Table des matières
Notice
- L’ordre des chapitres diffère de la version originale imprimée. Je place les considérations générales avant les textes littéraires et d’illustration
- A commencer par le titre du document, les noms, termes et phrases pular/fulfulde réflètent l’appellation autochtone et sont transcrits dans l’alphabet standard de cette langue — adopté depuis 1966 par l’Unesco. D’où, par exemple, le titre Contribution à la sociologie des Fulɓe… au lieu de Contribution à la sociologie des Peuls… dans l’original. (Tierno S. Bah)
Avant-propos
Ces inédits de Gilbert Vieillard présentent un vif intérêt. Les textes littéraires qu’il a recueillis sont souvent, d’une beauté extraordinaire. Ils montrent à quel degré, au-delà d’un folklore sans portée, la culture peule atteint à l’universel et contribue à la civilisation de l’Homme. Les notes sociologiques sont d’une grande variété el d’une richesse remarquable. Le tour personnel du journal de route est, parfois, émouvant, avec, toujours présente, la touche d’humour et de réflexion malicieuse. Partout et toujours, l’amour des Fulɓe. Bien sûr, certaines expressions « datent » quelque peu, certains jugements paraîtront, un peu trop exclusifs. Mais l’ensemble valait la peine d’être publié.
Je ne prétends pas, d’ailleurs, avoir épuisé le « Fonds Vieillard » . Il y a encore bien des trésors à en extraire. En particulier, le linguiste aurait grand profit à relever, systématiquement, tous les termes ou les tournures des trois grands domaines étudiés par Vieillard : Fouta-Dyallon, Niger, Mâsina. En attendant, on déplorera profondément la disparition prématurée d’un chercheur de grande classe, de grand talent, d’entière bonne foi.
Et l’on approuvera chaleureusement l’initiative de M. Cheikou Baldé, directeur du Centre de Recherches Guinéennes, à Conakry, qui souhaite consacrer à Gilbert Vieillard un numéro spécial de Recherches Africaines. — Vincent Monteil
Introduction
On sait qu’environ cinq millions de Fulɓe sont actuellement dispersés, en Afrique occidentale, sur 4 000 km, entre l’Atlantique et le Tchad. Ils s’appellent eux-mêmes en général Fulɓe (sing. Pullo) et leur origine, leur langue, leur culture posent un problème énigmatique, autour duquel des Européens ont souvent, développé un vérilable romantisme peul.
Dispose-t-on d’assez d’éléments pour classer les Fulɓe dans la « race ? Entre 1916 et 1950, la Mission anthropologique de l’Afrique occidentale française a examiné 52 Fulɓe du Fouta de 25 à 50 ans, et les a comparés avec autant de Maures de Mauritanie et de Wolofs du Sénégal, pour conclure, avec le Professeur Pales : les Fulɓe sont moins grands que les Wolofs, plus élancés que les Maures, au crâne étroit et allongé, au nez long plus large. En somme, « tout se passe comme si les Fulɓe tenaient le milieu entre les Maures et les Wolofs » — mais le Dr Pales précise : sans qu’ils soient le iésultat d’un croisement entre eux.
En Afrique noire, la polygamie, l’esclavage et les guerres ont entraîné d’immenses brassages de sangs qui ne permettent guère de parler de races, c’est-à-dire de « groupements naturels d’hommes, présentant on ensemble de caractères physiques héréditaires communs » . Aujourd’hui, on constate que des populations, apparemment fori différentes et abondamment métissées, sont confondues sous le nom de Fulɓe. Tout ce qu’on peut dire, c’est que cinq milions d’Africains environ ont actuellement en commun une langue dite peule (pulaar ou fulftilde). Ils vivent pour moitié au Nigeria du Nord, et pour le reste en Afrique d’expression française : un million en Guinée, 500 000 au Mali, 300 000 au Niger, 250 000 peut-être en Haute-Volta et 250 000 au Sénégal. A ces derniers il faut ajouter 400 000 Toucouleurs qui sont en réalité, de simples « pullophones » (haal-pulaaren).
Quant aux hypothèses sur l’origine orientale ou égyptienne des Fulɓe, leurs partisans doivent reconnaître, avec Maurice Delafosse (Haut-Sénégal-Niger, 1912, I, p. 211), que « d’après toutes les traditions recueillies à diverses époques chez les Fulɓe des différentes régions du Soudan, les tribus foulbé, échelonnées depuis le Bas-Sénégal et le Fouta-Djallon jusqu’aux pays entre Tchad et le Nil, déclarent à l’unanimité être venues du Fouta sénégalais ou du Mali, c’est-à-dire des contrées situées entre l’Atlantique et le Niger » .
En tout cas, sans doute y a-t-il lieu de distinguer, avec les intéressés eux-mêmes, entre Fulɓe « rouges » (Woɗaaɓe) et Fulɓe « noirs » , articulés en deux clans « rouges » (Ja et Soo) et deux clans « noirs » (Baa et Bari), alliés entre eux par des pactes, dont le nom (denɗiraagal) est celui qui désigne la parenté entre cousins germains.
La langue peule a toujours intrigué. Pour Lavergne de Tressan (IFAN, 1952-1953), elle devrait être étudiée isolément, à part. Ses caractères distinctifs seraient :
- en phonétique, 3 claquantes ou glottalisées (Ɓ, Ɗ, et Ƴ) et l’occlusive glottale Ɠ
- alternance consonantique en première radicale
- environ 3 000 racines inimitables, monosyllabiques (une voyelle entre deux consonnes)
- système complet de 25 classes nominales
- système de formes verbales très régulier partout
- importance du langage descriptif
- vocabulaire enrichi par les langues de contact
- grande unité des dialectes sur un immense domaine
Le problème demeure de savoir si les Fulɓe ont emprunté leur langue à leurs voisins sénégagalais les Serères (Homburger, Delafosse), ou si c’est le contraire (Tressan). Charles Monteil aurait plus volontiers rapproché les racines pular du soninké ou du mandé.
Gilbert Vieillard était un de ces Administrateurs de la France d’Outre-Mer passionnés pour leur métier, les Africains et l’Afrique. Sa carrière lui avait permis de fructueux séjours ait Fuuta-Jalon, au Maasina soudanais et au Niger. Ses principales publications sont les suivantes :
- Notes sur le caractère des peuls, Outre-Mer, 1932, no 1., p. 8-18.
- Notes sur deux institutions propres aux populations peules d’entre Niger et Tchad : le soro et le gerewol.. Journal Soc. Afric., 1932, II, I, p. 85-94.
- Contribution à la sociologie des peuls
- Poèmes peuls du Fouta-Diallon Bulletin du Comité d’Etudes Historiques et Scientifiques de l’A.O. F., XX, 3, 1937, p. 225-311.
- Les Peuls dans notre Afrique, Le Monde colonial illustré, no. 174, déc. 1937, p. 288-289.
- Notes sur les coutumes des Peuls au Fouta-Djallon. Publ. du Comité d’Etudes Historiques et Scientifiques de l’A.O. F., A, no. 11, Paris, Larose, 1939, 127 p.
- Notes sur les Peuls du Fouta-Djallon. Bull. IFAN, janv.-avr. 1940, II, 1-2, p. 85-210.
- Le chant de l’eau et du palmier doum. Bull. IFAN, juill-oct. 1940, II, 3-4, p. 299-315.
Après sa mort, à 40 ans, sur le front français, à Vaucouleurs, en juin 1940, ses papiers ont constitué, à Dakar, à la bibliothèque de l’IFAN, les liasses du « Fonds Vieillard » . Plusieurs spécialistes ont, déjà travaillé sur ces dossiers, notamment Lavergne de Tressan et Ahmadou Hampâté Bâ. D’autre part, presque tout ce qui concerne le Fuuta-Jalon a déjà été exploité dans les publications signalées plus haut. Reste surtout la documentation concernant le Mâsina et le Niger. Elle est assez considérable et touche à peu près à tous les problèmes concernant la sociologie des Fulɓe : le pays et les hommes, les coutumes, l’histoire. Les textes originaux sont parfois recueillis directement de la bouche des informateurs, parfois transcrits en caractères arabes. De nombreux dessins sont dispersés à travers le texte. L’ensemble se présente comme des liasses de feuilles de papier de brouillon, pas toujours faciles à déchiffrer, avec des redites et des repentirs.
Le dépouillement de ce fonds, auquel je me suis livré entre 1959 et 1962, à Dakar, m’a permis, faine de pouvoir tout exploiter, de dégager et de mettre à part un certain nombre de documents particulièrement dignes d’intérêt. Non sans quelque arbitraire, je les présente ici en quatre grandes catégories :
- littérature peule (textes en prose et en vers)
- la société peule
- pour un Coutumier peul
- réflexions et journal de route.
Chaque fois que possible, le texte (original ou les expressions peules seront reproduites. La transcription a été normalisée 1 et, endes objections évidentes et justifiées d s spécialistes, les lettres doubles ont été conservées pour les palatisées (dy, ty, ny) et la vélaire ng. Les sonantes sont rendues par y et m. Les glottalisées sont en majuscule D et Dy. Les voyelles longues sont géminées. [Voir ma notice à ce sujet. T.S. Bah]
Les traductions françaises sont celles de Vieillard, parfois légèrement retouchées d’après le texte original. Dans certains cas, qui seront précisés, une traduction nouvelle, rythmée et assonancée, a été entreprise.
Notes
1. Sur ses brouillons, Gilbert Vieillard ne note pas toujours les voyelles longues, ou les « glottalisées » (claquantes). Il transcrit rarement, par un q, ce qu’il appelle « à peu près gn dans baignoire » , un son différent de n mouillé (ny) et de n vélaire (ng), eu initiale. C’est un a vélaire, puisque mordre (ŋatde) est transcrit qalde par Vieillard. — J’applique l’alphabet standard du Pular/Fulfulde, voir notice (Tierno S. Bah)
La société fulɓe
De nombreuses notes de Gilbert Vieillard concernent la société fulɓe du Maasina, du Niger et du Fuuta-Jalon (celles-ci n’ont pas toutes été exploitées par ses publications). On pourrait les classer, en gros, en quatre rubriques :
- Pulaaku, ou manière d’être pullo « ( foullanité » ?)
- Structure sociale
- Sexualité et mariage
- Islam
A. Pulaaku ou « Foullanité »
Hedaare — Qu’est-ce que c’est que cette qualité pullo ?
- : quelque chose dont tu as peur, cette chose-là vient sur toi, tu ne te sauves pas !
- On dit . Un tel est très honorable ose. (O suusi).
- « Le Pullo est le meilleur enhedaare ; il vaut mieux en semteende (retenue, ou action d’éviter ce qui est honteux ).
: Un nègre (kaaɗo), tout ce qu’il voit, il dit : « fais m’en cadeau » Un Pullo ne dit jamais cela…
« Quand on interpelle un Pullo sur quelque chose (pour lui demander s’il J’aime), le Pullo refusera toujours. » (Say, Niger, 1928). - Elles sont moins nettes que chez les Malinké. Les Fulɓe le font remarquer : au Fuladugu, le chef demande à l’hôte quel est son son clan — et l’envoie à celui qui doit, l’héberger; mais ils sont plus Mandingues que Fulɓe
- Emploi des « noms d’honneur » — surtout, par l’élément noir de la population, griots et griottes ; beaucoup moins par les Fulɓe eux-mêmes.
- Islamisation : transformation dudenɗiraagal (cousinage familier et maternel) en « confiance en Dieu (holaare Allah). Mais persistance de ses effets, concordance avec les noms de clan.
Les couples [ou paires — T.S. Bah] :
Soo/Bari
Sidibe/Sankare
Baaa/Dyallo, Dyaga Yette/Dyallo, ou Sumuntara - Transformation : de généalogique, devient territoriale.
A l’intérieur d’un même clan, la rivalité des cousins de même aïeul.
2. Survivance des relations classiques (Maasina)
Comment s’exprime la « confiance » (Maasina).
- Hoolaare Allah 1 va de pair avec l’hospitalité pour les troupeaux. (Suduɓe et Uuɓe).
- Aucun ne peut tirer du sang de l’autre : étant solidaires quand leur sang coule, le vôtre coule aussi. Ce sont des juineaux d’un même placenta.
« Donne-moi ! » « Par le lait maternel ! » Chacun d’eux va traire, sans demander la permission ; chipe, rit, injurie. - On explique holaare Allah entre Jaaho et Maabo par un échange d’enfants entre deux femmes : si un Jaaho meurt, l’autre meurt aussi dans le camp allié.
4. La langue pular ou fulfulde (Djenné, Maasina) 2
Fulfulde ana tiiɗi — Le Fulfulde est difficile
Rime e Fulɓe — né chez les Fulɓe
Mawna e Fulɓe — grandi chez les Fulɓe
Waawa Fulfulde. — peut le fulfulde…
5. le serment le plus sacré n’est pas sur le Coran, mais sur la Corde à veaux (daangol), chez les nomades de Zinder (Niger) 3.
6. Soɗi ngaari
Coutume qui consistait à couper les jarrets d’une bête, pour obliger à la faire égorger : par son père, par exemple, ou par son oncle maternel (maani soɗanaama ngaari).
A rapprocher de la coutume des Berbères, qui sacrifiaient ainsi les animaux tués, pour demander la protection d’un fort ou implorer son pardon.
B. Structure sociale
1. Races (Niger, 1928)
Les Fulɓe distinguent entre :
- Sappamɓe (Maures ou Touareg, sing. Capaato)
- Haaɓe (Nègres, sing. kaaɗo)
- Fulɓe.
2. Kuna.
Les Fulɓe donnent souvent des noms haaɓe (nègres) aux enfants posthumes, ou aux enfants nés après la mort de leurs aînés en bas âge. De même, les Maures donnent des noms toucouleurs en pareil cas. (Niger, 1928.)
3. Berger
Le berger (Pullo boɗeejo) qui garde les animaux du village, a droit au lait du vendredi et du lundi. Si le propriétaire des vaches va traire, le berger refuse d’aller garder les vaches (observé).
Chez les Bahaaɓe du Seeno, c’est la femme qui trait (Maasina).
4. Itinéraire (Maasina)
Les itinéraires des vaches, à leur retour des pâturages d’été, sont considérés comme des droits très importants, surtout à partir du monient où ils entrent dans la zone encore inondée, en automne : cet itinéraire se nomme gumpol (de jumpude, patauger). Ils sont quelquefois écrits, eu conservés par les jom-wuro ou chefs de campement, sous la forme suivante : tel lieu, séjour x, jom-wuro, etc. Le plus souvent, ils sont appris par coeur — et mis en vers. En pays sec, ce cheminement se nomme burtol.
Les tribus du Maasina ont toutes des droits de passage héréditaires, mais les derniers venus (au cours du XIXe siècle) n’ont aucun droit : « ils ne possèdent pas un brin d’herbe. » Par ex. : les Uwarɓe de la rive gauche (chassés du Ba Kumu par les Wolarɓe de l’Ouest) et les Fulgankooɓe de la rive droite (établis au bord de la falaise).
5. Fuuta-Jalon
Au Fuuta-Jalon, jadis, « les vrais exploitants » étaient les « grands électeurs » (seediyaaɓe) (représentant et réunissant les 4 teekun(quartiers rivaux) qui nommaient l’Almami et les chefs de province (diiwal) et de paroisse (misiide) et constituaient une assemblée consultative.
Erratum — Il s’agit là d’une sérieuse méprise. Les Seediyaaɓe sont des Fulɓe du clan Bari ; ils tirent leur nom de leur aïeul Seedi, frère de Seeri, qui est l’ancêtre des Seeriyaaɓe. A la fondation de la théocratie du Fuuta-Jalon, les Seediyaaɓe furent désignés dans l’exercice du pouvoir central confédéral à Timbo, les Seeriyaaɓe reçurent le privilège du sacre ou intronisation (taarugol meetelol Almami) du nouveau souverain dans leur fief de Fugumba. Lire Paul Marty “les pontifes de Fugumba” — Tierno S. Bah.
Double influence :
- malinké (les seediyaaɓe, sinon d’origine malinké, du moins croisés de Malinké). (idem, voir erratum ci-dessus)
- les gens du Fuuta-Tooro descendus au Fuuta-Jaloo depuis deux siècles comme missionnaires « et compositeurs de poésies pieuses en arabe et en pular » . De même, c’est du Fuuta-Tooro qu’est venu Elhadj Umar.
6. Les trois métiers des gens de caste
Au Maasina, comme en beaucoup de régions d’Afrique Noire, on trouve des poètes, des gens dont le métier est de déclamer, de réciter, de chanter. Ils sont de familles diverses. Sont-ils des gens de métiers héréditaires ? Il faut distinguer : il y a des gens de castes, généralement musiciens joueurs d’instruments, ou ouvriers maabo (pl. mabuɓe), labbo (pl. lawɓe).
Le maabo est un homme appartenant à un clan de gens dont l’occupation principale a été le tissage. Mais il faut distinguer les métiers effectivement exercés et les castes d’artisans. On trouve au Soudan des castes d’artisans. On vous dira : celui-ci est unmaabo (c’est-à-dire : appartient à une lignée ou le tissage est l’occupation héréditaire). On a ainsi :
- maabo : tisserand de coton ou de laine
- labbo : boisselier, fabricant d’écuelles
- baylo : ouvrier du fer et des métaux
- gargasaajo : cordonnier, ouvrier en cuir
Mais il s’en faut bien que tout homme casté soit un artisan — et que tous les artisans soient des gens castés.
Outre son métier manuel, l’artisan casté a fréquemment un « second métier » , qui peut l’aider à le faire vivre, ou même devenir son métier principal ou soir occupation unique : c’est le rôle d’intermédiaire. Selon les sphères sociales, cela tient de l’entremetteur, du messager, de l’espion, du Grand vizir ou de l’ambassadeur.
En effet, les familles soudanaises ont entre elles des rapports réglés par un protocole héréditaire, souvent compliqué. Très souvent, leur honneur leur défend les rapports directs, comme il leur défend certaines occupations. Les gens de caste sont là pour mettre en rapport ces groupes sociaux, petits ou grands : familles, États. Ils amortissent les chocs.
