
Au XIVe siècle on verra Mansa Moussa retourner au Manding, après son pèlerinage, avec des représentants de la tribu arabe des Qoréichites (tribu de Mahomet) afin d’attirer sur son Empire la bénédiction du Prophète d’Allah. Après Kankon Moussa, plusieurs princes du Manding l’imiteront, en particulier Askia Mohamed au XVIè siècle.
3. Sïmbon. – Littéralement le Sïmbon est le sifflet des chasseurs. Mais Simbon est, aussi un qualificatif honorable qui sert à désigner un grand chasseur. On appelle (Simbon-si) la veillée funèbre que les chasseurs d’une région organisent en l’honneur d’un collègue mort.
4. Kondolon est une divinité de la chasse. Elle a pour compagnon inséparable Sané. Ces deux divinités sont toujours liées. On les invoque de pair. Cette double divinité a la faculté d’être partout à la fois, quand elle se révèle à un chasseur celui-ci rencontre souvent le gibier. C’est à cette double divinité qu’incombe la garde de la brousse et de la forêt ; elle est aussi le symbole de l’union et de l’amitié ; on ne doit jamais les invoquer séparément au risque d’encourir des sanctions très sévères. Les deux divinités rivalisent parfois d’adresse, mais ne se brouillent jamais.
Dans le Hamana on attribue à Mamadi Kani le serment que le chasseur prête avant d’être reçu Sïmbon.
Voici le serment :
- Voudras-tu satisfaire Sané ni Kondolon avant ton père (c’est-à-dire qu’il faut opter pour le Maître Sïmbon quand on est en présence d’un ordre de celui-ci et d’un ordre du père) ;
2. Sauras-tu que respect ne veut pas dire esclavage et accorder respect et soumission de tous les instants à ton Maître Sïmbon ;
3. Sauras-tu que la cola est bonne, que le tabac est bon, que le miel est doux, etc. et les céder à ton Maître.
Si oui, l’apprenti Chasseur est reçu.
Dans certaines provinces de Siguiri, ce serment est attribué à un certain Allah-Mamadi qui n’a pas été roi. Ses disciples étaient si nombreux qu’il les constitua en une armée qui devint redoutable ; il les réunissait souvent dans la brousse et leur enseignait l’art de la chasse. C’est lui qui révéla aux chasseurs les feuilles médicinales qui guérissent des blessures et des maladies. Grâce à la force de ses disciples il devint roi d’un vaste pays ; avec eux Mamadi Kani conquit tous les pays qui s’étendent depuis le Sankarani jusqu’au Bouré. Mamadi Kani eut quatre fils :
- Kani Sïmbon
- Kanignogo Sïmbon
- Kabala Sïmbon
- Sïmbon Bamari Tagnogokelin
Ils furent tous initiés à l’art de la chasse et méritèrent le titre de Sïmbon. C’est la descendance de Bamari Tagnogo Kélin qui garda le pouvoir – il eut pour fils M’Bali Nènè, qui eut pour fils Bello, qui eut pour fils Bello Bakön qui eut pour fils Maghan Kon Fatta dit Frako Maghan Keigu, Maghan le beau.
Maghan Kon Fatta est le père du grand Soundjata. Maghan Kon Fatta eut trois femmes et six enfants : 3 garçons et 3 filles. Sa première femme s’appelait Sassouma Bérété, fille d’un grand Marabout; elle fut la mère du roi Dankaran Touman et de la princesse Nana Triban; la seconde femme, Sogolon Kedjou est la mère de Soundjata et de deux princesses Sogolon Kolonkan et Sogolon Djamarou ; la troisième femme est une Kamara, elle s’appelait Namandjé, elle fut la mère de Manding Gory ou Manding Bakary qui fut le meilleur ami de son frère Soundjata.
La femme-buffle
Maghan Kon Fatta, le père de Soundjata, était réputé pour sa beauté dans tous les pays ; mais c’était aussi un bon roi aimé de tout le peuple. Dans sa capitale Nianiba 1 il aimait souvent s’asseoir au pied du grand fromager qui dominait son palais de Canco. Maghan Kon Fatta régnait depuis longtemps, son fils aîné Dankaran Touman avait déjà dix ans et venait souvent s’asseoir sur la peau de boeuf près de son père.
Or donc un jour que le roi comme à son habitude s’était installé sous le fromager entouré de ses familiers, il vit venir vers lui un homme habillé en chasseur : il portait le pantalon serré des favoris de Kondolon ni Sané, sa blouse cousue de cauris indiquait qu’il était maître dans l’art de la Chasse ; toute l’assistance se tourna vers l’inconnu dont l’arc poli par l’usage brillait au soleil. L’homme avança jusqu’au devant du roi qu’il reconnut au milieu de ses courtisans. Il s’inclina et dit :
— « Je te salue roi du Manding, je vous salue tous du Manding; je suis un chasseur à la poursuite du gibier, je viens du Sangaran ; une biche intrépide m’a guidé jusqu’au mur de Nianiba. Par la Baraka de mon Maître, Grand Sïmbon, mes flèches l’ont touchée, elle gît non loin de vos murs. Comme cela se doit, O roi, je viens t’apporter ta part. »
Il sortit un gigot de son sac de cuir ; alors Gnankouman Doua, le griot du roi se saisit du gigot et dit :
— « Étranger, qui que tu sois tu seras l’hôte du roi car tu es respectueux des coutumes, viens prendre place sur la natte à nos côtés ; le roi est content car il aime les hommes droits. »
Le roi approuva de la tête et tous les courtisans approuvèrent. Le griot reprit sur un ton plus familier :
— « Toi qui viens du Sangaran pays des favoris de Kondolon ni Sané, Toi qui as eu sans doute un maître plein de Science, veux-tu nous ouvrir ton sac de savoir, veux-tu nous instruire par ta parole car sans doute tu as visité plusieurs pays. »
Le roi, toujours muet, approuva de la tête — un courtisan ajouta :
— Les chasseurs du Sankaran sont les meilleurs devins ; si l’Étranger veut, nous pourrons beaucoup apprendre de lui.
Le chasseur vint s’asseoir près de Gnankouman Doua qui lui céda un bout de natte. Il dit :
— Griot du roi, je ne suis pas de ces chasseurs dont la langue est plus habile que le bras ; je ne suis pas un raconteur de bonne aventure, je n’aime pas abuser de la crédulité des braves gens ; mais grâce à la science que mon maître m’a enseignée, je puis me vanter d’être devin parmi les devins.
Il sortit de son « sassa » 2 douze cauris qu’il jeta sur la natte ; le roi et tout son entourage s’étaient tournés vers l’Étranger qui malaxait de sa rude main les douze coquillages luisants. Gnankouman Doua fit discrètement remarquer au roi que le devin était gaucher. La main gauche est la main du mal, mais dans les arts divinatoires on dit que les gauchers sont les meilleurs. Le Chasseur murmurait tout bas des paroles incompréhensibles, sa main tournait et retournait les douze cauris qui prenaient des positions différentes qu’il méditait longuement ; soudain il leva les yeux sur le roi et dit:
— O roi, le monde est plein de mystère, tout est caché, on ne connaît que ce que l’on voit. Le fromager sort d’un grain minuscule, celui qui défie les tempêtes ne pèse dans son germe pas plus qu’un grain de riz ; les royaumes, sont comme les arbres, les uns seront fromagers, les autres resteront nains et le fromager puissant les couvrira de son ombre. Or qui peut reconnaître dans un enfant un futur grand roi ; le grand sort du petit, la vérité et le mensonge ont tété à la même mamelle. Rien n’est certain mais, roi, je vois là-bas venir deux étrangers vers ta ville.
Il se tut et regarda du côté de la porte de la ville pendant un moment. Toute l’assistance, muette, se tourna vers la porte.
Le devin revint à ses cauris.
D’une main habile il les fit jouer dans sa paume et les jeta.
— Roi du Manding, le destin marche à grands pas, le Manding va sortir de la nuit, Nianiba s’illumine, mais quelle est cette lumière qui vient de l’Est ?
— Chasseur, fit Gnankouman Doua, tes paroles sont obscures, rends-nous accessible ton langage, parle la langue claire de ta savane 3.
— J’arrive, griot. Écoutez mon message. Ecoute roi.
» Tu as régné sur le royaume que t’ont légué tes ancêtres, tu n’as pas d’autres ambitions que de transmettre ce royaume intact sinon agrandi à tes descendants ; mais Beau Maghan ton héritier n’est pas encore né.
» Je vois venir vers ta ville deux chasseurs ils viennent de loin et une femme les accompagne, Oh, cette femme ! Elle est laide, elle est affreuse. Elle porte sur le dos une bosse qui la déforme, ses yeux exorbitants semblent posés sur son visage, mais, ô mystère des mystères, cette femme, roi, tu dois l’épouser car elle sera la mère de celui qui rendra le nom de Manding immortel à jamais, l’enfant sera le septième astre, le Septième Conquérant de la terre, il sera plus puissant que Djoulou Kara Naïni. Mais roi, pour que le destin conduise cette femme jusqu’à toi, un sacrifice est nécessaire : tu immoleras un taureau rouge car le taureau est puissant ; quand son sang imbibera la terre, rien ne s’opposera plus à l’arrivée de ta femme. Voilà, j ‘ai dit ce que j’avais à dire, mais tout est entre les mains du Tout-Puissant.
Le chasseur ramassa ses cauris et les rangea dans son sassa.
— Je ne suis qu’un passant, roi du Manding, je retourne au Sangaran. Adieu.
Le chasseur disparut, mais ni le roi Naré Maghan, ni son griot Gnankouman Doua n’oublièrent les paroles prophétiques ; les devins voient loin, leur parole n’est pas toujours pour l’immédiat ; l’homme est pressé et le temps est long, mais chaque chose a son temps.
Un jour donc, le roi et sa suite étaient encore assis sous le grand fromager de Nianiba, devisant comme d’habitude ; soudain leurs regards furent attirés par des étrangers qui entraient dans la ville. La petite Cour du roi, comme stupéfaite, regardait
Deux jeunes chasseurs, beaux et de belle allure marchaient, précédés par une jeune fille. Ils se dirigeaient vers la Cour ; les deux hommes portaient à leur épaule des arcs d’argent qui brillaient. Celui qui semblait le plus jeune des deux marchait avec l’assurance d’un Maître Simbon.
Quand les étrangers furent à quelques pas du roi, ils s’inclinèrent et le plus âgé parla ainsi :
— Nous saluons le roi Nare Maghan Kon Fatta et son entourage. Nous venons du Pays de Do, mais mon frère et moi sommes du Manding, nous sommes de la Tribu des Traoré. La chasse et l’aventure nous ont conduits jusqu’au lointain pays de Do 4 où règne le roi Do Mansa Gnèmo Diarra. Je m’appelle Oulamba et mon frère Oulani. La jeune fille est de Do, nous l’apportons en présent au roi car mon frère et moi l’avons jugée digne d’être la femme d’un roi.
Le roi et son entourage essayaient vainement de dévisager la jeune fille. Elle se tenait agenouillée, la tête baissée, elle avait laissé volontairement son foulard pendre devant son visage. Si la jeune fille arrivait à cacher son visage, elle n’arrivait pas toutefois à camoufler la bosse qui déformait ses épaules et son dos ; elle était laide, d’une laideur robuste, on voyait ses bras musclés et ses seins gonflés poussant fermement le solide pagne de cotonnade noué juste sous l’aisselle ; le roi la considéra un moment et le beau Maghan détourna la tête ; il fixa longuement Gnankouman Doua, puis baissa la tète. Le griot comprit tout l’embarras du Souverain.
— Vous êtes les hôtes du roi. Chasseurs, nous vous souhaitons la paix dans Nianiba, tous les fils du Manding ne font qu’un, mais venez vous asseoir, désaltérez-vous et racontez au roi à la suite de quelle aventure vous êtes partis de Do avec cette jeune fille.
Le roi approuva d’un signe de tête. Les deux frères se regardèrent et sur un signe du plus âgé, le plus jeune s’avança vers le roi, il déposa à terre la calebasse d’eau fraîche qu’un serviteur lui avait apportée.
Le chasseur dit : « Après les grandes moissons 5, mon frère et moi sommes partis du village pour chasser ; c’est ainsi que la poursuite du gibier nous a conduits jusqu’aux approches du pays de Do. Nous rencontrâmes deux chasseurs, l’un était blessé ; nous apprîmes par eux qu’un buffle extraordinaire désolait les campagnes de Do ; chaque jour il faisait des victimes, et après le coucher du soleil personne n’osait plus sortir des villages. Le roi Do Mansa-Gnèmo Diarra avait promis les plus belles récompenses au chasseur qui tuerait le buffle. Nous décidâmes aussi de tenter la fortune et c’est ainsi que nous pénétrâmes dans le pays de Do ; l’oeil vigilant, nous avancions avec précaution, quand au bord d’une rivière nous aperçûmes une vieille femme; elle pleurait, se lamentait, tenaillée par la faim ; aucun passant n’avait daigné jusque-là s’arrêter auprès d’elle. Elle nous pria au nom du Tout-Puissant de lui donner à manger; touché par ses pleurs, je m’approchai et tirai de mon sassa quelques morceaux de viande séchée. Quand elle eut bien mangé elle dit .
— Chasseur, Dieu te rende l’aumône que tu m’as faite.
Nous nous apprêtions à partir quand elle m’arrêta.
— Je sais, dit-elle, que vous allez tenter votre chance contre le buffle de Do, mais sachez que bien d’autres avant vous ont trouvé la mort dans leur témérité, car les flêches sont impuissantes contre le buffle ; mais, ô jeune chasseur, ton coeur est généreux et c’est toi qui seras vainqueur du buffle. Je suis le buffle que tu cherches, ta générosité m’a vaincue ; je suis le buffle qui désole Do, j’ai tué 107 chasseurs, j’en ai blessé 77, chaque jour je tue un habitant de Do, le roi Gnémo Diarra ne sait plus à quel génie porter ses sacrifices.
— Tiens jeune homme, prends cette quenouille, prends l’oeuf que voici, va dans la plaine de Ourantamba où je broute les récoltes du roi. Avant de te servir de ton arc, tu me viseras trois fois avec cette quenouille, ensuite tu tireras l’arc, je serai vulnérable à ta flèche, je tomberai, me relèverai, je te poursuivrai dans la plaine sèche, tu jetteras derrière toi l’oeuf que voici, un grand bourbier naîtra où je ne pourrai pas avancer, alors tu m’achèveras.
Pour preuve de ta victoire tu couperas la queue du buffle qui est d’or, tu la porteras au roi et tu exigeras la récompense qui t’est due.
Moi j’ai fait mon temps. J’ai puni mon frère, le roi de Do, qui m’avait privée de ma part d’héritage .»
Fou de joie je me saisis de la quenouille et de l’oeuf, la vieille femme m’arrêta d’un geste et dit :
— Il y a une condition, chasseur.
— Laquelle ? dis-je, impatient.
— Le roi promet la main de la plus belle fille de Do au vainqueur ; quand tout le peuple de Do sera rassemblé et qu’on te dira de choisir celle que tu veux pour femme, tu chercheras dans la foule ; tu trouveras, assise à l’écart sur un mirador, une jeune fille très laide, plus laide que tout ce que tu peux imaginer — c’est elle que tu dois choisir. On l’appelle Sogolon Kedjou ou Sogolon Kondouto car elle est bossue. Tu la choisiras, c’est elle mon double ; elle sera une femme extraordinaire si tu arrives à la posséder. Promets-moi de la choisir, chasseur. »
— Je jurai solennellement entre les mains de la vieille femme. Nous reprîmes notre chemin.
La plaine de Ourantamba était à une demi-journée de là, en route nous vîmes des chasseurs qui fuyaient et nous regardaient tout ébahis. Le buffle était à l’autre bout de la plaine ; quand il nous aperçut il fonça sur nous, les cornes menaçantes. Je fis comme avait dit la vieille et je tuai le buffle, je lui coupai la queue et nous rentrâmes dans la ville de Do à la nuit tombante 6, mais nous ne nous présentâmes devant le roi que le matin. Le roi fit battre les tambours ; avant le milieu du jour, tous les habitants du pays furent réunis sur la grande place. On avait déposé le corps mutilé du buffle au milieu de la place, la foule délirante l’injuriait tandis que nos noms étaient chantés en mille refrains. Quand le roi parut un silence profond se répandit sur la foule.
— J’ai promis la main de la plus belle fille de Do au valeureux chasseur qui nous débarrasserait du fléau qui nous accablait. Le buffle de Do est mort et voici le chasseur qui l’a tué. Je tiens ma parole. Chasseur, voici toutes les filles de Do, fais ton choix. »
Et la foule approuva par un grand hourrah.
Les filles de Do, portaient toutes ce jour-là leurs habits de fête, l’or brillait dans les cheveux et les poignets fragiles pliaient sous le poids de lourds bracelets d’argent, jamais place ne réunit tant de beauté. Fier, avec mon carquois au dos, je passai crânement devant les belles filles de Do qui me souriaient de leurs dents blanches comme le riz du Manding. Mais je me souvenais des paroles de la vieille femme. Je fis plusieurs fois le tour du grand cercle, j’aperçus enfin à l’écart sur un mirador Sogolon Kedjou. Je fendis la foule, je pris Sogolon par la main et l’entraînai au milieu du cercle. La montrant au roi je dis :
— O roi Gnémo Diarra, voici celle que j’ai choisie parmi les jeunes filles de Do, voici celle que je voudrais pour femme.
