Chapitre VII
Ce que j’ai retenu
Plus de vingt-cinq années après ma libération, il m’arrive toujours de penser à la prison. Je ne peux pas oublier, car je ne dois pas oublier. C’est vrai que les souffrances sont vécues, et que beaucoup de souvenirs sont dilués. Mais il y a des visages qui continuent encore à me hanter, des cris qui me reviennent en écho, et surtout des paroles et des écrits, devenus comme des messages non transmis.
Ce que j’ai retenu ce sont des messages posthumes, confiés aux murs des cellules, et les confidences, d’un brave et inoubliable infirmier major affecté dans les prisons pour sauver les apparences, et qui finalement, deviendra un sauveur pour les détenus. En fin de compte, je retiens que pour tous ceux qui ont pu sortir des camps de la mort, il a fallu mener une lutte acharnée et quasi quotidienne pour la survie. Cette survie nous le devons à Dieu, à la foi, et aussi à l’aide précieuse et providentielle du major Sakho, et de certains agents qui ont risqué leur vie pour nous aider à survivre et à briser notre isolement. C’est donc la survie qui a favorisé la libération.
La survie au bloc
La vie au bloc, c’est la vie dans les cellules. En effet, pour les personnes arrêtées dans le cadre de la Cinquième colonne, (1970-1971), tous les record ont été battus :
- nombre d’arrestations
- nombre de lieux d’incarcération
- nombre de morts
- durée de détention
- tortures
- diversité des formes de liquidations massives :
- pendaisons
- pelotons d’exécutions
- diète noire
Il aura fallu résister pendant cinq années de claustration complète, avant de commencer à parler de vie extracellulaire.
- Quand on était seul enfermé dans une cellule, pendant des mois voire des années, c’était le terrible isolement et ses corollaires neurasthénie, dépression.
- Quand on était à deux dans une cellule, le baromètre variait suivant l’humeur du compagnon. La cohabitation pouvait être détendue et pleine d’intérêts, si le compagnon était sociable. Par contre, la cellule devenait un enfer, lorsqu’on tombait sur un sujet « type Boiro », c’est-à-dire une « bête sociale »
- Le cas le plus fréquent était la cohabitation à plusieurs. Il y avait certes des avantages, car vous aviez un choix d’interlocuteurs. Par contre, les problèmes et les risques de tensions étaient beaucoup plus fréquents
La journée à l’intérieur de la cellule, il y avait un semblant de détente. Les interrogatoires étant programmés la nuit, on avait comme un moment de répit. Pendant ce temps, chacun s’occupait à sa façon. Les communications, les discussions, les disputes, et même les bagarres qui étaient sanctionnées par des punitions ou diètes à durée limitée de 1 à 5 jours 12 se faisaient toujours dans la journée.

La nuit, c’était la veillée car dès le crépuscule, commençait le concert de portes qui s’ouvraient et se refermaient, suivi quelque temps après, de lamentations pour ceux qui étaient torturés à la cabine technique, dont les cris parvenaient comme des suppliques. Nous étions alors en proie à une angoisse d’une intensité rare. Assis ou allongé, le sommeil n’était possible qu’après le premier chant du coq, prélude à la prière du matin et l’annonce d’une nouvelle journée de répit.
Il ne fallait surtout pas se laisser déprimer par l’environnement et la monotonie pour finalement se laisser gagner par le désespoir. A cet effet, il y avait des antécédents qui n’immunisaient pas mais favorisaient une meilleure adaptation, voire une plus grande faculté de résistance à l’anéantissement physique et moral. A savoir :
- le service militaire
- l’internat
- l’aventure
- une vie carcérale antérieure
D’une façon générale, la survie dépendait en grande partie des activités physiques et intellectuelles qu’il fallait à tout prix inventer à l’intérieur des cellules et plus tard, à l’extérieur dans la cour. Cependant le fondement primordial de toute survie aura été de façon indéniable, La Foi.
Le quotidien
Si vous réussissiez à élaborer un programme de survie, alors vous aviez le temps de penser et réfléchir pour essayer de comprendre l’univers dans lequel vous viviez. La première chose qui vous frappait c’était le nombre important d’agents qui avaient pour mission de vous surveiller pendant vingt-quatre heures, au moment où vous étiez enfermés avec loquets à l’extérieur. En cas d’urgence, lorsque vous frappiez à la porte pour signaler un cas de maladie, c’était toujours trois agents de corps différents qui se présentaient: un Militaire, un Gendarme et un Garde Républicain. Alors vous compreniez que vous étiez bien gardés, et votre gardien (homme de quart) très bien armé. Puis un jour, au moment où vous vous y attendiez le moins, la porte s’ouvrait brusquement devant une équipe d’agents, et vous entendiez le major du bloc venu chercher votre compagnon malade dire: on va l’amener à l’hôpital. Ce sera par le bruit particulier de l’ambulance qui seule entre au bloc, que vous saurez les jours ou heures qui suivront que votre ancien compagnon vous a quitté pour toujours. Le bloc ne tenant pas de registre de décès et pour cause, le major marquera quelque part sur un simple cahier, ou une feuille, pour mémoire et compte rendu « cellule N’ X détenu décédé par suite de longue maladie. » Pendant ce temps dans les cellules, la vie s’organisait, des amitiés se nouaient, et les expériences s’accumulaient. Un jour, sans raison apparente, les portes des cellules sont ouvertes les unes après les autres, devant une équipe d’agents munie d’une liste. Lorsque le mouvement avait lieu la nuit, pas d’erreur possible c’était pour une exécution. Si c’était dans la journée, alors c’était un transfert.
Puis avec le temps, en observant sous les portes pour voir ce qui se passait au dehors, vous étiez alors révoltés de voir qu’il y avait une catégorisation parmi les détenus qui ressemblait fort à de la discrimination.
En effet, un Européen, arrivant au bloc avait droit à un lit, une couverture, un régime alimentaire de survie appelé spécial avec de la salade, du pain, un beefsteak, la douche à des intervalles irréguliers, et la porte entrouverte pendant quelques heures. Il arrivait très souvent que le plat de beefsteak soit sans viande, malgré tout il était appelé beefsteak.
Au même moment, le détenu africain quel que soit son rang social, était couché à même le sol, enfermé 24 heures sur 24 heures, se nourrissant de riz blanc et dl eau tiède salée en guise de sauce. Les diètes de sanction étaient-elles aussi le plus souvent, réservées aux Africains. Quand par chance vous réussissiez à vous faire examiner par le docteur européen détaché au camp Boiro pour des visites médicales périodiques, vous vous rendiez vite compte que ses prescriptions étaient rarement appliquées par le chef de poste central du bloc.
Le temps passant, les compagnons aussi changeaient car vous étiez déplacé sans consultation et sans motif apparent. Ce qui fait que dans le même Camp Boiro, vous pouviez passer de ête de mort au Poste X 2, pour finalement échouer au bloc. Alors, si vous étiez curieux et lettré et que votre vision n’était pas trop altérée, vous pouviez vous rendre compte que les murs de Boiro parlent à travers les écritures et les graffitis.
A la Tête de mort, le bâtiment situé à l’entrée du Camp
– Mes amis rien n’est plus cher que la liberté individuelle.
– Chers compatriotes, sortir de son pays pour des raisons de famille, n’est pas un signe de non-patriotisme. Mais y revenir sans aucune contrainte est un acte de patriotisme, et un amour pour le régime en place.
– Donc dans cette vie-là, quand tu seras heureux tu compteras assez d’amis, et quand tu seras dans le sombre, tu resteras seul. Alors camarade du courage et de la patience.
Signé Mathias.
– Ousmane Ivoirien et Safifou Diallo.
– Le courage et la vérité sont des actes politiques payants.
– Cheick Kéita dit Icke.
– Oui attention, il existe un Dieu créateur.
– Camarade soyez le bienvenu car le destin est inévitable.
– Unissez-vous, rien n’est éternel, et tout passe au fil du temps. Oubliez les soucis.
Au Bloc Boiro, au hasard des cellules :
– Dieu Tout Puissant libérez-nous. Que la haine des dirigeants devienne de la pitié pour nous (cellule n°67).
– Le capitaine Lamine Kouyaté est mort fidèle au peuple, à la Révolution, à Ahmed Sékou Touré, torturé, condamné par Moussa Diakité le 9 juillet 1976 avec le faux, pour haine, fierté, règlement de compte, grandeur personnelle. Mais là, Lamine, un jour le peuple et l’histoire lui donneront raison, et l’honoreront. PPR. (prêt pour la révolution) Vendredi 10 octobre 1976.
– Oeuvres de tant de jours en un jour effacées.
– Une mauvaise direction politique ne peut réaliser une Révolution.
– I believe today on my African Brotherhood. This is my last word before my death. The revolutionary movement shall for ever succeed, because we are convinced face to that wonderful movement.
– J’ai toujours servi une cause juste, et pour ce faire, j’ai utilisé l’arbitraire. J’étais chargé d’arrêter tous ceux qui sont susceptibles d’exprimer la volonté populaire. Je n’ai compris que lorsque je fus arrêté à mon tour le jour fatidique arriva. (cellule n°72).
Signé : Fodéba Kéita
– Un jour Sékou Touré sera mis à nu, et ce jour-là, le monde saura qui il est réellement.
Signé : Emile Cissé
Le corps à corps ou la lutte pour la survie : les corvées
Quand vous aviez réussi à passer le cap des cinq années, vous étiez devenu une épave humaine. Mais grâce à Dieu, avec le temps et les épreuves, le moral s’était forgé et la détermination à vivre était devenue encore plus grande. Par conséquent on était volontaire pour toutes les corvées car en fin de compte, l’air libre et les mouvements étaient des facteurs indispensables de survie dans la longue et pénible marche que représentait la vie en prison.