Tout Européen qui a vécu en Afrique a éprouvé plus ou moins cette horreur des rapports directs — d’homme à homme. Les Soudanais adorent tâter le terrain. Toute demande (demande en mariage, demande de quelque chose) n’est, autant que possible, pas présentée directement par l’intéressé : votre cuisinier veut une avance, il vous fera de préférence parler par le boy, et réciproquement, ou bien rédigera une lettre — qu’il vous présentera. Si nous acceptez : bon ! Si vous n’acceptez pas, il n’aura pas la honte du refus.
Il en est de même pour les mariages, les divorces et les tractations qu’ils comportent — les brouillés et les raccommodages qui sont la règle dans les ménages soudanais. Dans les matières sexuelles, les « convenances » interdisent souvent aux parents de s’occuper en personne du mariage de leurs enfants. Leur présence est généralement interdite au cours des cérémonies des noces. Tout se passe par mandataire, par personne interposée.
Les relations entre nations se traitaient de la même façon entre guerriers, les entrevues sont difficiles, l’amour-propre empêche les réconciliations ; les fanfarons ne peuvent demander la paix — leur honneur le leur interdit. Or, l’homme de caste, neutre, est tout indiqué : il saura arranger les choses en ménageant les amours-propres. — S’agit-il de vendre, d’acheter ? Un homme libre n’ira pas proposer la vente lui-même, en dévoilant ainsi sa pauvreté, ses besoins. D’où le rôle des courtiers sur les marchés soudanais.
Qu’y a-t-il à la base de cette division des besognes ? De la paresse, certainement (on fait agir autrui, pour éviter un effort — mais surtout de l’orgueil et de la crainte : ne pas s’engager, faire semblant, cacher son vrai désir, ses vrais bewoins, ne pas s’exposer à la « honte » (semteende, kersa, kumiga, haw) — cette honte, seule capable de causer les rares suicides africains.
Les gens castés sont aussi les inusiciens et, les poètes — soit que ce soit un accessoire de leur profession, soit que cela soit l’occupation essentielle. La vie des Soudanais a besoin de musique : noces, funérailles, circoncisions, épreuves de virilité, travaux agricoles, marche, rameurs, réceptions des chefs, distractions au cours des loisirs.
Le musicien accompagne et chante le travail et le loisir. Le tisserand, l’ouvrier en cuir, le boisselier sont souvent les musiciens du groupe social. C’est vrai du maabo (les chanteuses maabo du Tarikh), du gargasaajo (ouvrier en cuir), du labbo (boisselier). Les lawɓedes Fulɓe du Mosi, par exemple, sont chanteurs et musiciens. Ce rôle est tenu au Maasina par le maabo. Il ne semble pas que le forgeron soit, en même temps, musicien.
Maabo ɓelɗo kolli, ɓelɗo ɗenigal, ɓelɗo koyngal 4 ; — le Mâbo est agile à la guitare, de la langue et sur ses pieds 5.
Ce dicton pourrait servir d’exergue à tous les gens de caste.
Cependant, les gens non castés, libres ou esclaves, se sont permis de se livrer aux occupations des hommes de caste, quoique ceux-ci protestent. Au Fuuta-Jaloo, les maîtres mettaient leurs esclaves en apprentissage, pour avoir des artisans domestiques plus soumis, plus économiques que les gens de caste. D’autre part, les esclaves émancipés ou évadés adoptent souvent des métiers plus rémunérateurs que la culture et qui satisfont le goût du vagabondage.
De même, l’étranger, à qui les hasards de la vie imposent l’expatriation, s’installera tisserand, faiseur de sandales. Des gens libres, ruinés, feront de la mendicité déguisée, en se faisant chanteurs ambulants (comme les Sangaje, à Say). La musique ne paraît pas toujours laissée aux gens de caste : le héros Ham Aloseyni jouait du julukele, et il n’est pas le seul : le hoddu (instrument à cordes) est le divertisseur.
Quant à la poésie récitée, elle est quelquefois composée par des gens de toute origine mais presque toujours d’humble origine : unmaabo, un forgeron d’origine boobo, un berger pauvre. Peut-être pourrait-on parler, timidement, de « don » : il y a, en effet, composition, et ces poésies ne tombent pas toujours dans l’anonymat… Quel est le rang du poète, dans la société soudanaise ? Très humble, doit-on répondre, comme règle générale. Le poète est un pauvre diable. Il peut arriver qu’un homme de caste arrive à de hautes situations, s’il sait se concilier la faveur des grands et des riches : c’est à son intelligence, à ses qualités de diplomate ou de guerrier, qu’il doit sa réussite, et non à ses qualités techniques d’artisan, de musicien ou, encore moins, de poète. Certains ont une renommée locale de bons diseurs à langue bien pendue, mais on ne leur accorde pas pour cela honneurs et richesses.
Aujourd’hui, Il ny a plus de chefs puissants, mais il y a encore des gens riches, des jeunes gens fanfarons et orgueilleux. Aussi, les griots jouent toujours un rôle.
L’évolution des artisans paraît plus poussée que celle des autres classes. A distinguer : certains forgerons, etc. ; au contraire,lawɓe, potières, restent archaïques et méfiants ; tailleurs et brodeurs (le tailleur possède on loue une machine; mauvais esprit musulman 6 (id. pour le brodeur) : ce sont des métiers honorables, généralement exercés par des talibaɓe). … L’abîme qui sépare le buguru d’un Pullo teliko, où logent famille et veaux, et le wageeru d’un notable du Fuuta ou de Timbi, entouré de son jardin planté d’allées de caféiers fleuris et d’orangers ! …
Maasina (1928 ?).
C. Sexualité et mariage
1. Sexualité.
Le « canon » de la beauté physique est séduisant : « mince de taille, large de poitrine, taille de guêpe-maçonne, bras longs et minces, petit col gracieux, petit nez bien tiré, visage de clarté » .
Les allusions galantes ne sont pas sans gaillardise. Tel terme mitagol ou bitila désigne expressément « le fait de se glisser la nuit dans une case et d’y posséder une femme par surprise, à tâtons » (Niger, Say).
Certaines bonnes histoires ont la crudité des fabliaux de nos pères [français]. Telle celle du « lézard de maman » (Niger) : un amant, pressé et prudent, perce un trou dans le mur du fond de la case et, sans se montrer, comble sa belle. Un beau jour, l’enfant s’écrie : « Papa, regarde le lézard de maman ! » Le mari sectionne le corps du délit, le fait cuire et le donne à manger à l’épouse adultère, qui se met à pleurer, tandis que le gosse dit à son père : « Tu as tué le lézard de maman ! »
On raconte aussi qu’un homme se mit à péter. Sa femme dit :
— « Le vent d’Ouest s’est levé aujourd’hui. »
— « Bon, fait le mari, alors il va pleuvoir des crottes » (Niger).
Excision : au Fuuta-Jalon, les fêtes qui suivent la retraite des excisées sont les spectacles les plus fréquents et les plus faciles à remarquer de la vie locale (en janvier-février).
2. Mariage.
- Interdits (Say, Niger). Il est interdit au conjoint de nommer son conjoint (même entre fiancés enfants), et de nommer le fils aîné. On tourne parfois l’interdit en appelant l’aîné « fils d’un Tel » , Un Tel étant le nom d’un ami. « Une femme pullo qui se conduit en pular » (pullo debbo o fulɗan) ne prononce ni le nom de son mari, ni celui de son premier né, ni celui de ses beaux-parents, ni celui des vaches qu’elle a reçues en dot (halal).
- Consommation du mariage (Say, Niger) : « Non, on ne couche pas ensemble dès le premier jour. En plus du délai de 7 jours prescrit, il y a bien des maris qui attendent 2 et 3 mois. Quand j’ai épousé la mère de Bityodi (il ne prononce pas le nom de sa femme Adija), j’ai attendu 2 mois…
Si tu es trop pressé,a semti « tu as honte » , à cause des gens qui peuvent dire : a yaawi ! « tu vas vite ! » . Et honte à la femme qui n’a pas fait plus de résistance ; on petit lui dire : « Eh, tu aimes bien les hommes ! » (Hey ! Aɗa yiɗi worɓe sanne !) - Nécessité du mariage (Fuuta-Jalon, 1937)
- Quelques opinions sur le mariage. Pourquoi l’homme recherche-t-il la femme ? Pour trois choses
— pour avoir une postérité
— pour avoir quelqu’un qui s’occupe du ménage — nourriture
— pour le plaisir.
Un autre : à quoi sert le mariage ?
— le ménage et la postérité
— les services domestiques et la postérité.
La virginité? Ce n’est pas l’essentiel ! Mieux vaut une femme féconde, capable et obéissante. - Le douaire (teŋe) (Fuuta-Jalon, 1937)
« C’est ce qui rend le mariage licite, c’est ce qui le rend valide, c’est ce qui améliore la cohabitation, c’est ce qui fortifie le lien du mariage. Parce que l’affection seule est chose légère, c’est l’utilité qui solidifie, c’est la contrainte qui fortifie. Sinon, la femme, demain, phuit !, je suis partie !
Teŋe, ko dewgal ngal dagora
Ɗuni sellini dewgal
no moƴƴi na wondigal ngal
e ko sembingol dewgal.
Kabii : giɗgol, ko selbuɗum (= ko hayfi)
ko nafa on tekkinta,
ko doole on sembinta.
Si wanaa Ɗum, suddiiDo, jango
loppet, mi yahi!
Si les animaux — taurillon dutooraare (demande en mariage et cadeaux du prétendant), paire de génisses du teŋe (douaire) vite transformée en 3 génisses —, font des produits, le troupeau-douaire de la femme grossit. Si c’est une petite captive, elle a des enfants, ses esclaves sont plus nombreux. Elle y regarde à deux fois avant de perdre tout cela.
2. Tendance islamique à réduire le moulant du douaire.
C’est cela que nous conseillait Cerno Saiidu Nuru Tall, petit-fils d’Elhadj Omar, en tournée. Il nous dit : que nous diminuyions le teŋe, que nous diminuyions le tooraare, c’est-à-dire le prix payé aux parents et le douaire :
— comme tooraare, si c’est Une vierge : 25 F ; si c’est une femme déjà mariée, 15 F.
— comme teŋe, une vache de 3 ans, ou bien une somme de 75 F.
« Si vous ne diminuez pas le montant des douaires, vos filles ne se marieront pas, elles vous resteront pour compte. » C’est ainsi qu’il nous a conseillés. »
- « Pourquoi fait-on rembourser aujourd’hui plus qu’autrefois ?
Pourquoi nous, assesseurs des tribunaux, faisons-nous rembourser les douaires, les cadeaux, presque intégralement ?
— Aujourd’hui nos filles et nos sieurs ne sont plus en nos mains. Les anciens ont trouvé le moyen de rendre les unions un peu moins fragiles. Autrefois, les femmes étaient maintenues assez durement entre les mains de leurs époux. Aujourd’hui, elles ont tendance à s’en aller pour un oui ou pour un non, et on ne peut plus les ramener de force; mais, en les obligeant à payer — ou en obligeant leur famille à payer — intégralement tout ce qu’elles ont reçu au moment du mariage (quand elles ne le peuvent pas ou ne le veulent pas), cela oblige les épouses volages à rester chez leur mari.
— D’autre part, un autre facteur est intervenu. C’est que ceux qui font appel à notre jurisprudence sont des gens du « service » en majorité — qui épousent des filles du pays — lorsqu’ils divorcent, ils tâchent d’exiger de leur belle-famille le remboursement maximum de ce qu’ils ont donné, en cadeaux ou en douaire. Et des assesseurs complaisants ont adopté jurisprudence pour plaire aux gens du « service » .
D. Sur l’Islam pullo
1. Origine des Fulɓe.
Selon les Tarikh du Maasina recueillis (originaux en caractères arabes) et traduits par G. Vieillard en 1937, et notamment celui deKaramoko Salmana, de Timbi Tunni (province du Futa Jalon)
« Toutes les tribus fulɓe descendent de 4 tribus :
- Ururɓe (nom d’honneur : Baa)
- Feroɓɓe (nom d’honneur : Soo)
- Jalluɓe (nom d’honneur : Jallo)
- Ndayeɓe (nom d’honneur : Bari)
Chacune de ces tribus descend d’un des 4 enfants nés de l’union de la fille du Roi (païen) du Maasina avec Uqbata ben Yasir, laissé au Maasina par Amru ben el-Asi (envoyé par le calife Omar) en 15 H/637 A. D.
Ces quatre fils se nommaient
- Ru’uriba, ancêtre des Ururɓe
- Wane ou Waye, ancêtre des Feroɓɓe
- Boɗewal, ancêtre des Jalluɓe
- Da’atu, ancêtre des Ndayeeɓe
Ces tarîkh sont de composition récente. L’un d’eux est daté de 1928. D’autres datent de 1937.
2. Islamisation du Fuuta-Jalon.
Chaîne de missionnaires musulmans Futankoɓe, élèves de l’Islam maure, partant des campements maures du Hôdh, par leFuuta-Tooro, le Ɓundu, le Labé, pour aboutir à Timbo, dernier bastion méridional du Dâr-al-Islam, de la fraternité musulmane.
3. Le « Fonds Vieillard » renferme un Coran manuscrit du Fuuta-Jalon, en arabe, avec traduction intercalaire en pular.
Il y a aussi des poèmes pular de nature religieuse, dont un de l’Émir de Dalla, Alfa Hamidu Ham Sambo, intitulé : « Pour et contre le tabac. »
4. Prière.
Le croyant n’attrilbue pas beaucoup d’importance à la précision du moment où il prie. Dans les cours de certaines mosquées, à Tenengou par exemple, il y a une sorte de cadran solaire (ngalawal ou ngamawal) : l’ombre d’un piquet porte sur un bâtonnet gradué horizontal… ou bien l’ombre humaine est mesurée en pieds : longueur variable avec les saisons. » (Maasina, 1937 ?)
5. Objets du culte
Au Fuuta-Jalon, le costume pullo comporte une ceinture garnie d’amulettes. Dans une grande poche, on porte un chapelet de graines, de noyaux de dattes, de bois incrusté, avec un petit peigne à barbe, et (pour ceux qui ne sont pas tidjanes) une tabatière de poudre à chiquer. En bandoulière, le bréviaire semainier ou Dalâ’ilal-Khayrât et, fréquemment, le Coran, le Kamilu, c’est-à-dire « l’intégral » .
A noter que le short est jugé incommode et indécent. On l’appelle, en argot franco-pular, montinaru : « celui qui remonte les testicules » .
6. Médecine islamisée et arabisée
Le dessin ci-contre reproduit l’anatomie du coeur, en arabe (Fuuta-Jalon).
Notes
1. Gaden, 1931, p. 197 Hoolaare : confiance, assurance dans la probité, probité, fidélité, honnêteté ; hoolaaɗo Allah : celui en qui en Dieu a mis sa confiance.
2. « Le Pular est né au Fuuta-Tooro, grandit au, Maasina et vieillit au Fuuta-Jalon. » Dicton du Fuuta-Tooro dit par Dia Md. Fadel, Toucouleur, étudiant à l’Université de Dakar, le 19 janvier 1961. Le sens serait celui d’améliorations successives (et non de dépérissement).
3. Alors que le sédentaire wolof jure « par la ceinture de son père » , c’est-à-dire par sa filiation paternelle ; sania gênyoo baay!
4. kolli, pl. de koddu (instrument à cordes) ; ɗemgal : langue ; kongol : phrase, sentence, (Monteil).
welde ɗemgal (Gaden) : être bavard, avoir la langue bien pendue. 5. Trad. Cheikh Hamidou Kane (3-3-61).
6. Regrettable jugement, surprenant sous la plume de Vieillard (V. Monteil).
Pour un « coutumier » Fulɓe
Niger — Notes au sujet dela codification des coutumes Fulɓe (Dosso, 5 juillet 1933).
L’établissement d’un coutumier Fulɓe applicable à tous les Fulɓe de la Colonie du Niger 1, est également impossible.
Il y a eu, probablement, des usages Fulɓe communs à tout le groupe ; ils n’ont été conservés, si même ils le sont intégralement, que par un petit nombre de groupements. Aujourd’hui, presque tous se disent musulmans, la plupart le sont effectivement, et, leur vie civile est réglée par le droit musulman.
Le Pullo, a l’origine païen, nomade et pasteur, est devenu, plus ou moins, musulnian, laboureur et sédentaire. Ces trois évolutions étant généralement parallèles et accompagnées souvent de métissage.
Il y a de grandes différences entre les Fulɓe fixés au sol et maîtres de la terre comme an Liptâko (Dori) et au Torodi (Say), fervents musulmans et possesseurs de serfs, et, les Fulɓe vivant en demi-nomades à peu près indépendants, comme certains Wodaaɓe, du Katséna et du Gober.
Un très grand nombre dépendent des chefs noirs sédentaires auxquels ils payaient un impôt ; et ceux-là faisaient juger leurs différends par des cadis musulmans.
Les Fulɓe avaient, originairement, des, coutumes tout à fait contraires à l’Islam — beaucoup plus que celles des Noirs. En effet, l’Islam a trouvé chez ces derniers une organisation patriarcale de la famille consanguine qui n’est pas en désaccord avec ses principes, et un système de tenure des terres, dont le principe — l’usage de la terre à celui qui vivifie — était le fondement, et, tout à fait conforme à la Doctrine islamique.
Chez les Fulɓe, au contraire, l’organisation matriarcale de la famille, la licence des moeurs des femmes, la sauvagerie de nombreux usages, étaient, en opposition violente avec la religion islamique.
Mais d’autre part, la supériorité intellectuelle des Fulɓe et, l’on peut dire, le spiritualisme de certains d’entre eux, l’isolement et les loisirs de la vie pastorale, les prédestinaient à devenir une fois convertis, des croyants fervents.
