Lieutenant-colonel Camara Kaba 41 Dans la Guinée de Sékou Touré : cela a bien eu lieu. Paris, L’Harmattan. 1998. Mémoires Africaines. 253 pages |
Un fleuve de sang et de larmes
- Les racines du pouvoir
1
« Tu enfanteras dans la douleur»
« Tu enfanteras dans la douleur » ; et elle enfanta, elle enfanta la douleur. Le hurlement qu’elle poussa avant de s’évanouir fit sursauter la sentinelle qui somnolait dehors près de l’entrée. Il était trois heures du matin. Kankan dormait. Les centaines de détenus politiques, eux, ne dormaient point. Chacun attendait son tour, son tour de passer à la cabine technique, à l’abattoir, à la mort. Ils avaient suivi son départ pour l’interrogatoire depuis une heure du matin. Ils l’avaient entendue pleurnicher, pleurer, les prier en vain; mais ce hurlement de bête qu’on égorge leur avait fait perdre tout espoir, l’espoir de s’en sortir. Qu’on puisse torturer ainsi une femme.
Bon Dieu ! Bon Dieu ! murmura l’un des plus riches commerçants de Kankan, arrêté depuis trois jours. Saran, c’était elle, en était à son cinquième, car il faut quatre jours de diète sèche 1 avant d’être interrogé , quatre jours sans manger ni boire, sans aucun contact, bouclé par derrière dans une cellule qui a toute l’allure d’une tombe.
— Aide donc la Révolution, Saran ; cela fait près de deux heures que tu nous embêtes. Si j’ai attendu tout ce temps, c’est parce que je te connais. Mais ma patience a une limite. Tu n’es pas la seule, les autres attendent. Dis la vérité ! Reconnais que tu es recrutée par les Allemands et que tu as reçu d’eux 3 500 dollars.
— C’est pas vrai ! C’est pas vrai ! C’est pas …
— Ta gueule ! hurla le capitaine Kouyaté, sur les nerfs.
— Ecoute mon frère ! Tu peux me sauver si tu le veux bien. Tu sais très bien que tout cela est préfabriqué. Je te jure que tout est faux, tout.
— Je ne te demande pas la date de ta naissance. Je la connais. Conakry attend, pour demain matin, ta déposition. Tu crois que l’avion va t’attendre ? Des plus durs que toi sont passés ici. Si tu es dans cet état, c’est que tu l’as cherché. Reconnais ou je deviens méchant.
Saran roula de côté : elle était amarrée des épaules aux chevilles. Le fil de téléphone de campagne avait pénétré sa chair depuis longtemps. Presque nue, son beau corps était glauque : elle se roulait par terre ; elle se dit que la mort valait mieux qu’avouer un mensonge. Tout son corps était en feu.
Le capitaine Kouyaté lui avait arraché par endroits des plaques de sa peau douce avec une paire de pincettes branchée à un appareil téléphonique de campagne.
— Tu refuses d’aider la Révolution ? Tant pis.
— Vingt-quatre ans à son service, cela ne suffit pas ? dit Saran, fièrement.
— Ce qui compte, c’est la fidélité au Parti. Tu as couché avec les Allemands et ils t’ont recrutée. Il est vrai que tu es l’une des toutes premières militantes de Kankan, mais tu as fini par trahir comme les autres.
— C’est faux ! cria Saran, indignée.
— Détachez-la, ordonna le capitaine. Ce que firent deux gorilles spécialistes des tortures.
— Enlève ton slip, dit le capitaine. Saran hésita, affolée, fixant tour à tour l’officier et les deux sbires.
— Laisse-moi au moins celui-là.
— Enlève-le ou je le déchire.
Il n’attendit pas une seconde. Il la gifla et tira sur le slip qui craqua, roula sur une jambe jusqu’aux genoux. La gifle avait jeté Saran par terre.
— Relevez-la et placez-la sur la table. Ce qui fut vite fait. Nue, Saran écartelée, fut correctement liée à la table.
— Envoyez ! ordonna le capitaine.
On envoya le « jus » ; le capitaine promena ses pincettes électriques sur le bas-ventre de Saran qui hurla. L’odeur de poils brûlés monta dans la salle puis, brusquement, il plongea l’instrument dans le vagin de Saran, qui hurla de plus belle et perdit connaissance. L’un hommes de main ricana mais pas pour longtemps car le spectacle qui suivit le fit trembler : le capitaine Kouyaté avait tiré sur les pincettes qui vinrent avec tout le vagin dehors. Il fixa son oeuvre. Pour la première fois, depuis qu’il exerçait ce métier, il fut pris de pitié mais non de peur. N’avait-il pas droit de mort sur les détenus qu’il interrogeait ? Il ne pouvait quitter des yeux cette boursouflure sanguinolente que Saran avait entre ses jambes écartées. Il se baissa, plaqua l’oreille sur la poitrine de la femme évanouie. Elle respirait.
