Dans la 2e moitié du 19e siècle, plusieurs mouvements dissidents, connus sous le nom de Hubbhu, virent le jour dans la Confédération du Fouta Djallon. Ces révoltes quasi insurrectionnelles résultaient de la dégénérescence despotique du pouvoir central, des injustices, des pillages infligés au bétail des pasteurs, etc. C’est ainsi que se formèrent des petits Etats dans le Baïlo, au N’dama dans le Labé et à Gomba sur le flan sud-ouest du Fouta Djallon. Dans un article précédent, nous avons relaté la dissidence du Gomba, dernier foyer hubbhu. Dans cette présente communication, nous allons évoquer le mouvement hubbhu dans le Baïlo. D’emblée, nous précisons que ce n’est pas un travail d’historien. Notre objectif est de revisiter l’histoire en vue de montrer qu’au Fouta Djallon, des hommes se sont toujours levés pour lutter contre la tyrannie et l’injustice sous la direction d’éminents et pieux marabouts. Une caractéristique nous semble-t-il des mouvements hubbhu dans le Baïlo, le N’dama et le Gomba est le réformisme religieux irrigué et nourri de la sève d’une voie soufi, la Chadliya. Concernant les mouvements dissidents dans le Kébou et à Ninguélandé dans le Timbi, mes sources ne m’ont pas permis d’établir une connexion avec la Chadliya. C’est un sujet de recherche intéressant. Les réflexions des internautes à ce sujet seront les bienvenues.
Mais revenons au sujet qui nous préoccupe : la dissidence du Baïlo, zone située entre Timbo, Dinguiraye, Dabola et Faranah. C’est le premier et le plus célèbre mouvement hubbhu qui fut initié et dirigé par Alpha Mamadou Diouhé, de Laminiya. Il est né à Kompanya, près de Labé de la famille Ndouyédio. Très tôt, il se rendit auprès de Karamoko Koutoubou de Touba pour parfaire sa formation spirituelle. Il effectua ensuite un séjour de plusieurs années auprès d’un grand marabout, Cheikh Sidia de Podor pour revenir ensuite s’installer auprès de sa famille à Kompanya. Très instruit tant en arabe que dans les sciences islamiques, il fut vénéré et respecté par tous ceux qui l’approchaient.
A la mort de sa mère, Thierno Mamadou Diouhé se rendit à la capitale Timbo où il se fit remarquer par sa vaste érudition et sa grande compétence dans l’enseignement de l’arabe. C’est l’époque du règne de l’Almamy Abdoul Gadiri qui fit de lui le grand précepteur de la Cour pour dispenser des enseignements notamment à ses enfants, les princes héritiers. C’est ainsi qu’Alpha Mamadou Diouhé eut comme élèves les futurs Almamys Oumarou et Ibrahima Sory Doghol Féla. Il s’acquitta merveilleusement de la mission et tous ses étudiants couronnèrent leurs études avec succès.
Les choses commencèrent à se gâter à la mort de l’Almamy Abdoul Gadiri lorsque l’Almamy Oumarou accéda au trône. Alpha Mamadou Diouhé fidèle à la tradition prophétique fustigea énergiquement ses actes d’injustice commis dans la Cour et à travers tout le pays. Ecœuré par le comportement ignoble des chefs du Fouta, il décida de s’éloigner de la Cour et de Timbo et alla s’établir non loin à Laminiya dans le Fodé-Hadji, une des neufs provinces de la Confédération du Fouta Djallon (« Diwanou Kononto »). Bientôt dans ce village, affluèrent les mécontents du Fouta et Alpha Mamadou Diouhé devint non seulement un professeur et un maître éminent, mais il fut aussi un chef politique de premier ordre. Les habitants des localités environnantes excédés par les exactions du régime des Almamys déferlèrent de toute part pour se placer sous sa protection. Un nombre fort important d’exaltés vinrent à ses côtés et grossirent les rangs de sa troupe de Talibés. Une grande zaouïa d’obédience Chadliya voit le jour et s’organise. Animant de grandes réunions théologiques, Alpha Mamadou Diouhé organise dans les nuits du jeudi au vendredi des veillées au cours desquelles ses talibés entonnent des chants pour célébrer les hauts faits du Prophète et leur vénération pour sa personne. Ces séances de « Diaaroré » avaient une puissante force d’exaltation des esprits. Ils répétaient sans cesse le refrain :
« Uhibbhu Rasula’lahi hubba mun wahidi ».
La prononciation du mot « Uhibbhu » en chœur se déformait et devenait « houbbhou », dont la signification pour les chefs du Fouta était « rébellion » ou « révolte ». La région de Laminiya et celle s’étendant plus au Sud connue sous le nom de Fitaba formèrent ainsi un fief contrôlé par Alpha Mamadou Diouhé. C’est ainsi que des incidents ne tardèrent pas à éclater entre des talibés d’Alpha Mamadou Diouhé et des protégés de l’Almamy Oumarou suivis de mort d’homme. La conciliation entre les deux parties échoua. Suite à la déclaration prêtée à Alpha Mamadou Diouhé qui aurait déclaré face à une délégation de l’Almamy :
« Mes talibés et moi appartenons à Dieu, nous ne devons rien à l’Almamy », le souverain prit cette déclaration pour une insulte à son endroit .Très irrité, l’Almamy convoqua immédiatement le Conseil des Anciens à Fougoumba où la conclusion du discours d’ouverture de cette Auguste Assemblée fut :
« Les Hubbhus sont devenus puissants et nient l’autorité de l’Almamy, il faut les combattre et les exterminer ».