On peut dire qu’au Soudan, c’est l’élément pullo qui a fourni et les Païens les plus endurcis, et les néophytes les plus ardents. Au Niger, il ne peut être question de codifier l’antique loi pullo, dont d’ailleurs nous [les colonisateurs français] ne saurions sanctionner l’application, car ses institutions sont pour la plupart « contraires aux bonnes moeurs et à l’esprit de notre civilisation » .
Au demeurant, les derniers tenants du pulaaku — des couturnes peules, évitent avec soin tout contact avec les autorités, et jamais on n’aurait l’occasion d’appliquer la coutume pullo : ceux qui s’intéressent à nous sont toujours musulmans et se réclament du statut musulman.
A Famille et mariage
1. La Famille
La famille pullo a dû passer par un stade où la filiation utérine seule était connue, sans doute, parce que l’accouchement créait un lieu évident entre la mère et l’enfant, tandis que le rôle du géniteur était inconnu. Peut-être la vue quotidienne des moeurs de leurs animaux, chez qui la mère s’occupe de son veau, tandis que les taureaux ignorent leur progéniture, n’est-elle pas étrangère à ces conceptions.
2. Ancien mariage de groupe
A ce moment, les frères et soeurs issus d’un même ventre vivaient ensemble et avaient des relations sexuelles avec un autre groupe de frères et soeurs utérins, sans qu’il y eut mariages et cohabitation des ménages.
Les enfants qui naissaient étaient élevés dans le campement de leurs oncles maternels, par leurs mères. Il est probable que tout le groupe de frères pouvait avoir des relations sexuelles licites avec tout le groupe de soeurs, et que l’on ne savait pas qui était le véritable géniteur.
Dans la terminologie actuelle de parenté, on dit encore :
- babiraaɓe, les pères, mot qui désigne le véritable père et ses frères, et, d’une façon générale, wuro babiraaɓe, tout le côté paternel
- inniraaɓe, les mères, c’est-à-dire : la mère et les soeurs de la mère, et d’une façon générale, toute la famille maternelle
- ɓiɓɓe, les enfants : les fils et les neveux issus des frères du père
- Kaaw : désigne l’oncle maternel
- goggojo : désigne la tante paternelle
3. L’oncle maternel : Kaw, Kawiraaɓe)
On dit : « Quelqu’un peut dire qu’il n’est pas le père de ses propres enfants, mais ne peut pas dire qu’il n’est pas le père des enfants de sa soeur. »
Et aussi : « Un troupeau de ton oncle maternel, c’est ton troupeau, ce sont les richesses auxquelles tu as recours dans l’embarras. Les bêtes de ton père, tu les laisses et tu vas trouver ton oncle maternel. Tu peux même lui prendre des vaches sans l’avertir — c’est la coutume des Fulɓe. »
4. Ƴekiraaɓe dans l’Ouest, Keyniraaɓe dans l’Est
Ces termes désignent les frères du mari, pour l’épouse — les soeurs de la femme, pour l’époux. Il est intéressant de noter que ces parents font partie des « parents à plaisanter » , c’est-à-dire de ceux avec lesquels toute familiarité est permise. On y joint lesdenɗiraaɓe, cousins, fils et filles du frère de la mère ou de la soeur du père. Avec les ƴeekiraaɓe, le mariage n’est permis qu’en cas de décès du conjoint. Ces coutumes sont connues sous le nom de lévirat : droit et obligation, pour la femme, d’épouser le frère de son mari défunt (le frère cadet, chez les Fulɓe) — et de sororat, droit et, obligation, pour la femme d’épouser le mari de sa soeur défunte (de la soeur aînée). Il est curieux de noter que ces deux coutumes corrélatives sont, selon les ethnographes, des survivances du « mariage de groupe » , et qu’elles se rencontrent généralement chez les pasteurs d’Asie et d’Afrique, comme chez les chasseurs des deux Amériques.
5. Frères et soeurs du conjoint.
- Le frère cadet peut épouser la veuve de son frère aîné (lévirat)
- L’homme peut épouser les soeurs cadettes de sa femme (sororat,) ; mais le frère ne peut pas épouser la veuve de son aîné, et l’homme ne peut épouser les soeurs aînées de sa femme. (A noter que le lévirat était la règle chez les Israélites, selon la Bible.)
L’enfant était autrefois désigné du nom de sa mère : « un tel, fils d’une telle » , alors qu’aujourd’hui, chez les Fulɓe musulmans, on dit : un tel, fils d’un tel). On peut le voir dans leTarîkh-es-Sudân, où les amiiru Fulɓe du Maasina ont leur nom suivi dit nom de leur mère. La coutume est encore suivie chez certains Fulɓe bergers : Ɓii-Kumbo, fils de la femme Kumbo.
Relations sexuelles et mariages
On entend couramment dire par les Soudanais : « Chez les Fulɓe, le mariage n’existe pas, il n’y a pas de « lien » de mariage, de contrat qui lie l’un à l’autre l’époux et l’épouse ; chacun couche avec celle qui lui plaît, et la lâche quand elle a cessé de lui plaire, ou bien se la voit enlever par un autre homme. »
Il est de fait que la liberté sexuelle, tant des filles que des jeunes, est très grande chez les Fulɓe pasteurs. En 1928, une femme d’un campement voisin de la Sirba, Boundou Calli Allahi, quitta son mari, alla « vivre sa vie » au yagha, revint avec un amant — le mari lui offrit vainement plusieurs vaches, elle continuait à vivre dans le même campement avec l’amant, sans que l’on s’émût, sans que personne pense qu’elle pouvait être contrainte à retourner chez son époux.
En 1930, un Pullo boɗaajo de Filingué se vit enlever sa femme par un Pullo boɗaaɗo de Tahoua, qui l’avait à peu près assommé à coups de bâton en combat singulier. Il vint se plaindre au cercle de Tahoua, et je pus entendre les réflexions des Fulɓe à ce sujet : « Tu n’as rien à dire, — la femme a suivi l’autre de son plein gré ; il a été plus fort que toi ; tu violes la coutume pullo en venant te plaindre » Et l’autre s’excusait : « Je le sais, mais j’aime trop ma femme ; et je sais que les Blancs et les assesseurs musulmans pourraient me rendre ma femme. » D’ailleurs, femme et ravisseur ne pureut être retrouvés.
Dans ces deux cas, il s’agissait de Fulɓe pasteurs nomades, de groupes les plus primitifs ; les Fulɓe musulmans sont au contraire plus rigides que les autres Soudanais, et quand ils sont citadins, arrivent à cloîtrer leurs femmes.
Les filles et garçons ont pour principal souci les intrigues amoureuses. Il ne semble pas que les Fulɓe se soucient beaucoup de la virginité. Il n’y a pas de mot pour désiguer la vierge — surbadyo, jiwo, signifient jeune fille ou jeune femme « qui n’a pas encore enfanté » ; c’est l’accouchement qui fait donner un nouveau nom : Kaabo, Yeraajo. Alors que, chez les Noirs haoussa au milieu desquels vivent ces Fulɓe, il y a des termes (budurua, budurci) pour désigner expressément vierge et virginité.
Quand une fille a eu enfant, qu’elle ait un « promis » officiel ou non, la présence du bâtard ne paraît pas être un obstacle au mariage (cf. coutumier du Katzell) : conséquence logique de la liberté des moeurs.
Celle-ci est d’ailleurs voilée par toutes sortes d’usages, de formules, qui permettent aux jeunes gens de se faire la cour sans que les choses soient évidentes. C’est ainsi que toutes ces escapades sont nocturnes, secrètes, que des langages convenus cachent aux curieux les rendez-vous. Un garçon, pour demander les faveurs d’une fille, emploie une série de formules, tout un questionnaire, à demi-magique, dans lequel il ne faut pas trébucher, sous peine de se voir raillé par la belle et repoussé.
Les rixes sont fréquentes, et les crimes passionnels plus fréquents que chez les autres Soudanais. Bien entendu, ces affaires se passent en famille et les tribunaux n’en entendent pas parler.
Le mariage est recommandé entre cousins utérins, c’est-à-dire entre enfants issus d’un frère el’ d’une soeur : c’est le mariage normal. Il est absolument prohibé entre belle-mère et gendre, entre beau-père et bru, mais à un degré moindre. Recommandé entre veuve et frère puîné du mort, entre veuf et soeur puînée de la morte. Défendu entre veuve et frère aîné du mon, entre veuf et soeur aînée de la morte. Entre enfants issus de deux frères ou de deux soeurs, il faut distinguer : entre enfants de deux frères, union permise et recommandée ; entre enfants de deux soeurs, union interdite par l’Islam, mais fréquente autrefois chez les Fulɓe.
B De la propriété
1. La terre
La tenure des terres n’a pas d’intérêt chez les Fulɓe. Ceux qui sont à demi-sédentarisés, qui ont des cultures, suivent, les mêmes règles que les sédentaires, à savoir : droit d’usage sur la terre à celui qui vivifie la terre.
Dans les régions où les Fulɓe étaient riches et possédaient des serfs (Dori, Say), ceux-ci cultivaient, en payant la dîme à leurs maîtres, sans jamais pouvoir obtenir aucun droit sur la terre ; en pratique, d’ailleurs, le serf, ou dimaajo, n’est jamais dépossédé par le maître de la terre.
2. Les pâtures
Dieu fait pousser l’herbe, elle n’est à personne et y en a assez pour qu’il n’y ait pas de contestation. Les Fulɓe se soumettent au « droit de pacage » qu’ils considèrent comme un impôt, mais indignent quand on leur explique le fondement de cette taxe. Au moment des toutes premières averses d’avril (gulwele) chaque campement envoie un jeune garçon à la recherche des endroits où il a plu, où a poussé la jeune herbe, c’est la recherche appelée cewtoygo et, quand il le peut, l’heureux inventeur garde sa trouvaille pour son troupeau, car c’est une période critique pour le bétail.
3. Le troupeau
Le Pullo nomade ne possède, en somme, rien au monde que ses animaux. Sa demeure est une hutte de feuillage. Son vêtement : un pagne de cuir et un chapeau de paille ; son mobilier : un bâton, un arc, un carquois, une calebasse pour traire, une puisette de cuir, une corde pour attacher les veaux.
Il n’y a pas, je crois, d’être plus dénué au monde. Les vaches peuvent être l’objet de divers contrats
- Nagge susuke(donation familiale) : une génisse est donnée à un membre de la famille, fils ou neveu, ainsi que tous les produits qui sortiront d’elle. Ces donations se font en plusieurs circonstances.
Lors de la Purification (lamru) du nouveau-né, qui a lieu dès que l’on peut réunir la famille (mais non une semaine après la naissance, comme le baptême musulman, indeel), le père et l’oncle maternel désignent la vache qui appartient à l’enfant (Si c’est un chameau, au bout de dix ans, un garçon peut ainsi posséder dix têtes et plus). Tous les oncles et tous les aînés en font autant, et l’enfant peut ainsi posséder, dès le sein de sa mère, un cheptel nombreux.
Au moment des épreuves par le bâton, appelées soro, le garçon qui sort vainqueur de cette sorte de duel, reçoit de son oncle maternel, de son père et de ses aînés, des vaches dont le produit vient encore grossir son troupeau.
La vache susuke reste généralement en la possession du donateur, surtout évidemment quand le donataire est un enfant à la mamelle. On dit : mi sukkii ma nge. C’est une façon fréquente de transmettre les biens. - Prêt (nagge habbana’e) : une génisse est prêtée à un autre Pullo, non parent, lorsqu’elle a mis bas deux veaux, quelquefois trois, quatre (jamais cinq) selon les conventions. Ce prêteur reprend sa vache et la moitié des produits.
Le bénéficiaire de la vache prêtée ne doit jamais traire la vache à lui confiée, et laisser les veaux boire tout leur soûl. C’est une grande honte de traire cette vache. C’est une façon de reconstituer le troupeau d’un Pullo appauvri par une épidémie. Formule : mi, haɓɓani ma nge. Quand on rend la bête : mi nanti. Souvent ce contrat se fait en double, par exemple pour échanger deux variétés de bovins. - Nagge jeljele: c’est une donation pure et simple ; jelol, c’est la marque de propriété : feu, coup de couteau aux oreilles, etc. La formule : mi jelani ma nge signifie : « je marque cette bête de ta marque. »
- Takkere: c’est un contrat de prêt d’animaux, ou plutôt contrat de cheptel entre un tokkere ou hallifa’e (propriétaire) et un berger, qui a droit au, lait, et à une part du croît du troupeau, généralement un taureau la première année, une génisse la seconde année. Actuellement, le berger reçoit souvent un salaire en nature. Ce salaire est du triple en saison sèche, parce qu’alors le lait est moins abondant et le travail de l’abreuvoir plus fatigant.
- Vente : la vente du bétail est inconnue dans la coutume pullo (comme la vente des terrains de culture chez les sédentaires).
Avant la conquête [française], les Fulɓe lorsqu’ils étaient soumis à un chef noir, payaient un impôten nature, généralement 1/20 dutroupeau. Ils le faisaient de mauvaise grâce, pour éviter un pillage plus grand. Quant aux biens dont ils avaient besoin et à quelques vêtements, ils se les procuraient par la vente du lait caillé et du beurre (tijippal). Après la traite, le lait est aux femmes ; celui qui ne sert pas à la nourriture de la famille est vendu aux Noirs.
Depuis la conquête, les Fulɓe ont dû se résigner à vendre des taureaux et des boeufs aux bouchers et aux marchands, pour acquitter les impôts en argent que nous leur demandons ; mais ils vendent le moins possible. Les grosses quantités de bétail, exportées sur le Nigeria, sont rachetées surtout en région touareg, chez les Bellah, à Filingué, Tillabéri, Tahoua. Les Fulɓe n’y contribuent que pour une petite part.
Donation pieuse : Quand une vache est très vieille, qu’elle ne peut plus donner ni lait, ni veaux, eL qu’elle n’est, plus assez vigoureuse pour servir de guide aux troupeaux (emploi des vaches stériles), on en fait un pieux don à un modibbo.
4. Successions
On a vu ce qu’était la donation familiale (cukkol). Grâce à celleci, les enfants savent, du vivant de leur père, ce qui est à eux dans le troupeau paternel : « à la mort d’un Pullo, il n’y a jamais de contestation, parce que le père a partagé de son vivant les animaux de son troupeau. » Certaines légendes peules racontent qu’autrefois les vaches ne se donnaient pas ainsi, du vivant de leurs propriétaires, et qu’alors les petits-fils impatients tuaient, l’aïeul ; c’est pourquoi leurs ancêtres auraient décidé de partager les animaux de leur vivant.
En fait, quand un Pullo a engendré plusieurs enfants (non pas lors de son mariage), il prend ses animaux dans le troupeau de la famille et va vivre à part.
Autrefois le Pullo « qui se sentait plus fort que son père » prenait, bon gré mal gré, une part du troupeau, et partait sans jamais chercher à revoir l’auteur de ses jours. Certains groupes arriérés font encore ainsi, et le père n’a rien à dire, ayant traité de même son propre père. C’est ainsi que les migrations ont dû se produire, chaque génération essaimant peu à peu, laissant les vieux en arrière.
Succession des filles. Les filles peuvent avoir des animaux en donation, s’il n’y a pas de mâle. S’il y a des frères et, des soeurs, elles n’ont généralement droit qu’à une tête de bétail chacune.
A noter que, chez les Soudanais, ce n’est pas le mariage qui émancipe le garçon : le premier mariage, ordonné par le père et conclu de bonne heure. C’est, disent les Noirs, « la barbe qui émancipe » (entre 25 et 30 ans).
5. Divorce (Cergal)
Facile et fréquent. Si la femme quitte son mari, elle laisse les vaches de la « dot » (kurudi) à son mari, mais emmène les soggaraaje avec elle. Si le mari répudie sa femme, elle emmène kurudi et soggaraaje.
Aussi les femmes, malignes, s’arrangent-elles pour se faire répudier.
Le divorce « par consentement mutuel » est inconnu et, inconcevable. On n’admet pas que les époux puissent « être d’accord pour se désaccorder » .
6. Mort de l’épouse
Si la femme a enfanté, ses vaches soggaraaje sont pour ses enfants. Si la femme a été bréhaigne (inféconde), la moitié va à sa famille, la moitié au conjoint.
Mort de l’époux (sort des kurudi ou dot ). S’il n’y a pas d’enfant : deux tiers à la femme, un tiers au père du mort.
C. Divers
1. L’oncle maternel
On sait qu’il jouait autrefois le rôle de chef de famille. Aujourd’hui les Fulɓe suivent, la règle musulmane, et on n’hérite que de son père. Le kaawu fait beaucoup de donations, mais on n’a pas à compter sur son héritage : Kaaw nyama ndoki : « l’oncle maternel, c’est de la viande de cheval » (utile de son vivant, immangeable après sa mort).
2. Les vaches, biens de mariage
- Soggaraaje. Quand une femme a des enfants, son père, ou autrefois l’oncle maternel, lui donne des animaux, génisses en nombre variable, qu’elle apporte dans le troupeau de son mari, mais qui lui appartiennent.
- Kurudi. Ce sont des vaches que le mari apporte à la famille de sa femme ; elles sont en nombre variable et amenées lors de la demande en mariage.
3. Les taureaux de la purification
Quand l’enfant est présenté à la famille, lors du lamru, la famille paternelle, « les pères » (babiraaɓe), amènent deux taureaux au campement de l’accouchée. On chante :
Le père est venu,
la tante paternelle est venue, ne s’est pas cachée.
C’est en somme la reconnaissance de la paternité. La famille de la mère, de son côté, donne un taureau à la tante paternelle du nouveau-né. Ces trois taureaux sont égorgés (autrefois tués à coup de lance) et la chair partagée.
4. Les taureaux d’initiation
Chaque Pullo, arrivé à l’âge d’homme, doit égorger un taureau la première année, un taureau la seconde année. Avant ce sacrifice (udditgo), il est appelé owdonndo. Il tue un taureau à coup de lance, et ses compagnons se partagent la chair. Ce taureau, il le prend dans le troupeau de son oncle maternel. S’il tardait à s’exécuter, il se voit brimer de la façon la plus brutale : on met de la bouse de vache dans son lait, on lui fait subir la question de l’eau — mais à l’urine de vache — on lui serre le crâne avec une corde et un bâton, et à chaque fois que le taureau mugit, on crie : « Hé, va saillir la mère du noirci ! »
Aux pluies suivantes, le novice, devenu dokkurawo, doit tuer un deuxième taureau sous peine des mêmes brimades. C’est ledokkitgo.
