« Le Point » a pu s’entretenir avec Amen, le jeune Burkinabé qui a tenté de se suicider, vendredi matin, au palais de justice de Paris.
Au téléphone, la voix est d’abord peu assurée, un peu méfiante, presque un murmure. Puis, quand on lui explique qu’on est journaliste et qu’on aimerait bien raconter son histoire, le jeune Amen, originaire du Burkina Faso, répond tout de suite, depuis son lit d’hôpital, d’un très naturel : « Si vous voulez, je vous en parle… » Amen est un miraculé. Vendredi matin, la scène a déclenché des hurlements au tribunal, quand le jeune homme, arrivé depuis quelques jours en France, après un périple de milliers de kilomètres à travers la Libye, la Méditerranée, l’Italie puis la France, a décidé de mettre fin à ses jours.
Sous les cris de dizaines d’avocats, de magistrats, de greffiers, de personnel administratif et de justiciables, Amen a enjambé le garde-corps du 4e étage du palais de justice, à douze mètres du sol, et s’est laissé tomber dans le vide. Un homme l’a retenu de justesse par un bras : « Ma main transpirait. Je glissais, je glissais. Je me balançais et je leur disais qu’ils n’avaient qu’à me laisser tomber. Je voulais pas blesser quelqu’un… » a-t-il confié au Point. La chute du jeune homme sera miraculeusement amortie par un avocat, situé au deuxième étage. Amen, qui souffre de quelques fractures, s’en est sorti presque indemne. L’appareil judiciaire beaucoup moins…
Dans les mines d’or à 8 ans
Car c’est bien pour dénoncer les anomalies de notre justice que le Burkinabé a choisi le nouveau palais de justice de Paris pour se suicider. Au Point et à Mediapart, il raconte être parti du Burkina Faso il y a environ onze mois. « C’était pas volontaire, c’était pas mon idée », dit-il. Amen explique avoir passé son enfance avec sa grand-mère, à travailler dans les champs, à « aider la famille à labourer ». Avant de partir, à l’âge de 8 ans, travailler dans une mine d’or avec le grand-frère d’une connaissance.
Il y restera plusieurs années jusqu’à ce qu’un jour, selon son récit, un chauffeur de poids lourd, qui conduisait un camion-citerne, lui demande de l’accompagner pour faire du commerce d’essence : « Le gars, il m’a dit de venir travailler avec lui, que ici [dans les mines d’or au Burkina, NDLR] c’était pas bon, trop dangereux. Je suis parti avec lui. Le premier jour, on est partis en voyage pour aller faire business en Libye. » Mais le camion aurait été victime d’une attaque, forçant Amen à prendre la fuite. Nous sommes début 2018.
« Je suis tombé sur des Noirs en Libye, je leur ai expliqué mon problème, continue le jeune Burkinabé. Ils m’ont dit qu’il fallait partir en Italie. Ils m’ont présenté le chef. Nous étions dans une maison avec beaucoup de monde. On était très serrés. Pour gagner l’argent du voyage, je faisais les achats pour tout le monde : chercher à manger, payer les boutiques. Tout le monde ne pouvait pas sortir, les Libyens ne devaient pas s’apercevoir qu’il y avait trop de gens dans la maison. »
Un périple de milliers de kilomètres
« C’est comme ça qu’un jour des voitures sont venues pour partir au bord de l’eau, assure le migrant. Mais les voitures ont pris une petite route au lieu d’aller vers la mer, et on est tombés sur des jeunes avec des armes qui nous ont frappés. On était pris en otages. On devait payer de l’argent pour sortir, appeler nos familles pour qu’elles envoient de l’argent. Ils nous ont remis dans une maison. Moi, je n’avais le numéro de personne, donc je suis resté là-bas cinq mois. Et un jour, les Libyens sont venus pour les attaquer avec les pistolets, les kalachs. Nous, on a eu peur, et on s’est enfuis. Il y a des personnes qui sont mortes là-bas. »
Aux côtés de quelques autres migrants, Amen retourne au bord de l’eau. « Il y avait une femme avec son enfant. Moi, j’ai pris son enfant. Ils m’ont fait passer avec. Ils pensaient que j’étais son papa », se souvient-il. Puis il embarque à bord d’un vieux rafiot. Ils sont 120 ou 140, entassés comme des bœufs. « Il y a des gens qui étaient morts, qui vomissaient, qui chiaient. Ça criait. Tout le monde était paniqué. Dieu merci, il y a des sauveteurs, des Italiens qui nous ont pris au milieu de l’eau, Dieu merci », lance encore Amen.
Sur le bateau, seule une personne parle anglais. Les passeurs lui ont donné un téléphone portable avec comme consigne d’appeler les secours lorsque le navire coulera dans les eaux internationales. Amen rejoint les côtes siciliennes en Italie, mais se garde bien de montrer son acte de naissance, qui le dit mineur. Selon le document, que le jeune homme dit avoir caché dans la couture de son pantalon, Amen S., est né le 28 novembre 2003. Il a 15 ans. Il a tenté de se suicider quelques jours à peine avant son anniversaire.
Un ping-pong administratif
L’adolescent qui, selon les témoignages, a l’apparence d’un adulte va cacher son âge et vivre dans un « campo » pendant quelques mois, avant de trouver un boulot au noir dans des champs de tomates et d’olives pour se payer son voyage vers Paris. Arrivé dans la capitale, Amen se déclare à la police, qui lui fait passer la nuit dans un hôtel. Le lendemain, le jeune Burkinabé se présente au dispositif d’évaluation des mineurs étrangers isolés de la Mairie de Paris (Demie), géré par la Croix-Rouge, près de Belleville.