Le choix était si paradoxal que le roi ne put s’empêcher de rire ; alors ce fut un rire général, les gens se tordaient de rire. On me prit pour un fou et je devins un héros ridicule. « Il faut être de la Tribu des Traoré pour agir de la sorte », disait-on dans la foule 7, et c’est ainsi que mon frère et moi quittâmes Do le même jour sous la raillerie des Kondé.
Le beau Maghan, le roi Naré Maghan, voulut célébrer son mariage avec toutes les formalités coutumières afin que les droits du fils à naître ne pussent être contestés par personne. Les deux chasseurs furent considérés comme parents de Sogolon et c’est à eux que Gnankouman Doua porta les noix de kola traditionnelles ; en accord avec les chasseurs on fixa le mariage au premier mercredi de la nouvelle lune. Les douze villages du vieux Manding, tous les peuples alliés furent mis au courant et à la date choisie des délégations affluèrent de tous côtés vers Niani, la ville de Maghan Kon Fatta.
Sogolon avait été logée chez une vieille tante du roi; depuis son arrivée à Niani elle n’était jamais sortie, tout le monde voulait voir la femme pour qui Nare Maghan faisait un si pompeux mariage ; on savait qu’elle n’était pas belle, mais la curiosité était éveillée chez tout le monde ; déjà mille anecdotes circulaient, la plupart lancées par Sassouma Bèrèté la première femme du roi.
Dès l’aube les tambours royaux de Niani annoncèrent la fête ; la ville se réveilla au bruit des tambours qui se répondaient de quartier en quartier, la voix des griots s’élevait au milieu des foules, chantant les louanges du roi Nare-Maghan.
Chez la vieille tante du roi, la coiffeuse de Niani tressait les cheveux de Sogolon Kedjou. Etendue sur une natte, la tête posée sur les jambes de la coiffeuse, elle pleurait doucement et les soeurs du roi, selon la coutume, venaient la railler.
— Voici ton dernier jour de liberté, désormais tu seras notre femme.
— Fais tes adieux à la jeunesse, ajoutait une autre.
— Tu n’iras plus danser sur la place et te faire admirer par les garçons ; finie la liberté, ma belle, ajouta une troisième.
Sogolon ne disait mot. De temps en temps la vieille coiffeuse disait :
— Allons, cesse de pleurer, c’est une autre vie qui commence, tu sais, elle est plus belle que tu ne le croies. Tu seras mère et tu connaîtras la joie d’être reine au milieu de tes enfants. Allons, ma fille, n’écoute pas les méchancetés de tes belles-soeurs. » Devant la case les griottes des princesses chantaient le nom de la jeune mariée.
Pendant ce temps la fête battait son plein devant l’enceinte du roi, chaque village était représenté par une troupe de danseurs et de musiciens ; au milieu de la cour les anciens sacrifiaient des boeufs que des serviteurs dépeçaient tandis que de lourds vautours perchés sur le grand fromager suivaient des yeux cette hécatombe.
Assis devant son palais, Nare Maghan écoutait au milieu de ses courtisans la musique grave du « Bolon ». Doua, debout au milieu des notables tenait à la main sa grande lance, il chantait l’hymne des rois du Manding. Partout dans le village on chantait, on dansait ; les membres de la famille royale, comme cela se doit, manifestèrent leur joie par des distributions de grains, d’habits et même d’or. Même la jalouse Sassouma Bèrèté prit part à cette générosité ; entre autres, elle distribua aux griottes de beaux pagnes.
Mais le soir descendait, le soleil s’était caché derrière la montagne ; c’était l’heure où le cortège nuptial se formait devant la case de la tante du roi ; les tams-tams s’étaient tus. Les vieilles femmes parentes du roi avaient lavé et parfumé Sogolon ; on l’habilla tout de blanc, avec un grand voile sur la tête.
Sogolon marchait la première, tenue par deux vieilles femmes ; les parents du roi suivaient et, derrière, le choeur des jeunes filles de Niani chantait le chant du départ de la mariée ; elles rythmaient leurs chansons de battements de mains. Sur la distance qui séparait la maison de la tante du palais, les villageois et les invités s’étaient alignés pour voir passer le cortège. Quand Sogolon fut arrivée au seuil du vestibule du roi, un des jeunes frères de celui-ci l’enleva vigoureusement de terre et l’emporta en courant vers le palais, tandis que la foule poussait des hourrah.
Les femmes dansèrent longtemps encore devant le palais du roi, et après quelques générosités des membres de la famille royale, la foule se dispersa tandis que la nuit se faisait noire.
« Elle sera une femme extraordinaire si tu arrives à la posséder », c’étaient les paroles de la vieille femme de Do ; mais le vainqueur du buffle n’avait pu vaincre la jeune fille ; c’est après coup seulement que Oulani et Oulamba les deux chasseurs, pensèrent à donner Sogolon au roi du Manding.
La nuit donc Nare Maghan voulut accomplir son devoir d’époux ; Sogolon repoussa les attaques du roi ; celui-ci persista mais ses efforts furent vains et le matin de bonne heure, Doua trouva le roi anéanti comme un homme qui a subi une grande défaite.
— Qu’y a-t-il, mon roi, fit le griot
— Je n’ai pas pu la posséder – d’ailleurs elle m’effraie cette jeune fille. Je doute même qu’elle soit un être humain ; quand je l’approchais la nuit son corps se couvrait de longs poils et cela m’a fait très peur. La nuit durant j’ai invoqué mon double, mais il n’a pas pu maîtriser celui de Sogolon…
Tout le jour le roi ne parut pas, Doua était seul à entrer et à sortir du palais ; tout Niani semblait intrigué ; les vieilles femmes, accourues de bonne heure chercher le pagne de virginité, avaient été discrètement éconduites. Et cela dura une semaine.
Nare Maghan avait demandé vainement conseil à quelques grands sorciers, toutes les recettes furent impuissantes à maîtriser le double de Sogolon.
Or une nuit, quand tout dormait, Nare Maghan. se leva. Il décrocha son sassa du mur ; s’étant assis au milieu de la case, il répandit à terre le sable que le sassa contenait. Le roi se mit à tracer des signes mystérieux dans le sable ; il traçait, effaçait, recommençait. Sogolon se réveilla. Elle savait que le sable parle, mais elle était bien intriguée de voir le roi si absorbé en pleine nuit.
Nare Maghan s’arrêta de tracer des signes ; la main sous le menton il semblait méditer le sens des signes. Soudain il se leva, bondit sur son sabre suspendu au-dessus de son lit. Il dit :
— Sogolon, Sogolon, réveille-toi. Un songe m’a réveillé dans mon sommeil ; le génie protecteur des rois du Manding m’est apparu…
Je me suis mépris sur le sens des paroles du chasseur qui t’a conduite jusqu’à moi. Le génie m’en a révélé le véritable sens. Sogolon, je dois te sacrifier à la grandeur de ma maison. Le sang d’une vierge de la tribu des Kondé doit être versé, et c’est toi la vierge Kondé que le destin a conduit sous mon toit.
Pardonne-moi, mais je dois accomplir ma mission, pardonne à la main qui va répandre ton sang.
— Non, non, pourquoi moi ? non, je ne veux pas mourir !
— Inutile, dit le roi ; ce n’est pas moi qui l’ai décidé.
D’une main (le fer, il saisit Sogolon par les cheveux, mais la peur avait été si forte que la jeune fille s’était évanouie. Elle s’était évanouie, figée dans son corps humain, son double n’était plus en elle, et quand elle se réveilla, elle était déjà femme.
Cette nuit-là, Sogolon conçut.
Notes
1. Toutes les traditions reconnaissent que le petit village de Niani a été la première capitale du Manding. C’était la résidence des premiers rois. Soundjata en fit, dit-on, une grande ville. Aussi, l’appelait-on Nianiba (Niani la Grande). C’est aujourd’hui un petit village de quelques centaines d’habitants sur le Sankarani à un kilomètre de la frontière du Soudan.
Dans les chansons à Soundjata la ville porte aussi le nom de Niani-Niani c’est là une appellation emphatique (voir mon Diplôme d’Etudes Supérieures).
2. Sassa. — C’est le sac du chasseur. Le Sassa est une sorte d’outre : on en distingue plusieurs sortes ; en général les chasseurs ont un petit sassa pour leurs fétiches intimes.
3. La langue claire par excellence c’est le Malinké. Pour les Malinkés leur langue est claire comme leur pays, qu’ils aiment souvent opposer à la forêt, pays sombre.
4. Do. — Le pays de Do semble être l’actuel pays de Ségou. La tradition parle de Do comme d’un pays très puissant. Dans les temps modernes Do a été associé au pays de Kiri, aussi dit-on « Do ni kri », c’est le pays des 10 000 fusils selon la tradition. Voici une poésie qui exalte le pays de Do.
« Dougou tan konkon
Mansa Oumalé Kondé
Ardjanna Bolon Massidi
Do ni kri
Marfadou Diara
Do ni kri. »
Traduction :
« Pays des dix villes
Où règne Mansa Oumalé Kondé
Parure monumentale du Paradis
Do et Kri
Pays des fusils, Diarra
Do et Kri.»
- 5. En Haute-Guinée (Manding), les grandes moissons de riz se situent en novembre-décembre. Les jeunes, libérés après ces grands travaux, partent des villages soit pour chercher un peu de fortune, soit pour la simple goût de voyager ; ils rentrent en général peu avant les grandes pluies : mai-juin.
6. Légende des Traoré et Dioubaté. Selon la tradition, c’est à la mort du buffle que la différenciation se fit entre Traoré et Dioubaté. Les deux frères Oulani et Oulamba étaient tous les deux des Traorés ; quand le cadet eut tué le buffle, Oulamba le frère aîné composa sur-le-champ une chanson au vainqueur, qui s’écria : « Frère, si tu étais griot, personne ne te résisterait » ce qui se dit en inalinké « Koro tun Bake Djelia Dian bagate » et l’expression Dian-Baga-té est devenue « Diabaté » et par déformation Dioubaté. Ainsi les Dioubaté griot sont frères avec les Traoré.
7. Traoré et Kondé. — Les gens de Do se moquèrent des chasseurs qui préférèrent la laide Sogolon aux belles filles ; depuis, Kondé et Traoré sont devenus « Sanakhou » ou cousins à plaisanteries.
L’Enfant-Lion
Une femme s’habitue vite. Sogolon Kedjou se promenait maintenant sans gêne dans la grande enceinte du roi ; on s’habitua vite aussi à sa laideur. Mais la première femme du souverain, Sassouma Bérété, se révéla insupportable. Elle ne tenait plus en place ; elle souffrait de voir la laide Sogolon promener fièrement sa grossesse dans le palais : que deviendrait-elle si on déshéritait son fils qui avait déjà huit ans, au profit de l’enfant que Sogolon allait mettre au monde ? Toutes les attentions du roi étaient pour la future mère ; au retour des guerres il lui apportait la meilleure part du butin ; les beaux pagnes, les bijoux rares. Bientôt de sombres projets s’échafaudèrent dans l’esprit de Sassouma Bérété : elle voulait tuer Sogolon. En grand secret, elle fit venir auprès d’elle les plus grands sorciers du Manding, mais tous s’avouèrent incapables d’affronter Sogolon ; en effet, dès le crépuscule, trois hiboux venaient s’asseoir sur le toit de sa case et la veillaient. De guerre lasse Sassouma se dit :
– Eh bien, qu’il naisse donc, cet enfant, on verra bien.
Sogolon arriva à terme ; le roi avait fait venir à Niani les neuf grandes matrones du Manding qui étaient maintenant, constamment auprès de la fille de Do.
Le roi était un jour au milieu de ses courtisans quand on vint lui annoncer que les douleurs de Sogolon commençaient. Il renvoya tous les courtisans ; seul Gnankouman Doua resta à ses côtés.
On eût dit que c’était la première fois qu’il devenait père, tellement il était agité et inquiet. Tout le palais gardait un silence parfait. Doua, de sa guitare monocorde, essaya de distraire le souverain, ce fut en vain ; il dut même arrêter cette musique qui agaçait le roi. Soudain le ciel s’assombrit, de gros nuages venus de l’est cachèrent le soleil ; pourtant on était en saison sèche ; le tonnerre se mit à gronder, de rapides éclairs déchirèrent les nuages ; quelques grosses gouttes de pluie se mirent à tomber tandis qu’un vent effroyable s’élevait ; un éclair accompagné d’un sourd grondement de tonnerre partit de l’est illumina tout le ciel jusqu’au couchant. La pluie s’arrêta de tomber, le soleil parut. C’est à ce moment que sortit une matrone de la case de Sogolon ; elle courut vers le vestibule et annonça à Naré Maghan qu’il était père d’un garçon.
Le roi ne réagit point ; il était comme hébété.
Alors Doua comprenant son émotion se leva, fit signe à deux esclaves qui se tenaient déjà près du tabala royal : les coups précipités du tambour royal annoncèrent au Manding la naissance d’un fils ; les tam-tams du village répondirent et ainsi le même jour, tout le Manding sut la bonne nouvelle. Au grand silence de tout à l’heure succédèrent des cris de joie, les tam-tams, les balafons ; tous les musiciens de Niani se dirigèrent vers le palais. La première émotion passé, le roi s’était levé ; à sa sortie du vestibule il fut accueilli par la chaude voix de Gnankouman Doua.
– Je te salue, père, je te salue, roi Naré Maghan, je te salue Maghan Kon Fatta, Frako Maghan Keign ; il est né l’enfant que le monde attend. Maghan, ô père heureux, je te salue ; il est né l’enfant-lion, l’enfant-buffle. Pour l’annoncer au monde le Tout-Puissant a fait gronder le tonnerre, tout le ciel s’est illuminé et la terre a tremblé. Salut, père, salut roi Naré Maghan.
Tous les griots étaient là déjà ils ont composé un hymne à l’enfant royal la générosité des rois rend les griots éloquents. Maghan Kon Fatta distribua rien qu’en ce jour, dix greniers de riz à la population. Sassouma Bérété se fit remarquer par ses largesses, mais; cela ne trompait personne, elle souffrait dans son coeur, mais elle ne voulait rien laisser paraître.
Le nom fut donné le huitième jour après la naissance. Ce fut une grande fête les gens vinrent de tous les villages du Manding, chaque peuple voisin apporta des cadeaux au roi. Dès le matin, devant le palais, un grand cercle s’était formé ; au milieu, des servantes pilaient le riz blanc qui devait servir de pain, les boeufs sacrifiés gisaient au pied du grand fromager.
Dans la case de Sogolon, la tante du roi enlevait à l’enfant ses premiers cheveux tandis que les griottes, armées de grands éventails, rafraîchissaient la mère nonchalamment étendue sur des coussins moelleux.
Le roi était dans son vestibule, il sortit, suivi de Doua. La foule fit silence et Doua cria :
– L’Enfant de Sogolon s’appellera Maghan, du nom de son père, et Mari Djata, nom qu’aucun prince du Manding n’a porté ; le fils de Sogolon sera le premier de ce nom.
Aussitôt les griots crièrent le nom de l’enfant, les tam-tams retentirent à nouveau ; la tante du roi qui était sortie pour entendre le nom de l’enfant, rentra dans la case et murmura à l’oreille du nouveau-né le double nom de Maghan et de Mari Djata afin qu’il se souvienne.
La fête se termina par la distribution de viande aux chefs de famille et tout le monde se sépara dans la joie. Les proches parents entrèrent un à un dans la case de la mère pour admirer le nouveau-né.
Le Réveil du Lion
Quelque temps après cette entrevue entre Naré Maghan et son fils, le roi mourut. Le fils de Sogolon n’avait que sept ans ; le conseil des anciens se réunit dans le palais; du roi, Doua eut beau défendre le testament du roi qui réservait le trône à Mari Djata le conseil ne tint nul compte du voeu de Naré Maghan. Les intrigues de Sassouma Bérété aidant, Dankaran Touman fut déclaré roi, un conseil de régence fut formé où la reine-mère était toute puissante. Peu de temps après Doua mourut.
Comme les hommes ont la mémoire courte, du fils de Sogolon on ne parlait qu’avec ironie et mépris : on a vu des rois borgnes, des rois manchots, des rois boiteux, mais des rois perclus des jambes personne n’en avait jamais entendu parler. Pour grand que soit le destin prédit à Mari-Djata, on ne peut donner le trône à un impuissant des jambes; si les génies l’aiment, qu’ils commencent par lui donner l’usage de ses jambes. Tels étaient les propos que Sogolon entendait tous les jours. La reine-mère Sassouma était la source de tous ces propos.
Devenue toute-puissante Sassouma Bérété persécuta Sogolon que feu Naré Maghan lui avait préférée ; elle exila Sogolon et son fils dans une arrière cour du palais ; la mère de Mari Djata habitait maintenant une vieille case qui avait servi de débarras à Sassouma.