Après délibération et à l’unanimité, les Anciens refusèrent à l’Almamy l’autorisation de faire la guerre contre les Hubbhus, considérés comme des parents musulmans. Ils dirent en conclusion :
« Il ne s’agit pas de rebelles, dirent-ils à l’Almamy. C’est ta politique qui les a rendus puissants et les a faits hubbhus (rebelles) ».
Almamy Oumarou n’accepta pas ce verdict et décida de passer outre. Il décida de manière solitaire de combattre les Hubbhus qui pour lui devaient être rayés de la scène politique du Fouta Djallon. Dès son retour à Timbo, il se concerta avec son collègue Alfaya, Alpha Ibrahima Sory Dara sur la question hubbhu. A cette occasion les deux partis rivaux, Soriya et Alphaya se réconcilièrent pour tenter de tenir tête à la dissidence hubbhu. Ils se donnèrent donc la main et marchèrent à la rencontre des insurgés. Le choc eut lieu à Hérico, non loin de Timbo. Les armées Soriya et Alphaya furent défaites et dispersées. Les deux Almamys durent même s’exiler. Les Hubbhus victorieux pillèrent Timbo, mais épargnèrent femmes, enfants et vieillards. Ils s’emparèrent d’un grand butin en bétail et récoltes.
A la mort d’Alpha Mamadou Diouhé, son fils Karamoko Abal prit la relève. Plusieurs batailles furent livrées par les deux protagonistes, et nous ne rentreront pas dans les détails et péripéties de ces affrontements qui durèrent plusieurs décennies avec des hauts et des bas pour les uns et les autres. Ce qui est certain, cette guerre contre les Hubbhus du Baïlo qui n’avait ni l’approbation du Fouta, ni l’aval de l’Assemblée Fédérale, contribua à amoindrir sérieusement le prestige et l’influence de Almamy Oumarou qui, pour se racheter, entreprit une autre expédition dans le Gabou. Accompagné de ses fils Mamadou Pathé et Bocar Biro, il put vaincre le chef païen Dianké Waly vers 1868. Au retour de cette expédition, Almamy Oumarou mourut à Dombiadji. Son frère Ibrahima Doghol Féla (12e Almamy) le remplaça à la tête du Parti Soriya. Ce dernier dans un premier temps refusa de s’engager dans la lutte contre les Hubbhus sous prétexte qu’il était un ancien élève d’Alpha Mamadou Diouhé.
Vers 1881, Almamy Ibrahima Sory Dara du Parti Alphaya, remonta sur le trône du Fouta et engagea une marche sur Bokéto, la capitale du Baïlo que Karamoko Abal venait d’évacuer. A ses côtés progressait une colonne Soriya commandée par Bocar Biro. Les armées de Timbo furent attaquées à revers et anéanties aux abords du ruisseau Mongodi. De braves guerriers périrent dans cette bataille et l’Almamy lui-même y fut lynché et décapité par les insurgés de Karamoko Abal qui laissa faire. Deux fils de l’Almamy venus à la rescousse de leur père furent massacrés ainsi que deux de ses frères. Farba Bahi, fidèle compagnon de l’Almamy fut décapité.
Après avoir vaincu les hommes de Timbo, les hommes de Karamoko Abal semèrent la terreur dans la région. En outre Karamoko Abal depuis l’assassinat de l’Almamy ne cessa d’amplifier sa rébellion. Il fortifia Bokéto et tissa des liens de bon voisinage avec les petits états djallonkés et malinkés situés à l’ouest du Fouta qui se plaignaient continuellement des razzias des partisans des Almamys.
C’est dans ces conditions que les deux Almamys Soriya et Alphaya, en l’occurrence Ibrahima Doghol Féla et Amadou Dara envoyèrent une forte délégation auprès de l’Almamy Samory pour demander une aide afin d’en finir avec Karamoko Abal. C’est ainsi que l’Almamy Samory mit sur pied une armée de répression qu’il plaça sous le commandement de ses meilleurs chefs militaires. Cette armée marcha sur Bokéto qui se rendit après un long siège. Karamoko Abal qui avait pu sortir de la forteresse de Bokéto se réfugia en brousse. Sa cachette fut dévoilée par un de ses talibés, un traitre attiré par la promesse d’une grande quantité d’or. L’armée de Samory lui retira l’or, l’abattit avant d’assassiner horriblement Karamoko Abal. Son corps fut littéralement mutilé : sa tête fut envoyée à Sanankoro et sa main droite à Timbo. Ses atrocités ne présageaient rien de bon. Ainsi la sainte alliance des despotes du Fouta et du Manden était venue à bout de la résistance hubbhu du Baïlo dressée contre les injustices des Almamys. Le futur Wali de Gomba réussit à s’extraire du piège de Bokéto pour fonder une principauté Chadliya dans la région actuelle de Kindia. Ce sont les colons en 1911 qui mettront fin à cette dernière résistance hubbhu. Tous les centres de la confrérie chadlya furent dispersés. Ses adeptes durent se cacher ou se convertirent à la tidjanya. Un grand traumatisme né de cette terrible répression de la chadlya et du mouvement hubbhu perdurerait encore de nos jours au Fouta Djallon.
Mes remerciements vont à Mamadou Saliou Bah pour ses multiples éclairages à travers cet article.
Diallo Boubacar Doumba
Sources :
Histoire du Fouta Djallon par El hadj Maladhu Diallo
Histoire du Fouta Djallon par Thierno Mamadou Bah