Au début, les corvées étaient réservées à ceux qui avaient réussi à sauvegarder une certaine vigueur. Mais au fil du temps et grâce à la détente, nous avions fini par créer d’autres corvées mieux adaptées et moins physiques. Cela a commencé tout d’abord à l’intérieur des cellules, ensuite sous les vérandas, pour finalement nous retrouver au-dehors dans le jardin, ou quelque part dans la cour sous les arbres. Si les corvées se sont diversifiées vers la fin du séjour, les retombées étaient différentes d’une corvée à l’autre.
- La porcherie
C’est au cours du deuxième semestre de 1974 que les deux premiers porcs sont arrivés au Bloc. Ils évoluaient en liberté dans la cour au moment où toutes les cellules étaient encore fermées. Ils passaient devant les cellules dévorant tout ce qui traînait. A plusieurs reprises, ils avaient d’ailleurs eu à goutter à nos plats posés devant les cellules avant l’ouverture des portes. L’expérience aidant, nous avions très vite compris l’avantage que nous pouvions tirer de cette situation. On dit dans les versets coraniques que le Prophète Mohamed (Paix et Salut sur lui) a dit de ne pas manger du porc car c’est une souillure. Il se trouve qu’à Boiro la souillure était mieux traitée que les détenus. Il faut aussi savoir que toutes les confessions religieuses y étaient représentées. Il y en avait même qui étaient entrés croyants et qui avaient cessé de croire, tel Kanté Soumaoro mon compagnon à la cellule n°26. Dans tous les cas, en ce qui concernait les musulmans, Dieu et son Prophète n’auraient aucun mal à comprendre les pensionnaires du Bloc, tant étaient pure et grande leur foi et forte leur volonté de sauver leur vie. Nul doute que par l’opportunité offerte par la corvée, les porcs avaient rendu d’énormes services. C’est pourquoi très peu d’entre nous avaient pu finalement résister à la tentation. Face à la famine et à la malnutrition, l’instinct de conservation avait prévalu. C’est donc sur nos subtils conseils qu’une porcherie avait été construite, avec des box séparés et un bassin d’eau. Beaucoup de détenus se sont ainsi retrouvés du jour au lendemain hors des cellules. Tout d’abord pour la construction, puis pour la nourriture et l’entretien. A tout seigneur tout honneur, les deux premiers porcs avaient été envoyés par Siaka Touré, commandant du camp. Puis le chef de poste central et son adjoint avaient à leur tour ramené une paire chacun. C’est à cette occasion que beaucoup d’entre nous avaient pu approcher cet animal car, chez nous, les quelques rares personnes qui en faisaient l’élevage s’installaient à la périphérie des villes. Nous avions ainsi pu nous rendre compte que l’animal avait très bon appétit et qu’il était aussi très fécond car en quelques mois seulement la centaine était dépassée. Il fallut donc trouver des signes distinctifs pour chacun des propriétaires. C’est à ce niveau que je devais intervenir en ma qualité d’infirmier de service, pour couper les oreilles des jeunes pourceaux. Naturellement la hiérarchie avait été bien respectée en la matière. Un trait pour ceux de l’adjoint, deux traits pour le chef de poste, et trois traits pour le capitaine Siaka Touré.
Il y avait des échantillons vraiment dignes d’intérêt, « Delphine » étant de loin la préférée de tous. Finalement, par entente tacite entre le major responsable du magasin où se trouvait l’huile de cuisine, le chef de poste, et les détenus, il arrivait très souvent que Fadama Condé décidât de l’abattage d’un porc. La comptabilité était tenue par Diawara Ibrahima, chef des corvées. Il n’y avait donc aucun risque que cela apparaisse dans les archives du bloc. La cuisson se faisait toujours de nuit. Pendant que les hommes s’affairaient à la cuisine, je prenais ma blouse blanche pour distribuer une ration générale de comprimés Ganidan contre la diarrhée. En effet avec le temps et l’expérience des précédentes distributions de viande de porc, cela avait provoqué des diarrhées dans plusieurs cellules. De ce fait j’avais dû me transformer en pompier le matin pour laver certaines cellules à grandes eaux, car il y avait encore beaucoup de handicapés au Bloc. Je me trouvais à ce moment à la cellule n°1, en compagnie de Diallo Laho, qui était de corvée à la porcherie. Très souvent je l’entendais raconter comment il avait trouvé le matin des pourceaux morts dans les boxes. Finalement j’avais suggéré au docteur Kéita Ousmane de faire appel à nous pour constater les décès, car mon ami revenait chaque soir avec une boîte Guigoz pleine de viande et de graisse après une longue escale à la cuisine.
Merci à Delphine et à tous les autres car sans eux, beaucoup de détenus n’auraient jamais eu l’occasion de goûter à la viande en prison. - Le jardin
Le porc est connu pour sa voracité. Il fallait trouver une solution peu coûteuse pour l’alimentation des animaux dont le nombre augmentait très rapidement. Le son de céréales non produit sur place devait être acheté. C’est ainsi qu’est née l’idée d’un jardin, toujours sous l’instigation des détenus.
Le but premier du jardin était de produire de la nourriture pour les cochons et non pour les détenus. Une deuxième vague de prisonniers fut ainsi sélectionnée. Il ne restait plus qu’à trouver les outils de travail (pelle, daba, râteau). Il restait un troisième élément pour la bonne réussite de l’entreprise : l’engrais. La solution fut vite trouvée. Une fosse sceptique se trouvait le long du mur d’enceinte, côté corniche derrière le bâtiment n°6. Des bassines furent rapidement achetées pour le transport du matériau. Finalement Laho et moi étions les seuls volontaires pour cette corvée. Une vraie découverte que de vider une fosse sceptique de prison. Notre attention avait tout d’abord été attirée par une multitude de taches blanches qui surnageaient. C’étaient des graines d’aubergines résultant des bouillons améliorés. Assurément les cochons n’étaient pas les seuls à profiter des produits du jardin. Puis au fur et à mesure que nous remontions le sceau, des objets de toute nature étaient extraits du trou. Cependant, notre plus étonnante découverte au cours de cette corvée aura été « des cartes du parti PDG », repêchées dans cette eau trouble et nauséabonde. Nous n’avions pas voulu jeter ces documents par terre comme les autres objets, il fallait les remettre dans le trou car c’était bien là leur place. Quand la fosse était pleine, on en sortait dix-sept bassines d’engrais biologique. Le soir, après cette corvée, nous étions obligés de faire une toilette préliminaire avec du désinfectant avant de passer sous la douche. J’avais d’ailleurs remarqué que pendant les vingt-quatre heures qui suivaient cette opération, les femmes détenues ne passaient plus par le jardin pour aller à la cuisine. Avec le jardin un vocabulaire nouveau avait été inventé, à savoir « bouillon reconditionné » obtenu en prenant l’eau chaude et salée qui était servie en guise de soupe, à laquelle on ajoutait les légumes dérobés au jardin, (aubergine, salade, piment). Nul doute que grâce au jardin et à ce bouillon, les détenus dans leur majorité ont connu une réelle amélioration de leur ordinaire.
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Bâtiment n°6. Avec, au fond, le réduit servant de local pour la vidange journalière.
Alsény R. Gomez à gauche, pose ici en compagnie du Lieutenant-Colonel Kaba 41 Camara, au centre, qu’il omet de nommer par deux fois.
Le troisième individu n’est pas identifié.