La méchante reine-mère laissait la voie libre à tous les curieux qui voulaient voir l’enfant qui, à sept ans, se traînait encore par terre ; presque tous les habitants de Niani défilèrent dans le palais ; la pauvre Sogolon pleurait de se voir ainsi livrée à la risée publique. Devant la foule des curieux, Mari Djata prenait un air féroce. Sogolon ne trouvait un peu de consolation que dans l’amour de sa première fille, Kolonkan; elle avait quatre ans et marchait, elle, elle semblait comprendre toutes les misères ; de sa mère; déjà elle l’aidait aux travaux ménagers; quelquefois quand Sogolon vaquait à ses travaux, c’est elle qui se tenait auprès de sa sœur Djamarou, encore toute petite.
Sogolon Kedjou et ses enfants vivaient des restes de la reine-mère ; elle tenait derrière le village un petit jardin dans la plaine ; c’était là qu’elle passait le plus clair de son temps, à soigner ses oignons, ses gnougous. Un jour elle vint à manquer de condiments et elle alla chez la reine-mère quémander un peu de feuilles de baobab.
– Tiens, fit la méchante Sassouma, j’en ai plein la calebasse, sers-toi, pauvre femme. Moi, mon fils à sept ans savait marcher et c’est lui qui allait me cueillir des feuilles de baobab. Prends donc, pauvre mère puisque ton fils ne vaut pas le mien. Puis, elle ricana, de ce ricanement féroce qui vous traverse la chair et vous pénètre jusqu’aux os.
Sogolon Kedjou en était anéantie. Elle n’avait jamais pensé que la haine pût être si forte chez un être humain ; la gorge serrée elle sortit de chez Sassouma. Devant sa case Mari-Djata, assis sur ses jambes impuissantes, mangeait tranquillement dans une calebasse. Ne pouvant plus se contenir Sogolon éclata en sanglots, se saisit d’un morceau de bois et frappa son fils.
– O fils de malheur, marcheras-tu jamais ! Par ta faute je viens d’essuyer le plus grand affront de ma vie ! Qu’ai-je fait, Dieu, pour me punir de la sorte ?
Mari-Djata saisit le morceau de bois et dit en regardant sa mère :
– Mère, qu’y a-t-il ?
– Tais-toi, rien ne pourra jamais me laver de cet affront.
– Mais quoi donc ?
– Sassouma vient de m’humilier pour une histoire de feuille de baobab. A ton âge son fils à elle marchait et apportait à sa mère des feuilles de baobab.
– Console-toi, mère, Console-toi !
– Non, C’est trop, je ne puis.
– Eh bien, je vais marcher aujourd’hui, dit Mari-Djata. Va dire aux forgerons de mon père de me faire une canne en fer la plus lourde possible. Mère, veux-tu seulement des feuilles de baobab, ou bien veux-tu que je t’apporte ici le baobab entier ?
– Ah fils ! je veux pour me laver de cet affront le baobab et ses racines à mes pieds devant ma case.
Balla Fasséké qui était là, courut chez le maître des forges, Farakourou, commander une canne de fer.
Sogolon s’était assise devant sa case; elle pleurait doucement en se tenant la tête entre les deux mains. Mari-Djata revint tout tranquillement à sa calebasse de riz et se remit à manger comme si rien ne s’était passé ; de temps à autre il levait un regard discret sur sa mère qui murmurait tout bas : « Je veux l’arbre entier, devant ma case, l’arbre entier. »
Tout -à coup une voix éclata de rire derrière la case : c’était Sassouma la méchante qui racontait la scène de l’humiliation à une de ses servantes et elle riait fort afin que Sogolon l’entende. Sogolon s’enfuit dans la case et cacha son visage sous les couvertures afin de ne pas avoir sous les yeux ce fils impassible, plus préoccupé de manger que de toute autre chose. La tête enfouie dans les couvertures, Sogolon sanglotait, son corps s’agitait nerveusement ; sa fille Sogolon-Diamarou était venue s’asseoir auprès d’elle et disait
– Mère, mère, ne pleure pas, pourquoi pleures-tu ?
Mari-Djata avait fini de manger, se traînant sur ses jambes il vint s’asseoir sous le mur de la case, car le soleil devenait brûlant ; à quoi pensait-il ? Lui seul le savait.
Les forges royales se trouvaient hors les murs ; plus d’une centaine de forgerons y travaillaient. C’était de là que sortaient les arcs, les lances, les flèches et les boucliers des guerriers de Niani. Quand Balla Fasséké vint commander une canne de fer, Farakourou lui dit :
– Le grand jour est donc arrivé ?
– Oui, aujourd’hui est un jour invraisemblable aux autres, mais aujourd’hui verra ce qu’aucun autre jour n’a vu.
Le maître des forges, Farakourou, était le fils du vieux Nounfairi; c’était un devin comme son père. Il y avait dans ses ateliers une énorme barre de fer fabriquée par son père Nounfaïri tout le monde se demandait à quel usage on destinait cette barre. Farakourou appela six de ses apprentis et leur dit de porter la barre chez Sogolon.
Quand les forgerons déposèrent l’énorme barre de fer devant la casse, le bruit fut si effrayant que Sogolon, qui était couchée, se leva en sursaut. Alors Balla Fasséké, fils de Gnankouman Doua parla :
– Voici le grand jour, Mari Djata. Je te parle, Maghan, fils de Sogolon. Les eaux du Djoliba peuvent effacer la souillure du corps; mais elles ne peuvent laver d’un affront. Lève-toi jeune lion, rugis, et que la brousse sache qu’elle a désormais un maître.
Les apprentis forgerons étaient encore là ; Sogolon était sortie ; tout le monde regardait Mari Djata; il rampa à quatre pattes et s’approcha de la barre de fer. Prenant appui sur ses genoux et sur une main, de l’autre il souleva sans effort la barre de fer et la dressa verticalement ; il n’était plus que sur ses genoux, il tenait la barre de ses deux mains. Un silence de mort avait saisi l’assistance. Sogolon Djata ferma les yeux, il se cramponna, les muscles de ses bras se tendirent d’un coup sec il s’arc-bouta et ses genoux se détachèrent de terre ; Sogolon Kedjou était tout yeux, elle regardait les jambes de son fils, qui tremblaient comme sous une secousse électrique. Djata transpirait et la sueur coulait de son front. Dans un grand effort il se détendit et d’un coup il fut sur ses deux jambes, mais la grande barre de fer était tordue et avait pris la forme d’un arc.
Alors Balla Fasséké cria l’hymne à l’arc qu’il entonna de sa voix puissante:
Prends ton arc, Simbon,
Prends ton arc et allons-y.
Prends ton arc, Sogolon Diata.
Quand Sogolon vit son fils debout, elle resta un instant muette et soudain elle chanta ces paroles de remerciement à Dieu qui avait donné à son fils l’usage de ses pieds.
O, jour, quel beau jour.
O jour, jour de joie
Allah Tout Puissant
Tu n’en fis jamais de plus beau.
Mon fils va donc marcher.
Debout, dans l’attitude d’un soldat qui se tient au repos, Mari Djata appuyé sur son énorme canne transpirait à grosses gouttes, la chanson de Balla Fasséké avait alerté tout le palais ; les gens accouraient de partout pour voir ce qui s’était passé et chacun restait interdit devant le fils de Sogolon ; la reine-mère était accourue, quand elle vit Mari-Djata debout, elle trembla de tout son corps. Quand il eut bien soufflé, le fils de Sogolon laissa tomber sa canne, la foule s’écarta : ses premiers pas furent des pas de géant, Balla Fasséké lui emboîta le pas, montrant Djata du doigt, il criait :
Place, place, faites de la place,
Le lion a marché.
Antilopes, cachez-vous.
Écartez-vous de son chemin.
Derrière Niani il y avait un jeune baobab; C’est là que les enfants de la ville venaient cueillir des feuilles pour leur mère. D’un tour de bras, le fils de Sogolon arracha l’arbre et le mit sur ses épaules et s’en retourna auprès de sa mère. Il jeta l’arbre devant la case et dit :
– Mère, voici des feuilles de baobab pour toi. Désormais c’est devant ta case que les femmes de Niani viendront s’approvisionner.
Sogolon Djata a marché. De ce jour la reine mère ne fut plus tranquille. Mais que peut-on contre le destin ? Rien. L’homme, sous le coup de certaines illusions, croit pouvoir modifier la voie que Dieu a tracée, mais tout ce qu’il fait entre dans un ordre supérieur qu’il ne comprend guère. C’est pourquoi les efforts de Sassouma furent vains contre le fils de Sogolon ; tout ce qu’elle fit était dans le destin de l’enfant. Hier, méprisé et objet de la risée publique, le fils de Sogolon était maintenant aussi aimé qu’il avait été méprisé. La foulé aime et craint la force ; tout Niani ne parlait que de Djata, toutes les mères poussaient leurs fils à devenir les compagnons de chasse de Djata, à partager ses jeux comme si elles voulaient faire profiter leur progéniture de la gloire naissante du fils de la femme-buffle. Les paroles de Doua le jour du baptême revinrent à la mémoire des hommes ; on entourait maintenant Sogolon de beaucoup de respect et dans les conversations on aimait opposer la modestie de Sogolon à l’orgueil et à la méchanceté de Sassouma Bèrèté c’était parce que la première avait été une femme et une mère exemplaires que Dieu avait rendu la force aux jambes de son fils car disait-on, plus une femme aime son mari, plus elle le respecte, plus elle souffre pour son enfant plus celui-ci sera valeureux un jour. Chacun est le fils de sa mère : l’enfant né vaut que ce que vaut sa mère. Il n’était point étonnant que le roi Dankaran Touman fut si terne, sa mère jamais n’avait manifesté le moindre respect à son mari, elle n’avait jamais, devant le feu roi, l’humilité que doit avoir toute femme devant son mari : on rappelait ses scènes de jalousie, les propos méchants qu’elle faisait circuler sur le compte de sa co-épouse et de son enfant. Et les gens concluaient gravement : « Personne ne connaît le mystère de Dieu, le serpent n’a pas de pattes, mais il est aussi rapide que n’importe quel autre animal qui a quatre pattes. »
La popularité de Sogolon Diata grandissait de jour en jour ; il était entouré d’une bande d’enfants du même âge que lui : c’était Fran Kamara, le fils du roi de Tabon, c’était Kamandjan, fils du roi de Sibi et d’autres princes encore, que leurs pères avaient envoyés à la cour de Niani
Déjà Manding Bory, le fils de Namandjé se mêlait à leurs jeux. Balla Fasséké suivait tout le temps Sogolon Djata, il avait vingt ans passés, lui. C’ était lui qui donnait à l’enfant l’éducation et l’instruction selon les principes du Manding ; il ne manquait aucune occasion d’instruire son élève à la chasse ou en ville. Plusieurs jeunes garçons de Niani venaient se joindre aux jeux du royal enfant.
Celui-ci aimait surtout la chasse; Farakourou le maître des forges, avait fait pour Diata un bel arc ; Mari-Djata se révéla un bon tireur à l’arc. Avec sa bande il faisait de fréquentes sorties et le soir tout Niani était sur la place pour assister à l’entrée des jeunes chasseurs ; la foule chantait l’hymne à l’arc créé par Balla Fasséké et c’est tout jeune que Sogolon Djata reçut le titre de Sïmbon, ou maître chasseur, qu’on n’accorde qu’aux grands chasseurs qui ont fait leurs preuves.
Tous les soirs devant sa case, Sogolon Kedjou réunissait Djata et ses compagnons ; elle leur racontait les histoires des bêtes de la brousse, les frères muets des hommes ; le fils de Sogolon apprit à faire la distinction entre les animaux il sut pourquoi le buffle est le double de sa mère il sut aussi pourquoi le lion était le protecteur de la famille de son père. Il écoutait aussi l’histoire des rois que lui racontait Balla Fasséké ; il écoutait avec ravissement l’histoire de Djoulou Kara Nain, le grand roi de l’or et de l’argent, celui dont le soleil a brillé sur toute une moitié du monde 1. Sogolon initia son fils à certains secrets, elle lui révéla le nom des plantes médicinales que tout grand chasseur doit connaître. Ainsi, entre sa mère et son griot, l’enfant sut tout ce qu’il fallait savoir.
Le fils de Sogolon avait maintenant dix ans. Sogolon-Djata, sous la langue rapide des maninka, est devenu Soundjata ou Sondjata. C’était un jeune garçon plein de vigueur ; ses bras avaient la force de dix bras, ses biceps faisaient peur à ses compagnons. Il avait déjà le parler autoritaire de ceux qui doivent commander; Manding Bory, son frère, devint son meilleur ami ; dès qu’on voyait Djata, aussitôt Manding Bory se faisait voir; ils étaient comme l’homme et son ombre. Fran Kamara et Kamandjou étaient les meilleurs amis des jeunes princes; Balla Fasséké les suivait comme un ange gardien.
Mais la popularité de Soundjata fut telle que la reine mère s’inquiéta pour le trône de son fils ; Dankaran Touman était ce qu’il y a de plus effacé; à dix huit ans il était encore sous l’influence de sa mère et de quelques vieux intrigants. Sous son nom c’était Sassouma Bérété qui régnait. La reine-mère voulut mettre fin à cette popularité en tuant Soundjata et c’est ainsi qu’une nuit elle reçut chez elle les neuf grandes sorcières du Manding. C’étaient de vieilles femmes ; la plus âgée, la plus dangereuse aussi, s’appelait Soumosso Konkomba ; quand les neuf mégères se furent assises en demi-cercle autour de son lit la reine-mère dit :
– Vous qui régnez dans la nuit, vous puissances nocturnes, vous qui détenez le secret de la vie, vous qui pouvez mettre fin à une vie, pouvez-vous m’aider ?
– La nuit est puissante, dit Soumosso Konkomba, ô reine, dites-nous ce qu’il faut faire, sur qui faut il diriger la lame fatale ?
– Je veux supprimer Soundjata, dit Sassouma. Son destin s’oppose à celui de mon fils ; il faut le tuer quand il en est temps encore ; si vous réussissez je vous promets les plus belles récompenses ; avant tout je donne à chacune une vache et son veau et dès demain allez aux greniers royaux de ma part et chacune de vous recevra cent mesures de riz et cent mesures de foin.
– Mère du roi, reprit Soumosso Konkomba, la vie ne tient qu’à un fil très mince ; mais tout est lié ici-bas. La vie a une cause, la mort aussi. L’une sort de l’autre , votre haine a une cause, votre action doit avoir une cause. Mère du roi tout se tient, notre action n’aura d’effet que si nous sommes en cause, mais Mari-Djata ne nous a rien fait de mal ; il nous est donc difficile de l’atteindre.
– Mais vous êtes en cause; répliqua la reine-mère, car le fils de Sogolon sera un fléau pour nous tous.
– Le serpent mord rarement le pied qui ne marche pas, dit une des sorcières.
– Oui, mais il y a des serpents qui s’en prennent à tout le monde. Laissez grandir Soundjata et nous nous en repentirons tous. Allez demain dans le potager de Sogolon et faites mine de cueillir quelques feuilles de gnougou, Mari-Djata y monte la garde ; vous verrez combien ce garçon est méchant, il n’aura nul égard à votre âge, il vous rossera.
– L’idée est ingénieuse, fit l’une des mégères.
– Mais la cause de notre mécontentement sera nous-mêmes, nous aurons touché quelque chose qui ne nous appartient pas.
– Nous récidiverons, fit une autre, et s’il nous battait à nouveau nous pourrions lui reprocher d’être méchant, d’être sans coeur. Là nous serions en cause, je crois.
– L’idée est ingénieuse, dit Soumosso Konkomba. Nous irons demain dans le potager de Sogolon.
–Voilà qui est bien trouvé, conclut la reine-mère en riant de joie. Allez demain dans le potager, vous verrez que le fils de Sogolon est méchant.
– Auparavant présentez-vous aux greniers royaux où vous toucherez ce que je vous ai promis en grains ; les vaches et leurs veaux sont déjà à vous.
Les vieilles mégères s’inclinèrent. Elles disparurent dans la nuit noire. La reine-mère était maintenant seule, elle savourait d’avance sa victoire. Mais sa fille Nana Triban se réveilla.
– Mère, avec qui causais -tu ? J’ai cru entendre des voix.
– Dors ma fille, ce n’est rien. Dors, tu n’as rien entendu.
Le matin, selon son habitude, Soundjata réunit ses compagnons devant la case de sa mère et dit :
– Quel animal allons-nous chasser aujourd’hui ?
– Je voudrais bien qu’on s’attaquât aux éléphants maintenant, fit Kamandjan.
– Oui, je suis de cet avis, fit Fran Kamara, cela nous permettra d’aller loin dans la brousse.
Et la jeune troupe partit après que Sogolon eut rempli les sassa de provisions de bouche.
Soundjata et ses compagnons rentrèrent tard au village, mais auparavant Djata voulut, selon son habitude, jeter un coup d’oeil sur le potager de sa mère. C’était le crépuscule ; il y trouva les neuf sorcières qui maraudaient des feuilles de gnougou, elles firent mine de s’enfuir comme des voleurs qu’on surprend.