Devenu somburu par le deuxième sacrifice, on lui en demande encore un troisième (sombitgo). On dit : o sombitake. Ensuite, ou le tient quitte (Say). Chez beaucoup de Fulɓe, les deux premiers suffisent (Dosso).
5. Befordi
Après l’hivernage, on fait un concours de vaches grasses ; la vache primée est, pour toute sa vie, ornée au cou et aux cornes, de colliers, d’amulettes. Ses veaux sont mangés, on ne la fait pas allaiter.
Le gagnant doit égorger des taureaux et donner un festin (ɓe fiyo) aux campements de la région. C’est sans doute un reste de boolâtrie, dégénérée en concours d’animaux gras.
Nation pullo au Maasina
Cette étude porte sur les populations de langue pular qui vivent dans les régions arrosées par le Niger et ses divers bras, affluents, lacs et marais, entre le 130 et le 170 parallèle ; c’est une tranche Nord-Sud dans la diaspora fulɓe, qui s’étend, comme on sait, du Couchant au Levant, entre l’Atlantique et le Tchad (voire au-delà). L’expression « nation pullo au Maasina » , qui traduitpulaaku Maasina, a besoin d’être précisée : ce groupe humain mérite le nom de nation, défini par le dictionnaire : « ensemble de personnes réunies par la conscience d’une certaine communauté morale » .
Ces nations soudanaises ignorent souvent la frontière nette, l’unité politique permanente. Elles forment un réseau lâche, singulièrement emmêlé, de communautés éparses dans un pays peu peuplé. Chaque race, gardant, sa langue et ses moeurs, vit dans des villages distincts, et, dans les rares cités, dans des quartiers distincts. La communauté peule est fondée sur sa lagune, le fulfulde, sur ses moeurs, où l’amour du bétail tient encore la place principale.
Elle a en commun des souvenirs historiques. Le pulaaku Maasina, c’est partout où l’on jure « par la grâce de Sékou Ahmadou ! » :barke Seku Hamadu, L’empire fulɓe, ruiné par les Toucouleurs d’Elhadj Omar, vit encore dans le coeur des Maasinankoɓe.
C’est partout où s’échange la salutation : ‘an’e tiyaabu contre ‘an’e baraaje ! : « Sur toi les récompenses, sur toi les bénédictions ! » Le Maasina est une fraternité musulmane, entourée de mécréants. Plus vieux que les souvenirs pieux du Dîna de Hamdallahi, vivent encore les épopées païennes du jahilaaku.
C’étaient des païens, mais enfin c’étaient des Fulɓe ! et quels gaillards ! Cavaliers féroces et galants, pillards ivrognes et généreux, que les joueurs de hoddu célèbrent toujours aux veillées, ceux qui ne connaissaient ni la peur, ni la honte, ni le mensonge : « Ɓe kulata. Ɓe kersata. Ɓe penata. »
Plus loin encore, avant le temps des Pachas de Tombouctou, avant l’empire des Askia de Gao, c’est la nuit des temps, dont on ne sait plus que les vieux pactes sans date, entre les jowro, les chefs de campement, maîtres des vaches, et les hommes de l’eau. Les premiers venus de l’Occident : Boowal Bakunu, firent alliance avec les mangeurs de poisson, de nénuphars et de sirop de burgu, qui vivaient dans l’immense roselière, inondée chaque année par le Fleuve Noir, maayo ɓalewo. D’autres vinrent aussi, de pieux marchands, avares, actifs, fondateurs de cités de terre dans les « îles » , à Dia, à Jenne. C’étaient, ceux-là, des Soninké, et les Fulɓe les appellent souvent Mallinkooɓe (les hommes du Mali) qui fut un fameux royaume. Comme les Fulɓe, ils ont été d’enragés migrateurs, marchands en quête de clientèle, comme les Fulɓe étaient des vachers en quête de pâturages.
Le pulaaku c’est partout où un écolier, un artisan, un chanteur, on un simple ami des voyages, se trouve chez lui, « dans son monde. » , chez « nos gens » (yimɓe amen). Le pulaaku est vivifié par les courants économiques l’un, celui des marchands, va du Nord au Sud, ou, comme on dit : « du sel à la cola » (lamɗam yaade goro) ; l’autre, celui des vachers et des pâtres de brebis, va de la vallée inondée aux dunes des deux rives, du Burgu au Seeno, du riz sauvage au crameram (debbere yaade hebbere).
Non pas trop au Nord, ou tomberait chez les Touareg, les Burdame’en aux longues braies, criards et querelleurs, chevriers et chameliers : rien à faire pour nos vaches.
Pas trop au Sud, nous irions chez les Bambara païens et ivrognes ; nous serions au grand risque de faire comme tant de Fulɓe, qui ont perdu leur langue et leurs moeurs.
Vers le Bobola, à Barni ? Mais quel drôle de pular on parle là-bas ! Et leur religion ? Eh ! au temps où sont mûrs les fruits du ‘edi 2; il ne fait pas bon leur chercher chicane, car le cidre qu’ils en tirent les rend excitables ! Comme on dit : bani haalete, ‘oldi yardete (on y jargonne, on y boit du bani dans les écuelles de bani ! 3)
A l’est dans le Seeno, nous serons encore chez nous ; ce sont des Fulɓe très purs, mais dès le Ngondo, un gaillard du Maasina est regardé de travers ; « pays de la trahison, des lances rouges et des coeurs noirs » — quel mal n’a-t-on pas eu à les rallier, au temps de Sékou ! Après eux, c’est le Jelgooji, un pays fulɓe, mais leur foi est presque hérétique. Les Kaɓɓe, leurs livres écrits en pular/fulfulde, sont, disent-ils, indispensables au salut ; grâce à Allah, ces croyances n’ont pas dépassé Barni et Ngonkoro ! Au-delà c’est le pays des Moosi (Mossi), une dangereuse fourmilière de nègres païens. Le Hayre, la montagne des Haaɓe, vient jusqu’au bord du Marais près de Hamdallaahi, de Kaka (Sofara) : chez les Fulɓe hayrankooɓe, jusqu’à Hombori, nous sommes chez nous ; au-delà c’est un pays vide où errent les Touareg et les Fulankiriyaaɓe, vassaux des Touareg et parlant leur langue.
Borné par les Chameliers Touareg au Nord, par les Bambara au Sud, le pulaaku Maasina ne s’arrête pas nettement à l’Est et à l’Ouest, mais un vrai Maasinanke n’est pas chez lui chez les Fulɓe Uwarɓe de Sokolo, qui viennent d’ailleurs au Burgu. Vêtus de bleu sombre, portant leurs femmes sur des boeufs à la mode maure, ces sahéliens sont de pauvres gens, tresseurs de sécots — « des oiseaux noirs, des sans-logis » . On dit que leurs filles dansent nues avec les garçons. Est-ce vrai ? Ils ont, en tout cas, de drôles de chansons.
Sur la périphérie, le pulaaku « fond » . Il est grignoté par les éléments étrangers ; les éléments de la mosaïque déteignent les uns sur les autres. C’est le sort de toutes les nations invertébrées du Soudan, dont on trouverait l’équivalent dans le monde celtique ou berbère. Cependant, à travers migrations, guerres, alliances, échanges, les siècles et le milieu ont formé quelque chose qui ressemble, confus, mais vivace, « à cette conscience morale qui s’appelle une nation » (Paul Renan).
Où doit-on localiser le Maasina ? La discussion est, ancienne, car un Ardo du XVIIIe siècle, consulté là-dessus, répondit : « Entre Kigné et Kékey ! » Ces princes guerriers eurent, à Kekey , à Néné, à Ténenkou (Tenengu), bref au nord de Dia (Jaka), sur les bords du Jakawol, leurs campements de saison sèche, lorsqu’ils revenaient des pâturages du Neema : où ils résidaient, c’était « le nombril de la nation : wuddu pulaaku.
Depuis, les maîtres successifs de la nation peule, Sékou Amadou et sa dynastie, Sékou Tidyani le Foutanké, eurent leurs capitales plus à l’Est, à Hamdallay, puis en pleine montagne, à Bandiagara. Quant au Maasina proprement dit, devenu un désert, ses habitants ayant été déportés au Kounari : on n’y trouvait plus que fowru e fondu (hyènes et charognards) !
Parti des bords du Jakawol, le nom de Maasina fut étendu par les peuples voisins à l’ensemble des pays où se firent redouter les lances peules, puis les fusils toucouleurs.
Il faut en prendre son parti ; en pays soudanais, les eaux et les gens ont beaucoup divagué. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à regarder les cartes hydrographiques et ethnographiques que les Européens ont dressées : les taches bleues qui désignent les groupes linguistiques pular dans la carte Menier-Delafosse sont parfaitement arbitraires, aussi arbitraires que les contours des lacs dans les diverses cartes du delta central nigérien. Il ne faut pas chercher à traiter la géographie soudanaise avec des traits, des frontières, mais avec une polychromie plus nuancée et plus changeante que la gorge des tourterelles.
Le Maasina, c’est donc un noyau géographique : le Marais (Burgu), pâturages, rizière et poissonnerie, pour les gens des sablières (Seeno) et des falaises (Hayre) qui le bordent.
C’est un axe religieux et commercial, l’artère fluviale Jenne-Tombouctou. C’est un centre politique : l’ancien chef-lieu des Arɓe (sing. Arɗo) et des Cheikhs.
Répartition des Fulɓe Maasinankooɓe.
On peut estimer leur nombre à 300 000 ; et à 400 000, si l’on y comprend ceux du Bobola et du Jelgooji, malgré leur particularisme linguistique et religieux.
- 93 000 Fulɓe du Burgu (Burgunke, pl. Bargunkooɓe) paient l’impôt à Jenne, Mopti, Ké-Maasina : ce sont les gens du Marais nigérien, où ils vivent en symbiose avec 40 000 Bozo, 50 000 Bambara, 50 000 Marka.
- 75 000 Fulɓe du Gimbala (Gimbalanke pl. Gimbalaaɓe) et du Farimaké, paient l’impôt à Niafunké ; ce sont les gens des lacs nigériens, auprès desquels ils vivent, en rapport avec 10 000 Songay, 20 000 Bambara, 4 000 Bozo. On commence à sentir l’influence de familles touareg, fondues dans la masse peule.
Ces deux groupes sont le noyau de la nation peule : c’est chez eux qu’on trouve la réserve des pâturages de saison sèche, les cités religieuses et les marchés. - En aval, le pulaaku se prolonge par les 30 000 Fulɓe du Cooki et du Binga, qui paient leurs impôts à Goundam ; c’est le dernier îlot Pullo, déjà targuisé (Targi), aux lisières du monde chameli-er araboberbère, et à l’extrémité de la zone inondée, parmi 50 000 Songay et des serfs touareg.
- En amont, en groupes épars dans la masse bambara, payant leurs impôts a Ségou, vivent 23 000 Fulɓe, restés éleveurs mais destinés à se fondre avec les Malinké. au-delà c’est le monde nègre des Bamana, Minianka, Sénoufo, etc.
A l’Est, du bassin nigérien :
- 80 000 Fulɓe, payant leurs impôts à Bandiagara et à Bouentza, se partagent entre le Hayre (Hayranke, pl. Hayrankoɓe) et le Seeno (Senonke pl. Senonkoɓe), c’est-à-dire entre la Falaise et les Sablières. Ils vivent en rapport avec une masse Dogon (Haabe et Humbeeɓe), soit, sur le plateau, soit au pied de la falaise orientale et des pitons qui prolongent le plateau au N.-E.
Au Sud et à l’Est, on trouve deux groupes excentriques, qui ont plus ou moins subi le pouvoir des Cheikhs de Hamdallahi :
- 30 000 Fulɓe du Boobola (impôt à Nouna) vivent dans une marche frontière, au milieu de 65 000 Bôbo et de 28 000 Marka.
- Ils sont séparés, par le Samôri (90 000 Samo), des :
- 75 000 Fulɓe du Jelgoji (impôt à Ouahigouya), en rapport avec avec une masse mossi (300 000) ou Mossinankoɓe du Yatenga).
Au Seeno occidental
- 20 000 Fulɓe (Uwarɓe et Wolarɓe) payant l’impôt, à Nara et Néma.
Le peuplement des territoires qui nous occupent, dépend du genre de vie des différentes nations.
Les cultivateurs-cueilleurs forment, partout le substrat, les villages de paysans les plus anciennement installés. Ils sèment surtout le riz dans le Burgu, le millet et le fonio dans le Hayre, le millet et le sorgho dans le Seeno, le riz et, le sorgho dans la région des lacs. Ils ajoutent à ces céréales principales d’importantes cueillettes, nénuphars et roseaux à sucre dans le Burgu, karité au Sud, graminées sauvages dans le Seeno, fruits du raisinier et du mombin, etc.
Ce sont :
- 210 000 Bamana, au Sud et au Centre
- 76 000 Songay, au Nord
- 161 000 Dogon, à l’Est
- 65 000 Bobo, au Sud-Est
Les 130 000 Soninké, tout en étant de bons agriculteurs, méritent une place à part, grâce à leur rôle spécial dans le monde sondanais. Ce sont des fondateurs de villes, des marchands et des religieux, sous des noms divers : Diakhaɓe et Sarankulle dans l’Ouest, Mallankoɓe, Silluɓe dans l’Est, Wangarɓe, Wakore, Marka, etc.
Comme les Fulɓe, ce sont des dispersés, qui ont essaimé dans tous les territoires occupés par le pulaaku.
Au Burgu (Dya, Dyenné, Sofara, etc.), dans le Hayre (Toum, etc.), dans le Seeno (surtout au Boobori), on trouve leurs communautés industrieuses, leurs mosquées bien entretenues, leur Islam convaincu mais mêlé de magie (alors que celui des Fulɓe tourne au soufisme), l’activité de leurs maçons, de leurs tisserands. Il leur arrive de perdre leur langue pour adopter celle du pays, bambara ou songhay par ex., mais, comme les Fulɓe, on les reconnaît toujours à leur genre de vie, à leurs caractères moraux, lointain héritage du Mali (Mallankoɓe ?) ou des « Blancs » qui comptent parmi leurs ascendants (Sarankulle ?) 4.
Les 35 000 Bozo, les 11 000 Somono (Somunkoɓe) et une partie de l’élément Songhay (Sorko), vivent de la pêche et de la batellerie, dans le Burgu et la région des lacs.
Les 42 000 Touareg (Burdame’en) et leurs serfs, les 3 000 Maures (Safarɓe, sing. Capaato) et leurs serfs, vivent surtout de leur élevage, chamelles et chèvres, des transports terrestres, de cueillette et de redevances serviles.
On voit que 400 000 Fulɓe exploitent les ressources de la région du Moyen Niger en nombreuses compagnies, les lignées formant des nations, chacune avec ses « recettes » favorites et héréditaires.
Eleveurs de vaches et de brebis, les Fulɓe, par leur familles guerrières (Ɓiɓɓe ‘arɗo) puis par les familles de Cheikhs « diina » , avaient conquis la prééminence au milieu des nations de laboureurs et de pêcheurs qui les entourent. Ils gardaient cependant un certain respect devant les réalisations urbaines de leurs rivaux soninké. Certains Bamana, particulièrement durs à digérer (Booré, Dodyiga, etc.), certains Dogon haut perchés (les trois villages de Panga, au Sud de Douentza, sont les seuls à n’avoir pas été conquis), avaient réussi à garder leur indépendance, an prix d’une alliance défiante.
Dans certaines régions : Maasina proprement dit, Wuro-Ngiya, Farimaké, Fittugan, etc., la couche inférieure de paysannerie était composée de serfs nègres, à côté des autochtones maintenus comme tributaires. Ces Rimayɓe parlent pular et font partie intégrante de la nation peule, parmi laquelle on les a « fait naître » (rimayɓe, plur. ; dimaajo, sing.)
Outre les hommes libres et les serfs, ou doit compter dans le Pulaaku, les gens de métier : lawɓe, maabuuɓe, wayluɓe, sakkeeɓe, alawɓe, jaawanɓe, wambayɓe.
Outre les arts qu’ils exercent, ces gens de caste jouent dans la societé le rôle d’agents de liaison : auprès des Grands comme conseillers, ambassadeurs, intendants, et, entre tous les groupes sociaux séparés par les convenances héréditaires, entremetteurs, délégués, courtiers. Car
fade est le riz sans la sauce,
plat le récit sans mensonge,
ennuyeux le monde sans griots.
On doit cependant noter que les gens de caste forment, rarement, des villages presque purs, comme à Gurey les griots, à Sokoura les courtiers.
Notes
1. Au nombre, alors, de 162 000.
2. Sclerocarya birrea (Anacardiacée).
3. Pterocarpus erinoceus ?
4. Les Sarakolle sont, littéralement, les « hommes rouges » . Les négro-africains se classent eux-mêmes en « rouges » et « noirs » . Les « Blancs » n’ont rien à voir à l’affaire (V. Monteil).
Réflexions et Journal de route
1. Journal de route (Fuuta-Jalon)
Dimanche 18 avril 1937 — Arrivée. Maasi vers 15 h. Légère averse, tristesse, vastes plaines des hauts plateaux dénudés. Jamais angoisse pareille ! L’angoisse actuelle paraît toujours la pire. Impuissance et désolation, sentiment de chien perdu, c’est cela le missionnaire triomphant !
« Je n’ose même plus parler aux gens, aux Noirs. J’ai envie de me tuer, de boire l’unique bouteille de vin que je possède. Je relis le programme des études : comment ai-je accepté ? C’est fou — et je sens que je rirai un jour de ces lignes.
« Il y a dans l’air une tornade mal éclose.