— Ranimez-la ! cria-t-il. Qu’est-ce que vous attendez ?
On se précipita. La porte de la salle s’ouvrit. On courut. La bouteille d’eau percée fut là. Les gifles claquèrent. On travailla Saran, longtemps , elle ne revint pas à elle.
— Et si elle mourait avant d’avoir parlé ? Elle devra parler avant de mourir ! Ainsi parla le capitaine, retrouvant ses instructions de tueur.
— Ramenez-la dans sa cellule.
On prit Saran, pur coton ; et on alla la jeter dans une cellule, toujours nue. Kouyaté prit doucement sa casquette, la tapota, ému tout de même pour la première fois. Il regarda les vêtements de la femme, jetés sur une chaise ; il s’approcha, les caressa, les prit dans sa main droite, les serra, serra ses larmes coulèrent silencieusement. Il était tout seul. Le marbre peut-il s’émouvoir ?
Tout en essuyant ses larmes avec les vêtements de Saran qu’il étreignait, il sortit de la salle des interrogatoires à pas lents. Dehors, la sentinelle, appuyée au mur ne somnolait plus ; il fit semblant de ne pas la voir. Il longea les manguiers sombres de l’allée et se dirigea vers son domicile.
Il traversa la place des rassemblements ; la sentinelle placée devant le poste de police claqua des talons. Le capitaine ne fit pas attention. Le Djoliba, ici appelé Milo, coulait à sa droite, paisiblement. Tout le camp Soundiata de Kankan dormait. Le capitaine Kouyaté rentra chez lui à pied : il avait oublié sa jeep russe devant « la cabine technique ». Il avait la clé de sa chambre. Il l’ouvrit, y pénétra, augmenta l’éclat de la veilleuse. Sa femme était là, belle, claire, ronflant. Il la regarda longuement puis, sans se déshabiller, s’installa dans un fauteuil et ne ferma pas les yeux du reste de la nuit.
A six heures du matin, le capitaine Kouyaté Lamine alla voir sa victime. Il ouvrit lui-même la cellule sans être accompagné — ce qui est interdit dans tous les camps d’extermination de Sékou Touré .
— A boire ! J’ai soif ! Très soif ! Et les habits ? Saran parlait d’une voix faible. Son postérieur gros et nu épousait la poussière de la cellule. Ses deux mains lui servaient de cache-sexe. Pour toute réponse, Kouyaté dit d’une voix haute de supérieur, satisfait de la tournure des événements :
— Dieu merci.
Saran ne comprit pas ce « Dieu merci ».
— Tu sais, Saran, pour l’eau, il faut que tu parles d’abord. Si tu déposes, tu auras et l’eau et la nourriture et même un lit. Pour tes vêtements, c’est tout de suite. Je t’envoie l’infirmier pour une injection antitétanique.
Le capitaine claqua la porte, la verrouilla. Ayant retrouvé ses esprits, il retrouva sa jeep. Il retourna chez lui.
Saran venait tout juste de remettre son vagin à sa place quand Kouyaté avait ouvert la cellule. Elle était revenue à elle quelques minutes auparavant. Saran, de profession, est assistante sociale. Désagréablement surprise, indignée par ce qui lui était arrivé, elle sanglota, sans larmes. Elles avaient tari dans la cabine technique, séchées par la douleur.
— Si je dure en prison, je n’aurai plus d’enfant, dit-elle, toute douleur. Elle regarda ses mains poussiéreuses, fixa son morceau de slip accroché à son genou ; elle le retira et s’en servit pour remettre son vagin peu ou prou à sa place en geignant.
Quand le capitaine ouvrit sa cellule, elle n’avait pas achevé sa délicate et triste besogne. A son départ, elle l’acheva, poussa un gros soupir. Les plaies sur ses fesses, traces des pincettes de feux, lui faisaient très mal, mais elle avait surtout faim et soif, soif. Elle sentait au plus profond de son être, un feu cuisant, permanent qui avivait sa soif. Il vaut mieux accepter ce qu’il demande, mais boire, boire puis mourir.