– Arrêtez, arrêtez, pauvres vieilles, dit Djata. Qu’avez vous à fuir ainsi ? Ce jardin appartient à tous.
Aussitôt ses compagnons et lui remplirent les calebasses des vieilles mégères de feuilles, d’aubergines et d’oignons.
– Chaque fois que vous manquerez de condiments, venez sans crainte vous ravitailler ici.
– Tu nous désarmes, dit une des neuf mégères.
– Et tu nous confonds par ta bonté, ajouta une autre.
– Ecoute, Djata, dit Soumosso Konkomba. Nous étions venues pour t’éprouver. Nous n’avons nul besoin de condiments, mais ta générosité nous désarme. Nous étions envoyées par la reine-mère pour te provoquer et attirer sur toi les colères des puissances nocturnes. Mais on ne peut rien contre un coeur plein de bonté. Et dire que nous avons; déjà touché cent mesures de riz et cent mesures de mil; en plus la reine promet à chacune de nous une vache et son veau. Pardonne-nous, fils de Sogolon.
– Je ne vous en veux pas, dit Djata. Tenez, je rentre de la chasse avec mes compagnons : nous avons tué dix éléphants; eh bien je donne à chacune de vous un éléphant et voilà de la viande pour vous.
– Merci, fils de Sogolon.
– Merci, enfant de la justice.
– Nous veillerons désormais sur toi, conclut Soumosso Konkomba.
Et les neuf sorcières disparurent dans la nuit.
Soundjata et ses compagnons reprirent la route de Niani et rentrèrent quand il faisait déjà nuit.
– Tu as eu bien peur, dit Sogolon Kolonkan, la jeune soeur de Djata ; elles t’ont fait peur les neuf sorcières;, hein !
– Comment le sais-tu ? fit Soundjata étonné.
– Je les ai vues la nuit machinant leur pro jet, mais je savais qu’il n’y avait pas de danger pour toi.
Kolonkan était très versée dans l’art de la sorcellerie et elle veillait sur son frère sans que celui-ci s’en doutât.
Note
1. Djoulou Kara Naini est la déformation mandingue de Doul. Kara Naïn c’est le nom donné à Alexandre le Grand par les musulmans. Dans toutes les traditions du Manding on aime souvent comparer Soundjata à Alexandre. On dit qu’Alexandre fut l’avant-dernier conquérant du monde et Soundjata le septième et dernier conquérant.
L’exil
Mais Sogolon était une mère prudente. Elle savait tout ce que pouvait faire Sassouma pour nuire à sa famille; un soir, après que les enfants eurent mangé, elle les réunit et dit à Soundjata »
— « Partons d’ici, mon fils; Manding Bory et Diamarou sont vulnérables; ils ne sont pas dans les secrets de la nuit; ils ne sont pas sorciers. Désespérant de t’atteindre, Sassouma dirigera ses coups sur ton frère ou sur ta soeur. Partons d’ici, tu reviendras plus tard, quand tu seras grand, pour régner, car c’est au Manding que ton destin doit s’accomplir. »
C’était le parti de la sagesse : Manding Bory, le fils de la troisième femme de Nare Maghan, Namandjé, n’avait aucun don de sorcellerie. Soundjata l’aimait beaucoup ; depuis la mort de
Namandjé l’enfant avait été recueilli par Sogolon. Soundjata avait trouvé en son demi frère un grand ami. On ne choisit pas ses parents, mais on peut choisir ses amis. Manding Bory et Soundjata étaient de véritables amis et c’est pour sauver son frère que Djata accepta l’exil.
Balla Fasséké, le griot de Djata, prépara minutieusement le départ. Mais Sassouma Bérété surveillait Sogolon et sa famille. Un matin, le roi Dankaran Touman réunit le conseil. Il annonça son intention d’envoyer une ambassade au puissant roi de Sosso, Soumaoro Kanté; pour une mission aussi délicate il avait pensé à Balla Fasséké, le fils de Doua, griot de son père. Le conseil approuva la décision du roi, l’ambassade fut constituée et Balla Fasséké en fut le chef.
C’était une manière très habile d’enlever à Soundjata le griot que son père lui avait donné. Djata était à la chasse et quand il revint le soir, Sogolon Kedjou lui apprit la nouvelle. L’ambassade était partie le matin même. Soundjata entra dans une colère épouvantable.
— Quoi ! m’enlever le griot que mon père m’a donné ! Non, il me rendra mon griot.
— Arrête, dit Sogolon, laisse faire. C’est Sassouma qui agit ainsi, mais elle ne sait pas qu’elle obéit à un ordre supérieur.
— Viens avec moi, dit Soundjata à son frère Manding Bory.
Et les deux princes sortirent. Djata bouscula les gardes de la maison de Dankaran Touman, il était tellement en colère qu’il ne put articuler un mot. C’est Manding Bory qui parla :
— Frère Dankaran Touman, tu nous as enlevé notre part d’héritage. Chaque prince a eu son griot. Tu as enlevé Balla Fasséké, il n’était pas à toi ; mais où qu’il soit, Balla sera toujours le griot de Djata. Et puisque tu ne veux plus nous sentir auprès de toi, nous quitterons le Manding et nous irons loin d’ici.
— Mais je reviendrai, ajouta avec force le fils de Sogolon. Je reviendrai, tu m’entends ?
— Tu sais que tu pars, répondit le roi, mais tu ne sais si tu reviendras.
— Je reviendrai, tu m’entends, reprit Djata. Le ton était catégorique. Un frisson parcourut tout le corps du roi, Dankaran Touman tremblait de tous ses membres ; les deux princes sortirent; la reine-mère alertée accourut, elle trouva son fils effondré.
— Mère, il part, mais il dit qu’il reviendra. Mais pourquoi part-il ; je veux lui rendre son griot, moi ; pourquoi part-il ?
— Oui, il restera puisque tu le veux. Mais alors cède-lui le trône, toi qui trembles devant les menaces d’un enfant de dix ans. Cède-lui ta place puisque tu ne peux pas régner. Moi je vais retourner au village de mes parents, je ne pourrai pas vivre sous la tyrannie du fils de Sogolon. J’irai finir mes jours auprès de mes parents et je dirai que j’ai eu un fils qui a peur de régner.
Sassouma se lamenta si bien que Dankaran Touman se découvrit soudain une âme de fer; maintenant il voulait la mort de ses frères; eh bien qu’ils partent ! tant pis, et qu’il ne les rencontre plus sur son chemin ! Il régnera. Seul. Car le pouvoir ne souffre pas de partage.
Ainsi Sogolon et ses enfants ont connu l’exil.
Pauvres de nous ! Nous croyons nuire à notre prochain alors que nous travaillons dans le sens même du destin.
Notre action n’est pas nous, car elle nous est commandée.
Sassouma Bérété s’est cru victorieuse, car Sogolon et ses enfants ont fui le Manding ! Leurs pieds ont labouré la poussière des chemins. Ils ont subi les injures que connaissent ceux qui partent de leur patrie ; des portes se sont fermées devant eux ; des rois les ont chassés de leur cour.
Mais tout cela était dans le grand destin de Diata. Sept années sont passées, sept hivernages se sont succédé et l’oubli est entré dans l’esprit des hommes, mais le temps, d’un pas égal, a marché : les lunes ont succédé aux lunes dans le même ciel ; les fleuves dans leur lit ont continué leur course interminable.
Sept années sont passées et Soundjata a grandi. Son corps est devenu vigoureux, les malheurs ont donné la sagesse à son esprit. Il est devenu un homme ; Sogolon a senti le poids de l’âge et de la bosse s’accentuer sur ses épaules tandis que Diata, tel un jeune arbre, s’élançait vers le ciel.
Partis de Niani, Sogolon et ses enfants s’étaient arrêtés à Diedeba chez le roi Mansa Konkon le grand sorcier; Djedeba était une ville sur le Djoliba à deux jours de Niani le roi les reçut avec un peu de méfiance. Mais partout l’étranger a droit à l’hospitalité, Sogolon et ses enfants furent logés dans l’enceinte même du roi et pendant deux mois Soundjata et Manding Bory se mêlèrent aux jeux des enfants du roi ; une nuit que les enfants jouaient aux osselets devant le palais, au clair de lune, la fille du roi, qui n’avait que douze ans, dit à Manding Bory
— Tu sais que mon père est un grand sorcier.
— Ah oui ? fit l’innocent Manding Bory.
— Oui, comment, tu ne le savais pas? Eh bien sa puissance réside dans le jeu de wori
— Tu sais jouer au wori 1.
— Mon frère lui, est un grand sorcier.
— Sans doute, il n’égale pas mon Père.
— Mais comment ? Ton père joue-t-il au wori
A ce moment Sogolon appela ses enfants car la lune venait de se coucher.
— Maman nous appelle, dit Soundjata qui se tenait à l’écart, viens Manding Bory. Si je ne me trompe, tu aimes la fille de Mansa Konkon
— Oui frère, mais sache que pour conduire une vache à l’étable il suffit de prendre le veau.
— Certes, la vache suivra le ravisseur. Mais de la prudence, si la vache est furieuse, tant pis pour le ravisseur.
Les deux frères rentrèrent en se renvoyant les proverbes. La sagesse des hommes est contenue dans les proverbes et quand les enfants manient les proverbes, c’est signe qu’ils ont profité du voisinage des adultes.
Ce matin-là Soundjata et Manding Bory ne sortirent pas de l’enceinte royale ; ils jouèrent avec les enfants du roi sous l’arbre de la réunion.
Au début de l’après-midi Mansa Konkon fit mander le fils de Sogolon dans son palais.
Le roi habitait dans un véritable labyrinthe; après plusieurs détours à travers les couloirs obscurs, un serviteur laissa Djata dans une salle faiblement éclairée. Il regarda autour de lui, mais il n’avait pas peur. La peur entre dans le cœur de celui qui ignore son destin. Soundjata savait qu’il marchait vers un grand destin, il ne savait pas ce que c’était que la peur. Quand ses yeux se furent habitués à la demi-obscurité, Soundjata vit le roi assis à contre-jour sur une grande peau de boeuf, il vit accrochées aux murs de magnifiques armes et il s’exclama :
— Quelles belles armes tu as, Mansa Konkon !
Et saisissant un sabre, il se mit à escrimer tout seul contre un ennemi imaginaire. Le roi, étonné, regardait l’enfant extraordinaire.
— Tu m’as fait mander, fit celui-ci, je suis là.
Il raccrocha le sabre.
— Assieds-toi, dit le roi. Chez moi j’ai l’habitude d’inviter à jouer mes hôtes, nous allons donc jouer, nous allons jouer au wori. Mais j’ai des conditions peu communes : si je gagne — et je gagnerai — je te tue.
— Et si c’est moi qui gagne? fit Djata sans se désemparer.
— Dans ce cas je te donnerai tout ce que tu me demanderas. Mais sache que je gagne toujours.
— Si je gagne je ne te demande que ce sabre fit Djata en montrant l’arme qu’il avait maniée
— D’accord, fit le roi. Tu es sûr de toi hein !
Il tira le bois où étaient creusés les trous du wori, il mit quatre cailloux dans chacun des trous.
Je commence, fit le roi, et prenant les quatre cailloux d’un trou il les distribua en scandant ces mots :
« I don don, don don Kokodji.
Wori est l’invention d’un chasseur.
I don don, don don Kokodji.
Je suis imbattable à ce jeu.
Je m’appelle « roi-exterminateur ».
Et Soundjata prenant les cailloux d’un trou enchaîna :
I don don, don don Kokodji.
Autrefois l’hôte était sacré.
I don don, don don Kokodji.
Mais l’or est d’hier.
Moi je suis d’avant-hier.
Quelqu’un m’a trahi, rugit le roi Mansa Konkon, quelqu’un m’a trahi.
— Non roi, n’accuse personne, dit l’enfant.
— Alors ?
— Voici bientôt trois lunes que je vis chez toi, jamais tu ne m’avais proposé de jouer au wori. Dieu est la langue de l’hôte. Mes paroles ne traduisent que la vérité car je suis ton hôte.
La vérité c’est que la reine-mère de Niani avait envoyé de l’or à Mansa Konkon pour qu’il supprime Soundjata : « l’or est d’hier » et Soundjata était antérieur à l’or, à la cour du roi. La vérité, c’est que la fille du roi avait révélé le secret à Manding Bory.
Le roi, confus, dit alors
— Tu as gagné, mais tu n’auras pas ce que tu as demandé et je te chasse de ma ville.
— Merci pour l’hospitalité de deux mois, mais je reviendrai, Mansa Konkon.
De nouveau Sogolon et ses enfants prirent la route de l’exil. Ils s’éloignèrent du fleuve et se dirigèrent vers l’ouest, ils allaient demander l’hospitalité au roi de Tabon dans le pays qu’on appelle aujourd’hui Fouta Djallon ; cette région était alors habitée par les Kamara forgerons et les Djallonkés. Tabon était une ville imprenable, retranchée derrière les montagnes, le roi était depuis longtemps allié de la cour de Niani ; son fils Fran Kamara avait été un des compagnons de, Soundjata. Après le départ de Sogolon, les princes-compagnons de Djata avaient été renvoyés dans leur famille respective.
Mais le roi de Tabon était déjà vieux et il ne voulait pas se brouiller avec celui qui régnait à Niani. Il accueillit Sogolon avec bonté et lui conseilla d’aller le plus loin possible; il lui proposa la cour de Wagadou dont il connaissait le roi. Justement une caravane de marchands partait pour Wagadou 2; le vieux roi recommanda Sogolon et ses enfants aux marchands, il retarda même le départ de quelques jours pour permettre à la mère de se remettre un peu de ses fatigues.
C’est avec joie que Soundjata et Manding Bory avaient retrouvé Fran Kamara. Celui-ci, non sans orgueil, leur fit visiter les forteresses de Tabon ; il leur fit admirer la gigantesque porte de fer, les arsenaux du roi. Fran Kamara était très heureux de recevoir Soundjata chez lui ; il fut très peiné lorsqu’arriva le jour fatal, le jour du départ; la veille il avait offert une partie de chasse aux princes du Manding et les jeunes avaient parlé dans la brousse comme des hommes.
— Quand je reviendrai au Manding, avait dit Soundjata, je passerai te prendre à Tabon, nous irons ensemble à Niani.
— D’ici là nous aurons grandi, avait ajouté Manding Bory.
— J’aurai à moi toute l’armée de Tabon, avait dit Fran Kamara. Les forgerons et les Djallonkés sont d’excellents guerriers, déjà j’assiste au rassemblement des hommes en armes que mon père organise une fois l’an.
— Je te ferai grand général, nous parcourrons beaucoup de pays, nous serons les plus forts. Les rois trembleront devant nous comme la femme tremble devant l’homme.
Ainsi avait parlé le fils de Sogolon.
Les exilés reprirent les chemins, Tabon était très loin de Wagadou ; les marchands furent bons avec Sogolon et ses enfants ; le roi avait fourni les montures. La caravane se dirigeait vers le nord, laissant le pays de Kita à droite.
En route les marchands racontèrent aux princes beaucoup d’événements du passé; Mari-Djata fut particulièrement intéressé par les récits se rapportant au grand roi du jour, Soumaoro Kanté. C’était chez lui, à Sosso, que Balla Fasséké était parti en ambassade. Djata apprit que Soumaoro était le roi le plus puissant et le plus riche, même le roi de Wagadou lui payait tribut; il était aussi d’une très grande cruauté.
Le pays de Wagadou est un pays sec où l’eau manque; autrefois les Cissé de Wagadou étaient les princes les plus puissants; ils descendaient de Djoulou Kara Naïni, le roi de l’or et de l’argent ; mais depuis que les Cissé avaient rompu le pacte ancestral 3 leur pouvoir n’avait cessé de décroître.
A l’époque de Soundjata les descendants de Djoulou Kara Naïni payaient tribut au roi de Sosso ! Après plusieurs jours de marche la caravane arriva devant Wagadou ; les marchands montrèrent à Sogolon et à ses enfants la grande forêt de Wagadou où habitait le grand serpent Bida; la ville était entourée d’énormes murailles assez mal entretenues; les voyageurs remarquèrent qu’il y avait beaucoup de commerçants blancs à Wagadou, on voyait autour de la ville beaucoup de campements ; les chameaux, en laisse, erraient partout alentour.
Wagadou était le pays des Sarakhoulé, les gens ici ne parlaient pas la langue du Manding, cependant il y avait beaucoup de personnes qui la comprenaient car les Sarakhoulé voyagent beaucoup, ce sont de grands commerçants ; leurs caravanes d’ânes lourdement chargés venaient en chaque saison sèche jusqu’à Niani; ils s’établissaient derrière la ville et les habitants sortaient faire des échanges.
Les marchands se dirigèrent vers la porte monumentale de la ville ; le chef de la caravane parla aux gardes, et l’un d’eux fit signe de le suivre à Soundjata et à sa famille, qui entrèrent dans la ville des Cissé. Les maisons en terrasses n’avaient pas de toit de paille, cela changeait complètement avec les villes du Manding ; il y avait aussi beaucoup de mosquées dans cette ville, cela n’avait rien d’étonnant pour Soundjata car il savait que les Cissé étaient aussi de grands marabouts ; à Niani il n’y avait qu’une mosquée.