« Après tout, les pessimistes signaletil. à grands cris les défauts de la colonisation, mais il n’y a eu jusqu’ici rien qui y ressemblât. La colonisation prétend améliorer : même si c’est une prétention, c’est déjà bien beau. »
2. Journal de roule (au Maasina, 1938-39)
26 mars 1939. — Entre Diara et le Niger. — Les chefs de village m’offrent boulettes de riz délectables et poisson frais excellent. J’aime moins le poisson sec et l’huile de poisson : « tu n’aimes pas l’huile de poisson ; il te faut des oeufs de vache ? »
30 avril 1938. — Kourouba. — Logé dans une case nuptiale toute neuve, nette et propre… A un bout de la pièce, autre lit tout pareil, mais lilliputien, pour les poupées des enfants de la maisonnée, avec six poupées en épis de maïs ou en os — y compris la jeune mariée, enceinte, qui a bien 15 ans, engraissée à l’entonnoir, ses petits traits d’enfant, noyés dans la graisse d’une matrone obèse.
12 mai 1938. — Cooki — Arrivé, dans un vaste village au Sud des deux grands lacs Horo et Fati. Mes hôtes sont des gens trop bien pour moi. D’origine arabe, devenus peuls. Thé à la menthe chez le chef. Grande femme grasse et blanche, aux yeux de kolh bleu, l’air fier et méchant. Mioches fins et jolis, mais petits princes gâtés, insupportables.
Goundam. — Zone bâtarde, qui mérite sa faune de bella : serfs des Touareg, nègres brutaux, avilis par le servage, sales et paresseux comme des nomades. — Grosse bourgade de 6 000 habitants.
11 juin 1939. Douentza. — Daouda Sidi, l’éleveur de serpents, magicien, chef de canton, découvreur des objets volés et des voleurs, révélateur des faits et gestes des absents : « Ne le tue pas, ce serpent, nous sommes ainsi. Nous avons confiance l’un dans l’autre d’ailleurs, il n’est pas seul, voici sa mère et ses frères… »
Les Dogon : dans la plaine, des errants, Fulɓe et Touareg, avec leurs chevaux leurs vaches et, leurs chèvres, et, là-haut, à la limite des éboulis et de la paroi verticale, les villages Dogon (ou Haaɓe), invisibles pour un oeil inaverti et inaccessibles pour les terriens d’en-bas. Car il suffit de retirer les « échelles » pour empêcher l’escalade. Leurs maisons sont en pierres, rectangulaires… Et c’est plein de recoins, de couloirs, de trappes, de caves, de greniers, tout un système de terriers confortables… Bons vieux types de braves paysans courageux, qui ont maintenu leur vie libre, gardé leur fierté, leurs pauvres secrets, leurs cavernes, où ils cachent greniers, ruches, ossuaires, leur mythologie et leur pauvre vie d’humains têtus.
Crocodiles sacrés à Jom-Jureere, conservés dans les citernes familiales, changés de citernes quand elles sont à sec. Quelques-uns un peu gros (4 m). — Les Fulɓe d’ici sont très différents des gens du Burgu : vêtus d’ocre, de rouge et de jaune, à peu près comme des voiliers de la côte à la Rochelle, avec des bonnets bleus à galons rouges ; les femmes à trois tresses passées dans un anneau sur le sommet du crâne. Moeurs d’une belle sauvagerie. Fulɓe plus romanichels que curés.
19 juin 1939. — Les lacs orientaux. — Savane à gommiers déserte. Les 3/4 de la Subdivision de Douentza ne sont peuplés que de quadrupèdes ; les seuls grands bipèdes sont les autruches. — La montagne Dogon est truffée de crânes… Les morts sont dans des cavernes, le long des parois, amenés là avec des cordes.
2 juillet 1938. — Bandiagara. — Un torrent, le Yamé, contient une quantité de crocodiles, qui vivent des reliefs de l’abattoir et sont tabou. — Danses : masques de tête assez heureux. Reste de l’effroi, très peu, du mystère.
24 juillet 1938. — Grotte de Deguimbéré où El-Iladj Omar se fit sauter (en 1864), à 20 km Sud-Ouest de Bandiagara. L’endroit est beau, avec des gorges, des à-pics, un petit hameau là-haut. Ai fait des croquis de l’horizon que les regards du pauvre assiégé ont dû contempler avant de mourir (car c’est de là que devait venir le secours attendit, qui vint trop tard).
6 septembre 1939. — Dienné. — La petite vie citadine ancienne suit son cours… C’est un signe de civilisation, cette gentillesse pour l’enfance : les artisans font des jouets, plus qu’ailleurs… Les Syriens ont acheté ici l’an dernier (1938) 2 millions de francs de poisson…
3. Langues, races, cultures (Masina, 1938-39).
L’idéal européen et pédagogique, de compartiments à frontières nettes, est rarement réalisé. Au Soudan, il faudrait représenter les groupes linguistiques par des points colorés, dont le mélange exactement dosé, donnerait une toile impressionniste. Seuls, les pays habités par certaines populations réfugiées présentent des sociétés très petites, mais bien individualisées.
Qu’est-ce qui « colle » le plus au corps humain : sa langue, ou sa culture ? Des « lignées » vivent, et se déplacent avec des techniques spéciales. Elles se transmettent un capital culturel, une religion, une morale. Et puis, elles changent de milieu géographique et humain : dans un pays nouveau, par contact et mélange, elles peuvent perdre leurs langues et leurs cultures. Or, il semble bien que le langage se perde plus aisément que la culture…
Ces « lignées » ont comme deux tendances ; d’une part, conservatrice (pureté du sang, langue, culture) et, d’autre part, unificatrice (esclavage, mariages politiques, concubinage). Par ordre de ténacité dans la conservation :
- Moeurs
- Caractères somatiques
- Langue
En effet :
- la langue maternelle, quoique les gens en soient souvent fiers, est le vêtement qui tombe le premier : on trouve des groupes peuls, encore physiquement « peuls » et moralement « peuls » — on les dit et ils se disent Fulɓe (Fulankiria, Fulɓe du Bôbori) — mais ils parlent une autre langue (touareg, bôbo)
- les corps, par métissage, perdent les caractères ethniques propres aux ancêtres de la lignée : par concubinage, unions politiques (Sékou à Djenné) et incorporation des serfs à la communauté. Pourtant, le changement est un peu plus lent que pour les mutations linguistiques : il subsiste encore quelque chose du Pullo dans l’ossature, la physionomie.
- En dernier lieu, les moeurs tiennent bon : les « recettes » de vie, et certains traits moraux — amour du troupeau, goût du mouvement, pour les Fulɓ Ainsi des Sarakolé marchands, des Fulɓe pasteurs, ou des pêcheurs Bozo.
Heureusement, peu de nationalismes (catholicité de l’Islam — mais, hélas, contre les non-musulmans… ), et donc peu d’antagonismes — ou, du moins, peu de virulence dans les antagonismes.
Pas de « corps de doctrine » , mais le sentiment d’être ce qu’on est, qu’il est bien d’être ce qu’on est. D’où : des rapports hmaains entre les groupes. Quand les conversions se produisent, l’idée de fraternité est facilement acceptée ou comprise. L’Islam donne aux groupes conscience de leur force. De là, le « nationalisme » pullo. Mais il fait, de tout fils d’Adam converti, un frère de la grande famille religieuse, quelle que soit sa langue ou sa race.
« Rechercher, dans une population, ce qui fait, pour elle, l’essentiel de la vie. EL d’abord, l’intérêt qu’elle prend à sa vie : y prend-elle intérêt ? En a-t-elle conscience, de la vie ? Il semble que ce « vouloir-vivre » soit moins ardent chez les populations tropicales que chez les populations européennes. Ce serait comme une torpeur, dans l’automatisme des gestes coutumiers, imposés par les saisons — mais torpeur secouée, de temps en temps, par les émotions violentes : sexuelles, guerrières, du voyage aventureux.
Ce peu de curiosité, relativement. Sans s’attendre à ce qu’ils soient « excités » comme des ethnographes, on penserait, cependant, trouver chez eux plus d’étonnement amusé devant les différences de moeurs des gens qu’ils ne connaissent pas. Et pourtant ? Le commérage, les nouvelles (du pays, des chefs, des amours, des achats de chevaux), le sang « blanc » chez les Touareg — si nettement reconnaissable par son allure, ses pas pressés, ses cris, ses gestes vifs… Pour les Noirs, nous sommes des « agités » . Il admirent notre activité incessante : « Regarde-le, toujours le livre ou la plume à la main. Pourquoi ne peut-il rester tranquille ? »
Les nations commensales. — Il ne faut chercher aucune « pureté » ni raciale, ni linguistique (métissage, évolutions). Des « nations » sont bilingues, ou trilingues : les FulBe parlent songhay, tamasheq, bambara, dogon… Il y a des nations commensales, mais non mélangées : vivant d’activités économiques distinctes sur un même territoire — la vallée du Fleuve (Niger) et les régions adjacentes, dans un rayon de 150 km des deux côtés, sur une longueur de 350 km, le lac Débo formant à peu près le centre de ce territoire (= Maasina, V. Monteil). Ces « nations » ne sont, d’ailleurs, pas groupées sur un territoire délimité, mais enchevêtrées, et en partie mobiles (pâtres, pêcheurs, artisans). D’abord séparées par le sang, les moeurs, les activités économiques, ces « nations commensales » tendent à se métisser et à subir l’influence du terroir commun ; à devenir, comme ailleurs, des unités territoriales, Mais, au Maasina, ce procès a été gêné par la lutte entre les divers éléments, et l’invasion étrangère des Futankoɓe de Seku Umaru en a été le dernier et non le pire épisode.
Nous sommes souvent étonnés de cette conception orientale de gens vivant côte à côte, sans se mêler — et, entre deux massacres, se tolérant assez bien (chez nous, seuls les Juifs, élément oriental et non chrétien, sont ainsi traités). Nous, nous voulons réaliser l’unanimité, même en massacrant nos compatriotes. Eux, pas du tout. Ici (au Maasina), rien de comparable à certains États soudanais, comme le Fûta-Dyalô : ces plaines inondées n’ont jamais fourni l’emplacement d’un pouvoir stable. Dienné, Diaka furent des entrepôts, de petites cités insulaires — îlots de vie urbaine parmi la sauvagerie. Les dominateurs éphémères tentèrent de fonder sur un sol plus ferme : Hamdallahi, adossé aux falaises du Pignari ; Bandiagara au coeur des montagnes Dogon et, s’il en avait eu le temps, peut-être ce « nouveau Foûta » (Fûta keyri) fût-il devenu un nouveau Fûta Dyalô — mais, dans la vallée, rien à faire.
Parfois, cependant, la fusion commence. Mais, alors, l’invasion arrive, provoque un exode, et tout est à recommencer. Pourtant, Burgu, Séno et Hayre ont été, grâce à l’esclavage, aux mariages serviles, à la vie citadine, à l’Islam, le lieu de mélanges sanguins et culturels.
Les Fulɓe n’ont jamais eu de culture originale — sauf l’élevage — pour leur vêtement, leur mobilier, leur cuisine, leurs armes. Ce qu’on appelle pullo, en Adamaoua, est haoussa on bornouan ; au Fuuta-Jalon, mandingue , au Maasina, mandingue, soninké, ou touareg ; au Sahel, maure. Les UwarBe sont à demi-maures ; les Fulankiria, aux 4/5e Touareg. Qu’ils soient dominateurs ou dominés, qu’ils soient sous le pied des autres, ou qu’ils les aient sous leurs pieds : cette communauté pullo, à l’origine nomade et encore assez mobile pour beaucoup de ses membres, s’est superposée, intercalée, mêlée à des peuples noirs (cueilleurs, agriculteurs, pêcheurs), qu’elle nomme seɓɓe (Bozo), hombolɓe et samoɓe (Somono), mallankoɓe (Soninké), haaɓe (Songhay) du Fleuve et Dogon de la montagne), humbeeɓe (Dogon de la chaîne orientale), bambarankooɓe (Bamana du Sud), bobooBe (Bobo)…
Cette communauté pullo n’est ni un État, ni absolument une fraternité religieuse. Elle repose sur un sentiment de fierté ethnique… Néanmoins, le sentiment racial — en exil, par exemple — l’emportera sur le sentiment territorial : comme pour le Pullo du Cooki, de moeurs à peu près touarègues, mais de langue pullo. On serait tenté de dire que la langue est le fait le plus caractéristique d’une société soudanaise. Le pulaaku est ainsi fondé sur la langue (c’est l’ensemble des gens de langue pular), sur la religion et les souvenirs de la domination politique de Seku Hamadu. On peut aussi imaginer, avec un peu de chance, la formation d’un Islam pullo — schismatique, à la façon persane. Les Fulɓe n’ont-ils pas un certain mépris pour les Croyants non-peuls (Mallankooɓe surtout, Futankooɓe, Safarɓe, c’est-à-dire : Soninké, Toucouleurs et Maures) ?
Pour être peu organisés, ces sentiments sont puissants. Ils s’expriment dans les réactions de la vie quotidienne : dans les chants, de chef en chef, de femme en femme, chez les écoliers, les artisans ambulants et les pèlerins, les transhumants (Ouest-Est), et même chez les marchands (sur le grand axe Nord-Sud : Tombouctou-Kumasi)… Au fond, dans cette société composite, le seul critérium, c’est la conviction des individus : qui se dit Pullo doit être considéré comme Pullo ; qui se prétend musulman est musulman.
Effets de la politesse perpétuelle du langage. Les Fulɓe, et les autres musulmans soudanais, sont, entre eux, très polis. D’une politesse religieuse, où revient sans cesse le nom du Créateur, de l’Éternel. Ce sont toujours des « Dieu te garde, Dieu te protège, Dieu Caméliore, Dieu t’aide » ! Et le nom de la « paix » (Pax vobiscum) : le salut de ton âme (as-salâm). La Paix (jam) s’entend, en somme, de la paix intérieure (ou distingue jam de cellal.). Kori a selli ? Kori a jamu ? C’est le contentement de Fulɓe, et la réponse signifie que l’on croit à la bienveillance de l’interlocuteur, et que l’on s’identifie avec lui : sago maa ! (selon ton désir !) ; sago meeɗen ! « selon notre désir, à nous deux ! » . Je ne dis pas que les sentiments éprouvés correspondent aux formules prononcées : elles sont trop courantes, trop banales. Mais ces bonnes paroles coutribuent à entretenir une atmosphère de sympathie — et de noblesse morale.
Au contraire, chez les Occidentaux, la grossièreté perpétuelle des propos ne signifie peut-être pas non plus obsession sexuelle, mais elle aussi crée une atmosphère qu’on ne peut qualifier de « noblesse morale » . Les ouvriers français, et les étudiants tout autant, ne peuvent exprimer la cordialité que par la scatologie et la sexualité. Aux colonies, c’est sans doute une affectation de « virilité » , de « ton de commandement » , qui fait employer aux Européens un langage très grossier.
La vache est le principal enjeu de la partie, pour le vol aussi bien que pour l’élevage… L’arɗo, le chef de campement, se mue ainsi en chef militaire. Le raid du voleur de boeufs, raid sportif pour se faire admirer des femmes, devient jihad, pour procurer aux femmes des serviteurs : de l’arɗo à l’almaami…
4. Réalités psychologiques peules (Maasina)
Partir de ce point : la réalité n’est pas la même pour tous : chaque peuple, et dans chaque peuple chaque individu, a ses images mentales. Des images mentales des autres, on ne peut avoir qu’une grossière approximation : essayer de reconstituer la géographie, l’histoire, la religion dans une tête pullo. Grand nombre des notions qu’ils ont : ce sont gens de loisirs et de conversations.
Pourtant, souvent indigence, manque de curiosité, énormes différences individuelles ; grand appel à la mémoire : la place que prend, dans le discours, le dicton, c’est-à-dire la chose déjà dite par d’autres : on préfère citer, plutôt que de faire l’effort de penser.
Les réalités psychologiques sont, finalement, les plus importantes : ce sont des sentiments qui lient les hommes, plus que les nécessités économiques dont ils n’ont pas conscience. La nation pullo existe, s’il y a conscience de nation dans ses membres. De même pour la fraternité musulmane. Ce serait bien trop simple, si nous n’étions en présence que de faits économiques, et d’hommes (homo oeconomicus) qui en reconnaîtraient l’importance, de matérialistes pour qui l’exploitation des ressources naturelles serait l’essentiel.
Mais il n’en est pas ainsi. Ce à quoi ils tiennent, ce n’est pas tant à leurs richesses, à leurs techniques d’enrichissement, qu’à des valeurs spirituelles : la fierté des coutumes ancestrales, la noblesse du sang, la religion, la « science » , leur morale, la langue. Chaque être a le sentiment de sa valeur propre, sans lequel il ne peut vivre : son honneur — individuel, ou celui de sa lignée.
Ces réalités sentimentales, c’est cela que nous trouvons devant nous, comme obstacle, comme sujet d’étude. C’est pourquoi il est intéressant de décrire les sentiments et leur vocabulaire.
- Le sentiment géographique, l’idée qu’un homme se fait de son pays, de son climat, de la topographie, des chemins, des villages, de la succession des saisons, sa connaissance de la flore et de la faune, les connaissances qui donnent un sens au paysage : l’attrait ou l’effroi qu’il inspire… Un paysage tropical est, pour un étranger, un manuscrit d’une écriture inconnue ; pour l’habitant, chaque ligne est chargée d’images et d’enseignements. Pour l’Européen, c’est un morceau de « brousse » , du « paillasson » en hiver, du « vert » en été — qu’il traverse, d’un poste à l’autre, à la vitesse inhumaine de son automobile.