- La cuisine
Depuis la création du Bloc, la cuisine pour les détenus était faite à l’extérieur du Camp Boiro. Un véhicule militaire était chargé d’assurer le transport des bassines de riz sans couvercle, pour les livrer aux différents lieux de détention du Camp : le bloc, le poste X, la Tête de Mort, et aussi le Camp Alpha Yaya, situé à plus de dix kilomètres du Camp Boiro. Le militaire qui était chauffeur du camion me confia en 1984, après le changement de régime, que la consigne était de « toujours retarder la livraison des repas ». La consigne avait été bien respectée car les repas étaient toujours livrés à des heures irrégulières. Il avait fallu attendre l’année 1976 pour voir la cuisine transférée au bloc : deux grosses marmites de campagne. C’est bien ce qu’il nous fallait, car nous étions réellement en campagne. N’eussent été les arrivées successives de nouveaux pensionnaires, la foi et la cuisine en cellule, la campagne se serait assurément terminée faute de survivants. Les préposés à la cuisine étaient aussi chargés du partage du riz devant les cellules. Pendant ce temps, les compagnons restés en cellules s’occupaient de la préparation du bouillon amélioré. Avec les produits du jardin ajoutés à un morceau de poisson, le tour était joué grâce à la boîte en aluminium de lait « Guigoz » vide , une boite d’allumettes, et quelques brindilles ramassées au-dehors. Malgré la chaleur dégagée par les marmites de campagne, c’était tout compte fait la corvée la plus convoitée. - Les poulets
Après les libérations en grand nombre enregistrées au cours de l’année 1976, le Bloc était quelque peu décongestionné. Les cellules n° 74, n°75, n° 76, proches de la vidange, furent désaffectées pour servir de poulaillers. Le chef de poste avait très tôt compris qu’il pouvait utiliser la main-d’oeuvre à bon marché qu’il avait à sa disposition. Ainsi deux détenus avaient pu trouver une occupation utile. A longueur de journée il fallait suivre la volaille pour l’empêcher d’aller au jardin, ou vers le poste de police. Par contre, l’entrée des cellules n’était pas interdite pour les poulets. C’est ainsi qu’un jour Sow Ibrahima vit deux poulets se suivre et entrer dans sa cellule dont la porte était entrebaillée à Harlem. Sans bruit et sans se faire remarquer, il tira tout doucement sa porte, puis ni vu ni connu. Le lendemain les deux corvées-poulets ont arpenté tout le bloc à la recherche des manquants. Il avait fallu plus de 48 heures pour convaincre le chef de poste de leur disparition. Finalement il avait cru à une évasion car il existait des trous d’évacuation dans les murs d’enceinte. Quinze jours après cet évènement, on vit un matin des plumes de poulet coincées dans le trou d’évacuation d’une cellule du bâtiment n°40. Vérifications faites, Sow Ibrahima avait mangé les poulets crus. Il avait été trahi par les plumes, seules parties non consommées de son copieux repas. Acte de lèse-majesté qui lui coûta une diète de punition de plusieurs jours. A la fin de sa diète, il était si faible qu’il était tombé près d’un arbuste en allant vider son pot. Nous étions tous passés à côté de lui en allant à la vidange sans oser lui porter secours. Au moment de regagner nos cellules, il était toujours couché à la même place. Le lendemain, le 17 juin 1977, nous devions apprendre le décès de Sow Ibrahima, originaire de la république du Mali (Nioro du Sahel). - La corvée bois (la vraie)
La corvée bois était limitée à trois personnes. Deux par candidature et la troisième par désignation d’office. A partir de 1977, les femmes détenues restées au poste X avaient été autorisées à faire elles-mêmes leur cuisine. Cette mesure tout à fait exceptionnelle n’était intervenue que lorsque les responsables du camp avaient estimé qu’une telle faveur était possible compte tenu du nombre réduit de pensionnaires. Leur ravitaillement en bois était assuré à partir du bloc où le bois était entreposé et fendu. L’acheminement se faisait ensuite par un agent. Grâce au concours de Djedoua Diabaté, j’avais réussi à faire partie de cette corvée tant convoitée. Elle donnait droit après chaque séance à une douche et un poisson frit, une vraie aubaine. Quant à l’approvisionnement de la cuisine du Camp, il était assuré mensuellement par un camion militaire. Le bois déversé au portail côté cour était acheminé au magasin à bout de bras, grâce à une double chaîne humaine. Pour l’empilage du bois au magasin dans la cellule n°48, Diallo Laho et moi en avions le monopole car nous maîtrisions mieux la technique dans ce domaine. - L’autre corvée bois
A la prison de Kindia, quand une exécution était programmée on entendait les agents parler de « corvée bois. » En effet les liquidations se faisaient très souvent dans les bois, au pied du mont Gangan, ou sur la route de Mamou dans la zone de Gomba. - La cour du Bloc Boiro
Le nettoyage de la cour a été ma première corvée, et de loin l’une des plus importantes. Cela se passait en 1976. Pour réussir il fallait avoir un bon intermédiaire et savoir profiter des opportunités. Je resterai toujours reconnaissant à l’ex-commissaire Diarra, un compagnon de détention, qui avait joué le rôle d’avocat auprès du chef de poste du groupe n°2 car ce dernier était moins allergique à la sortie des cadres intellectuels pour les corvées. De ce fait, je faisais relâche chaque fois que Fadama Condé et son équipe étaient de garde. Au cours de cette corvée, je glanais beaucoup de renseignements tout en évitant de parler à mes interlocuteurs. Couchés sous les portes de leurs cellules, les détenus pouvaient très facilement me parler, à voix basse au moment où je donnais d’innocents coups de balais dans les différentes cours du bloc. Je devais rester détourner la tête car la sentinelle veillait et elle ne devait pas voir mes lèvres bouger. A la fin de la corvée, après avoir eu l’occasion de passer devant les six bâtiments, j’avais toutes les nouvelles du bloc et de la ville. Nous étions principalement intéressés par les mouvements de nuit (arrivées, interrogatoires, départs, etc.). Encouragé par les résultats obtenus, je m’étais porté volontaire pour assurer la fonction d’éboueur. Il s’agissait de laver à grande eau le WC réservé aux hommes de garde et le local réservé à la vidange des pots. Je n’avais eu aucun mal pour avoir l’accord du chef de poste, car c’était de gré à gré, faute de concurrents. Ainsi j’avais eu à assumer cumulativement le rôle d’éboueur et de balayeur jusqu’au mois de mai 1976. A partir de cette date, j’avais dû abandonner ces deux postes à la suite d’une « promotion », pour devenir jardinier. - Le poisson
Avec l’arrivée des marmites au bloc, il n’a pas fallu longtemps pour voir cette autre activité assurée par les détenus, sous la surveillance de deux gardes républicains : Niassa Mamadou et Keita Mamadi. A cette occasion, la corvée poisson avait été installée tout juste devant ma fenêtre à l’infirmerie. Le choix de ce lieu par le chef de poste répondait à deux exigences. La confiance n’excluant pas le contrôle, il fallait d’une part être à portée de vue des deux gardes en charge de la cuisine. D’autre part le travail du poisson nécessitant de l’eau, il fallait le concours de l’infirmerie où se trouvait le seul robinet du poste de police. Malgré cette surveillance, il m’était arrivé plus d’une fois de voir un poisson volant passer par la fenêtre pour atterrir à l’infirmerie. Bien entendu, il y avait toujours une boite vide sous la table pour la circonstance. C’était la part du docteur Gomez, car à Boiro tout porteur de blouse blanche était appelé docteur. - Spécialisations
A côté des corvées dont le nombre et les exigences excluaient d’office les plus âgés et tous ceux qui n’étaient pas aptes pour le travail physique, d’autres activités avaient été créées par les détenus, au fur et à mesure que l’étau se desserrait sur nous. Entre autres :- Pour la réparation des matelas et lits picot, sans conteste le spécialiste était le lieutenant Laurent Gabriel Cissé, un officier des services de renseignements devenu pensionnaire au bloc.
- Pour le travail du carton et de la cordonnerie, il fallait s’adresser au docteur Baba Kourouma, ex-gouverneur de la ville de Conakry.
- Quant aux anciens, car ils n’aimaient pas qu’on les qualifie de vieux, à savoir, Diop Alhassane, ex-ministre, Elhadj Fofana Mamoudou, ex-ministre, Condé Sory, ex-gouverneur, ils s’occupaient de l’atelier bois et métaux. Sur commande, avec bien entendu la fourniture de matériau par le client, vous pouviez avoir votre assiette métallique transformée en marmite (capacité 6 quarts). Certains préféraient les tabourets ou des damiers. Après notre sortie, beaucoup d’agents possédaient encore chez eux des outils ou objets d’art produits dans les ateliers de Boiro.
- Il y avait une autre équipe avec : Emile Kantara, ancien responsable syndical à la société Fria, ancien directeur administratif, Mamadi Camara dit Chinois, ancien ambassadeur en Chine, Blaise N’Diaye, ancien membre de la Direction à la société Fria. Ces trois étaient les spécialistes pour le travail du carton et du papier couleur. Vous aviez le choix entre : les médailles, les boucles d’oreilles, les bracelets ou d’autres jouets ou objets de toutes sortes et de toutes dimensions. Les femmes et les enfants détenus du poste X représentaient tout naturellement la principale clientèle de cet atelier.
- Comme il se doit. A tout Seigneur tout honneur. Monseigneur Raymond Marie Tchidimbo, ancien archevêque de Conakry, était sans concurrent dans sa spécialité. En effet, il était le maître incontesté du pinceau pour le travail de l’aquarelle et la confection des sacs.
A Boiro, où l’on nous disait que même l’air que nous respirions était une faveur, il était superflu de préciser que le détenu n’avait qu’un droit, celui d’attendre avec résignation la mort qui lui était réservée. C’est pourquoi dans la lutte pour la survie tout lui était permis. Ainsi le vol était devenu la spécialité de certains détenus qui s’étaient particulièrement distingués par leur ingéniosité.
Les techniques de vol
- Faire tomber accidentellement le sac de riz. Au moment du déchargement, il fallait réussir à faire sortir deux personnes de la même cellule en corvée de riz. La première se positionnant dans le camion pour défaire la couture du sac de riz et la deuxième comme volontaire pour le transport du riz. Une fois arrivé en face de la cellule, le sac devait tomber accidentellement. Les grains ainsi répandus étaient tirés sous la porte, par la troisième personne restée à l’intérieur. Le riz recueilli était stocké pour être distribué chaque jour afin d’être croqué avec ou sans eau.
- L’usage de la ficelle à noeuds. Au moment de la fermeture permanente des portes durant les « années cailloux », on utilisait la méthode Roger Soufflet du nom d’un Français qui travaillait à la société Jean Lefèvre. L’outil de travail était constitué par une mince ficelle avec un grand noeud. Puis, au moment du partage que l’on pouvait facilement connaître à cause du bruit des assiettes en aluminium sur le ciment de la véranda, le filet était négligemment sorti sous la porte en bois. Si par bonheur l’un des plats était posé au milieu du nœud, il suffisait de tirer tout doucement sur la ficelle pour amener le plat sous la porte avant l’arrivée du deuxième groupe d’agents chargés de l’ouverture des portes. En comptant le nombre de plats posés et le nombre de détenus dans la cellule, il était facile de convaincre ceux-ci que l’erreur venait du poseur d’assiettes. Il faut préciser qu’avant l’ouverture des portes le plat subtilisé était déjà sous un carton, ou tout simplement posé sur le pot dont le couvercle blanc complétait le camouflage.
Le service médical
- 1959. C’est l’année à laquelle le groupe de bâtiments qui allait devenir le bloc Boiro reçut ses premiers pensionnaires. A cette époque il n’existait aucun service médical pour les détenus.
- 1965. Toujours pas de service médical. Il a fallu le courage d’un chef de poste, en l’occurrence l’adjudant-chef Bayo Souleymane, pour oser attirer l’attention des autorités sur cette situation. Grâce à cette initiative, Niang Séni avait ainsi pu être sauvé alors qu’il en était à son quatrième jour de coma. Cela n’avait été possible que grâce à la visite à Boiro du docteur Najib Roger Accar alors ministre de la Santé, accompagné de El Hadj Sinkoun Kaba, conseiller et homme de confiance du président Sékou Touré. Avant le démarrage de ce qui allait être baptisé « Complot Petit Touré », en novembre 1965, tous les pensionnaires de Boiro furent évacués dans d’autres prisons à l’intérieur du pays. Quant au courageux chef de poste, il sera accusé, arrêté et exécuté en 1965.