Les voyageurs remarquèrent que les vestibules étaient incorporés aux maisons ; au Manding, le vestibule ou « bolon » était une construction indépendante. Comme c’était le soir tout le monde se dirigeait vers les mosquées ; les voyageurs ne comprenaient rien aux propos que les passants échangeaient en les voyant se diriger vers le Palais.
Le palais du roi de Wagadou était une construction imposante ; les murs étaient très hauts l’on eut dit que c’était une habitation pour des génies et non pour des hommes. Sogolon et ses enfants furent reçus par le frère du roi, qui comprenait le Maninka.
Le roi était à la prière, son frère installa les voyageurs dans une immense pièce; on leur porta de l’eau pour qu’ils se désaltérassent. Après la prière le roi rentra dans son palais et reçut les étrangers. Son frère servit d’interprète.
— Le roi salue les étrangers.
— Nous saluons le roi de Wagadou, fit Sogolon.
— Les étrangers sont entrés en paix à Wagadou, que la paix reste sur eux dans notre ville.
Amen.
Le roi donne la parole aux étrangers.
— Nous sommes du Manding, commença Sogolon, le père de mes enfants était le roi Mare Maghan qui, il y a quelques années, avait envoyé une ambassade d’amitié à Wagadou. Mon mari est mort, mais le conseil n’a pas respecté ses voeux et mon fils aîné (elle montra Soundjata) fut écarté du trône. On lui a préféré le fils de ma co-épouse. J’ai connu l’exil, la haine de ma co-épouse m’a chassé de toutes les villes ; avec mes enfants j’ai marché sur tous les chemins. Je viens aujourd’hui demander asile aux Cissé de Wagadou.
Il y eut quelques instants de silence; pendant le discours de Sogolon, le roi et son frère n’avaient pas quitté Soundjata des yeux un seul instant. Tout autre enfant de onze ans eut été troublé par des yeux d’adultes, mais Soundjata, lui, garda son calme, il regardait tranquillement les riches décorations de la salle de réception du roi : les riches tapis, les beaux cimeterres accrochés aux murs et les riches vêtements des courtisans.
Au grand étonnement de Sogolon et de ses enfants le roi parla aussi dans la langue même du Manding.
— Jamais un étranger n’a pris notre hospitalité en défaut ; ma cour est votre cour, mon palais est le vôtre. Vous êtes chez vous ; de Niani à Wagadou, considérez que vous n’avez fait que changer de chambre. L’amitié qui unit le Manding et le Wagadou remonte à une époque très éloignée, les anciens et les griots le savent, ceux du Manding sont nos cousins.
Et s’adressant à Soundjata le roi dit d’un ton familier :
— Approche, cousin, comment t’appelles-tu ?
— Je m’appelle Mari-Djata, je m’appelle aussi Maghan, mais plus communément on m’appelle Sogolon-Djata. Mon frère, lui, s’appelle Manding-Boukari, la plus jeune de mes sœurs s’appelle Djamarou, l’autre Sogolon-Kolonkan.
— En voilà un qui fera un grand roi, il n’oublie personne.
Voyant que Sogolon était très fatiguée, le roi dit :
— Frère, occupe-toi de nos hôtes ; que Sogolon et ses enfants soient royalement traités ; que dès demain les princes du Manding prennent place parmi nos enfants.
Sogolon se remit assez rapidement de ses fatigues. Elle fut traitée comme une reine à la cour du roi Soumala Cissé. On habilla les enfants à la mode de ceux de Wagadou ; Soundjata et Manding Bory eurent de magnifiques blouses longues brodées ; on les entourait de tant de soins que Manding Bory en était gêné, mais Soundjata trouvait tout naturel qu’on le traitât ainsi. La modestie est le partage de l’homme moyen ; les hommes supérieurs ne connaissent pas l’humilité ; Soundjata devint même exigeant, et plus il était exigeant, plus les serviteurs tremblaient devant lui. Il fut très apprécié par le roi, qui dit un jour à son frère :
— Si un jour il a un royaume, tout lui obéira car il sait commander.
Cependant Sogolon ne trouva pas une paix plus durable à la cour de Wagadou qu’à la cour de Djedeba ou de Tabon ; elle tomba malade au bout d’un an.
Le roi Soumala Cissé décida d’envoyer Sogolon et les siens à Mema à la cour de son cousin Tounkara. Mema était la capitale d’un grand royaume sur le Djoliba, après le pays de Do ; le roi rassura Sogolon sur l’accueil qu’on lui ferait. Sans doute l’air qui souffle du fleuve pourrait redonner la santé à Sogolon.
Les enfants eurent de la peine à quitter Wagadou, ils s’étaient fait beaucoup, d’amis mais le destin était ailleurs, il fallait partir.
Le roi Soumala Cissé confia les voyageurs à des commerçants qui allaient à Mema. C’était une grande caravane ; le voyage se fit à dos de chameaux; depuis longtemps les enfants s’étaient familiarisés avec ces animaux inconnus au Manding. Le roi avait présenté Sogolon et ses enfants comme des membres de sa famille, aussi furent-ils traités avec beaucoup d’égards par les marchands. Toujours avide de connaître, Soundjata posa beaucoup de questions aux caravaniers. C’étaient des gens très instruits ; ils racontèrent beaucoup de choses à Soundjata ; on lui parla des pays au-delà de Wagadou, le pays des Arabes, le Hedjaz, berceau de l’Islam et berceau des ancêtres de Djata, car Bilali Bounama le fidèle serviteur du prophète, venait du Hedjaz ; il apprit beaucoup de choses sur Djoulou Kara Naïni ; mais c’est avec terreur que les marchands parlaient de Soumaoro, le roi sorcier, le pillard qui enlevait tout aux marchands quand il était de mauvaise humeur.
Un courrier parti plus tôt de Wagadou avait annoncé l’arrivée de Sogolon à Mema; une grande escorte fut envoyée au devant des voyageurs. Devant Mema il y eut une véritable réception ; les archers et les lanciers formaient une double haie ; les marchands n’eurent que plus de considérations pour leurs compagnons de voyage. Chose étonnante, le roi était absent : c’était sa sœur qui avait organisé cette grande réception : tout Moma était à la porte de la ville ; on eut dit que c’était, le retour du roi ; ici beaucoup de personnes parlaient malinké et Sogolon et ses enfants purent comprendre l’étonnement des gens qui se disaient :
— Mais d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ?
La sœur du roi reçut Sogolon et ses enfants dans le Palais. Elle parlait très bien le maninkakan. Elle parla à Sogolon comme si elle la connaissait depuis longtemps ; elle logea Sogolon dans une aile du palais. Comme à son habitude Soundjata s’imposa très vite aux jeunes princes de Mema; en quelques jours il connut tous les coins et recoins de l’enceinte royale.
L’air de Mema, du fleuve, fit beaucoup de bien à la santé de Sogolon; elle fut encore plus touchée par l’amitié de la sœur du roi. Celle-ci s’appelait Massiran.
Massiran, la soeur du roi, confia à Sogolon que le roi n’avait pas d’enfants ; les nouveaux compagnons de Soundjata étaient les fils des vassaux de Mema; le roi était allé en campagne contre les montagnards qui se trouvent de l’autre côté du fleuve ; il en était ainsi tous les ans car dès qu’on laissait la paix à ces tribus, elles descendaient des montagnes pour piller le pays.
Soundjata et Manding Bory retrouvèrent leur plaisir favori, la chasse : ils y allaient avec les jeunes vassaux de Mema.
A l’approche de l’hivernage on annonça le retour du roi ; la ville de Mema fit un accueil triomphal à son roi : Moussa Tounkara, richement vêtu, montait un superbe cheval, sa cavalerie redoutable formait une escorte imposante ; les fantassins marchaient en rangs, portant sur la tête les prises faites sur l’ennemi ; les tambours de guerre roulaient, tandis que les captifs, tête basse et les mains liées au dos, avançaient tristement sous les ricanements de la foule.
Quand le roi fut en son palais, sa soeur Massiran présenta Sogolon et ses enfants et lui remit la lettre du roi de Wagadou ; Moussa Tounkara fut très affable ; il dit à Sogolon :
— Soumala mon cousin, vous recommande, cela suffit, vous êtes chez vous. Vous resterez ici aussi longtemps que vous le voudrez.
C’est à la cour de Mema que Soundjata et Manding Bory firent leurs premières armes; Moussa Tounkara était un grand guerrier, aussi admirait-il la force. Quand Soundjata eut quinze ans le roi l’emmena avec lui en campagne. Soundjata étonna toute l’armée par sa force et sa fougue à la charge ; au cours d’une escarmouche contre les montagnards, il se rua avec tant d’impétuosité sur l’ennemi que le roi prit peur pour lui, mais Mansa Tounkara admirait trop la bravoure pour arrêter le fils de Sogolon. Il le suivait de près pour le protéger et il voyait avec ravissement l’adolescent semer la panique parmi l’ennemi ; il avait une présence d’esprit remarquable, frappait à droite, à gauche, et s’ouvrait une route glorieuse. Quand l’ennemi se fut enfui, les vieux sofas 4 dirent : « En voilà un qui fera un bon roi. » Moussa Tounkara prit le fils de Sogolon dans ses bras et dit
— « C’est le destin qui t’envoie à Mema, je ferai de toi un grand guerrier. »
Depuis ce jour Soundjata ne quitta plus le roi ; il éclipsa tous les jeunes princes ; il était aimé de toute l’armée ; on ne parlait que de lui dans le camp. On fut encore bien plus surpris par la clarté de son esprit ; au camp, il avait réponse à tout ; les situations les plus embarrassantes trouvaient une solution devant l’adolescent.
Bientôt ce fut dans Mema que l’on commença à parler du fils de Sogolon : n’était-ce pas la Providence qui envoyait cet enfant en ce moment où Mema n’avait pas d’héritier? On affirmait déjà que Soundjata étendrait son empire depuis Mema jusqu’au Manding; il était de toutes les campagnes ; les incursions de l’ennemi devinrent de plus en plus rares et la réputation du fils de Sogolon s’étendit au-delà du fleuve.
Au bout de trois ans, le roi nomma Soundjata Kan-Koro-Sigui, c’est-à-dire vice-roi ; en l’absence du roi c’était lui qui commandait. Djata avait maintenant dix-huit hivernages. C’était alors un grand jeune homme au gros cou, à la poitrine puissante ; personne ne pouvait tendre son arc. Tout le monde s’inclinait devant lui, on l’aimait ; ceux qui ne l’aimaient pas le craignaient ; sa voix devint autoritaire.
Le choix du roi fut approuvé par l’armée et le peuple ; le peuple aime tout ce qui lui en impose. Les devins de Mema révélèrent la destinée extraordinaire de Djata. On dit qu’il était le successeur de Djoulou Kara Naïni et qu’il serait encore plus grand ; déjà les soldats faisaient mille rêves de conquête. Que ne peut-on avec un chef aussi brave ! Soundjata inspirait confiance aux sofas en leur donnant l’exemple, car le sofa aime voir le chef payer de sa personne.
Djata était maintenant un homme : le temps avait marché depuis le départ de Niani, le destin devait s’accomplir maintenant. Sogolon savait que l’heure était venue ; elle avait fait sa tâche ; elle avait nourri le fils que le monde attendait elle savait que sa mission était accomplie maintenant, et, que celle de Djata allait commencer. Un jour elle dit à son fils:
— Ne te fais pas d’illusions, ton destin n’est pas ici, ton destin est au Manding ; le moment est arrivé ; moi j’ai fini ma tâche, c’est la tienne qui va commencer, mon fils, mais il faut savoir attendre, chaque chose en son temps.
Notes
1. Le Wori est un jeu très en vogue en Haute-Guinée et au Soudan Occidental ; c’est une sorte de jeu de dames où les pions sont de petits cailloux disposés dans des trous creusés dans un tronc d’arbre.
2. Wagadou, c’est le nom en Malinké du pays de l’Ancien Ghana où régnaient les princes Cissé-Tounkara.
3. Dio. C’est l’interdit formulé par un ancêtre et que les descendants doivent respecter. Ici il s’agit de la légende bien connue du serpent de Ghana. Cette ville aurait eu pour Génie protecteur un serpent géant auquel on portait chaque année une jeune fille en sacrifice. Le choix étant tombé sur la belle Sia, son fiancé, Mamadou Lamine (d’autres traditions l’appellent Ahmadou le Taciturne), trancha la tête au serpent et sauva sa bien-aimée. Depuis, les calamités n’ont cessé d’éprouver la ville dont les habitants s’enfuirent par suite de la sécheresse qui s’abattit sur tout le pays.
Il est toutefois difficile de préciser la date de la disparition de la ville de Ghana (Wagadou). Selon Delafosse la ville fut anéantie par Soundjata lui-même en 1240. Mais Ibn Khaldoun fait encore mention d’un interprète de Ghana à la fin du XIVe siècle.
4. Sofas: soldats, guerriers.
Soumaoro Kanté, le Roi-Sorcier
Pendant que loin du pays natal le fils de Sogolon faisait ses premières armes, le Manding était tombé sous la domination d’un nouveau maître, Soumaoro Kanté, le roi de Sosso.
Quand l’ambassade envoyée par Dankaran Touman arriva à Sosso, Soumaoro exigea que le Manding se reconnaisse tributaire de Sosso; Balla Fasséké trouva à la cour de Soumaoro les délégués de plusieurs autres royaumes. Avec sa puissante armée de forgerons le roi de Sosso s’était rapidement imposé à tout le monde ; après la défaite du Wagadou et du Diaghan personne n’osa plus s’opposer à lui. Soumaoro descendait de la lignée des forgerons Diarisso, qui ont apprivoisé le feu et appris aux hommes le travail du fer, mais longtemps Sosso était resté un petit village de rien ; le puissant roi du Wagadou était le maître du pays ; petit à petit le royaume de Sosso s’était agrandi aux dépens du Wagadou et maintenant les Kanté dominaient leur ancien maître. Comme tous les maîtres du feu, Soumaoro Kanté était un grand sorcier ; la puissance de ses fétiches était terrible, c’était à cause de ces fétiches que tous les rois tremblaient devant lui, car il pouvait lancer la mort sur qui il voulait. Il avait fortifié Sosso avec une triple enceinte, au milieu de la ville s’élevait son palais qui dominait les paillotes des villages ; il s’était fait construire une immense tour de sept étages et il habitait au septième étage au milieu de ses fétiches, c’est pourquoi on l’appelait le « roi intouchable ».
Soumaoro laissa retourner le reste de l’ambassade, mais il retint Balla Fasséké ; il menaça de détruire Niani si Dankaran Touman ne faisait pas sa soumission ; effrayé, le fils de Sassouma fit aussitôt sa soumission et même il envoya au roi de Sosso sa soeur Nana Triban.
Un jour que le roi était absent, Balla Fasséké arriva à s’introduire jusque dans la chambre la plus secrète du palais, là où Soumaoro abritait ses fétiches. Quand il eut poussé la porte, Balla fut cloué de stupeur devant ce qu’il vit : les murs de la chambre étaient tapissés de peau humaine; il y en avait une au milieu de la salle sur laquelle le roi s’asseyait ; autour d’une jarre, neuf têtes de morts formaient un cercle; lorsque Balla avait ouvert la porte, l’eau de la jarre s’était troublée et un serpent monstrueux avait levé la tête. Balla Fasséké, qui était aussi versé dans la sorcellerie récita des formules et tout dans la chambre se tint tranquille, et le fils de Doua continua son inspection : il vit au-dessus du lit, sur un perchoir, trois hiboux qui semblaient dormir ; au mur du fond étaient accrochées des armes aux formes bizarres : des sabres recourbés, des couteaux à triple tranchant. Il regarda attentivement les têtes de morts et reconnut les neuf rois tués par Soumaoro à droite de la porte il découvrit un grand balafon, grand comme jamais il n’en avait vu au Manding ; instinctivement il bondit et alla s’asseoir pour jouer du xylophone : le griot a toujours un faible pour la musique, car la musique est l’âme du griot.
Il se mit à jouer. Jamais il n’avait entendu un balafon aussi harmonieux ; à peine effleuré par la baguette, le bois sonore laissait échapper des sons d’une douceur infinie ; c’étaient des notes claires, pures comme la poudre d’or ; sous la main habile de Balla l’instrument venait de trouver un maître. Il jouait de toute son âme ; toute la chambre fut émerveillée ; comme de satisfaction, les hiboux somnolents, les yeux mi-clos se mirent à remuer doucement la tête. Tout semblait prendre vie aux accents de cette musique magique : les neuf têtes de morts reprirent leur forme terrestre, elles battaient des paupières en écoutant le grave « air des Vautours » ; de la jarre le serpent, la tête posée sur le rebord, semblait écouter. Balla Fasséké était tout heureux de l’effet de sa musique sur les habitants extraordinaires de cette chambre macabre, mais il comprenait bien que ce balafon n’était point comme les autres, c’était celui d’un maître-sorcier. Le roi Soumaoro était seul à jouer de cet instrument : après chaque victoire, il venait chanter ses propres louanges ; jamais griot n’y avait touché. Toutes les oreilles n’étaient pas faites pour en entendre la musique. Soumaoro était en rapport constant avec ce xylophone ; aussi loin qu’il se trouvât il suffisait qu’on y touchât pour qu’il sût que quelqu’un s’était introduit dans sa chambre secrète.