Un arbre a son nom, dans la langue du pays, que ne traduit pas son étiquette botanique. Qu’est-ce qu’un baobab, pour un Blanc ? Une silhouette conique. Qu’est-ce qu’un ɓokki, pour un Pullo ? : le tronc monstreux qui, dans les contes, recèle des crevasses pleines de trésor et de lutins, sa peau rose et molle, la filasse de son écorce, mère des cordes, la tendreté de ses feuilles mangées en sauce, de ses fleurs odorantes, pendues comme des nénuphars renversés au bout de longs pédoncules, de ses fruits dont la coque de velours est un poil à gratter infernal … - Pour le sentiment historique, de même : l’habitant a sa conception, à lui, du Temps. On a nié son sentiment de l’histoire : il est différent de celui d’un Européen instruit ; plus net que celui d’un paysan français. C’est l’histoire du monde selon l’Islam (de l’Eden au Jugement) et celle de sa patrie : les combats où sa race s’est illustrée, les dernières migrations. Qu’elle soit chargée de détails légendaires, peu importe : un sentiment historique ressort de tous les récits contés par les Anciens ou par les chanteurs.
- Quant au sentiment religieux : importance et intensité variables. La religion dans la vie quotidienne, dans la conversation.
— Personnalités : Sandyi, le cheikh Kaaɗ0 , particularisme religieux : kaɓɓe ou ‘aqâ’di, du Bôbola ; marabouts Mallankooɓe ;
Amulettes et devins. — Universalité des chants religieux : les chants en fulfulde sont les mainteneurs et les propagateurs de la religion ; on y trouve l’essentiel des dogmes et la coloration qu’ils donnent à la vie.
Conclusion
Bref, toutes les choses africaines sont des choses pensées par l’Africain — avant d’être des choses décrites par les ethnologues. Et il y a de grandes chances que leur connaissance du Tropique soit plus adéquate que celle acquise par l’étranger. Un poème, en langue soudanaise décrit mieux la brousse qu’un livre de botanique, ou chante mieux la guerre soudanaise qu’un manuel d’histoire…
Aussi cette étude sera-t-elle la descriplion des sentiments des Fulɓe vis-à-vis de leur pays, de leur histoire, de leur morale, de leurs devoirs et, de leurs ohligalions — plutôt que la description de ces choses elles-mêmes. Elle aura une sorte d’exactitude — peut-être moins loin de la réalité qu’une enquête méthodique.
« Nos frères musulmans » (Maasina, 1939
« On parle tant de l’Islam hostile, on regrette que la zone soudanaise soit son domaine — et il est bien vrai que l’Islam et la Chrétienté sont des frères ennemis, mais ce sont des frères tout de même. Grâce à l’Islam, on se sent en pays de connaissance : Bible et Coran, les « Livres » sont de la même encre sémitique nous avons appris, petits catholiques et petits musuluians, à peu près la même histoire sainte, les mêmes légendes des mêmes lieux : notre père Adam tiré de la botte rouge, noire mère Ève, Noé et le déluge, Abraham et Isaac, Jacob et Joseph, Moïse et le Pharaon, et Nemrod, et Salomon et Balkis, reine de Saba — et même Jésus fils de Marie. Sans doute, Roumis et Sarrasins s’accusent réciproquement d’altération des Livres, et la Chrétienté est assez désunie pour savoir que les divergences de détail dans les dogmes séparent, plus que n’unit la commune origine de ceux-ci, mais bien des fois le voyageur au Soudan se sent en famille, grâce à ces vieilles histoires : la Création, le Déluge, la Révélation, le Jugement dernier, le Paradis et l’Enfer, l’âme et la vie éternelle, les anges et les saints. Que de points communs dans le credo des gens des Livres : Orient et Occident (et nos morales sont soeurs : péchés capitaux…) !
La grosse divergence, l’unique, c’est l’attitude vis-à-vis de la chair la luxure n’est pas nommée — le mariage est recommandé, non point comme un pis aller, mais comme un devoir sacré. Sur ce point, seul est coupable l’adultère, considéré comme un vol, une atteinte au droit de propriété, source de conflits sociaux et fraude qui fausse la paternité. Mais la chasteté, la pureté, sur lesquelles s’hypnotisent les moralistes chrétiens ? Ily a bien, chez les Musulmans, l’idée que le sperme est une souillure (comme l’excrément), et les moralistes estiment que l’homme ne doit pas oublier, dans les joies de la chair, ses devoirs envers Dieu, qui lui assureront les seuls biens qui comptent : la Vie éternelle… Religion plus humaine, plus animale disent certains. Est-ce à celte indulgence pour les jouissances sexuelles que les peuples musulmans doivent leur décadence actuelle ? Certains faits semblent le prouver : la rapide usure des civilisations musulmanes, comme celle des civilisations païennes. »
Textes littéraires
Parmi les textes de caractère littéraire recueillis par Gilbert Vieillard, il en est de toute nature : il y a des poèmes comme des textes en prose, et l’inspiration profane voisine avec la méditation religieuse. On a retenu ici les plus beaux des spéciniens de la culturc peule du Niger et du Maasina.
Textes religieux
Testament d’un clerc Pullo du Maasina
Alfa Hamadu Mori, faatande Nyagara, maaki
|
Le peuple du Prophète, tout entier, qu’il soit juste ! S’il ne l’est pas, que les chefs, eux, soient justes ! |
|
Le peuple du Prophète, tout entier, qu’il craigne Dieu ! Si tous ne le craignent pas, que les marabouts, eux, le craignent ! |
|
Le peuple du Prophète, tout entier, qu’il ait honte Si tous n’ont pas honte, que les vieilles femmes, elles, aient honte |
|
Le peuple du Prophète, tout entier, qu’il patiente ! Si tous ne patientent pas, que les impuissants 1, eux, patientent ! |
Si be munnyike, aray gasi… | Si, eux, ne patientent pas, rien n’ira plus 2 |
2. La fin des temps
L’ange Gabriel arriva, il se changea en Arabe, il vint devant le Prophète et se prosterna devant lui — ses cuisses contre les siennes. Il lui dit :
— O Mohammed, dis-moi ce que c’est que l’Islam ?
— Rentre prier, jeûne, fais l’aumône et, si tu peux, fais le pèlerinage à la Maison de ton Seigneur !
— O Mohammed, tu as cru ! Dis-moi ce que c’est que la Foi.
— Crois en Dieu Très-Haut, en ses prophètes, en ses livres célestes, au Jour Dernier (dont tu accepteras le doux et l’amer).
— O Mohammed, tu as cru ! Dis-moi ce que c’est que le Bien (moƴƴuki) ?
— Suis le Seigneur, comme si tu le voyais, meme là où tu ne le vois pas.
— O Mohammed, tu as cru !
— O Mohammed, dis-moi la venue de l’Heure ?
— Celui qui interroge et celui qui est interrogé en savent autant, là-dessus, l’un que l’autre. Mais il y aura des Signes, des petits et des grands :
L’envoi du Prophète,
La disparition de ses compagnons,
Les devoirs, qui ne seront plus comme aujourd’hui
L’abondance d’erreur,
L’abondance de haine,
Le grand nombre de bâtards,
Plus de pudeur chez les femmes,
Et la hauteur des maisons…
Apparition du Mahdi
Et sortie de l’Antéchrist (Dajjal)
Descente de Jésus le Béni
Qui tuera l’Antéchrist ;
Sortie de Gog et Magog…
Lever du Soleil à l’Ouest,
Pour s’unir avec la Lune.
Trois nuits :
La première, de sommeil,
La deuxième, d’errance,
La troisième, de gémissement.
La Bête du prophète Sâlih sortira,
Avec les ongles de Salomon
Et le bâton de Moïse :
Les ongles de Salomon sur le front du Croyant
Et le bâton de Moïse sur le front du païen
(L’un devient clair, et l’autre obscur).
La fumée sortira
Et flottera dans l’air,
En ne donnant aux Croyants
Qu’un léger rhume
Qui les suffoquera
Et sortira par toutes les ouvertures du corps.
Et le Coran, dans ses feuillets,
Et dans les poitrines qui le savent par coeur.
Et le feu, nuit et jour,
Qui chassera les gens comme un troupeau…
Texte recueilli au Maasina (vers 1928 ?). L’original pular manque.
Le début, jusqu’aux « Signes », reproduit à peu près le célèbre Hadîth rapporté par Muslim (ap. ‘Omar). Celui-ci, pour l’annonce de l’Heure, dit seulement : « C’est que la servante engendre sa maîtresse » (les seigneurs épousent des esclaves) « et que les bergers, misérables va-nu-pieds, se mettent à construire à qui mieux mieux » (Cf. Alverny. Cours de langue arabe, Beyrouth, 1959, p. 361). Les traditions musulmanes sur « les Signes de l’Heure » (ashrâf as-sa’a) sont anciennes et nombreuses (voir Encyclopédie de l’Islam, article Kiyâma).
3. L’homme de Dieu
Sîsé 3 ! toi qui as tout lu !
Tu pries, la nuit, debout — toute la nuit.
Tu mets en rang les fidèles qui prient.
Tu pries chaque j our, et tu diriges la prière du Vendredi.
Tu es serviable, tu jeûnes, tu fais l’aumône.
Tu mords — et ton ennemi reste suspendu à tes dents (comme un rat à la gueule d’un chat).
A ta parole, tout s’accomplit.
Interrogé, tu ne réponds que dans la voie de Dieu.
Tu ne bois pas de lait au pare aux vaches.
Blessé, tu te tais.
Tu es plongé entre la Mekke et Médine.
Tu n’as jamais souillé la pluie, ni touché les seins des filles, ni été l’imâm d’un village nègre, ni été laveur de morts.
Cormoran du Paradis !
Pique-bœuf du Paradis !
Tu plonges dans le Paradis comme un cormoran dans l’eau.
Tu franchis la passerelle comme un pique-bœufs sur le garrot d’un boeuf.
Poème pular anonyme du Maasina recueilli vers 1928 ? L’original pular manque.
4. Résurrection
(Le Pullo Umaru est mort — c’était un séducteur. A la demande de son épouse ‘Aysha, le Prophète Mohammed le rappelle à la vie, en s’adressant à la Terre en ces termes) 4 :
« Terre, vomis pour moi Oumarou l-Kayli !
Rends-le moi Jeune et beau — qu’il ait 24 ans !
Que sa tête soit à demi rasée ! qu’il soit un
Beau jeune homme, avec des bracelets de marbre
Aux biceps — deux ci et deux là, avec deux
Bagues d’argent ! »
Et voici qu’Oumarou surgit…
Le Prophète Mohammed lui dit : « dis-moi,
Si tu reviens, si tu revois ce monde, te convertiras-tu,
Te repentiras-tu ? » — Et Oumarou de répondre :
« Pourquoi ne reverrais-je pas le monde ? Ici bas,
Y a-t-il encore en ce monde des jeunes filles
Nourries de lait et bien en chair, aux seins
Pointant à peine ? Y a-t-il encore des chameaux
Trois ans ? Et quand le ciel est noir,
Les jours d’orage, arrive-t-il
Encore qu’un homme reste seul avec une femme ?
Non, je ne reverrai plus ce monde… »
Il dit, et la Terre l’engloutit.
Umaru l-kayfi
(Fin du texte précédent. Mis au point sur l’original pular, griffonné, avec Dyulde Laya, étudiant Pullo de Say, à Dakar, le 3 février 1961. Transcription phonétique, non normalisée, avec distinction (significative ?) d’un o ouvert et d’un ô fermé accent « tonique » indiqué par ‘ ; deux tons graves descendants ɗo (ici) et to (bon claquantes (glottalisées) bien nettes (Ɗ, Ɓ).
O wi’i: de a waarali ji’a dunya, a tuuban — na ?
Il dit lorsque toi revenir pour voirce monde, toi convertir — est-ce que
O wi’i: ko waɗi ko mi yi’ata dunya ?
Il dit quoi fait que moi ne pas voir ce monde ?
O wi’i ɗo, suuka debbo (yarnaama fa
Il dit ici, jeune fille (abreuvée jusqu’à
Haari, ‘enɗi mum na waara — warde), na ton e dunya —na ?
Rassasier, sein d’elle lui s’avance), elles là dans ce monde — est-ce que ?
O wi’i: ɓii — gelooba, waɗa duuɓi tati, na ton —na ?
Il dit : enfant — chameau, faire année trois, lui là — est-ce que ?
O wi’i: kammu nangaɗo — nangaɗo, neɗɗo naatuɗo e debbo
Il dit : ciel très noir d’orage, une personneentrer avec femme
O wi’i : na ton
Il dit : lui là
O wi’i to! mi hootata dunyaaru kaden
Il dit : bon moi je ne retournerai pas dans ce monde encore
Leeydi moɗi mo
Terre avaler lui.
Ɗo fuɗɗi kiiram
Ici commencer jalousie
(Verbes : yar–nude (abreuver) ; hod–de (habiter), hott–ude (retourner). — Expression : kammu nangi: Il fait orage).
Brefs poèmes et maximes
Ce sont de courtes pièces de vers (ou très rarement en prose) qui rappellent par le rythme et le sens les hai kai japonais ou lespantun malais. Ils traitent de sujets les plus variés, mais le plus souvent touchent la vie sociale. Leur longueur est variable. Tous sont originaires du Maasina, sauf les trois derniers qui ont été recueillis au Niger.
Comparaison
ɗaaniiɗo e mayɗo? — So fini, laatike gurɗo. | L’endormi et le cadavre ? Oui, mais s’il se réveille, il redevient vivant. |
Jelbuɗo e nyawɗo ? — So haari, latike celluɗo. | L’affamé et le malade ? Mais, rassasié, il devient bien portant. |
Kolɗo e maccyuɗo ? — So holti, latike dimo. | Celui qui est nu et le serf ? Mais, s’il prend un vêtement, c’est un homme libre. |
Qui vaut mieux ?
Jemii na ɓuri nyaloma ? — Andude hadi. | La nuit vaut mieux que le jour ? Pas pour la connaissance des choses ! |
Gilli ɓuri dimdaaɗo? — Ndongu hadi | L’amour vaut mieux que le mariage ? Pas pour la postérité engendrée ! |
Jina ɓuri dewgal ? — Mbeengu hadi. | L’amitié vaut mieux que les liens du sang ? Pas pour l’héritage ! |
Cinq maux, cinq remèdes…
Je n’aimais pas la mauvaise femme :
la maison vide me l’a fait aimer.
Je n’aimais pas le souper tardif :
la nuit sans manger me l’a fait regretter.
Je n’aimais pas le champ éloigné :
le prix du grain me l’a rendu cher.
Je n’aimais pas qui me donnait peu
je l’ai aimé, en voyant celui qui ne me donnait rien,
Je n’aimais pas le médisant :
le brutal m’a fait aimer la mauvaise langue…
Dédoublement
Le Bon Dieu a créé, huit choses, par paires — qui se sont dédoublées :
Gain et satisfaction,
Science et éducation,
Amour et confiance,
Maison et sûreté.
On gagne, sans être jamais content
on s’instruit, sans s’améliorer ;
on s’aime, sans avoir confiance ;
la famille n’est plus un foyer.
Triplées
I
Le fils d’un manant a honte de son père :
l’homme sans père lui fait passer la honte.
Le borgne a honte de son oeil unique
l’aveugle lui fait passer la honte.
Tu as honte de ta culotte en loques :
le sans-culotte te fait passer la honte.
II
L’appel du muezzin ressemble au cri des pleureuses :
mais celles-ci font taire le muezzin.
L’assemblée en prières ressemble au corps de bataille :
mais l’armée fait cesser la prière.
Le marché ressemble au jugement dernier :
mais, ce jour-là, plus de marché
III
Tu supportes ton chef, tes parents et ton Maître ;
tu ripostes à ton fils, à ton esclave, à ta femme ;
tu houspilles le voleur, l’hypocrite et le sorcier.
IV
3 minceurs (le cou, les doigts, la taille) ;
3 rondeurs (l’oeil, la fesse , la cuisse) ;
3 clartés (les membres, les dents, l’oeil) ;
3 noirceurs (les cheveux, les gencives, les lèvres).
Les six difficultés
Kuuɗe jeego ɓuri fu tidde e aduna: Six choses sont difficiles, en ce monde
Haldee hawree — Parler ensemble et s’accorder
Waddee heddo — Entreprendre ensemble et rester ensemble
Heɓa heje — Obtenir et se contenter (ou : partager) ;
Bile nyeenya — Etre dans une situation critique et faire bon visage ;
Wawa sawro — Pouvoir et se contenir
Huto teddina— Avoir maudit et honorer.
Les trois chefs
J’ai entendu dire chefs par Hamadu Kooba : « il y a trois sortes de chefs :
- Ceux de jadis disaient : soyez magnifiques, et moi, je vous regarde ! (nyaaƴe, mi ƴeewa !)
- Ceux de mon temps disaient : soyons magnifiques, vous et moi (kaaye, nyaaƴen !)
- Ceux d’aujourd’hui disent : je suis magnifique, regardez moi (miɗo nyaaƴa ƴeewon!). »
Similla…
Bismillâh!
- Ana wela koɗo. — Fait plaisir à l’hôte
- Ana sola faɗo. — Fait ôter la sandale
- Ana haɗa haɓo. — Srrête la discorde.
Tati walaa safare: maangu, saate, ndaabu.
Trois choses sans remède :
- La vieillesse
- La mort
- La sottise…
Destin de l’homme (Nul n’y échappe)
Sabi celi inna Arɗo ana liili
Parce que les tortillons de viande de la mère du prince sont mis à sécher au soleil,
Ana haaɗa cile Alla weyde na ?
Cela empêche-t-il les milans de Dieu de planer ?
Seku Amadu
(Ce que le peuple a retenu de plus clair dans les réformes de Sékou 5) :
- Sira fati hampe — Le tabac, ne le chiquez pas !
- Rewɓe fati ngime. — Que les femmes ne chantent pas.
Pucci-kampe = ɓe ƴakki be kampi : « Ils croquaient la cola en chiquant, tout en chevauchant; et quand ils avaient percé un ennemi, ils lui crachaient le mélange à la figure. »
Les pires gens de ce monde
- Un sot courtier
- Un griot batailleur
- Un va-nu-pieds qui se pavane
- L’hôte qui dit « Dieu t’aide ! » au mendiant
- Un gueux vantard
- Un prince qui racle le fond des plats
- Une vieille barbe vérolée
- Un serf paresseux et glouton…
Car un serf paresseux brise la maison du maître, celle du grainetier, celle de l’hôte et celle du mendiant.