- 1966-1970, création du service médical. C’est en décembre 1970 que le major Mamadouba Sakho, alors major adjoint à l’infirmerie du Camp Boiro fut affecté comme volontaire pour assurer le service médical au bloc. Son prédécesseur, le major Diallo, qui aurait été dénoncé par les assaillants du 22 novembre 1970, avait fait partie du groupe des pendus du 25 janvier 1971. En prenant donc service en décembre 1970, le major Sakho avait découvert une situation tragique dans les prisons. En guise d’infirmerie, il trouva un local exigu et dépourvu de tout équipement.
Le reste étant tout à l’avenant :
- Des blessés laissés sans soins, avec des plaies aux bras provoquées par les ficelles de la cabine de torture. Par manque de bandes et de médicaments, plusieurs blessés étaient déjà atteints de gangrène.
- Dans des cellules de moins de onze mètres carrés, on entassait plus d’une douzaine de personnes. Le manque d’eau et d’air aidant, la gale apparaissait et se propageait par contagion rapide.
- Les furoncles et les diarrhées étaient le lot de toutes les cellules, sans parler de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque.
- Un seul infirmier major pour soigner plus de deux mille détenus, éparpillés dans deux Camps (Alpha Yaya et Boiro), distants de près de dix kilomètres. Les objectifs étaient clairs. Le major, malgré toute sa bonne volonté, n’était en réalité qu’un arbre servant à masquer la forêt.
En voici le programme quotidien du major :
- Le matin :
- visite des familles des gardes républicains logés dans l’enceinte du Camp Boiro.
- Visite des détenus du Bloc.
- Visite des détenus du Camp Alpha Yaya.
- L’après-midi :
- Visite des détenus du poste X (à l’intérieur du Camp Boiro).
- Visite des détenus de la Tête de Mort (à l’intérieur du camp Boiro).
A titre d’exemple, il est mentionné dans le registre de la Main courante du Bloc Boiro le 16 novembre 1970 une visite du major, au cours de laquelle 41 détenus furent visités en 40 minutes. Assurément un record difficile à battre.
Mais en 1970-71 pouvait-on réellement parler de visite médicale ?
La pratique des soins par correspondance étant la seule admise, il fallait diagnostiquer et soigner à distance.
Exemple
Le détenu souffrant devait frapper à la porte pour se signaler. La sentinelle suivant son humeur ou l’heure tardive refusait très souvent de se déplacer. C’était toujours pour elle un dérangement. D’ailleurs très souvent pour toute réponse, le fautif était menacé de diète. De rares fois la porte de la cellule était ouverte, et l’on vous demandait de quoi vous vous plaigniez. Si l’appel avait lieu la nuit, on vous promettait de faire la commission au major le matin. Si l’appel avait lieu de jour, le major était informé si toutefois l’appel coïncidait avec le moment de sa visite au bloc. En fin de compte, les détenus avaient cessé de tomber malade la nuit, les dimanches et jours fériés. A tout choisir, la maladie était devenue plus supportable que la diète. C’est ainsi que par réflexe conditionné, toutes les portes restaient silencieuses jusqu’au moment précis où le major franchissait le grand portail du bloc. En effet, il avait à peine porté sa blouse blanche à l’infirmerie que le concert de portes démarrait. Pendant plusieurs années cela avait été une énigme pour lui. Toujours disponible, il attendait l’arrivée de l’homme de garde qui lui annonçait : « cellule n° x, maux de tête, maux de ventre, fièvre etc. » Puis en retour, vous receviez un cornet de un ou deux comprimés d’aspirine, de ganidan, ou de chloroquine, suivant le cas. L’on était très content même si les maux ête couvaient une hypertension, et la diarrhée une fièvre typhoïde. Comme il fallait s’y attendre, nous étions tous devenus en fin de compte des comédiens et des mimes hors classe. Il fallait apprendre à se rouler par terre en se tordant le ventre, savoir ouvrir de grands yeux et simuler l’évanouissement, l’étouffement ou l’agonie pour ébranler la sentinelle et le chef de poste qui, finalement autorisait le major à se déplacer pour se rendre devant une cellule. Quand nous étions seuls à l’infirmerie quelques années plus tard, le major Sakho me parlait des bouffées de chaleur qui l’agressaient, au moment de l’ouverture des portes. Très souvent, il se rendait compte de la mise en scène, ainsi il entrait dans le jeu pour nous soulager, car il savait que le manque d’air était la cause de beaucoup de nos problèmes. Pour tromper la vigilance de la sentinelle, il se mettait alors à converser avec nous, car chacun en profitait pour exprimer ses doléances. Le bol d’air ainsi reçu était pour nous comme un remontant. Finalement, voyant que la conversation se prolongeait, la sentinelle rejoignait son poste de garde laissant le major en conversation médicale avec nous, ceci en violation des consignes de sécurité. Il devait en retournant au poste de police refermer la cellule derrière lui. Cependant, il lui arrivait très souvent d’oublier de le faire. Pendant ces durs moments, le major se trouvait confronté à des difficultés liées au comportement des chefs de poste. Candidat volontaire pour servir au bloc, il s’était retrouvé face à des geôliers dont l’affectation au bloc était motivée, pour la grande majorité, par leur prédisposition à la torture. La période 1971-74 fut celle d’une psychose de peur collective. A commencer par les détenus dont la plupart avaient été témoins des pendaisons du 25 janvier 1971, et des discours de Sékou Touré invitant la population à se rendre dans les prisons et massacrer les détenus à la moindre tentative de déstabilisation du régime. Du côté des hommes de garde, certains malgré tout étaient inquiets devant cette série de violences et de massacres qui semblait ne plus s’arrêter.
Quant au major, il me confiera plus tard :
— Je ne dormais pas la nuit. Affecté au Bloc pour soigner et soulager les détenus, je me rendais compte que tout ce que j’avais trouvé en place, avait pour objectif la destruction de l’homme. Par conséquent, j’avais toujours peur que mes conversations lors des visites devant les cellules ne soient mal interprétées par les chefs de poste.
Malgré sa bonne volonté et son dévouement, le major se sentait incapable de faire face à cette dramatique situation. Pour y remédier, il prit une première initiative en faisant venir un infirmier de la garde républicaine. Ce dernier s’appelait Kéita Yankaba, il devait s’occuper des injections et des pansements. Puis comme deuxième décision, deux militaires en poste au bloc furent retenus pour subir une formation rapide auprès de Yankaba. Ils avaient pour noms caporal Leno Meno et caporalKamano Yandi. C’étaient de solides gaillards qui étaient plus aptes à manier la corde autour des coudes et des poignets que d’apprendre à utiliser une seringue. Si les accidents de travail furent fréquents et multiples, contre toute attente, les dégâts furent finalement limités. Malgré tous ses efforts, le nombre et la gravité des cas dépassaient de loin les compétences de l’équipe médicale en place. Face à un tel constat, le major sollicita auprès du capitaine Siaka Touré l’affectation d’un médecin qualifié. La réponse fut favorable à condition d’en prendre un parmi les détenus. Mieux, il avait marqué sa préférence pour le docteur Ousmane Kéita, ancien Directeur général de Pharmaguinée. C’est donc sous forme d’ordre que le chef de poste central enregistra l’affectation du docteur Ousmane Kéita à l’infirmerie du bloc. Ce fut un soulagement pour tout le monde.
Avec le temps et de la patience, le service médical fut finalement organisé par docteur Keita, avec la collaboration du docteur Kozel, un dentiste tchèque en détention, et docteur Barry Kandia, un anesthésiste. Grâce aux efforts de l’équipe, un microscope fut installé à l’infirmerie pour les analyses de selles. Finalement, beaucoup de patients de la ville venaient déposer leurs demandes d’analyse à l’infirmerie du camp. La raison était simple : les médecins des hôpitaux Parlaient toujours du sérieux et de la fiabilité des résultats pour les bulletins établis au camp Boiro. Les familles des gardes, les patients de la ville et les médecins, n’avaient jamais su que ces examens étaient effectués par des ouvriers, tailleurs, ingénieurs, ou gendarmes, détenus au bloc Boiro, et qui étaient devenus par nécessité laborantins et infirmiers. Il s’agissait entre autres de :
- Samba Bangoura
- Camara Daouda
- Gomez Réné
- Camara Himi.
Pour soulager les malades souffrant de rage dentaire, le docteur Keita avait réussi à passer commande de matériel dentaire dont des seringues dentaires, différents leviers avec anesthésie. Une fois le matériels mis en place, on avait fait appel au docteur Kozel, ancien dentiste à Kankan. Il avait pour mission l’initiation du major. Cependant, à titre exceptionnel et avec accord spécial du commandant Siaka Touré, des malades dont les cas étaient jugés très sérieux étaient transportés de nuit, sous forte escorte, pour consultation gynécologique, neurologique ou psychiatrique à l’hôpital Donka, qui se trouvait face au Camp Boiro. Si par malheur le commandant était hors de portée au moment de l’urgence, alors il n’y avait d’autre solution que de s’en remettre à Dieu. Par bonheur s’il était présent, le major devait à chaque fois prendre son courage à deux mains pour lui soumettre les cas jugés très sérieux, en sa double qualité de commandant du camp et membre permanent du Comité Révolutionnaire. Plus d’une fois, des cas signalés étaient restés sans réponse, malgré l’urgence et la gravité de la situation. Dans de tels cas il arrivait que le major respectueux de son serment revienne à la charge une deuxième fois. A une seule occasion, il avait osé insister pour une troisième tentative. Cela avait failli lui coûter cher car pour toute réponse il reçut une demande d’explication, avec réponse à fournir par écrit. Depuis ce jour, l’on comprendra qu’il n’ait plus jamais osé récidiver, pour le plus grand malheur des détenus.
Tel fut le sort de Mama Aissata Sylla, une ménagère de Kindia, arrêtée à l’occasion du soulèvement des femmes du 27 août 1977. En détention au poste X, elle était finalement morte à l’hôpital Donka après un transit de plusieurs heures à l’infirmerie du bloc. Ce jour-là, le commandant n’était pas à la maison. La malade n’avait pu être admise à l’hôpital que très tard dans la nuit après son retour. Comme un malheur ne vient jamais seul, il n’y avait même pas de lit disponible. Le major avait dû se rabattre sur le Bloc Boiro. Et c’est un détenu qui avait immédiatement mis son carton par terre pour céder son lit Picot. Malgré tout, ce geste de solidarité n’avait pas été utile car de retour à l’hôpital le major n’avait pu que constater les faits, elle était morte. C’était le 24 janvier 1978.