Le roi n’était pas loin de la ville ; il accourut vers son palais et monta au septième étage ; Balla Fasséké entendit des pas précipités dans le couloir.
Se ruant dans la chambre, sabre au poing, Soumaoro rugit : « Qui est là… ? C’est toi, Balla Fasséké !! »
Le roi écumait de colère ; ses yeux rouges comme des braises ardentes reniflaient puissamment ; mais sans perdre son sang-froid, le fils de Doua sur un changement de note improvisa une chanson au roi :
Le voilà, Soumaoro Kanté.
Je le salue, toi qui t’assieds sur la peau des rois.
Je te salue, Simbon à la flèche mortelle.
Je te salue, ô toi qui portes des habits de peau humaine.
Cet air improvisé plut énormément à Soumaoro. Jamais il n’avait entendu de si belles paroles. Les rois sont des hommes : ce que le fer ne peut contre eux, la parole le fait. Les rois aussi sont sensibles à la flatterie : la colère de Soumaoro tomba, son coeur se remplit de joie, il écoutait attentivement cette musique suave :
Je te salue, ô toi qui portes des habits de peau humaine.
Je te salue, toi qui t’assieds sur la peau des rois.
Balla chantait et sa voix, qui était belle, faisait la joie du roi de Sosso.
— Qu’il est doux de s’entendre chanter par quelqu’un d’autre, dit le roi ; Balla Fasséké, tu ne retourneras plus jamais au Manding car tu es, à partir d’aujourd’hui, mon griot.
Ainsi Balla Fasséké, que le roi Nare Maghan avait donné à son fils Soundjata, fut ravi à celui-ci par Dankaran Touman ; maintenant c’était le roi de Sosso, Soumaoro Kanté qui, à son tour, ravissait le précieux griot au fils de Sassouma Bérété. La guerre devenait ainsi inévitable entre Soundjata et Soumaoro.
Histoire
Nous arrivons maintenant aux grands moments de la vie de Soundjata. L’exil va finir, un autre soleil va se lever, c’est le soleil de Soundjata. Les griots connaissent l’histoire des rois et des royaumes, c’est pourquoi ils sont les meilleurs conseillers des rois. Tout grand roi veut avoir un chantre pour perpétuer sa mémoire, car c’est le griot qui sauve la mémoire des rois, les hommes ont la mémoire courte.
Les royaumes ont leur destin tracé comme les hommes ; les devins le savent qui scrutent l’avenir ; ils ont, eux, la science de l’avenir; nous autres griots nous sommes les dépositaires de la science du passé, mais qui connaît l’histoire d’un pays peut lire dans son avenir.
D’autres peuples se servent de l’écriture pour fixer le passé ; mais cette invention a tué la mémoire chez eux ; ils ne sentent plus le passé car l’écriture n’a pas la chaleur de la voix humaine. Chez eux tout le monde croit connaître alors que le savoir doit être un secret 1 ; les prophètes n’ont pas écrit et leur parole n’en a été que plus vivante. Quelle piètre connaissance que la connaissance qui est figée dans les livres muets.
Moi, Djeli Mamadou Kouyaté, je suis l’aboutissement d’une longue tradition ; depuis des générations nous nous transmettons l’histoire des rois de père en fils. La parole m’a été transmise sans altération, je la dirai sans l’altérer car je l’ai reçue pure de tout mensonge.
Écoutez maintenant l’histoire de Soundjata, le Na’Kamma ; l’homme qui avait une mission à remplir.
Au moment où il s’apprêtait à revendiquer le royaume de ses pères, Soumaoro était le roi des rois, c’était le roi le plus puissant des pays du soleil couchant. Sosso, la ville forte, était le rempart des fétiches contre la parole d’Allah ; pendant longtemps Soumaoro défia le monde entier. Depuis son accession au trône de Sosso, il avait défait neuf rois, dont les têtes lui servaient de fétiches dans sa chambre macabre ; leur peau lui servait de sièges ; il se tailla des chaussures dans de la peau humaine. Soumaoro n’était pas un homme comme les autres, les génies s’étaient révélés à lui et sa puissance était incommensurable. Les sofas en nombre incalculable étaient aussi très braves car ils croyaient leur roi invincible.
Mais Soumaoro était un génie du mal ; sa puissance n’avait servi qu’à verser le sang ; devant lui rien n’était tabou : son plus grand plaisir était de fouetter publiquement des vieillards respectables ; il avait souillé toutes les familles ; dans son vaste empire, il y avait partout des villages peuplés des filles qu’il avait enlevées de force à leur famille, sans mariage.
L’arbre que la tempête va renverser ne voit pas I’orage qui se prépare à l’horizon; sa tête altière brave les vents alors qu’il est près de sa fin; Soumaoro en était venu à mépriser tout le monde. O ! comme le pouvoir sait dénaturer l’homme; si l’homme disposait d’un Mitcal 2 du pouvoir divin, le monde serait anéanti depuis longtemps. Soumaoro en vint à ne reculer devant rien. Son général en chef était son neveu le forgeron Fakoli Koroma ; c’était le fils de la soeur de Soumaoro, nommée Kassia ; Fakoli avait une femme extraordinaire, Keleya ; c’était une grande sorcière tout comme son mari ; elle savait faire la cuisine mieux que les trois cents femmes de Soumaoro réunies 3. Soumaoro enleva Keleya et l’enferma chez lui ; Fakoli entra dans une colère épouvantable et vint trouver son oncle. — Puisque tu n’as pas honte de commettre l’inceste en enlevant ma femme, à partir d’aujourd’hui je suis libéré de tous liens envers toi. Je serai désormais du côté de tes ennemis, à mes troupes je vais joindre les Malinkés révoltés et je vais te faire la guerre. Et il partit de Sosso avec les forgerons de la tribu de Koroma.
Ce fut comme un signal : toutes les haines, toutes les rancœurs si longtemps comprimées éclatèrent ; de partout on répondit à l’appel de Fakoli : Dankaran Touman, le roi du Manding, mobilisa aussitôt et marcha pour se joindre à Fakoli ; mais Soumaoro, laissant de côté son neveu, fondit sur Dankaran Touman qui abandonna la lutte et s’enfuit vers le pays de la Kola et dans ces régions forestières il fonda la ville de Kissidougou 4. Pendant ce temps Soumaoro, dans sa colère, châtiait toutes les villes révoltées du Manding. Il détruisit la ville de Niani et la réduisit en cendres. Les habitants maudissaient le roi qui s’était enfui. C’est au milieu des calamités que l’homme s’interroge sur son destin, après la fuite de Dankaran Touman, Soumaoro, par droit de conquête se proclama roi du Manding ; mais il ne fut pas reconnu par les populations ; la résistance s’organisa dans la brousse. On consulta les devins sur le sort du pays ; les devins furent unanimes pour dire que c’était l’héritier légitime du trône qui sauverait le Manding ; cet héritier était « l’homme à deux noms ». Les anciens de la cour de Niani se souvinrent alors du fils de Sogolon, I’homme à deux noms n’étant autre que Maghan-Soundjata. Mais où le trouver ? Personne ne savait où vivaient Sogolon et ses enfants ; depuis sept ans personne n’avait eu de leurs nouvelles. Il s’agissait maintenant de les retrouver. Néanmoins on constitua une équipe de gens qui devaient les chercher. Parmi eux il faut citer Kountoun Manian, un vieux griot de la cour de Nare Maghan ; Mandjan Bérété, un frère de Sassouma, qui n’avait pas voulu suivre Dankaran Touman dans sa fuite ; Singbin Mara Cissé, un marabout de la cour ; Siriman Touré, autre marabout, et enfin une femme, Magnouma. Selon les indications des devins il fallait chercher vers les pays du fleuve, c’est-à dire vers l’est. Les chercheurs quittèrent le Manding tandis que }a guerre faisait rage entre Sosso Soumaoro et son neveu Fakoli Koroma.
Notes
1. Voici une des formules qui revient souvent dans la bouche des griots traditionalistes. Ceci explique la parcimonie avec laquelle ces détenteurs des traditions historiques dispensent leur savoir. Selon eux les Blancs ont rendu la science vulgaire, quand un Blanc sait quelque chose tout le monde le sait. Il faudrait que nous arrivions à faire changer cet état d’esprit si nous voulons un jour savoir tout ce que les griots ne veulent pas livrer.
2. Mitcal. Unité de poids arabe valant 4,25 g. En malinké on emploie ce terme pour désigner la plus petite fraction de quelque chose.
3. Certaines traditions disent que la femme de Fakoli, Keleya, à elle seule arrivait à régaler toute l’armée par sa cuisine alors que les 300 femmes de Soumaoro n’arrivaient jamais à faire manger les troupes à leur faim. Jaloux, Soumaoro enleva Keleya ; c’est l’origine de la défection de Fakoli qui se rallie à Soundjata.
4. On sait que dans la région forestière de Guinée (Sud de Kankan) on trouve beaucoup de Mansaré-Keita ; ce sont, dit-on, les descendants de Dankaran Touman qui ont colonisé (mandinguisé) toute la région de Kissidougou. Ces Keita, on les appelle « Farmaya-Kéita ». On dit que lorsque Dankaran Touman arriva dans le site de Kissidougou il s’écria : « nous sommes sauvés ». (An bara kissi), d’où le nom donné à la ville. Kissidougou est donc étymologiquement « La ville du Salut ».
Les feuilles de baobab
A Mema, Soundjata apprit que Soumaoro avait envahi le Manding et que son frère, Dankaran Touman, était en fuite: il apprit aussi que Fakoli tenait tête au roi de Sosso. Cette année-là le royaume de Mema était en paix et le Kan-Koro-Sigui du roi avait beaucoup de loisirs; il allait comme toujours à la chasse; mais depuis que les nouvelles du Manding étaient arrivées, Soundjata était devenu sombre. Sogolon, devenue vieille, était malade, Manding Bory avait quinze ans ; c’était maintenant un adolescent plein de vie comme son frère et ami Soundjata ; les soeurs de Djata avaient grandi, Kolonkan était maintenant une grande jeune fille en âge d’être mariée. Maintenant que Sogolon était âgée c’était elle qui faisait la cuisine ; elle allait souvent au marché de la ville avec ses servantes.
Or un jour qu’elle était au marché, elle remarqua une femme qui offrait des nafiola et du gnougou, condiments ignorés des gens de Mema ; ceux-ci regardaient avec étonnement la femme qui les offrait; Kolankan approcha; elle reconnut les feuilles de baobab et beaucoup d’autres légumes que sa mère cultivait dans son potager à Niani.
— Des feuilles de baobab, murmura-t-elle ; du gnougou, je connais ça, dit-elle en en prenant.
— Comment les connaissez-vous, princesse, fit la femme ? Voici des jours que j’en offre sur le marché de Mema, personne n’en veut ici. — Mais je suis du Manding ; chez moi ma mère avait un potager et mon frère allait nous chercher des feuilles de baobab.
— Comment s’appelle ton frère, princesse ?
— Il s’appelle Sogolon Djata, le second s’appelle Manding Bory, j’ai une sœur aussi qui s’appelle Sogolon Djamarou.
Un homme s’était approché. Il parla ainsi à Sogolon Kolonkan :
— Princesse, nous aussi nous sommes du Manding, nous sommes marchands et nous allons de ville en ville ; moi j’offre des kolas, tenez, je vous en donne. Princesse, ta mère peut-elle nous recevoir aujourd’hui ?
— Mais certainement, elle sera contente de causer avec des gens qui viennent du Manding. Ne bougez pas d’ici, je vais lui en parler.
Kolonkan, sans se soucier du scandale qu’il y avait à voir la sœur du Kan-Koro-Sigui courir à travers le marché, avait noué sa longue robe autour de sa taille et courait à toutes jambes vers l’enceinte royale.
— N’na, dit-elle haletante en s’adressant à sa mère, j’ai trouvé au marché des feuilles de baobab, du gnougou et beaucoup d’autres choses, regarde. Ce sont des marchands du Manding qui l’offrent ; il voudraient te voir.
Sogolon prit dans sa main des feuilles de baobab et de gnougou, les approcha de son nez comme pour en aspirer tout le parfum ; elle ouvrit de grands yeux et regarda sa fille.
— Ils viennent du Manding, dis-tu ? Cours au marché leur dire que je les attends, cours, ma fille.
Sogolon resta seule ; elle tournait et retournait dans sa main les précieux condiments quand elle entendit Soundjata et Manding Bory revenant de la chasse.
— Salut, mère, nous sommes de retour, dit Manding Bory.
— Salut, mère, dit Soundjata, nous t’apportons du gibier.
— Entrez et asseyez-vous. Et elle leur tendit ce qu’elle tenait en main.
— Mais c’est du gnougou, dit Soundjata, où as-tu trouvé ça ? Les gens d’ici n’en cultivent guère.
— Oui, ce sont des marchands du Manding qui en offrent au marché. Kolankan est allée les chercher car ils veulent me voir. Nous allons avoir des nouvelles du Manding.
Mais bientôt Kolonkan apparut ; elle était suivie de quatre hommes et d’une femme ; aussitôt Sogolon reconnut les notables de la cour de son mari. Les salutations commencèrent. On se salua avec tout le raffinement qu’exige la courtoisie du Manding. Enfin Sogolon dit :
— Voici mes enfants ; ils ont grandi loin du pays natal, maintenant parlez-nous du Manding. Les voyageurs se consultèrent rapidement des yeux, puis Mandjan Bérété, le frère de Sassouma prit la parole en ces termes :
« Je rends grâce à Dieu le Tout-Puissant puisque nous voilà devant Sogolon et ses enfants ; je rends grâce à Dieu car notre voyage n’aura pas été inutile. Voici deux mois que nous sommes partis du Manding ; nous allions de ville royale en ville royale, nous nous présentions comme des marchands; sur les marchés, Magnouma offrait des légumes du Manding : dans ces pays de l’est les gens ignorent ces légumes ; mais à Mema notre plan s’est révélé juste : la personne qui a acheté du gnougou a pu nous renseigner sur votre sort et cette personne, pour comble de bonheur, se trouvait être Sogolon Kolonkan. — Je vous apporte des nouvelles bien tristes, hélas ! c’est ma mission : Soumaoro Kanté, le puissant roi de Sosso a jeté la mort et la désolation sur le Manding ; le roi Dankaran Touman s’est enfui, le Manding est sans maître ; mais la guerre n’est pas terminée, les hommes courageux sont dans la brousse et livrent une guerre inlassable à l’ennemi ; Fakoli Koroma, le neveu du roi de Sosso mène un combat sans merci contre son oncle incestueux qui lui a ravi sa femme. Nous avons interrogé les génies et ils nous ont répondu que seul le fils de Sogolon pouvait délivrer le Manding : le Manding est sauvé puisque nous t’avons trouve, Soundjata. Maghan Soundjata, je te salue, roi du Manding, le trône de tes pères t’attend. Quel que soit le rang que tu occupes ici, quitte tous ces honneurs et viens délivrer ta patrie, les braves t’attendent, viens restaurer l’autorité légale au Manding ; les mères en larmes ne prient que par ton nom, les rois rassemblés t’attendent, ton nom seul leur inspire confiance. Fils de Sogolon, ton heure est venue, les paroles du vieux Gnankouman Doua vont se réaliser car tu es le géant qui terrassera le géant Soumaoro. »
Après ces paroles un silence profond régna dans la chambre de Sogolon ; celle-ci, les yeux baissés, restait muette ; Kolonkan et Manding Bory avaient les yeux fixés sur Soundjata.
— C’est bien, fit celui-ci. Le temps n’est plus aux paroles ; je vais demander mon congé au roi, nous retournerons aussitôt. Manding Bory, occupe-toi des envoyés du Manding. Le roi rentrera ce soir, et dès demain nous nous mettrons en route.
Soundjata se leva et tous les envoyés se levèrent et Djata sortit. Il était déjà roi.
Le roi rentra à Mema à la nuit tombante. Il était allé passer la journée dans une de ses résidences des environs. Le Kan-Koro-Sigui n’était pas à la réception du roi, personne ne sut où il se trouvait. Il rentra à la nuit ; avant d’aller se coucher il alla voir Sogolon ; elle avait la fièvre et tremblait sous ses couvertures. D’une voix faible elle souhaita bonne nuit à son fils. Quand Soundjata fut seul dans sa chambre, il se tourna vers l’est et parla ainsi :
—Dieu Tout-Puissant, le temps de l’action est arrivé. Si je dois réussir dans la reconquête du Manding, Tout-Puissant, faites que j’enterre ma mère en paix ici. Puis il se coucha.