L’organisme est chargé d’évaluer la minorité ou non des migrants qui se présentent à lui, via des entretiens oraux. Si le migrant est reconnu mineur, il pourra bénéficier de l’aide sociale à l’enfance. Dans le cas contraire, il redevient un migrant comme les autres. En cas de décision négative, le migrant a la possibilité de saisir le juge des enfants pour contester. Amen, lui, n’a pas eu cette opportunité : la Croix-Rouge aurait tout simplement refusé de l’évaluer.
« Il n’a pas été évalué, il n’est pas dans notre base », a d’abord affirmé au Point Thierry Couvert-Leroy, délégué national enfants et famille de la Croix-Rouge. Avant de reconnaître qu’il y avait « peut-être » eu un loupé à l’accueil, à cause de l’engorgement de ses services. Il arrive, en effet, certains jours, que le Demie voie débarquer près de 80 jeunes dans ses locaux. « Si effectivement il est très adulte, peut-être qu’on lui a dit qu’il était très adulte et que nous étions un dispositif de protection de l’enfance », lâche le responsable de la Croix-Rouge.
Une nuit dans un chantier à côté du palais de justice
Le Demie remet à Amen un papier avec l’adresse du palais de justice et lui conseille de s’y rendre. Le migrant prend donc le métro, arrive à l’antenne des mineurs du barreau de Paris, mais tombe sur un guichet fermé. Il est déjà tard dans l’après-midi. « Des Noirs que j’ai croisés m’ont donné trois euros pour manger. J’ai acheté une mangue avec de l’eau et je suis parti à côté du palais. J’ai vu un chantier, y avait pas les portes, y avait pas de gardien. J’ai dormi là-bas », explique-t-il.
« Le lendemain, à 8 h 30, je suis allé au palais parce qu’il faisait froid. Je me suis assis là-bas jusqu’à 14 heures. La femme nous a donné un biscuit à partager. Quand elle est venue ouvrir, elle a reçu les gens. Quand c’est arrivé à moi, je lui ai expliqué mon problème. Elle a envoyé un mail à la Croix-Rouge », dit Amen, qui doit retourner au Demie pour être évalué. Sans cela, impossible de faire avancer la procédure. Le jeune Africain retraverse donc Paris, mais arrive une nouvelle fois trop tard. Il se rend donc à la police qui, une nouvelle fois, le fait dormir dans un centre d’hébergement d’urgence.
Le lendemain matin, au Demie, Amen vit le même cauchemar. « Quand je lui ai donné mon acte de naissance, le même monsieur qui m’avait dit d’aller au palais de justice me dit que ce papier [son acte de naissance, NDLR], on le donne à tout le monde, que ce papier n’a pas de valeur, qu’il ne signifie pas quelque chose. Il dit qu’il faut retourner au palais de justice. » Amen perd espoir.
Un acte de désespoir
La suite, il la raconte avec ses mots : « J’ai commencé à penser à toutes les choses qui m’arrivaient, que mes papiers n’avaient pas de valeur. Mes amis m’ont expliqué qu’ils étaient là depuis 9 mois, et qu’ils n’avaient pas vu le juge. J’ai eu peur de devenir un voleur. Je ne voulais pas agresser quelqu’un. J’ai pleuré, j’ai pleuré. Je me suis dit : tu ne peux parler à personne. Je me suis dit : tu vas te faire toi-même du mal, et je me suis dit que j’allais faire ça chez le juge. »
Il poursuit : « Je me suis levé, j’ai laissé mes affaires, j’ai pris le train, je suis arrivé au palais de justice. Je voulais pas finir dans la rue. Je suis arrivé au 4e, j’ai vu des policiers dans l’escalier qui arrivait au 6e. Je savais pas ce que j’allais dire, je voulais pas passer devant eux. J’étais au 4e étage et me suis dit, c’est pas important : ici, ça va. J’ai attrapé la vitre [il appelle “vitre” un garde-corps, NDLR], et un policier a attrapé ma main. Je voulais mourir, j’étais vraiment fatigué. Je ne voulais pas finir dans la rue. Ma main transpirait. Je glissais, je glissais. Je me balançais et je leur disais qu’ils n’ont qu’à me laisser. Je voulais pas blesser quelqu’un. » Puis Amen est tombé.
Aujourd’hui, le jeune homme est entouré. Une associative, Agathe Nadimi, et plusieurs de ses amis, lui ont tenu compagnie tout le week-end et lui apportent beaucoup de réconfort. Deux avocats, Me Delanoë et Me Daoud, s’occupent de lui et entendent bien se battre pour ses droits. Selon nos informations, un test osseux aurait été pratiqué par un interne de l’hôpital et pourrait conclure à la majorité du jeune homme. Mais ces tests sont peu précis, pas très fiables et extrêmement critiqués. « Le fait qu’il soit mineur ou majeur importe finalement peu, prévient Me Emmanuel Daoud. Il ne faut pas en faire un argument pour banaliser ce qui s’est passé. C’est critiquable et absolument scandaleux. »
Amen, lui, se veut optimiste : « Moi, je veux commencer à vivre comme tout le monde. Je veux étudier et faire un métier. Je ne veux pas quelque chose d’autre. Je veux apprendre à lire et à écrire, aller à l’école, aider ma famille aussi, ma grand-mère. » Et il conclut : « Je voulais pas blesser quelqu’un. Je sais pas faire ça. »
Par Marc Leplongeon
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