La famille paternelle (Suudu baaba
C’est une blouse d’épine (saaya gi’e)
Si tu la mets, elle te pique (si a ɓorniina, yuwete) Si tu l’ôtes, tu as honte (si a bortima, a hersan).
Le lait têté est le lait qu’on fait revenir
A parents nobles, noble enfant — si toutefois le poil de chance a poussé sur son front !
Donner et recevoir (d’après Fasusi Usman, de Kara)
Le noble se vante de toujours donner : o haaɓata.
Le griot, de savoir se faire donner : o haɗaaka, o haɗataake. Chacun y met son « honneur ».
Générosité = richesse
Richesse = habileté, bravoure.
Le noble est fort, il a beaucoup de gens à exploiter. C’est la morale de la caste guerrière — exploitée par les nyeenyo…
Les loisirs ne produisent pas toujours la civilisation : l’esclave, maintenu dans l’avilissement ; le noble, réduit aux fanfaronnades et à la galanterie ; les flatteurs et les parasites.
Les Clercs ? Ils se servent du courage des Nobles pour servir la Foi nouvelle, défendre la fraternité musulmane. Le travail servile leur laisse le temps d’étudier : une étude tournée vers Dieu.
A une femme
Ginwnere ɓurnde tuuba | Petit pagne meilleur que culotte |
Bakkaba foolo nduhaba | Drapé, meilleur que coulissé, |
kewal ɓurngal gaawal, | Fuseau, qui vaut mieux que lance ! |
Debbo ɓurɗo gorko ! | Fille, qui vaut mieux que garçon ! |
Dungo mo wala giɗaali, | Douce pluie, sans éclair, |
Dungu mo wala ponali, | Pluie douce, sans tonnerre, |
Dungu lobbo, | Pluie délicieuse, |
Jaɓunde seyninde | Exquise, agréable fraîcheur… |
Auteur: Saydu, Maabo de Tahoua, Niger.
La belle captive
Ce n’est pas toi qu’on vend,
qu’on donne en gage,
qu’on expose au marché,
ou qu’on marie de force sois :
tranquille, sois sans crainte !
Que les oiseaux de ton coeur ne s’envolent pas
(kori poli ɓernde ma firay !)
Ne tremble pas !
Petite fille de la panthère tachetée et griffue
qui a perdu son petit,
qui est gonflée de lait,
mais que nul ne vient traire.
Or baigné dans du lait (kange lotaade biraɗam)
on ne jettera pas l’or,
on ne répandra pas le lait !
Corps blanc,
qui refuse le déshonneur (saliindu semtende)
Auteur: Guro Ahmadu, maabo, Niger.)
Le sommeil, l’amitié et l’amour
- Le sommeil (ɗoyngol) disait qu’il chasserait
la mort (maayde) ; la Mort n’a pas voulu ; - L’amitié (yidde) disait qu’elle chasserait
la parenté (jeydal), car les élus de nos cœurs valent mieux
que nos parents : mais seul ton parent peut hériter de toi ! - L’amour (hiiro)6disait qu’il chasserait le mariage (koowgal)
Quoi de plus sot qu’un mariage ridicule ?
Mais franc mariage vaut mieux, car, au jour du Baptême,
Malheur à l’Enfant de l’Amour (ɓinngel-hiiro) !
Nul ne viendra purifier le petit bâtard (ɓi-jaalu). - O mo fu golle mun jokki !
Chacun sa tâche, et qu’il s’y tienne
2. Ceɗɗo tida e segade.
Pécheur, replonge ton filet
3. Pullo yo tin en sewre.
Toi, Pullo, garde ton troupeau
4. Ɓaleejo tin e tampirgo.
Nègre, conserve ta bèche (litt. « celle qui fatigue ») !
5. Bayillo tiiɗi e taneere
Forgeron, garde ton enclume
6. so tabital fa e leydi moƴƴa!
Pour habiter une bonne terre.
7. Moobo tida e alluuje,
Que le clerc soit à ses planchettes,
8. Nyalla windude ayaaje.
Tout le jour écrit ses versets !
9. Jaawanɗo tin e sogga sotta
Le courtier mène au marché et revend
10. Jogawo hongol fati sontu.
Beau parleur trouve preneur.
11. ɓi-‘arɗo yo tin e gaali,
Fils de chef, colle à ta selle,
12. margawal, narra wolde,
tiens ta lance, entre au combat,
13. mbowa balaamal ndi mangu
toi qui es habitué à l’épaule des chevaux !
14. Taƴal caɓBh1e, jogo sawta,
Tailler les branches, tenir ton herminette,
15. wala ko sammi labbo wawde,
qui peut, frileux que toi, boisselier,
16. se’a ture, turbino woyru;
façonner braceleus et creuser mortiers ?
17. so woopi, yana e nyentinde!
Si tu rates, fais des cuillers !
18. Gawlo, tin e gattye,
Griot, reste sans pudeur,
19. Ɗum regodi e ngaalu maɓɓe
puisqu’ainsi tu t’enrichis
20. Maabo, tin e niire!
Tisserand, à ton métier !
21. Fowru, kam, tin e nimre.
Et Loi, Hyène, à la nuit noire
22. Foondu yo tin e jude.
Quand à l’oiseau, il doit voler.
23. Wotoru, mi ɗaldi tubako.
L’auto, je la laisse au Blanc ;
24. Caaru, mi ɗaldi capaato.
et la santé, pour le Maure
25. Caayako, ɗalde ndaneeri.
et l’argent, au bijoutier ;
26. Cagaaku ɗal du burdame,
au Touareg, son errance,
27. e wawaade du kanyum e waango
son bouclier et sa lance :
28. Ɗum ni woni mbaadi malɓe.
c’est ainsi qu’il fut créé
29. Bataru Cooki ɗaldaama,
Aux gens du Tyiki, laissons leurs mauvaises manières :
30. ka ton de jaande waali!
et pourtant, ils sont instruits !
Longs poèmes
1. Les métiers
2. Les bergers (Maasina) — Fulɓe Woɗeeɓe
Blouses rouges | Wojji woloji |
Riches en taureaux féconds | Wooɗi kayeeji |
Javelots barbelés | Seeɓi nyacce |
Doigts minces | Sewi peɗeeli |
Beaux en tête des mâles | Selli hoore gorɗi |
Généreux pour qui le salue le soir | Okki kinnuɗo |
Qui rosse le fauve du soir | Hotti kinnunga |
Beaux en tête des vaches | Aɗa wooɗi e hoore na’i |
Beaux en tête des brebis | Aɗa wooɗi e hoore bali |
Pique du bâton celui qui pique des cornes ! | Lukka lukkori |
Pâture à Durgarna, sous les nuages qui planent,
pâture à Singania, dans le vol des milans ;
dans le désert, en compagnie des fourmilières
et de la trace des antilopes ;
là ou il n’y a pas de poulets,
et où mugissent les vaches grises.
Il pleut,, la pluie s’arrête net ;
et son troupeau se serre.
Là où l’on ne sent pas la bouillie chaude
là où l’on n’a pas de tabac…
3. Les « clairs» sont venus de la mer (laaɓiɓe geci yuri)
(Poème, ou « chant » (mergi) de 50 vers, sur l’occupation française au Maasina, l’arrivée des « hommes à peau claire », venus de la mer…
Nyande nden, Jenne, Jenne! Ah, ce jour-là, le jour de Djenné !
A leur arrivée, ils ont commencé par demander des œufs,
puis ils ont, réclamé des couvertures de laine,
ils ont dit qu’ils ont besoin de notre bétail,
et notre argent devint leur impôt.
Nos gosses vinrent apprendre à lire avec eux,
les vieux vinrent travailler chez eux,
les adultes se firent enrôler…
Ils comptent les vaches, ils rassemblent les malades,
ils se sont fins à exterminer les poisssons…
Ils ont marché sur nos sortilèges (kerte ɓe tippi e maaje)…
Les rires de nos enfants nous font pleurer,
car ils ont perdu l’habitude de s’exercer au combat.
4. Le chant des saisons ou Les « Géorgiques peules »
Chant (mergi, ou gerfi) sur la Transhumance du Burgu, au Seeno, au Maasina, recueilli à Toggere Kumbe, en avril 1938, auprès du gerfotoɗo Kurka (ou Kurga) Samba Tyoy, de Dagada (griot-poète-chanteur) — 481 vers.)
|
Les vaches broutent les aisselles touffues de la terre. |
|
Les troupeaux de bœufs ; les Fulɓe se pavanent, |
Nyaale keddo ana mbeya. | les pique-bœufs restent derrière, à lambiner. |
|
Le jour des vaches, ce matin de la terre (litt. : d’elle)… |
|
Le riz est lié dans les plaines |
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Par les belles aux boucles d’oreille d’or et de soie rouge, les belles aux yeux bleuis de kohol, |
|
les femmes aux tresses tintantes de piècettes. |
Les noix de cola
|
La cola est, au long du jour, croquée. |
|
Et l’amère cola, au matin, est croquée. |
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Rassasié de colas et des secrets des filles, |
|
suceur du sang des noix de colas. |
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(Elles) choissisent des colas qu’elles offrent, aux garçons. |
5. Méditation sur la mort (Niger, ou Maasina)
(Poème de 215 vers (séances), par Hamfoje Soko Ndema. Titre : pofoje : « Les créatures, les êtres vivants, ceux qui respirent. » Racine fof—de respirer, vivre.) Exemple : vers 131 à 134 .
Ɓe ɓanta mo, ɓe paaha ulni’ndu | On le prend et on le met dans la terre, |
Sukkundu, fandu, yewniindu | Fosse profonde, étroite, solitaire, |
Asaandu yokolɓe, jookiindu, | Encombrante et creusée par des jeunes gens, |
Ndu heraali e ɗemɗe sompaaje… | Qui ne résonne pas aux coups de pics… |
5. Chant funèbre
Le buruuje 8 du Maasina (llanto espagnol) est le chant funèbre sur le mort ou sur celui qui va mourir au combat. Repos de la veillée d’armes. Dialogue des vautours. Peinture du jeune mort, qui était beau, habitué aux succès amoureux, qui n’a pas eu le temps de se marier. Description des blessures. — 148 vers (sans date, lieu, ou nom d’auteur).
Le jour où sonneront les trompettes de guerre,
le jour où l’on battra les grands tambours des chefs,
le jour où s’élèveront les lamentations des pleureuses,
où les brides se toucheront,
où les jeunes gens se ceindront,
où la main gauche tiendra les rênes
et la droite prendra les sabres ce jour-là ! (nyande nden).
Le palefrenier dînera d’une poignée
et les chevaux dîneront de leurs mors
le vaillant, d’une noix de cola,
et le poltron, de mauvaise pensée.
Par Dieu, si l’Incomparable (bajjel) est tué,
sa mère pleure, derrière la case,
son père pleure et caresse sa barbe,
l’adulte pleure et se bat la poitrine.
Et l’on voit les blessés traîner les morts.
Le cheval noir a la croupe trempée
de la sueur du jaloux en fureur,
il est trempé autant qu’un orateur.
Les lances frôlent les cheveux trop longs,
et si la balle reste dans la tête,
la morve se répand dans le cerveau.
Le vaillant ne craint pas la poudre, et ses brûlures,
le vaillant n’a pas peur de se rompre les os,
il ne redoute pas les balles et leurs blessures,
tandis que le poltron fuit, maudit sa maman,
et ne revient à lui qu’avec les talismans.
Mais voici qu’on abat ceux qui bouchent les brèches :
ce n’est plus le moment d’astiquer sa lance !
Notre main gauche est celle des largesses,
et notre droite est celle des paniers (de colas).
Si nos cuisses sont faites aux étrivières,
nos pieds sont façonnés aux étriers.
J’aimais les filles, les conciliabules,
le choc des bracelets et la honte nocturne.
Et je savais faire craquer mes doigts
et je savais me disputer les pagnes…
Humiliation ! C’est moi qui suis frappé ! (Aybo!) 9
Connaissez-vous rien de plus pitoyable
que la mort d’un garçon qui n’était pas malade,
que la mort d’un poulain qui n’est pas enrhumé ?
Les voilà enterrés au fond des fourmilières,
avec leurs pieds se bâtiront les termitières
et les os de leurs mains claqueront leurs bravos.
Voici venir, en sautillant, le vautour mâle,
suivi de sa femelle, sur le corps
de ce garçon qui n’élait pas malade.
« Même s’il a mal agi, c’est dommage »,
dit-elle, « lui a-t-on jeté un sort ?
Ou bien a-t-il raté son coup ? » Le mâle
lui répondit « préservez-nous du mal ! »
Il ajouta : « Ce n’est pas un parent,
c’est un jeunot, ce n’est pas ton jeune homme…
Arrache-lui le nez, le ventre, je le prends !
Tirons bien fort, que les entrailles sortent ! »
C’était un des galants favoris des villages,
un jeune homme accompli, avec de l’instruction,
qui hantait les ruelles aux rendez-vous volages,
à qui s’offraient les belles avec passion.
Et voilà tout ce que Wordu Gooro raconte,
tandis que le récit de Baamu ne vaut rien :
il ne sait pas lui-même ce qu’il dit : méfiance !
S’il immole à soit hôte, il est avare et dur.
Il n’éprouva jamais s’il était vulnérable.
Jamais on n’eut à le guérir d’un coup de lance,
à extraire des morceaux de chair de son corps.
En personne, pas même en lui, il n’a confiance.
Mais moi, je chante les louanges de mon Pullo,
et je teindrai en foncé les doigts de mon Pullo. 10
Contes et récits (en prose)
1. Le mowgli pullo ou « l’Enfant élevé par la lionne » ou plutôt « Le Lion et le petit d’homme » Ɓii ladde e suka gorko (Maasina).
Résumé : Une lionne recueille et élève un enfant dont elle a mangé et tué la mère. Plus tard, l’enfant et un des lionceaux tuent la lionne. L’enfant vit avec le lion qui est son frère, sort inséparable ami. Hélas, un jour vient où la « femme » les sépare. Celle du garçon l’entend parler au lion, qu’elle traite de « bouche puante». Le lion, blessé dans son honneur, demande alors à son ami de le tuer.
— Sinon, je te mangerai !
— Alors, mange-moi, je ne te tuerai pas !
Et le garçon ajoute :
— Ta mère a mangé la mienne, et moi, j’ai tué la tienne. Je n’ai plus de parent, que toi : on ne peut pas tuer son père.
Le lion lui répond :
— Si tu refuses de me tuer, je jure de ne plus jamais te revoir.
Alors le garçon cède et lui dit :
— Je préfère encore te tuer, parce que je ne veux pas que tu refuses de me voir…
2. Les trois bienfaiteurs
(Conte pular du Niger, donné par Sii Gungu Mayga, à Say, eu 1928 ?)
Trois hommes s’étaient mis en route et allaient leur chemin. Ils traversaient la brousse, pendant la saison des pluies, lorsque le ciel noircit, la tornade éclata. Ils ne savaient où s’abriter. Une falaise avait une caverne ; ils s’y réfugièrent. Ils y furent à l’abri de la pluie, mais l’eau se mit à tomber. En un instant il y eut tant d’eau que la falaise s’éboula. La grotte se referma sur eux…
L’un d’entre eux prit la parole :
— Si vous avez tous deux agi comme moi, nous serons délivrés, Dieu nous sortira de cette grotte.
— Qu’as-tu fait en ce monde ?, lui demandèrent-ils.
— Là où je vivais, un marabout recevait beaucoup d’aumônes, des gens lui donnaient des bœufs. Moi, j’ai pris une botte de petit mil, je la lui ai portée. Le marabout n’a pas voulu de mon cadeau : je suis allé la remettre au grenier. J’ai cherché un endroit désert de la brousse, j’ai débroussé et fait un champ; j’ai attendu que les pluies viennent, j’y suis allé avec la botte méprisée, j’en ai battu le grain, j’ai été le semer, j’ai bêché et sarclé — mon champ a bien donné ; je n’ai pas mangé un épi de la récolte ; j’ai fait un gros grenier de paille, j’ai tout rentré dedans; puis, j’ai attendu que la disette vienne ; personne n’avait plus de mil au village, sauf moi. J’ai alors vendu mon grenier, j’ai reçu en échange quatre têtes de bétail ; elles ont produit ; j’ai encore attendu que mon troupeau s’accroisse ; un jour l’homme de Dieu est venu dans mon village ; j’ai trait mes vaches, je lui ai donné le lait, il a bu — il a passé la nuit — au matin, il m’a demandé l’aumône d’un boeuf ; j’ai dit à mon captif de détacher tous les veaux ; j’ai dit au marabout :
— Tu vois ce troupeau de cent têtes et cet esclave ?
— Je les vois très bien.
— Je te donne tout.
— Bon”, a-t-il dit.
Il a reçu les bêtes, je l’ai accompagné jusqu’à ce qu’il soit loin je lui ai dit :
— La botte que je l’avais donnée, tu m’as dit que tu n’en voulais pas, la voilà !
Alors, la roche qui bouchait la grotte pivota et laissa un peu de jour filtrer.
Le second dit :
— Ah, si tu as fait ce que J’ai fait, moi aussi…
— Qu’as-tu donc fait ?
— J’avais fait la cour à une fille, depuis mon enfance ; elle ne m’aimait pas ; je lui faisais des cadeaux, tous les matins de Dieu ; elle s’est mariée, est allée habiter dans la case de son mari. Rien n’est arrivé ensuite, sauf la famine ; son mari est parti et l’a abandonnée, elle toute seule ; elle est venue me trouver pour me dire : donne-moi du mil aujourd’hui !
— Moi seul j’en avais: “ Je ne t’en donnerai pas,” ai-je dit.
— C’est bon !
— Parce que tu ne m’aimes pas.
— Je t’aime, par Dieu, a-t-elle dit.
— Eh bien, je n’ai jamais pu te posséder !
— Je le donnerai mon corps aujourd’hui. Ce soir au coucher du soleil, près du puits, il y a des acacias.