L’infirmerie du Camp Boiro, initialement réservée aux agents et à leurs familles, fut un moment utilisée pour éviter les déplacements à Donka où les détenus étaient toujours exposés malgré toutes les précautions. Le docteur Dimov, de nationalité bulgare, était le médecin consultant. Il avait pour mission l’examen des cas jugés très sérieux et signalés au Bloc, au poste X et au poste de police du Camp Alpha Yaya. C’était une bonne initiative qui avait finalement connu des résultats peu satisfaisants. En effet, beaucoup trop de malades avaient perdu la vie par la faute des hommes de garde, à cause du retard mis pour signaler les urgences, quand ils ne refusaient pas tout simplement de le faire. De plus, le docteur Dimov n’avait jamais eu accès au Bloc. Quant au major, il n’était pas autorisé à se rendre devant une cellule sans l’accord du chef de poste et en compagnie d’un homme de garde. Ainsi la machine volontairement grippée n’avait jamais pu fonctionner normalement.
Finalement, le docteur Dimov n’avait eu à intervenir que dans de très rares cas. C’était d’ailleurs très souvent des détenus expatriés. Il faut préciser que les consultations chez docteur Dimov étaient très souvent suivies de recommandations pour un régime de faveur, à savoir : ouverture de la porte, port de chaussures, plat de salade ou augmentation de la ration de riz. Très souvent, ces prescriptions furent totalement ignorées par le chef de poste, qui était en définitive, seul habilité à les mettre en exécution.
Quelques interventions chirurgicales à l’infirmerie du bloc
- Phlegmon diffus. Opération pour Bangoura Fodé Momo, un jeune chauffeur arrêté en 1977. Sans cette opération, ce jeune aurait très certainement perdu sa jambe.
- Prolapsus de l’utérus, remise en place de l’utérus pour Marie Camara, arrêtée à l’occasion de la révolte des femmes du 27 août 1977.
- Ascite. Ponction pour Abdou Rada, un jeune métis libanais de Coyah, qui n’avait malheureusement pas survécu à la prolongation de sa détention.
- Quant à Momo Bandé dit Momo-le-riz, par trois fois il fut déclaré mort dans sa cellule par les hommes de garde. Heureusement pour lui, et pour nous tous, la règle voulait que le major soit le seul habilité à constater les décès. Il se trouve qu’à chaque fois, dès que le major se présentait, il relevait alors la tête et criait « Bandé », en clair « donnez-moi du riz ».
Des scénarios de libération
A partir du moment où l’on avait franchi la grande porte d’entrée du Camp Boiro, il faut savoir qu’à toute heure, de jour ou de nuit, le détenu pensait à la libération. Et pourtant, le moment de la libération a toujours été une surprise pour chacun d’entre nous. De ce fait, chacun l’a accueillie et vécue différemment. A cet effet, revenons sur quelques cas.
- Le cas de Diop Alhassane, ancien ministre
Il faut rappeler qu’il avait été arrêté en 1971 à Labé, où il état en mission. Son arrestation avait eu lieu alors qu’il présidait une soirée artistique à la maison des jeunes dite Kolima. Sa libération s’était déroulée comme son arrestation, c’est-à-dire d’une façon inattendue. Il raconte dans une lettre écrite après sa libération, adressée à un de ses anciens compagnons Elhadj Fofana.
« Le 25 janvier 1980, à 9h00, Siaka Touré est venu en personne me chercher au bloc et me conduire immédiatement à l’aéroport au bureau du commissaire. C’est à ce moment qu’il me dit que j’allais revoir ma famille. Il m’avait alors remis un livre sur le séminaire idéologique des étudiants de l’Institut Polytechnique de Conakry, ainsi dédicacé par le président Sékou Touré « A mon frère Alhassane Diop, sentiments fraternels ».
Embarqué à 13h00 dans l’avion d’Air Sénégal, Siaka avait ordonné à l’équipage de décoller alors que l’horaire prévu était 15h00. Nous avons donc décollé à 14h00, arrivés à Ziguinchor à 17h00, puis à Dakar à 18h00. Voilà comment les choses se sont passées pour ma libération. Pour en arriver là, il a fallu l’intervention de ma femme Adèle auprès de Issa, lequel a vu le président Senghor, qui est finalement intervenu auprès de Sékou Touré. Cela se passait en décembre 1979. Le 24 janvier 1980, Sékou Touré téléphone à Senghor pour lui annoncer ma libération le 25 janvier 1980. J’étais très fatigué et surtout je ne voyais plus clair. Il y avait trop de lumière, tout était blanc. Dakar, le 12 février 1980
Diop Alhassane» - Le cas de Baldé Mariama Dalanda
Elle était élève au moment de son arrestation à Labé, le 15 septembre 1971. Elle fut détenue à la prison de Kindia et libérée à l’occasion de la victoire du Hafia Football Club le 18 décembre 1977. Elle raconte :
« Dans la nuit du 18 au 19 décembre 1977, le chef de poste Cissé était venu nous trouver pour nous dire :
— Prenez vos bagages on a besoin de vous à Conakry. Nous sommes toutes restées sans réaction. A son arrivée dans la salle TF où se trouvaient les garçons, nous avions entendu les détenus crier leur joie. Alors et alors seulement, nous avons compris que le grand jour était enfin arrivé. Nous étions entassés dans un camion bâché, tels des moutons en route pour Conakry. En arrivant au camp Boiro, nous étions toutes fatiguées et à demi-paralysées. Il était 23 heures lorsque nous nous sommes retrouvées devant Siaka Touré. Ce dernier nous dit :
— A la suite de la victoire de Hafia, le chef de l’Etat a pensé à vous grâcier.
Ainsi, les premiers libérés furent déposés à domicile à partir de minuit. Le groupe dit de Labé, dont nous faisions partie, fut confié au Camp Boiro à l’adjudant-chef Fofana 3, car nous avions besoin d’être remontées. C’est seulement quatre jours après notre libération que l’adjudant-chef Fofana nous conduisit chez le président Sékou Touré pour le remercier. Après les salutations d’usage, Fofana avait pris la parole pour parler à notre place. Sékou Touré avait baissé la tête pendant près de quinze minutes. Il avait même cessé d’écrire pour mieux se donner un air de circonstance. Puis s’adressant à notre groupe, il dit :
— Les pauvres innocentes, à partir d’aujourd’hui, je vous adopte comme mes propres enfants.
Il était alors dix heures. Il nous avait invitées à attendre dans la salle jouxtant son bureau et appelé salle du Haut Commandement. L’attente se prolongeant, nous étions finalement en proie à une peur indescriptible car nous pensions qu’on allait nous ramener en prison. Nous évitions même de bavarder par peur des micros qui devaiêtre très certainement branchés pour nous écouter. En fin de compte, nous nous sommes couchées dans les fauteuils et nous avions fini par nous assoupir. A dire vrai, nous n’avions plus confiance en lui.
A l’heure du repas de midi, nous avions été invitées à sa table. L’après-midi, après notre retour au Camp Boiro, quelle ne fut pas notre surprise quand nous nous sommes rendu compte que le Camp était en effervescence. Les copains et les copines d’enfance avaient envahi le Camp pour venir nous saluer. Les gens criaient, certains pleuraient, il y en a même qui tombaient en syncope.
Le samedi suivant nous avions pris l’avion pour Labé. Arrivées à l’aéroport, nous avions été témoins d’un spectacle indescriptible, qui n’avait d’égal que les réceptions de Sékou Touré. A ma descente d’avion, je me souviens encore je tremblais comme une feuille morte, à la vue de mon jeune frère devenu un grand gaillard. De l’aéroport on nous avait conduites à la rivière Dohnoraa, pour nous purifier, conformément à la tradition. Il n’y eut pas de marché ce jour-là à Labé. La ville était sous l’effet d’un indescriptible remue-ménage. Les gens venaient des villages lointains pour nous voir et nous toucher car nous revenions d’un autre monde.»
Tous les détenus qui ont eu la chance de survivre et bénéficier de la libération savent qu’entre la prison et le retour à la maison, il existait une formalité incontournable : le transit au bureau du commandant du Camp, Siaka Touré. Plus que des recommandations, c’étaient des consignes claires et sans équivoque qui indiquaient, s’il en était encore besoin, que la libération n’était pas la liberté, sinon tout juste une liberté surveillée. Mais quand vous réussissiez à sortir du pays, comme Petit Barry, alors vous aviez le courage de libérer votre mémoire et faire parler votre plume pour oser raconter à une veuve les derniers jours de son époux.
Devoir de mémoire
C’est par devoir de mémoire, mais surtout à cause de son caractère pathétique que j’ai décidé de publier la lettre ci-dessous. Lettre de Mamadou Barry dit Petit Barry, adressée à madame Touré Sékou Sadibou, une Française dont le mari a été son compagnon de cellule à la prison de Kindia avant d’être fusillé le 18 octobre 1971.
« Mme C. Touré
C’est Nadine qui m’a donné votre adresse. Je n’ai jamais eu l’honneur de vous connaître. Nous ne nous sommes jamais fréquentés. Le destin a voulu que je me trouve en prison avec Touré Sékou Sadibou, du 15 août 1971 au 18 octobre 1971. Malgré ces faits connus de tous mes parents et amis, après notre arrestation le 14 juin 1971,Sékou Touré convoqua un grand meeting au palais du peuple pour déclarer :
— Nous venons dit-il de prendre le réseau le plus dangereux et le plus nocif, celui de la 5ème colonne de l’Information. Reprenant son souffle et se composant un visage de circonstance, il ajouta :
— Nous n’avions pas suffisamment de véhicules pour procéder à l’arrestation de tous les traîtres. Une jeep fut envoyée pour prendre Touré Sékou Sadibou, et à la grande surprise des gendarmes, on le trouva attablé autour de bouteilles de champagne. Outre Sékou Sadibou, tout le réseau de l’information : les Petit Barry, Costa Diagne, Cissé Fodé, etc. C’est donc Dieu qui nous a aidés. Grâce à la Fathia 4, tous ont été capturés au même moment.