La nuit du même jour, le cinquième, elle aida la Révolution en reconnaissant comme vrai et fondé ce qui lui était reproché.
— C’est fini pour moi, se dit-elle après l’enregistrement de sa déposition.
3
La prédiction
La scène qui précède s’est passée au milieu de l’année 1971. Nous avons fait un pas en avant, lecteurs ; faisons deux pas en arrière pour mieux saisir les douloureux événements des années 1970 à 1980 en Guinée.
Le Talibé Fodé Sylla, disciple du grand Saint de Kankan, le Cheik Fanta Mady Kaba, fit entrer deux hommes auprès de son illustre maître.
C’était une après midi de 1954. Le maître était seul, dans sa case, assis sur son tapis, chapelet en main. Ces deux hommes étaient Sékou Touré et Béavogui Louis Lansana. Après les salutations d’usage, Sékou entra dans le vif du sujet.
— Homonyme 2, je suis venu te voir afin de m’aider à être le Chef de notre pays après en avoir chassé les Blancs. Je suis venu recevoir ta bénédiction.
— C’est tout ? demanda le sage.
— C’est tout, Homonyme.
Cheik Fanta Mady Kaba baissa la tête ; assis jambes croisées, il pivota à gauche, fit face à l’Est, leva les bras, les écarta. Sur tout le mur, un panorama effroyable, incompréhensible pour les visiteurs, se dessina.
— Voyez-vous ? questionna le Saint homme.
Les deux hommes s’approchèrent et virent l’image hideuse.
— J’ai vu, dit Sékou, comme s’il était seul.
— Mais, qu’est-ce que c’est ? poursuivit-il.
— C’est un fleuve de sang et de flammes. C’est ton règne que Dieu nous montre là. Les Blancs vont quitter notre pays, tu les remplaceras. Mais comme tu le vois, du début à la fin de ton règne, il y aura du sang et du feu. Le peuple de Guinée souffrira sous ta botte. Il y aura des morts, des maladies, la famine et des désastres. Tu acceptes, Homonyme ?
— Oui, oui ! se pressa de répondre Sékou Touré, à la fois heureux et médusé. Sous leurs yeux, le monstrueux fleuve coulait roulant des eaux rouges enflammées comme si, à son amont, un pétrolier géant avait éclaté et pris feu. L’image était tellement vivante que de grosses fumées noires tourbillonnantes semblaient sortir du toit de la case.
— Tu acceptes ? insista le Saint, tristement ; tu n’es pas obligé, Homonyme.
— J’accepte ! dit Sékou Touré, fermement.
Ses yeux lançaient des flammes, à côté de lui Béavogui, bouleversé, bouche bée, regardait son ami, indécis. Le Talibé, seul témoin, avait une mine grise.
— Couche-toi ! ordonna ce dernier à Sékou. La scène disparut en même temps du mur. Sékou s’étala devant le Cheik.
— Tends la main ! ajouta le Talibé.
Sékou, étendu de tout son long devant son homonyme, tendit la main. Le Talibé posa son pied gauche sur les reins de Sékou, lui prit la main et la mit dans celle du Saint.
— Tu peux te lever, Homonyme. Mais Sékou resta étendu et implora.
— Bénis-moi, Homonyme.
— Tu n’en as pas besoin, lui dit-il, triste. Heureusement pour moi, je ne serai plus de ce monde quand tu auras le plein pouvoir. Je n’aurai pas la force d’assister à la désolation de mon peuple sous ton règne.
Le grand marabout reprit sa position initiale et son chapelet. Les deux visiteurs prirent congé et s’en allèrent. Le Cheik Fanta Mady Kaba mourut en 1955 avant l’indépendance de la Guinée.