Le matin, Sogolon Kedjou, la femme-buffle, rendit l’âme et toute la cour de Mema fut en deuil, car la mère de Kan-Koro-Sigui était morte. Soundjata vint trouver le roi qui lui présenta ses condoléances; il dit au roi :
— Roi, tu m’as donné l’hospitalité à ta cour quand j’étais sans abri. Sous tes ordres, j’ai fait mes premières armes. Je ne saurais te remercier de tant de bonté. Cependant ma mère est morte ; mais je suis maintenant un homme et je dois retourner au Manding revendiquer le royaume de mes pères. Roi, je te rends les pouvoirs que tu m’as confiés, je demande mon congé : toutefois, avant de partir, permets que j’enterre ici ma pauvre mère.
Ces paroles déplurent au roi. Jamais il n’avait cru que le fils de Sogolon pourrait le quitter. Qu’allait-il chercher au Manding ? A Mema ne vivait-il pas heureux et respecté de tous ? N’était-il pas déjà l’héritier du trône de Mema? Quel ingrat, pensait le roi, un fils d’autrui est toujours un fils d’autrui.
— Ingrat, dit le roi, puisqu’il en est ainsi va-t’en, sors de mon royaume, mais tu emporteras les restes de ta mère, tu ne l’enterreras pas dans Mema.
Après une pause il reprit :
—Ou bien, puisque tu tiens à enterrer ta mère, tu me paieras le prix de la terre où elle reposera.
— Je paierai plus tard, répondit Soundjata ; je paierai quand je serai au Manding.
— Non, maintenant, ou bien tu emporteras le corps de ta mère.
Alors le fils de Sogolon se leva et sortit. Il revint au bout de quelques instants, apporta au roi un panier rempli de débris de poterie, de plumes de pintades, de plumes de perdreaux et de morceaux de paille. Il dit :
— Eh bien, roi, voici le prix de la terre.
— Tu te moques, Soundjata, prends ton panier d’ordures, ce n’est pas là le prix de la terre. Qu’est-ce que cela veut dire ?
Alors un vieil arabe qui était conseiller du roi dit :
— Roi, donne à ce jeune homme la terre où doit reposer sa mère. Ce qu’il t’apporte a une signification : si tu refuses la terre, il te fera la guerre. Ces pots cassés et ces pailles signifient qu’il détruira ta ville ; on ne la reconnaîtra qu’aux débris de pots cassés ; il en fera des ruines où perdreaux et pintades viendront s’ébrouer. Donne-lui la terre car s’il reconquiert son royaume, il te ménagera, ta famille et la sienne seront à jamais des alliées.
Le roi comprit. Il donna la terre et Sogolon reçut les derniers honneurs dans toute la pompe royale.
Le retour
Chaque homme a sa terre: s’il est dit que ton destin doit s’accomplir en tel pays, les hommes n’y peuvent rien. Mansa Tounkara ne pouvait pas retenir Soundjata car le destin du fils de Sogolon était lié à celui du Manding. Ni la jalousie d’une marâtre, ni sa méchanceté, n’ont pu modifier un instant le cours du grand destin.
Le serpent, ennemi de l’homme, n’a pas longue vie, mais le serpent qui vit caché mourra vieux à coup sûr. Djata était de taille maintenant à affronter ses ennemis. A dix-huit ans il avait la majesté du lion et la force du buffle. Sa voix était l’autorité, ses yeux étaient des braises ardentes ; ses bras étaient de fer : il était l’homme du pouvoir
Le roi de Mema Moussa Tounkara donna à Soundjata la moitié de son armée ; les plus vaillants se désignèrent d’eux-mêmes pour suivre Soundjata dans la grande aventure ; la cavalerie de Mema, qu’il avait formée lui-même, constitua son escadron de fer. A la tête de sa petite, mais redoutable armée, Soundjata, habillé à la manière musulmane de Mema sortit de la ville. La population entière l’accompagnait de ses voeux. Il était entouré des cinq messagers du Manding. Manding Bory chevauchait fièrement à côté de son frère. Les cavaliers Memaka formaient derrière Djata un escadron hérissé de fer. La troupe prit la direction de Wagadou. Djata n’avait pas suffisamment de troupes pour s’opposer directement à Soumaoro, aussi le roi de Mema lui conseilla-t-il d’aller à Wagadou prendre la moitié des hommes du roi Soumala Cissé. Un courrier rapide y avait été envoyé ; aussi le roi de Wagadou vint lui-même à la rencontre de Djata avec ses troupes. Il donna au fils de Sogolon la moitié de sa cavalerie et bénit les armes. Alors Manding Bory dit à son frère :
– Djata, crois-tu pouvoir affronter maintenant Soumaoro ?
– Si petite que soit une forêt, dit Soundjata, on y trouvera toujours suffisamment de fibres pour lier un homme. Le nombre n’est rien, c’est la valeur qui compte. Avec ma cavalerie je me frayerai une route jusqu’au Manding.
Djata donna ses ordres : on se dirigerait vers le sud en contournant le royaume de Soumaoro ; le premier but à atteindre était Tabon, la ville à la porte de fer au milieu des montagnes. Soundjata avait promis à Fran Kamara qu’il passerait par Tabon avant de rentrer au Manding. Il espérait trouver son camarade d’enfance devenu roi. Ce fut une marche forcée ; aux étapes, les marabouts Singbin Mara Cissé et Mandjan Bérété racontaient à Djata l’histoire du roi Djoulou Kara Naini et de plusieurs autres héros, mais entre tous Djata préférait Djoulou Kara Naini, le roi de l’or et de l’argent qui traversa le monde d’ouest en est. Il voulait surpasser son modèle par l’étendue de ses terres et les richesses de son trésor.
Cependant Soumaoro Kanté, qui était un grand sorcier, sut que le fils de Sogolon s’était mis en marche et qu’il venait réclamer le Manding. Les devins lui dirent de prévenir le mal et d’attaquer Soundjata ; mais la fortune aveugle l’homme. Soumaoro s’occupait de battre Fakoli, son neveu révolté qui lui tenait tête. Avant que d’avoir livré la bataille, le nom de Djata était déjà connu dans tout le royaume. Ceux de la frontière de l’ouest qui avaient vu son armée descendre vers le sud répandaient des bruits extraordinaires. Monté sur le trône cette année-là, Fran Kamara, l’ami de Djata, s’était révolté à son tour contre Soumaoro. A la politique de sagesse du vieux roi de Tabon, Fran Kamara substituait une politique belliqueuse. Fier de ses troupes et surtout stimulé par l’arrivée prochaine de Soundjata, Fran Kamara, que l’on appelait maintenant Tabon Wana (le terrible de Tabon), avait lancé l’appel à tous les forgerons et Djallonkés montagnards.
Soumaoro envoya un détachement avec son fils Sosso-Balla pour barrer la route de Tabon à Soundjata. Sosso-Balla avait à peu près le même nombre d’années que le fils de Sogolon. Prompt, il vint placer ses troupes à l’entrée des montagnes pour s’opposer à l’avance à Djata vers Tabon.
Le soir, après une longue journée de marche, Soundjata arriva devant la grande vallée qui conduit vers Tabon. Elle était toute noire d’hommes. Sosso-Balla avait disposé ses hommes dans toute la vallée, quelques-uns étaient placés sur les hauteurs qui dominaient le passage. Quand Djata vit la disposition des hommes de Sosso-Balla, il se tourna vers son état-major en riant.
– Pourquoi ris-tu, frère, tu vois bien que la route est barrée.
– Oui, mais ce ne sont pas des fantassins qui peuvent m’arrêter dans ma course vers le Manding.
Les troupes s’arrêtèrent. Tous les chefs de guerre étaient d’avis qu’on attende le lendemain pour livrer bataille car, disaient-ils, les hommes sont fatigués
– La bataille ne sera pas longue, les hommes auront le temps de se reposer : il ne faut pas laisser le temps à Soumaoro d’attaquer Tabon.
Soundjata fut intraitable. Les ordres furent lancés, les tam-tams de guerre commencèrent à résonner. Sur son superbe cheval Soundjata caracolait devant ses troupes. Il confia l’arrière-garde, composée d’une partie de la cavalerie de Wagadou, à son jeune frère Manding Bory. Ayant tiré son sabre il s’élança le premier en poussant son cri de guerre.
Les Sossos furent surpris de cette attaque soudaine. Tous croyaient que la bataille était pour le lendemain. L’éclair traverse le ciel moins rapidement, la foudre terrorise moins, la crue surprend moins que Djata ne fondit sur Sosso-Balla et ses forgerons. En un instant le fils de Sogolon était au milieu des Sossos tel un lion dans une bergerie. Les Sossos meurtris sous les sabots de son fougueux coursier hurlaient. Quand il se tournait à droite les forgerons de Soumaoro tombaient par dizaines, quand il se tournait à gauche son sabre faisait tomber les têtes comme lorsqu’on secoue un arbre aux fruits mûrs. Les cavaliers de Mema faisaient un carnage affreux, les longues lances pénétraient dans les chairs comme un couteau qu’on enfonce dans une papaye. Fonçant toujours en avant, Djata cherchait Sosso-Balla. Il l’aperçut, et tel un lion il s’élança vers le fils de Soumaoro le sabre levé ; son bras s’abattit mais à ce moment un guerrier Sosso s’était interposé entre Djata et Sosso-Balla ; il fut fendu en deux comme une calebasse. Sosso-Balla n’attendit pas et disparut au milieu de ses forgerons. Voyant leur chef en fuite, les Sossos lâchèrent pied et ce fut une terrible débandade. Avant que le soleil ne disparaisse derrière les montagnes, il ne restait que Djata et ses hommes dans la vallée. Manding Bory, qui surveillait les hommes perchés sur les hauteurs, voyant que son frère avait l’avantage, lança quelques cavaliers à travers les monts pour déloger les Sossos. On poursuivit les Sossos jusqu’à la nuit tombante ; plusieurs d’entre eux furent faits prisonniers.
Tabon Wana arriva trop tard, la victoire était déjà au fils de Sogolon. La rencontre des deux armées amies fut l’occasion d’un grand tam-tam nocturne dans la vallée même où les Sossos avaient été défaits. Tabon Wana Fran Kamara fit apporter beaucoup de nourriture à l’armée de Djata. On dansa toute la nuit et au point du jour les vainqueurs entrèrent dans Tabon l’inexpugnable sous les acclamations des femmes montées sur les remparts.
La nouvelle de la bataille de Tabon se répandit dans les plaines du Manding à la manière d’une traînée de poudre qui prend feu. On savait que Soumaoro n’était pas à la bataille, mais que ses troupes aient reculé devant Soundjata. Cela suffit pour donner espoir à tous les peuples du Manding. Soumaoro comprit qu’il fallait désormais compter avec ce jeune homme. Il avait appris les prophéties du Manding, mais il était encore trop confiant. Quand Sosso Balla revint avec ce qu’il avait pu sauver à Tabon il dit à son père :
– Père, il est pire qu’un lion, rien ne peut s’opposer à lui.
– Tais-toi, fils de malheur, avait dit Soumaoro, tu trembles devant un garçon de ton âge !
Cependant les paroles de Balla impressionnèrent beaucoup Soumaoro. Il décida de marcher sur Tabon avec le plus gros de ses forces.
Le fils de Sogolon avait déjà arrêté ses plans: battre Soumaoro, détruire Sosso et rentrer triomphalement à Niani. Il disposait maintenant de cinq corps d’armée : la cavalerie et les fantassins de Mema, ceux de Wagadou et les trois tribus de l’armée de Tabon Wana-Fran Kamara. Il fallait au plus vite passer à l’offensive.
Soumaoro vint au-devant de Soundjata. La rencontre eut lieu à Negueboria dans le Bouré. Comme à son habitude, le fils de Sogolon voulut aussitôt livrer bataille. Soumaoro pensait attirer Soundjata dans la plaine, mais Djata ne lui en laissa pas le loisir. Obligé de livrer bataille, le roi de Sosso disposa ses hommes en travers de la vallée exiguë de Negueboria, les ailes de son armée occupant les pentes. Soundjata adopta une disposition très originale, il forma un carré très serré avec, en première ligne, toute la cavalerie ; les archers de Wagadou et de Tabon étaient placés à l’arrière. Soumaoro était sur l’une des collines dominant la vallée ; on le remarquait à sa haute taille et à son casque hérissé de cornes ; sous un soleil accablant, les trompettes sonnèrent, de part et d’autre les tam-tams, les bolons 1 retentirent, le courage entra dans le coeur des Sofas. Au pas de course Djata chargea et la vallée disparut bientôt dans un nuage de poussière rouge soulevé par les milliers de pieds et de sabots ; sans céder d’un pas les forgerons de Soumaoro arrêtèrent la vague.
Comme étranger à la bataille, Soumaoro Kanté, du haut de sa colline, regardait. Soundjata et le roi de Tabon frappaient de grands coups on remarquait Djata de loin à son turban blanc et Soumaoro pouvait voir la brèche qu’il ouvrait au milieu de ses troupes. Le centre était sur le point de céder sous la pression écrasante de Djata, Soumaoro fit un signe et, des collines, les forgerons fondirent vers le fond de la vallée pour envelopper Soundjata. Alors, sans que Djata en plein lutte donnât le moindre ordre, le carré s’étira, s’étira en longueur et se transforma en un grand rectangle. Tout avait été prévu, le mouvement fut si rapide que les hommes de Soumaoro arrêtés dans leur course folle ne purent se servir de leurs armes. A l’arrière de Djata, les archers de Wagadou et ceux de Tabon, genoux à terre, lançaient au ciel des flèches qui retombaient drues, telle une pluie de fer, sur les rangs de Soumaoro. Comme un morceau de caoutchouc qu’on tire, la ligne de Djata montait à l’assaut des collines. Djata aperçut Sosso-Balla et fonça, mais celui-ci se déroba et les guerriers du fils du buffle poussèrent un hourrah de triomphe. Soumaoro accourut : sa présence au centre ranima le courage des Sossos. Soundjata l’aperçut, il voulait s’ouvrir un passage jusqu’à lui ; il frappait à droite, frappait à gauche, piétinait les sabots meurtriers de son « Dafféké » 2 s’enfonçaient dans les poitrines des Sossos. Soumaoro était maintenant à portée de sa lance. Soundjata fit cabrer son cheval et lança son arme ; elle partit en sifflant, et la lance rebondit sur la poitrine de Soumaoro comme sur un roc et tomba. Le fils de Sogolon tendit son arc, d’un geste Soumaoro attrapa la flèche au vol et la montra à Soundjata comme pour dire :
– Regarde, je suis invulnérable.
Furieux, Djata arracha sa lance et tête baissée il fonça vers Soumaoro, mais en levant le bras pour frapper son ennemi, il s’aperçut que Soumaoro avait disparu. Manding Bory qui était à ses côtés lui dit en montrant la colline :
– Regarde, frère.
Soundjata vit, sur la colline, Soumaoro dressé sur son cheval à la robe noire. Comment avait-il fait, lui qui n’était qu’à deux pas de Soundjata, par quelle puissance s’était-il fait transporter sur la colline ! Le fils de Sogolon s’arrêta de combattre pour regarder le roi de Sosso. Le soleil était déjà très bas, les forgerons de Soumaoro lâchèrent pied sans que Djata donnât l’ordre de poursuivre l’ennemi. Soudain Soumaoro disparut.
Comment vaincre un homme capable de disparaître et de réapparaître où et quand il le veut ! Comment toucher un homme invulnérable au fer ! Telles étaient les questions que le fils de Sogolon se posait. On lui avait raconté beaucoup de choses sur Sosso-Soumaoro, mais il avait accordé peu de crédit à tant de racontars. Ne disait-on pas que le roi de Sosso pouvait prendre soixante-neuf formes différentes pour échapper à ses ennemis : il pouvait, selon certains, se transformer en mouche en pleine bataille et venir taquiner son adversaires, il pouvait se fondre avec le vent quand ses ennemis le cernaient de trop près… et tant d’autres.
La bataille de Negueboria montra à Djata, s’il en était besoin, que pour vaincre le roi de Sosso il fallait d’autres armes.
Le soir de Negueboria, Djata était maître de la place, mais il était sombre. Il donna l’ordre de dresser le camp. Il s’éloigna du champ de bataille rempli des cris douloureux des blessés. Manding Bory et Tabon le suivirent des yeux. Il se dirigeait vers la colline où il avait vu Soumaoro après la miraculeuse disparition de celui-ci au beau milieu de ses troupes. Du haut de la colline il regarda s’éloigner dans un nuage de poussière la masse compacte des forgerons de Soumaoro.
– Comment m’a-t-il échappé, pourquoi ni ma lance, ni ma flèche ne l’ont-elles blessé ? se demandait-il. Quel est le génie protecteur de Soumaoro, quel est le mystère de sa puissance ?