Sadibou riait de bon cœur quand on lui racontait les mensonges fabriqués sur notre compte, nous qui ne nous sommes jamais connus auparavant.
Durant le temps que nous sommes restés ensemble, Sadibou était très jovial, plein d’humour. Toujours direct, franc, et honnête. Pour meubler le temps, chacun de nous à tour de rôle racontait les choses de sa vie passée. Le détenu ressemble à un homme qui s’est arrêté, à un moment de sa vie, pour s’observer et jeter un regard critique sur son passé. Quand on rêve de liberté, on pense tout naturellement à Paris, à la France.
Sékou Sadibou aimait à nous raconter des souvenirs de Paris. De tous les détenus, seul Sow Jules (libéré le même jour que moi et actuellement à Paris) connaissait la capitale française aussi bien que lui. Il évoquait le Café de la Paix et ses voyages en province. Jusqu’au dernier jour, il était d’un optimisme débordant. Chaque matin, nous procédions à la revue des rêves de la nuit précédente.
C’était toujours Claudine qu’il voyait dans ses rêves, Claudine et les enfants. A tout moment, elle lui faisait des signes. Il essayait de la rejoindre, mais des obstacles insurmontables se dressaient sur son chemin. Je me souviens en particulier d’êve où il l’avait vue toute habillée de blanc. Signe prémonitoire, s’il en est.
Ensemble, nous consultions des voyants de circonstance. L’un d’eux se servait d’un chapelet qu’il tenait suspendu à ses doigts, et qu’il balançait de droite à gauche et de gauche à droite. Nous faisions des listikharas (versets que l’on récite avant de s’endormir pour voir en rêve ce qui va arriver). Nous essayions d’analyser les évènements et de prévoir ce qui allait advenir de la Guinée et de nous-mêmes. Avant d’en arriver là, comme tous ceux qui l’avaient précédé à la salle de torture, Sadibou avait fini par accepter la «vérité du ministre. »
En effet, quand, à coups de diètes entrecoupées de tortures, Emile Cissé et Mamadi Keita eurent raison de sa ténacité et de sa résistance, il finit par lire le texte que les deux inquisiteurs avaient préparé. L’un d’eux, tenant en main la bande enregistrée, regarda Sadibou en face, le souffleta et dit triomphant :
— Maintenant, chien, je peux te tuer puisque tu as fini de dire ce que nous voulions.
Sadibou, réduit à l’impuissance, les menottes aux poignets, leur répondit par un sourire.
Je voudrais que vous sachiez que Sadibou n’était pas le seul à subir ce genre d’humiliation. Nombreux sont les détenus qui ont reçu des coups de poings au ventre ou à la figure, donnés par des gendarmes. Ces faits et ceux que je rapporte m’ont été racontés par Sadibou lui-même. Quand il fut mis à la diète la première fois et qu’on lui donna du papier pour soi-disant rédiger sa déposition avec un topo à l’appui pour l’aider, plus une liste de gens à dénoncer, Sadibou rédigea un long document dans lequel il expliquait dans quelles circonstances il avait connu son homonyme l’actuel chef d’Etat guinéen, comment, à cause de leur tokoroyah ou homonymie, il le reçut et l’hébergea chez lui à Paris, lui assurant gîte et couvert. On dit en Afrique qu’un homonyme est plus doux que la viande de chèvre.
Dans cette première déposition donc, Sadibou expliquait que c’est précisément à cause de l’amitié qui le liait à son homonyme, et sur la demande de ce dernier, qu’il accepta de venir s’installer en Guinée et d’y investir 450 millions de francs CFA 5. Quand Emile Cissé et Mamadi Keita prirent connaissance de ce document, ils devinrent furieux. Ils se précipitèrent dans la cellule de Sékou Sadibou. Et alors Emile déclara :
— Tu te fous de nous, si tu as été arrêté c’est que tu es coupable. Ce que tu viens d’écrire, voilà ce que nous en faisons.
Et il déchira le papier. Il remit Sadibou à la diète pour neuf jours. Au 9ème jour, Mamadi Keita et Emile Cissé se présentèrent devant lui avec un document rédigé à l’avance :
— Nous avons voulu t’aider, Sadibou, car nous ne voulons pas te voir mourir de faim. Ils le sortirent de la cellule pour lui faire respirer un peu d’air, lui servirent une tasse de quinqueliba chaud (pour rincer la gorge) et approchèrent le micro pour l’enregistrement.
Sadibou était convaincu qu’on ne nous ferait aucun mal. En tant que Malien d’origine et de surcroît citoyen français, il se croyait protégé :
— Tu vas voir, mon Petit Barry, dans quelques jours, dans quelques semaines, ils vont venir nous prendre, nous envoyer à Foulayah, cité résidentielle près de Kindia pour nous retaper, nous donner à boire et à manger en pagaille et nous libérer.
De cela, il n’a jamais douté.
Dans ces lieux de solitude où l’homme a le temps de ressasser son passé, d’évaluer de façon critique sa vie, ses fautes et gestes, Sadibou tira certains enseignements qu’il me confia. J’étais devenu son confident. Il ne se fiait qu’à deux personnes dans la salle, Baldé Oumar (OERS), qu’il appelait « mon beau » parce qu’il était marié à une Malienne, et moi-même. Sadibou, donc, tirait les enseignements suivants. A sa sortie, il renoncerait définitivement à la Guinée, mais il n’était pas prêt d’oublier ceux qui étaient à l’origine de ses malheurs. Il comptait aussi se rapprocher de ses parents du Mali. A ce sujet, il me raconta un voyage mémorable qu’il avait fait à Kati, et qui l’avait beaucoup impressionné à cause de la chaleur de l’accueil. Il avait des projets de nouveaux investissements au Mali, en Mauritanie. Naturellement, comme j’étais devenu son confident et ami, il me proposait de travailler avec lui à la sortie. Je lui répondais invariablement que je ne me sentais aucune vocation particulière pour les affaires.
A tous les vieux de la salle TF (Travaux Forcés), et à l’imam de notre salle, il promit des billets d’avion pour le pèlerinage à la Mecque. Il me racontait par le menu ses différents pèlerinages à la Mecque.
Lors de son premier pèlerinage il fit le voeu suivant : Si Allah lui donnait un garçon, il donnerait le nom au Prophète. Claudine conçu. C’était un garçon. Il donna le nom de son père. La deuxième fois, il fit une prière spéciale, s’excusa auprès de Dieu de n’avoir pu tenir sa promesse, et réitéra ses voeux. Claudine conçu encore un garçon : il donna au bébé le nom de son grand-père. Ainsi, me précisa Sadibou, j’ai menti deux fois à Dieu, mais je suis sûr qu’Il ne m’en veut pas pour autant. Ma femme étant particulièrement prolifique, elle me donnera encore un garçon qui portera le nom de l’Elu.
J’avais remarqué que sa conception de la religion était d’une pureté et d’une simplicité admirables. Pour lui, Dieu était un Patriarche formidable qui nous regardait vivre et nous aimait comme Ses enfants, s’accommodant de nos défauts et de nos vices, propres à la nature humaine. Alors de temps en temps on pouvait Le « rouler ». Comme Il n’est ni rancunier, ni vindicatif (contrairement aux hommes), comme Il est amour, nos peccadilles ne tiraient pas à conséquence.
Sadibou savait être bon. C’était, pour lui, l’essentiel. Sadibou savait aussi que Ismaël Touré lui en voulait personnellement de n’avoir pas abandonné la compagnie deBalla Camara, après la dislocation de leur groupe. Des membres de ce groupe — Ismaël Touré, Fodéba Keita, Alhassane Diop, Conté Seydou, Barry Baba, Balla Camara, Sékou Sadibou Touré —, seules deux personnes ont échappé : Conté Seydou, parce qu’il a quitté le pays à temps, et Alhassane Diop, libéré après neuf ans d’incarcération, sur intervention du président Senghor, après la fameuse réconciliation (Ivoiro-Guineo-Sénégalaise) à la conférence de Monrovia en 1977.
En un mot, Ismaël est personnellement responsable de la fin tragique de tous ses anciens amis. Sadibou savait également que ceux qui avaient juré sa perte s’appelaient : Ismaël Touré, Mamadi Keita, Emile Cissé.
Sékou Sadibou fait partie des détenus qui furent ligotés dans la cour de la prison de Kindia, jetés dans des camions, et transportés vers des lieux inconnus. Par les judas des portes des cellules où nous nous trouvions enfermés, nous observions cette scène inénarrable. Nous reconnûmes Mamadi Keita, tenant une liste à la main. Les hommes chargés de ligoter les détenus portaient des masques noirs. Chaque fois que Mamadi Keita ouvrait la bouche pour épeler un nom, le lieutenant Sidi Sakho, chef de la prison, que les détenus appelaient « S.S », orientait les feux de sa torche vers la cellule de l’intéressé. Les hommes masqués se précipitaient vers la cellule et s’emparaient du détenu avec une rare brutalité.
Cette nuit-là, c’était le 18 octobre 1971 vers 2 heures du matin, Sékou Sadibou, Baldé Oumar OERS, Barry Mody Oury, fils de l’Almamy de Mamou, Diallo Oury Missikoun, inspecteur général des affaires administratives 5, Massa Koivogui, exsecrétaire fédéral de Macenta, et d’autres fils de Guinée furent sortis de la prison dans des conditions telles que leur exécution ne faisait aucun doute.