Je suis allé sous l’acacia, je l’ai attendue ; la femme est venue au crépuscule, elle est venue se coller à moi ; j’ai défait la ceinture de ma culotte, j’allais vers elle… elle m’a dit :
— Laisse, pour l’amour de Dieu et du Prophète !
— J’ai remis ma culotte…
La roche s’écarta un peu plus ; un homme pouvait passer la tête, mais la poitrine ne passait pas…
Il ne restait plus qu’un des trois compères — il ouvrit la bouche :
— Moi aussi, j’ai eu ce que je sais bien !
— Que sais-tu ?
— C’était la famine du Haoussa à aller au Bourma ; j’étais pâtre, je suivais les bœufs — j’avais ma mère, mon père, ma femme et trois enfants ; nous n’avions ni mil, ni légumes, ni champ, ni économies ; la pluie tombait, toutes les vaches avaient leurs veaux, une seule sans petit, une hewdawe restait, je l’ai traite dans l’obscurité ; j’ai apporté du lait a ma mère, elle a bu ; j’ai attendu que mon père fut réveillé, je lui en ai donné, il a bu lui aussi ; ce qui restait, je l’ai porté à ma case ; j’ai réveillé ma femme, elle a bu ; tous mes gens se sont rassasiés ; le reste, je l’ai donné en aumône aux petits mendiants de Dieu.
Alors, la pierre se souleva, l’ouverture bailla toute grande ; la falaise se fendit ; cela fit deux rochers, dont les noms sont « Haroun et sa femme » : Harun da Wende. L’une est, sur la rive gauche et l’autre sur la rive droite. C’est près de Naitiaro, en amont, sur la route de Gotey.
3. La femme sans homme (Niger)
Kampôti naquit à Sakatou. Son père s’appelait Biaramondi, sa mère Poaba. Elle têta, fut sevrée, suivit sa destinée, devint nubile. Elle déclara :
— On ne m’épousera pas ! (howataake ! oo’o, mi kam howataake !) 11.
Son père lui dit :
— Si tu ne te maries pas, va-t-en dans la brousse !
Elle demeura ainsi, avec son père et sa mère. C’est alors que Tangomijo (ou Tangumba) apprit son nom. Tous les Gourmantché craignaient Tangunjo. Il vint chez les parents de Kampôti, il descendit chez eux, ils lui égorgèrent un bélier, ils firent tout ce qui se fait pour nu hôte. Il dit qu’il ne voulait rien, mais qu’on lui donnât Kampôti. Elle dit qu’elle ne voulait pas de lui ; ils le dirent à Tangoundio :
— Et pourquoi ne veux-tu pas de moi ?
— Je ne t’aime, pas ! Si on te coupait le cou, à toi Tangoundio, on ferait avec la peau une bonne outre qui ne fuirait jamais !
On lui a dit :
— Pourquoi lui dis-tu ça ?
— Moi, je sais, depuis qu’il va à la guerre, il n’a jamais tué personne et son cuir n’a jamais été troué ! Je ne l’épouserai pas !
Tangoumidio la gifla. Elle se leva, rentra dans leur case, prit un poignard, revint trouver Tangoundio, cacha son poignard comme ça :
— Tu ne m’auras pas , dit-elle.
— Pourquoi dis-tu ça ?
Il essaya de l’attraper par surprise. Elle tira le couteau, visa bien, il entra : le prétendant tomba, se redressa sur les genoux, il tâtait pour la saisir ; elle lui trancha la main ! Des jeunes gens coururent prévenir Biaramondi :
— Ta fille a fait un malheur !
— Je ne l’aimais pas dit seulement Kampôti (o wi tan : mi yiɗa mo !).
— Est-il bien mort ?
— Il est mort, parbleu !
Le père de Tangoundio, Aljuma Bajjo, montait à cheval. Il apportait des cauris pour la dot. Il arriva devant les cases. On lui dit :
— Où vas-tu ?
— Je viens conclure le mariage de Tangoundio
— Tu peux te reposer !
— Pourquoi donc ?
— Ton fils a été tué !
— N’était-il pas venu se marier ? Je n’ai pas vu sa tombe !
Kampôti apprit sa venue. On raconta à Aljuma son audace et sa force. Elle fit sortir le corps de Tangoundio, le mit dehors. Elle dit :
— Donnez-moi le fouet.
Le père mit pied à terre ; il dit :
— Où est mon fils ?
Le père de Kampôti lui dit :
— Demande ça à ma fille !
— Où est mon enfant ?
— Je l’ai tué, dit Kampôti.
— Ce n’est même pas un homme qui l’a tué, rien qu’une femme!
— C’est moi.
— Bon, tu verras ! Mène-moi voir mon fils !
Il trouva qu’il puait déjà :
— Je vais l’emmener dans mon village, pour l’enterrer.
— Tu ne l’auras pas !
Elle prit son fouet, elle battit le cadavre. La mère lui disait :
— Pourquoi fais-tu du mal ?
— Je n’aime pas ma vie, dit Kampôti ! (o wi : mi yiɗa yoonki !) 12
— Est-ce qu’on frappe un cadavre, lui dit son père ?
— Si le mort est battu, le vivant aura peur ! Si les caillous sont croqués, l’épivert se sauvera !
Kampôti mit la selle sur le cheval de son père — elle prit les tresses de sa coiffure, les noua par-dessus sa tête, elle mit un bonnet, deux boubous et une culotte à grands plis, monta à cheval, saisit deux lances et un sabre. Le père de Tangoundio monta aussi à cheval. Il voulut mettre le feu au village. On prévint Kampôti.
— Ca m’est égal, dit-elle.
Elle galopa à sa recherche. Aldiouma Badio la vit :
— Bienvenue, grand chef des Nègres, lui dit-il.
— Merci, tu me fais grand plaisir !
Ils engagèrent le fer, il donna de la lance sur la fille, la manqua ; elle aussi le manqua ; leurs étalons se cabrèrent, se battirent ; celui de Kampôti renversa la monture du guerrier ; ils buttèrent. Kampôti le terrassa, l’attacha serré, l’amena dans l’enclos de son père.
Puis elle quitta le village, dit qu’elle allait piller Bunda, au Dargol. Ce pays-là ne savait pas qu’elle était une femme. Elle « mangea » village sur village. Elle alla jusqu’à Réhenna, au « marché neuf », où elle passa sept jours, sans parler à personne. On disait : « Hourourou, sur Kampôti ! Que Dieu ne l’amène pas par ici. » Quand elle sella son cheval, elle dit : — Je pars tout de suite… Vous ne connaissez pas Kampôti, ajouta-t-elle.
— Nous ne la connaissons pas, dirent-ils.
— Kampôti, moi je voudrais bien la trouver, dit Koumaï, le chef du village.
— Oh, elle n’est pas venue par ici ?
— Je sais qu’on dit que c’est une femme !
Alors elle dit, en se redressant :
— C’est moi, Kampôti. Que tu me tues ou que tu m’épargnes, c’est bien moi ! Tous les jeunes gens sellèrent leurs chevaux. Elle alla, par derrière, incendier leur village. Le feu dévora le village, case par case. Ils sortirent, ils l’entourèrent, la cernèrent pour la tuer. Mais rien n’arriva, sauf qu’elle dispersa tous les cavaliers et leur échappa.
Asaya, fils d’El-Haydu, père des Touareg, apprit, son nom. Il arriva un jour à l’acculer, sans issue. Elle lui dit :
— Asaya ! tu ne connais pas les Gourmantché !
— A présent, tu as fini tes exploits !
— Cela m’est égal, je suis une femme qui fait le travail des hommes, je me fous de toi !
— C’est bon, dirent-ils, tu as bien agi. Mais, Kampôti, laisse à présent les hommes faire du travail d’homme !
— Une félonie ne mangera pas ma part : un homme n’oserait pas ! Assaya dit encore :
— Demain ce sera fini, ce sera pour moi ! Bon réveil !
Elle passa la nuit. Au jour, tout le camp se mit en selle, un millier de mors, et partit à l’assaut. Ils dirent :
— Kampôti, le salut sur toi ! Nous ne t’avons pas prise en traître. Mets ta selle ! Ce sera pour la dernière fois.
Elle dit :
— Soyez les bienvenus !
Elle sella soit cheval, et mit son talisman (Hama e Hampeete) dans sa poche. Les chevaux s’ébranlèrent. Elle les dispersa tous. Elle les mit en fuite, elle revint au village de Réhenna, enleva tous les bœufs, moutons, chèvres, ânes, les rassembla dans le parc. Les gens étaient devenus, les uns, frappés de stupeur, les autres, fous furieux.
Elle partit en poussant le butin devant elle, retourna à soit village. Son père et sa mère apprirent qu’elle revenait, mais quand ils virent cette colonne, il se sauvèrent, grimpèrent sur les falaises, ils se dirent : « Elle est morte ! » Elle envoya un serviteur ouvrir la porte de l’enclos ; elle trouva ses parents partis, mit pied à terre ; petits et grands, jeunes et, vieux, chefs et pauvres gens, mariées et divorcées, tous apprirent, le nom de Kampôti. Pori, lui, habitait au château de Pori (birnyol Pori). On disait de lui : « Pori, c’est le venu qui l’a mis ait monde » (hunde maddi ɗum dunya). Lui aussi entendit parler de Kampôti. Il aurait voulu la rencontrer. Il avait trois chevaux et sa lance : hassa ɓe lata (« laisse les tuer » !) Cela dura quelque temps ainsi, sans événement. Kampôti dominait au Midi, vers le Bargou — elle laissait le Nord tranquille.
Pori dit :
— Quand les pluies seront passées, quand le mouillé sera sec, que les récoltes seront couchées, Pori te rendra visite. « La Tête qui tourne », Baba Ayati, ancêtre des Gourmantché de Faïra, vint chez Pori, lui dit :
— Je te paierai tribut, je serai ton allié.
— Attends, dit-il, en ce moment la guerre ne vaut rien, elle gâte le mil.
Ils attendirent donc, depuis les semailles jusqu’à la moisson.
Un jour, il dit :
— Si nous allions un peu voir son bétail.
Or, elle possédait une vache : Hamrel, elle seule buvait son lait. Son berger, « celui qui prend garde à sa tête », la gardait. Pori et ses gens trouvèrent la bête près d’un puits, ils l’enlevèrent. Lorsque Kampôti ne vit plus Hamrel, elle dit :
— Allez me ramener mon troupeau !
Les serviteurs ramenèrent tout, le bétail, pas d’Hamrel :
— Nous avons fait ce que tu as dit, dirent-ils.
« Celui qui prend garde à sa tête » vint et dit :
— Hamrel a été prise !
Elle tira son sabre, lui coupa le cou :
— Qui en est capable ?
Un jeune Pullo lui dit :
— C’est vrai !
Elle le transperça. Enfin, un lépreux se leva, lui dit :
— Kampôti ?
— Oui ?
— Tu as mangé le Gourma (a nyami Gurma), tu as mangé Réhenna, c’est à toi ! Fulɓe et Nègres, tout est à toi ! Je ne suis, moi, qu’un lépreux, tu ne me tueras pas ! Ta vache a bien été enlevée.
Alors elle dit :
— Tu dis vrai ! Mettez-moi ma selle !
Pori emmenait la vache ; où elle s’arrêtait, il passait la nuit. Elle fit une grande armée de Gourmantché et de Fulɓe, s’allia à Zazo père de Gounnar, ancêtre des Bariba. Ils, se rassemblèrent, cherchèrent la rencontre. Pori, lui, s’était allié aux Touareg.
Pori dit :
— Allez dire à Kampôti que c’est moi qui ai enlevé sa vache
— Bienvenue sur toi, dit Kampôti, tu me fais grande joie.
Ils se préparèrent, des deux côtés, au combat.
La lutte dura une journée, nul ne put vaincre son adversaire. Pori dit :
— Moi, Je vais me coucher !
Les Touareg étaient pour Pori, les Bariba pour Kampôti. An cours de la nuit, elle prit sa boîte à talisman, la calebasse magique, et la secoua. Elle entendit « hurler les races », mais les Gourmantché et les Bargankoɓe (Bariba) ne répondirent pas. Elle fut inquiète et dit : « Aujourd’hui, je ne sais pas ! » (handen, mi ‘anda). Le combat recommença. Un enfant « enleva » son cheval, arriva sur Kampôti, la visa de sa lance, qui alla se ficher dans le sol. Elle s’écria :
— Tu me fais honte, je ne me bats pas contre les enfants !
Personne ne savait que c’était une femme. Enfin, le choc se produisit. Pori pointa de la lance, trancha du sabre, la tua, lui coupa le cou. Ils lui retirèrent ses vêtements, la trouvèrent femme. Ils dirent :
— Regardez, c’est une femme !
Ce jour-là, Pori conquit le pouvoir.
Notes
1. Litt. : « ceux qui sont pus » vs. ceux qui peuvent (Vieillard, 1940, p. 116).
2. Texte pular du Maasina ; traduction de V. M. (d’après mot à mot d’A. Hampaté Bâ ?) — En somme, 4 conseils : justice, crainte de Dieu, honte et patience.
3. « Cissé », nom d’honneur donné aux marabouts réputés du Maasina (Gaden, 1931, p. 154).
4. Conte fulfulde du Niger, récité par le griot Si Gungu Mayga (Say). — Au Sénégal, chez les Wolofs, c’est l’histoire d’Umaru Mikhayshi (?), thème d’un chant magique (burdu), dérivé de l’arabe, mèlé de considérations sur la mort, mais utilisé par des « spécialistes » pour « attirer les femmes ».
5. (1818-1845), fondateur de la Dîna, Etat théocratique du Maasina.
6. hiiro, selon Laya, 1961 : cour nocturne faite à une jeune fille — l’amour courtois (ap. Seydu Amadu).
7. buruuje. C’est la « borda » arabe.
8. Aybo: mortification, humiliation (Niger, Mâsina) ; tracas, tourment, privation, misère, souffrance (Fuuta-Jaloo) ; voracité, gloutonnerie (Fuuta Toro). C’est ce que Louis Massignon appelait : « calcination littérale ».
9. J’ai « repris » cette traduction, en la rythmant et en la soumettant à l’assonance.
10. Le pronom mi est sous-entendu ; kam est un intensif ; how-de : épouser.
11. Exclamation étonnante, désabusée, désenchantée ; le yoonki du Niger est le woonki dit Sénégal et signifie : âme, soufle ou principe vital, vie.
12. Cet admirable récit a été donné à G. Vieillard par le griot Sii Gugu Mayga, alors fixé dans un village près de Say (Niger), qui avait séjourné longtemps en pays gourma et mossi et est mort en 1950. Je l’ai repris, sur l’original fulfulde, avec un étudiant originaire de Say, Dyouldé Laya.
Conclusion
Bref, toutes les choses africaines sont des choses pensées par l’Africain — avant d’être des choses décrites par les ethnologues. Et il y a de grandes chances que leur connaissance du Tropique soit plus adéquate que celle acquise par l’étranger. Un poème, en langue soudanaise décrit mieux la brousse qu’un livre de botanique, ou chante mieux la guerre soudanaise qu’un manuel d’histoire…
Aussi cette étude sera-t-elle la descriplion des sentiments des Fulbe vis-à-vis de leur pays, de leur histoire, de leur morale, de leurs devoirs et, de leurs ohligalions — plutôt que la description de ces choses elles-mêmes. Elle aura une sorte d’exactitude — peut-être moins loin de la réalité qu’une enquête méthodique.
« Nos frères musulmans » (Maasina, 1939)
« On parle tant de l’Islam hostile, on regrette que la zone soudanaise soit son domaine — et il est bien vrai que l’Islam et la Chrétienté sont des frères ennemis, mais ce sont des frères tout de même. Grâce à l’Islam, on se sent en pays de connaissance : Bible et Coran, les « Livres » sont de la même encre sémitique nous avons appris, petits catholiques et petits musuluians, à peu près la même histoire sainte, les mêmes légendes des mêmes lieux : notre père Adam tiré de la botte rouge, noire mère Ève, Noé et le déluge, Abraham et Isaac, Jacob et Joseph, Moïse et le Pharaon, et Nemrod, et Salomon et Balkis, reine de Saba — et même Jésus fils de Marie. Sans doute, Roumis et Sarrasins s’accusent réciproquement d’altération des Livres, et la Chrétienté est assez désunie pour savoir que les divergences de détail dans les dogmes séparent, plus que n’unit la commune origine de ceux-ci, mais bien des fois le voyageur au Soudan se sent en famille, grâce à ces vieilles histoires : la Création, le Déluge, la Révélation, le Jugement dernier, le Paradis et l’Enfer, l’âme et la vie éternelle, les anges et les saints. Que de points communs dans le credo des gens des Livres : Orient et Occident (et nos morales sont soeurs : péchés capitaux…) !
La grosse divergence, l’unique, c’est l’attitude vis-à-vis de la chair la luxure n’est pas nommée — le mariage est recommandé, non point comme un pis aller, mais comme un devoir sacré. Sur ce point, seul est coupable l’adultère, considéré comme un vol, une atteinte au droit de propriété, source de conflits sociaux et fraude qui fausse la paternité. Mais la chasteté, la pureté, sur lesquelles s’hypnotisent les moralistes chrétiens ? Ily a bien, chez les Musulmans, l’idée que le sperme est une souillure (comme l’excrément), et les moralistes estiment que l’homme ne doit pas oublier, dans les joies de la chair, ses devoirs envers Dieu, qui lui assureront les seuls biens qui comptent : la Vie éternelle… Religion plus humaine, plus animale disent certains. Est-ce à celte indulgence pour les jouissances sexuelles que les peuples musulmans doivent leur décadence actuelle ? Certains faits semblent le prouver : la rapide usure des civilisations musulmanes, comme celle des civilisations païennes. »
Vincent Monteil
1888-1935
Le « Fonds Vieillard » de l’IFAN (Dakar)
Bulletin de l’I.F.A.N. Tome XXV, série B, nos. 3-4, 1963. pp. 351-414