Il descendit de son cheval, ramassa un peu de la terre que le cheval de Soumaoro avait foulée, déjà la nuit était complète, le village de Negueboria n’était pas loin, et les Djallonkés sortirent en foule pour saluer Soundjata et ses hommes. Les feux étaient déjà allumés dans les campa et les soldats commençaient à préparer le repas ; mais quelle ne fut pas leur joie lorsqu’ils aperçurent la longue procession des filles de Negueboria portant sur la tête d’énormes calebasses de riz. Tous les sofas reprirent en choeur la chanson des jeunes filles. Le chef du village et les notables suivaient derrière. Djata descendit de sa colline et reçut le chef Djallonké de Negueboria, c’était un vassal de Tabon Wana. Pour les sofas la journée avait été une victoire puisque Soumaoro s’était enfui ; les tam-tams de guerre devinrent des tam-tams de joie. Djata laissa ses hommes fêter ce qu’ils appelaient une victoire. Il resta seul sous sa tente : dans la vie de chaque homme il y a un moment où le doute s’installe, l’homme s’interroge sur sa destinée, mais ce soir ce n’était pas encore le doute qui assaillait Djata. Il pensait plutôt aux puissances à mettre en oeuvre pour atteindre Sosso Soumaoro. Il ne dormit pas de la nuit. Au point du jour on leva le camp. En route, des paysans apprirent à Djata que Soumaoro et ses hommes allaient à pas forcés. Djata fit marcher ses hommes sans relâche et le soir il fit arrêter l’armée pour prendre un peu de nourriture et de repos. C’était près du village de Kankigné. Les hommes dressèrent le camp au milieu de la plaine tandis que des gardes étaient placés sur les hauteurs. Comme d’habitude les hommes se groupèrent par tribus et s’affairèrent à la préparation de leur nourriture. La tente de Soundjata était dressée au milieu du camp, entourée par les huttes de fortune rapidement construites par les cavaliers de Mema.
Mais soudain on entendit le son des cors d’alerte. Les hommes eurent à peine le temps de prendre leurs armes que le camp était encerclé par les ennemis qui surgissaient des ténèbres. Les hommes de Mema étaient habitués à ces attaques-surprises, au camp, ils ne dessellaient jamais leurs chevaux. Chaque groupe ethnique devait se défendre, car le camp ne formait pas un bloc. Les ennemis pullulaient comme des sauterelles. Djata et les cavaliers de Mema n’ayant pu être encerclés se portèrent au secours de Tabon Wana qui semblait écrasé sous le nombre dans le nuit noire. Dieu seul sait comment les hommes se comportèrent. Le fils de Sogolon brisa l’étau qui étouffait Tabon Wana. Les archers de Wagadou s’étaient vite ressaisis ; ils lancèrent au ciel des torches et des flèches enflammées qui retombaient parmi les ennemis. Ce fut soudain une panique, les tisons brûlants s’écrasaient sur le dos nu des Sofas de Soumaoro, des cris de douleur emplirent le ciel et les Sossos commencèrent une retraite précipitée tandis que la cavalerie les taillait en pièces. Les Sossos accablés s’enfuirent, abandonnant encore beaucoup de captifs aux mains des hommes de Sogolon-Djata. Laissant à Tabon le soin de regrouper les hommes, celui-ci pourchassa l’ennemi avec sa cavalerie jusqu’au-delà du village de Kankigné. Quand il revint la lutte était terminée, l’attaque nocturne des Sossos avait causé plus de frayeur que de dégâts réels. Près de la tente de Tabon Wana on trouva par terre plusieurs crânes fendus. Le roi de Tabon ne frappait jamais un homme deux fois. La bataille de Kankigné ne fut pas une grande victoire, mais elle découragea les Sossos ; cependant la peur avait été grande dans les rangs de Djata. C’est pourquoi les griots chantent:
Kankigné Tabé bara diougouya 3.
Notes
1. Bolons. Le bolon est un instrument à cordes semblable au Kora mais ne comportant que 3 cordes alors que le Kora en compte 27. La musique de bolon est une musique de guerre alors que le Kora est un instrument pour musique de chambre.
2. « Dafféké ». Nom emphatique pour désigner un beau coursier.
3. Kankigné. La tradition du Dioma présente la bataille de Kankigné comme une demi-défaite de Soundjata
Kankigné Tabébara djougonya.
Djan wa bara bogna mayadi.
Ce qui veut dire: « La bataille de Kankigné fut terrible. Les hommes y furent moins dignes que des esclaves. »
Le nom des héros
L’attaque-surprise de Kankigné avait mal tourné pour Soumaoro ; elle ne réussit qu’à accroître la fureur de Soundjata qui décima toute l’arrière-garde Sosso. Soumaoro regagna Sosso pour refaire ses forces, tandis que partout les villages ouvraient leurs portes à Soundjata. Dans tous ces villages le fils de Sogolon recrutait des Sofas. De même que la lumière devance le soleil, de même la gloire de Djata, franchissant les montagnes, s’était répandue dans toutes les plaines du Djoliba.
Tous les rois révoltés du pays de la Savane s’étaient groupés à Sibi sous les ordres de Kamandjan, ce même ami d’enfance de Soundjata, devenu lui aussi roi de Sibi. Kamandjan et Tabon Wana étaient des cousins : le premier était le roi des Kamara, dit Dalikimbon, le second, roi des forgerons-Kamara, dit Sinikimbon. Ainsi le trio de Niani allait se retrouver. Fakoli le neveu de Soumaoro était allé jusque dans le sud recruter des Sofas ; il tenait à se venger de son oncle et à reprendre sa femme, Keleya, celle qu’on appelait « la femme aux trois cent trente trois calebasses de riz ».
Soundjata était entré dans le pays des plaines, le pays du puissant Djoliba. Les arbres qu’il voyait étaient ceux du Manding, tout montrait que le vieux Manding était proche.
Tous les alliés s’étaient donné rendez-vous dans la grande plaine de Sibi. Tous les enfants de la savane étaient là, autour de leur roi ; ils étaient là les valeureux fils du Manding, attendant celui que le destin leur avait promis ; les bandaris 1 de toutes les couleurs, flottaient au-dessus des Sofas répartis en tribus.
Par qui commencer ? Par qui finir ?
Je commence par Siara Kouman Konaté. Siara Kouman Konaté, le cousin de Soundjata, était là ; Siara Kouman est l’ancêtre de ceux du pays de Toron. Ses troupes armées de lances formaient une haie compacte autour de lui.
Je citerai aussi Faony Kondé. Faony Diarra le roi du pays de Do, d’où venait Sogolon ; ainsi l’oncle était venu au-devant de son neveu ; Faony, roi de Do et de Kri était entouré par ses Sofas aux flèches mortelles ; ils formaient autour de son bandari un mur inébranlable.
Je citerai également Mansa Traoré, le roi de la tribu des Traoré ; Mansa Traoré, le roi à la double vue, était à Sibi. Mansa Traoré voit ce qui se passe derrière, comme les autres hommes voient devant eux. Des Sofas, archers redoutables, carquois à l’épaule, se pressaient autour de lui.
Quant à toi, Kamandjan, je ne saurais t’oublier parmi ceux que j’exalte, tu es le père des Kamara Dalikimbon. Les Kamara, armés de longues lances, dressaient autour de Kamandjan leurs piques menaçantes. Enfin tous les fils du Manding étaient là, tous ceux qui disent « N’ko », tous ceux qui parlent la langue claire du Manding étaient représentés à Sibi 2.
Quand le fils du buffle et son armée apparurent, les trompettes, les tambours, les tam-tams se mêlèrent aux voix des griots. Le fils de Sogolon était entouré de ses rapides cavaliers, son cheval avançait d’un pas dansant ; tous les regards étaient braqués sur l’enfant du Manding qui rayonnait de gloire et de beauté. Lorsqu’il fut à portée de la voix, Kamandjan fit un geste : les tambours, les tam-tams et les voix se turent ; sortant des rangs, le roi de Sibi s’avança vers Soundjata et cria :
– Maghan Soundjata, fils de Sogolon, fils de Naré Maghan, le Manding réuni t’attend. Salut à toi, je suis Kamandjan Kamara, roi de Sibi.
Levant le bras Maghan Soundjata:
– Je vous salue tous, fils du Manding, je te salue, Kamandjan. Je suis de retour et tant que je respirerai, jamais le Manding ne sera esclave. Plutôt la mort que l’esclavage. Nous vivrons libres car nos ancêtres ont vécu libres. Je vais venger l’affront que le Manding a subi.
Un hourra de joie sorti de milliers de poitrines, emplit tout le ciel. Les tam-tams et les tambours grondèrent tandis que les griots entonnaient l’hymne à l’arc de Balla Fasséké.
C’est ainsi que Sogolon-Djata rencontra les fils du Manding à Sibi.
Notes
1. Bandari veut dire drapeau, fanion ; ce mot est emprunté à l’arabe ainsi que le mot raya qui désigne le drapeau porté jadis par les grands marabouts en déplacement. Actuellement encore les chefs de régions hissent un bandari au-dessus de leur case.
2. N’ko veut dire : « Je dis » en malinké. Le Malinké aime à se différencier des autres peuples à partir de sa langue ; la langue mandingue est pour lui la « langue claire » (Kangbé) par excellence. Tous ceux qui disent « N’ko » sont, en principe, malinké.
Nana Triban et Balla Fasséké
Soundjata et sa puissante armée s’arrêtèrent quelques jours à Sibi, la route du Manding était libre, mais Soumaoro n’était pas vaincu. Le roi de Sosso avait levé une puissante armée, ses Sofas se comptaient par milliers; il avait levé des contingents dans tous les pays qu’il contrôlait et s’apprêtait à fondre à nouveau sur le Manding.
Sogolon-Djata avait minutieusement fait ses préparatifs à Sibi, il avait maintenant suffisamment de Sofas pour affronter Soumaoro dans une plaine découverte. Mais il ne s’agissait pas d’avoir beaucoup de guerriers, pour vaincre Soumaoro. Il fallait détruire d’abord sa puissance magique à Sibi, Soundjata se décida à consulter les devins ; les plus célèbres du Manding étaient là.
Sur leur conseil, Djata devait immoler cent taureaux blancs, cent béliers blancs et cent coqs blancs. C’est au milieu de ces hécatombes qu’on vint annoncer à Soundjata que sa sœur Nana Triban et Balla Fasséké, ayant pu s’échapper de Sosso, étaient arrivés. Alors Soundjata dit à Tabon Wana : « si ma soeur et Balla ont pu s’échapper de Sosso, Soumaoro a perdu la bataille.»
Quittant le lieu des sacrifices Soundjata rentra à Sibi et rencontra sa sœur et son griot: – Salut, mon frère, dit Nana Triban. – Salut ma sœur. – Salut Soundjata, dit Balla Fasséké. – Salut mon griot.
Après de nombreuses salutations, Soundjata demanda aux fugitifs de raconter comment ils avaient pu tromper la vigilance d’un roi tel que Soumaoro. Mais Triban pleurait de joie. Du temps de leur enfance, elle avait marqué beaucoup de sympathie à l’enfant infirme qu’avait été Soundjata ; jamais elle n’avait partagé la haine de sa mère Sassouma Bérété. – Tu sais, Djata, dit-elle en pleurant, moi je ne voulais pas que tu quittes le pays, c’est ma mère qui a tout fait. Maintenant Niani est détruit, les habitants sont dispersés, il y en a beaucoup que Soumaoro a emmenés en captivité à Sosso.
Elle pleura de plus belle. Djata était sensible à tout cela, mais il était pressé de savoir quelque chose sur Sosso. Balla Fasséké comprit et dit : – Triban, essuie tes larmes et raconte, parle à ton frère. Tu sais, il n’a jamais pensé du mal de toi, d’ailleurs tout cela était dans le destin. – Quand tu quittas le Manding, mon frère m’envoya de force à Sosso pour être l’épouse de Soumaoro dont il avait grand peur. Je pleurai beaucoup les premiers jours, mais quand je vis que tout n’était peut-être pas perdu, je me résignai momentanément. Je devins aimable avec Soumaoro et je fus l’élue parmi ses nombreuses femmes. J’eus ma chambre dans la grande tour où il habitait lui-même. Je savais le flatter et le rendre jaloux. Bientôt je devins sa confidente, je feignis de te haïr, de partager la haine que ma mère te portait. On disait que tu reviendrais un jour, mais je lui affirmai que jamais tu n’aurais la prétention de revendiquer un royaume que tu n’avais jamais possédé et que tu étais parti pour ne plus revoir le Manding. Cependant j’étais en rapport constant avec Balla Fasséké, chacun de nous voulant percer le mystère de la puissance magique de Soumaoro. Une nuit j’attaquai à fond et je dis à Soumaoro :
« Dis-moi, ô toi que les rois nomment en tremblant, dis-moi Soumaoro, es-tu un homme comme les autres, es-tu l’égal des génies qui protègent les humains ? Nul ne peut soutenir l’éclat de tes yeux, ton bras a la force de dix bras ; dis-moi, ô toi, roi des rois, dis-moi quel génie te protège afin que je l’adore moi aussi. »
Ces paroles le remplirent d’orgueil, il me vanta lui-même la puissance de son « Tana », cette nuit même il m’introduisit dans sa chambre magique et me dit tout. Alors je redoublai d’ardeur à me montrer fidèle à sa cause, je semblai plus accablée que lui ; c’est même lui qui en venait à me dire de prendre courage et que rien n’était encore perdu. Pendant ce temps, en accord avec Balla Fasséké, je préparais la fuite inévitable. Personne ne me surveillait plus dans l’enceinte royale dont je connaissais les moindres détours. Et une nuit que Soumaoro était absent, je partis de la formidable tour, Balla Fasséké m’attendait à la porte dont j’avais la clef. C’est ainsi, frère, que nous avons quitté Sosso. »
Balla Fasséké enchaîna :
« Nous sommes accourus vers toi ; la nouvelle de la victoire de Tabon me fit comprendre que le lion a brisé ses chaînes.
O fils de Sogolon, je suis la parole et toi l’action, maintenant ton destin commence.»
Soundjata était très heureux de retrouver sa sœur et son griot ; il avait maintenant le chantre qui, par sa parole, devait perpétuer sa mémoire. Il n’y aurait pas de héros si les actions étaient condamnées à l’oubli des hommes, car nous agissons pour soulever l’admiration de ceux qui vivent, et provoquer la vénération de ceux qui doivent venir.
On apprit à Djata que Soumaoro avançait le long du fleuve et voulait lui barrer la route du Manding. Les préparatifs étaient au point, mais avant de quitter Sibi, Soundjata organisa un grand tam-tam dans le camp afin que Balla Fasséké, par sa parole, raffermisse le cœur des Sofas. Au milieu du grand cercle formé par les Sofas, Balla Fasséké exaltait les héros du Manding. Il dit au roi de Tabon:
– Toi dont le bras de fer peut fendre dix crânes à la fois. Toi, Tabon Wana, roi des Sininkimbon et des Djallonké, avant que la grande action ne soit engagée, peux-tu me montrer ce dont tu es capable ?
Les paroles du griot firent bondir Fran-Kamara ; sabre au poing, dressé sur son cheval rapide, il vint s’arrêter devant Djata et dit :
– Maghan Soundjata, je te renouvelle mon serment devant tous les Maninka réunis : je jure de vaincre ou de mourir à tes côtés, le Manding sera libre ou les forgerons de Tabon seront morts.
Les tribus de Tabon poussèrent des cris d’approbation en brandissant leurs armes ; excité par les cris de ses Sofas, Fran Kamara éperonna son coursier et fonça en avant, les guerriers lui ouvrirent les rangs, il fonça sur un grand caïlcédrat et d’un coup de sabre, il fendit l’arbre géant comme on fend une papaye. L’armée ébahie cria :
–Wassa Wassa … Ayé… 1
Puis, revenant vers Soundjata, le sabre levé, le roi de Tabon dit :
– Ainsi dans la plaine de Djoliba les forgerons de Tabon pourfendront ceux de Sosso. Et le héros vint se ranger prés de Djata.
Se tournant vers Kamandjan, le roi de Sibi et cousin du roi de Tabon, Balla Fasséké dit :
– Où es-tu, Kamandjan, où est Fama-Djan 2. Où est le roi des Kamara Dalikimbon. Kamandjan de Sibi, je te salue. Mais qu’aurai-je à dire de toi aux générations futures ?
Avant que Balla ait fini de parler, le roi de Sibi poussant son cri de guerre, lança son fougueux coursier ; les Sofas, stupéfaits, regardaient l’étrange cavalier se diriger vers la montagne qui domine Sibi… Soudain un fracas emplit tout le ciel : la terre trembla sous les pieds des Sofas et un nuage de poussière rouge couvrit la montagne. Était-ce la fin du monde ?… Mais lentement la poussière se dissipa et les Sofas virent Kamandjan revenir, tenant un morceau de sabre ; la montagne de Sibi, transpercée de part en part, montrait un large tunnel.
L’admiration était à son comble : l’armée resta muette, le roi de Sibi, sans mot dire, vint se ranger près de Sogolon-Djata.
Balla Fasséké nomma tous les chefs, et tous firent de grandes actions, puis l’armée confiante en ses chefs, quitta Sibi.
Notes
1. Wassa-Wassa Ayé. Joie en malinké
2. Fama-Djan signifie « le Chef à la haute taille ». Plus tard, sous Kankou Moussa en particulier, « Fama » sera le titre des gouverneurs de province, le mot Farin sera réservé aux gouverneurs militaires ; Kè-Farin veut dire « guerrier valeureux ».
Djibril Tamsir Niane
Paris. Présence africaine. 1960. 212 pages