Ainsi la mort surprit traîtreusement Sékou Sadibou, lui qui ne pouvait admettre que l’homme fût inquiétant pour son semblable. Mais ce qui intéressait la Mafia qui avait organisé toutes ces rafles d’hommes, de femmes et d’enfants, c’était le coffre-fort de Sékou Sadibou. Il fut ouvert, on y trouva parait-il, or, diamant et autres pierres précieuses. La rumeur se propage que la fortune de Siaka Touré a commencé ce jour-là, par le détournement à son profit, d’une partie importante des biens de Sékou Sadibou. Ce fut un pillage en règle qui ne laissa rien : vaisselle, tapis, tableaux, etc. Tout les intéressait. Le souvenir que je garde de Sékou Sadibou peut se résumer en un mot : la bonté.
Je le revois encore, dominant la salle TF de sa haute taille, les gestes amples et larges, le rire franc, la démarche hâtive de celui qui est pressé de réaliser quelque chose d’important, le regard non pas dominateur ni orgueilleux, mais doux comme le rayon du soleil du petit matin. Lui n’en voulait à personne. Ce qui l’intéressait, c’était de faire fructifier ses affaires et jouir du bonheur de vivre avec sa famille, ses parents, ses amis. Comme tout Africain digne de ce nom, il croyait en l’amitié. Il savait certes qu’Ismaël Touré lui en voulait d’être resté fidèle à ses amis, dont Balla Camara, mais il ne pouvait imaginer que cela lui aurait valu la prison et la mort.
J’ai pensé qu’il était de mon devoir de vous transmettre le message de Sékou Sadibou. Ses enfants et vous-même Madame, vous ne devez plus pleurer, mais vivre dans le culte du souvenir de votre mari, qui fut homme dans le sens le plus noble de ce terme. Je voudrais me hasarder à souhaiter que le premier des enfants de Sadibou, qui aura un fils lui donne le nom du Prophète Mohamed.
Paix et Salut sur lui et sur tous ceux qui ont souffert et sont morts en martyrs, victimes de la haine et de la folie d’hommes aux mains pleines de sang ».
Ce récit aussi douloureux soit-il, est assez éloquent et révélateur, pour prouver aux Guinéens et à tous ceux qui suivaient ce qui se passait en Guinée, que toutes les dépositions étaient orientées et rédigées à l’avance, avant d’être finalement enregistrées après tortures et diètes punitives.
Pour comble du raffinement, certains tels que l’ex-ministre, Portos, avaient eu l’ultime occasion d’échanger quelques amabilités au téléphone avec le Responsable Suprême de la Révolution, à partir de la salle du Comité Révolutionnaire 6.
Pour d’autres, par contre, il n’hésitait pas à prendre sa plume pour les inviter à aider la Révolution. Ce fut le cas pour Emile Cissé, le commandant Mara Sékou Kalil, et bien d’autres. Quant au lieutenant Mamadou Kamissoko, ce fut très certainement pour lui une surprise très vite transformée en cauchemar. En effet, que l’on soit ministre, fonctionnaire, paysan ou marchand, l’on pensait tout naïvement que les tortures et autres traitements spéciaux étaient le fait de la seule commission du Comité Révolutionnaire, donc ignorés du président de la république. Mais tout était à présent clair avec la lettre manuscrite qui commençait par :
« Mon Frère Kamissoko », et qui se terminait par une terrible injonction :
« Dis-nous donc toute la vérité si tu veux vivre, vivre désormais au sein de ton peuple. Signé Ahmed Sékou Touré ».
Ce qui est sûr, c’est que les quelques centaines de survivants parmi les milliers d’arrestations, emporteront dans leurs tombes beaucoup d’autres souvenirs qu’ils n’oseront jamais évoquer. C’est comme s’ils avaient honte de continuer à jouir de la vie sans les autres, tous les autres dont les noms se sont retrouvés un jour sur une liste et qui ont été extraits des cellules, pour ne plus jamais revenir. Et pourtant Dieu sait qu’ils n’étaient pas moins innocents que les survivants.
Pour ma part, sans oublier les derniers compagnons laissés en cellule, j’étais occupé à redécouvrir ma famille. Alors, j’avais pu mesurer combien les miens avaient souffert pendant mon absence.
Les tracasseries d’une famille de détenu
A commencer par les enfants, d’innocentes créatures, l’avenir du pays, parce que les parents étaient arrêtés, ils étaient obligés de rester à la maison, car on les montrait du doigt dans les écoles, alors que les grands n’avaient d’autre choix que l’exil. Les miens ont été épargnés parce qu’ils n’avaient pas atteint l’âge de scolarisation, car à l’époque les maternelles étaient très rares pour ne pas dire inexistantes. Mon premier fils, qui avait quatre ans au moment de mon arrestation, portait le nom de mon père Joseph, mais tout le monde l’appelait familièrement Jo. C’était mon compagnon. Nous sortions toujours ensemble les après-midi, pour aller visiter les parents et les amis. Il était toujours sagement couché sur la banquette arrière de la voiture. Quant à sa petite sœur, elle portait le nom de l’épouse du ministre Karim Bangoura, par amitié pour elle, et par respect et admiration pour lui. Esther, puisqu’il s’agit d’elle, n’avait que quatorze mois au moment de mon arrestation. Nous habitions une villa sur les hauteurs de l’aéroport. Chaque jour, à mon retour du bureau, je la trouvais immanquablement à quatre pattes, en haut de l’escalier du garage en train de m’attendre. Sans montre à consulter, et ne pouvant demander l’heure, j’avais toujours été intrigué par cette ponctualité. J’avais fini par comprendre que son secret n’était autre que son ouïe, qui lui permettait déjà à cet âge d’identifier le bruit du moteur de la voiture Volga de papa, dès le moment où je quittais la grande route pour attaquer la colline où se trouvait notre maison. Elle avait toujours droit au premier baiser. C’était un bébé adorable, et moi un père comblé, jusqu’à cette fatidique nuit du 22 septembre 1971, où j’avais dû quitter la maison sans les embrasser de peur de les réveiller.
Le 23 septembre, un jour inoubliable pour nous tous. Pour Papa qui venait de vivre sa première nuit de prisonnier. Pour les enfants qui ne comprenaient pas l’absence de leur père à la table du petit déjeuner, et surtout pour leur maman, qui savait tout, mais qui ne pouvait rien leur dire. C’était une situation dramatique qui ne pouvait pas rester sans conséquences pour les enfants. Ma belle-mère, informée par mon ami Madany Kouyaté, était venue de Dalaba dès le lendemain de mon arrestation pour ramener avec elle notre fille traumatisée.
Alors mon épouse de raconter :
« Après chaque arrestation, c’était le même scénario dans toutes les familles. Comme les autres épouses ou parents de détenu, je faisais la tournée des commissariats et des permanences du Parti, afin d’avoir des informations sur le lieu de détention de mon époux. Les recherches étant infructueuses, le doute n’était plus permis, le Camp Boiro était la destination finale. Un no man’s land où personne n’osait s’aventurer. Les soirs, j’avais les oreilles, les yeux et toute mon attention rivés sur le poste radio à l’heure des informations de la Voix de la Révolution, la seule et unique radio nationale. Une rubrique retenait principalement mon attention : les dépositions, au cours desquelles les dénonciations étaient suivies immédiatement d’arrestations. Si par bonheur un des vôtres n’avait pas fait de déposition, et n’avait pas non plus été dénoncé, alors vous aviez une nuit de répit et 24 heures de sursis, en attendant les prochaines informations de 20 heures, mais aussi et surtout une raison d’espérer, si minime soit-elle. En effet l’on croyait naïvement que celui qui n’avait pas eu à déposer pouvait s’attendre à une libération assez rapide. Et dire que plusieurs détenus ont été fusillés sans même jamais avoir eu à déposer ! Mais de cela, nous qui étions encore en liberté ne pouvions l’imaginer, et encore moins y croire. Si, par malheur, la déposition passait, alors c’était la consternation. Et c’est ce qui était arrivé le 12 novembre 1971 lorsque j’ai entendu la déposition de mon époux à la radio. A partir de ce moment, il n’y avait plus de doute possible. Il fallait se préparer à toutes les éventualités.
Dans un premier temps, l’ami de la famille, docteur Traoré, était venu prendre notre fils Jo pour l’amener avec lui à Kindia, à l’Institut Pasteur où il assumait les fonctions de Directeur général. Puis il fallait quitter la maison. Fort heureusement, j’avais pu faire une permutation avec un officier de l’Aviation militaire qui avait servi à Dalaba, donc qui connaissait ma famille. Ainsi, à partir de 1972, ma petite famille s’était trouvée engagée dans un processus qui allait devenir un vrai parcours du combattant.
En effet, comment oublier ce jour où je fus convoquée au comité du Parti, un acte de divorce avait été préparé, et l’on m’invitait à y apposer ma signature. Bien entendu, je refusai de m’exécuter, et c’est à partir de ce jour que je pris la décision de ne plus me rendre aux réunions du Comité du Parti.
En 1973, les ennuis n’étant plus au niveau du Comité, c’est l’administration qui prendra le relais. Malgré les difficultés, je m’efforçais d’être ponctuelle à mon service, celui des Biens Saisis, où j’avais été affectée. Ce service dépendait directement de la présidence de la République, où le secrétariat était en grande partie assuré par mes camarades de promotion. Grâce à elles, je fus informée qu’une lettre avait été adressée au président de la république par monsieur M’Bemba Diakaby, le directeur des services rattachés à la présidence. Ce dernier signalait que sa secrétaire était l’épouse d’un membre de la 5ème colonne, dans un service considéré comme stratégique. La réaction ne se fit pas attendre. Par décision n°535/FPT du ministère de la Fonction publique et du Travail, je fus affectée à Dubréka, une ville située à 50 kilomètres de Conakry. C’était le 6 avril 1973. Nous étions logés à la cité Dufour & Igon (Samorem), après un transit de plusieurs mois au quartier de Matam (Petit Poulet). Ce fut pour moi une surprise et en même temps une grande déception car j’étais impuissante face à une décision que je considérais injuste. Par contre, cela semblait être une aubaine pour d’autres. En effet, comme par hasard, c’était le plus proche collaborateur du président Sékou Touré, son secrétaire général, Keira Karim, qui se préparait à affecter la villa à une de ses parentes. Je décidai de me battre par tous les moyens pour protéger mon acquis. Avec l’aide de mes camarades, un scénario fut vite monté. Finalement, le dénouement avait eu lieu au bureau du président Sékou Touré. C’était une histoire à dormir debout, qui avait permis néanmoins à ma famille de continuer à dormir dans la maison. Que s’était-il passé ?
J’avais été informée que monsieur Keira Karim avait peur, et de son chef hiérarchique et aussi de son épouse. Il n’en fallait pas plus pour inventer un scénario. Ainsi, une fois dans le bureau du président j’avais dit ce jour le plus gros mensonge de ma vie, et cela avec le plus grand sérieux, en affirmant que monsieur Keira Karim voulait me retirer la maison pour l’attribuer à son (deuxième bureau) à savoir sa petite amie. Lorsque le président demanda si je pouvais le répéter devant son Secrétaire Général, je ne marquai aucune hésitation. Ainsi, fait. Monsieur Keira Karim faillit rentrer sous terre lorsque, le fixant bien dans les yeux, j’avais confirmé mon accusation. Je fus invitée après cela à me retirer, pour éviter sans doute d’être témoin de la défaillance de mon chef hiérarchique. Plus de trente années après, je ne peux m’empêcher de rire, rien que d’y penser. Après ce face-à-face, j’avais réussi à garder la maison tout en me rendant à Dubréka chaque matin, pour revenir l’après-midi après le travail.
Au cours de cette même année, mon fils Jo devait quitter Kindia pour revenir à Conakry, chez l’oncle Linséni Bangoura. Quelque temps après, je quittais Dubréka pour revenir travailler de nouveau dans un autre service rattaché à la présidence, mais cette fois-ci à l’Inspection générale des garages du gouvernement, par décision n°12/SGP du 3 mai 1973.

Visite de la famille chez le président Sékou Touré
En 1974, sur insistance de ma belle-famille, j’avais sollicité et obtenu une audience avec le chef de l’Etat. J’étais accompagné de ma belle-mère et de l’oncle Louis Gomez. Ce dernier, avant l’indépendance, était l’un des meilleurs et le plus renommé des tailleurs de Conakry. De ce fait, son atelier de couture était une référence. Il se souvenait qu’à l’époque, le jeune et élégant syndicaliste Sékou Touré avait été du nombre de ses clients. Je pense que ces vieux souvenirs ont été en partie à la base de l’initiative de l’oncle pour cette rencontre. La visite eut finalement lieu, mais nouvelle époque, nouvelles fonctions donc nouvelles exigences. L’ancien leader syndicaliste avec la veste planteur kaki était devenu à présent le président de tous les Guinéens, avec la traditionnelle tenue blanche. L’oncle fut gratifié d’un très beau sourire avec évocation de certaines vieilles anecdotes. Comme disent les Anglais « last but not the least », il fallait bien en venir au vif du sujet. Qu’à cela ne tienne car c’est sans état d’âme que le président dira avec calme et assurance :
— C’est le peuple qui l’a arrêté, néanmoins je verrai ce que je peux faire.
C’est sur cette vague promesse du Responsable Suprême de la Révolution que l’audience s’était achevée. Bien entendu, si l’oncle et la maman l’avaient quitté avec un moral rehaussé, en ce qui me concernait je ne me faisais aucune illusion. Je savais que le pire n’était pas à écarter, mais qu’il fallait continuer à se battre pour survivre, et aussi à espérer car en fin de compte, le dernier mot revenait à Dieu le tout-puissant et miséricordieux.
Le courrier
En 1975, Aicha Bah, directrice d’école et épouse d’un autre compagnon (Diallo Alpha Abdoulaye Portos, ancien ministre) fut affectée à Labé, une ville située à environ 500 kms de Conakry. Cette mutation était la mise en application d’une décision du gouvernement, qui concernait le renvoi dans leur ville natale de toutes les épouses de prisonniers politiques non remariées. Il se trouvait qu’Aicha Bah et moi avions le même correspondant pour l’acheminement des correspondances au Bloc, en la personne de l’adjudant-chef Bah Sonkè. Que fallait-il faire pour ne pas interrompre la liaison ? Par bonheur, Aicha faisait la couture pour arrondir ses fins de mois. A l’époque, la compagnie nationale Air Guinée desservait Labé. Un merci tout particulier au commandant Chérif Diallo pour les services rendus en acceptant de convoyer des layettes et autres vêtements pour enfants dont les ourlets étaient parfois un peu rembourrés. Il était devenu facteur sans le savoir.
Le refus du mariage forcé
En 1976 ce fut mon tour, car par décision n°1187/MDS/MT, en date du 23 septembre 1976, je fus mise à la disposition du gouverneur de Dalaba. Un mois après cette décision, je pris mon courage à deux mains pour rédiger une correspondance au président Sékou Touré, Responsable Suprême de la Révolution, rédigée comme suit (extrait) :

« Camarade Président de la république.
Comme je vous l’ai expliqué verbalement, mon affectation dans la région administrative de Dalaba me pose de sérieux problèmes. Etant mère de deux enfants, j’ai en plus cinq frères à ma charge et qui se trouvent tous en classe d’examen. Je vous prie, Camarade Président, de bien vouloir vous pencher sur ce cas social. Si je ne suis pas encore remariée, cela ne dépend pas de ma volonté. Je suis en train de chercher un mari, et je pense que cela se réalisera dans les meilleurs délais.
Camarade président, je nourris l’espoir que ma situation fera l’objet d’un réexamen de votre part.»
Fort heureusement la réaction fut favorable, car par Décision n°1586/MDS/MT en date du 16 décembre 1976, la première fut rapportée et je fus maintenue à mon poste à l’inspection des garages du gouvernement.
Puis en mai 1979 ce fut la libération de mon époux ».
Au moment où j’écoutais l’évocation de ces souvenirs par mon épouse, je continuais à penser à toutes celles qui n’avaient pas retrouvé les leurs. A ces veuves et ces orphelins dont les maris ou les pères n’avaient été pour moi parfois que des compagnons d’une nuit, avant d’être extirpés de la cellule pour un voyage sans retour. Non, nous n’osions pas dire la vérité. La peur y était pour quelque chose bien sûr, mais cette vérité était difficile à révéler quand, la curiosité, l’impatience et l’espoir d’une épouse ou d’un fils vous dévoraient. Il avait fallu attendre le 9 avril 1984 pour assister en direct à la télévision à l’ouverture de toutes les cellules du Camp Boiro. Puis loin des écrans, j’avais pu voir des enfants oser pleurer leur père disparu, et des veuves raconter leur longue et pénible attente, pleine d’espoir, et parfois d’humiliation dans leur lutte pour la survie.
L’acharnement
Madame Bangoura Karim dont le mari était un ancien ministre raconte :
« Le 1er août 1971, Karim a été arraché à ses dix enfants, à sa famille et à ses nombreux amis. Notre dernier fils, Mohamed Lamine, qui avait à peine six ans, croyant qu’il avait voyagé, m’interrogeait souvent sur la date de son retour. En plus de la voix de son père, qu’il n’entendait plus, il était intrigué de voir la porte de son bureau, une belle bibliothèque, toujours fermée. En effet, plus de musique, plus de film commenté par Papa, car tous les appareils et tant de belles choses avaient été confisqués. Les questions embarrassantes de mon fils me déchiraient le coeur. Il fallait enfin lui expliquer tout et éviter qu’il ne l’apprenne brutalement. Face à cette nouvelle vie, je m’étais fixé un but : élever dignement mes enfants, accomplir mes multiples devoirs et travailler pour le bonheur de ma famille.
Directrice d’école, je m’appliquais afin que mon établissement soit parmi les meilleurs. A la maison, aidée de mes enfants, je confectionnais des layettes, tricotais des parures de nouveau-né ou fabriquais des bonbons glacés. Ces activités me laissaient peu de loisirs pour méditer sur l’injustice et l’arbitraire dont nous étions victimes. Il fallait avoir la foi, la confiance en Dieu pour surmonter l’ostracisme et la méchanceté des uns et des autres.
Combien de fois par exemple ne m’a-t-on pas menacée de me vider de la maison pour qu’elle soit remise à une ambassade.
En fin de compte, après m’avoir imposé des locataires, je devais également payer le loyer de la partie de ma maison que j’occupais avec mes enfants. C’était, m’expliquait-on, pour prouver que les bâtiments de Karim appartiennent désormais à l’Etat. »
Que d’injustice, que de révoltes contenues, que de larmes versées, jusqu’au matin du 3 avril 1984, qui allait marquer la fin de la Première république.
Notes
1. A la tête de mort, il n’y a pas de craie, pas de charbon, ême plus d’ongles pour gratter les murs. Les inscriptions ont été faites avec les excréments des détenus, parfois avec leur sang.
2. Fofana est lui-même originaire de Labé. Voir son rôle dans l’interrogatoire-confrontation avec Mahmoud Bah. (Tierno S. Bah)
3. La Fatiha, l’Ouverture du Qur’an. Sékou Touré l’invoque ici en profane et en mécréant fétichiste. Sur la signification concise — mais intrinsèque et eucuménique — de la Fatiha, lire Amadou Hampâté Bâ. (T.S. Bah)
3. Lire aussi une autre version dans L’Affaire Alata. (T.S. Bah)
5. Il était directeur national Enregistrement, et inspecteur des Affaires Administratives et Financières. Lire Portos (T.S. Bah)
6. Sur les coups de téléphoniques de Sékou Touré aux accusés paraissant menottés devant la commission d’enquête au Camp Boiro, lire Prison d’Afrique (Alata) et La vérité du ministre (Portos). Ces deux témoignages confirment que le chef de l’Etat guinéen participait à distance à l’interrogatoire et à la torture psychologique des prisonniers politiques. (T.S. Bah)
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