4
Les premiers crimes de Sékou Touré
La prédiction du Saint ne se fit pas attendre. Dès le début de 1959, l’indépendance de la Guinée étant survenue le 2 octobre 1958, Sékou commit son premier crime officiel en avril. Un jeune homme de 22 ans, Chérif, accusé de vol, fut publiquement fusillé dans l’enceinte de l’école Sandervalia, une après-midi. C’était la première fois que la population de Conakry assistait à une exécution en plein jour. En vérité, c’était le premier sacrifice humain de Sékou Touré . L’hallali venait de sonner pour la Guinée, et les Guinéens n’y prirent pas garde. Sur place, des femmes avaient vu leurs règles se déclencher, d’autres avaient vomi, et d’autres encore avorté ; sans doute cela avait-il indigné nombre de gens, mais personne n’avait seulement à Conakry qu’une exécution sommaire eut lieu, mais aussi à Kindia et à Dalaba. La même année 1959, et au même mois d’avril, une sanglante révolte des anciens combattants libérés de l’armée française eut lieu dans la ville de Guéckédou. Bilan : 700 morts et des milliers de blessés. Ce massacre a été l’oeuvre de Sangaré Toumani, alors secrétaire général de la section de Guéckédou ; lui-même n’échappa au drame que grâce à son secrétaire politique Traoré Tamba Kalas qui avait réussi à le cacher. Les médecins chefs de Kankan, de Kouroussa et de Dabola venus au secours, furent scandalisés. Celui de Kankan, un médecin-commandant français, dit sans crainte :
— On se croirait à Verdun. C’est que ça commence plutôt mal, cette aventure guinéenne.
C’était peu dire, car il était loin de prévoir les milliers de Verdun qui allaient se produire tout au long du règne de Sékou Touré . Ce n’était que le début de la tempête en amont du fleuve, du fameux « fleuve de sang et de flammes ».
Diané Lansana, commandant de la circonscription de Kankan venu en hâte pour voir de ses yeux ce massacre inutile, comme tous les autres qui pousseraient comme du chiendent dans ce pays de rêve, recommanda sévèrement aux secouristes :
— Celui qui en parle, même à son épouse, sera fusillé.
A la même année 1959, à la fin novembre et au début décembre, ce même Diané Lansana ordonna de ramasser tous les aveugles de Kankan, et Dieu sait s’ils étaient nombreux. Dans leurs camions, les militaires les raflèrent dans toute la ville, en particulier devant la poste, les pharmacies, les marchés et devant la concession du feu Cheik Fanta Mady Kaba. Les camions bourrés s’ébranlèrent vers Baté-Nafadyi, à la sortie de Kankan vers Siguiri. Là, les aveugles, femmes, enfants, vieillards, furent proprement abattus. La raison divine de ce crime ? C’est que la toute puissante Excellence Kwamé N’Krumah devait séjourner à Kankan pour deux semaines. Ses yeux divins (quelle divinité !) ne devaient pas tomber sur ces loques humaines qui faisaient honte à la Guinée.
Encore 1959 : dans la ville de Kissidougou, on découvrit un jour le corps d’un enfant de trois ans et demi. Un corps sans tête. Le meurtrier arrêté par le commissaire avoua avoir reçu l’ordre des membres du comité directeur de la section locale du Parti. Le commissaire n’était pas dans le coup : l’instruction n’alla pas plus loin et le meurtrier fut relâché.
Ce n’est pas Sékou seulement qui pratique le sacrifice humain, mais aussi ses hommes de main et cela du comité de base au sommet de la hiérarchie politique et même administrative, dans la conviction profonde d’être maintenus à leur poste. C’est ainsi qu’à travers tout le pays, au cours des ans, on a trouvé par-ci, par-là, des corps de femmes, d’hommes et d’enfants mutilés ; après quoi on accusait des tueurs venus de Sierra Léone, de Monrovia ou de Côte d’Ivoire.
Oui ! on peut aujourd’hui les accuser, ces éléments tarés des pays voisins, oubliant que les racines du Parti de Sékou Touré , depuis sa création, ont baigné dans le mensonge, dans la violence, dans la terreur et que ce sont ses éléments tarés à lui, ses voyous drogués, détraqués, dont l’un des chefs typiques Momo Jo, qui allaient, pendant les sanglantes luttes des Partis politiques en 1954 surtout, recruter les tueurs à gages en Sierra Léone et à Monrovia pour violer, assassiner les soi-disant opposants du Bloc africain de Guinée (BAG). Ils brûlaient alors mosquées et livres saints, pillaient les concessions avant d’y mettre le feu, jetaient par dizaines hommes et femmes vivants dans les puits, et les bouchaient.
B
Conquérir et conserver le pouvoir
Sékou n’a pas changé de méthode
Sékou Touré n’a pas changé de méthode depuis, et ceux qui pensent qu’il va non seulement changer de méthode mais aussi de politique, se trompent. Pour lui, la félonie, la fourberie, le mensonge, le chantage par la terreur blanche, sont des armes sacrées et pour conquérir le pouvoir et pour le conserver.
Le mensonge n’est-il pas dans le meurtre ? Le mensonge est dans le meurtre. Sékou Touré , lui, ne ment pas : il est le mensonge.
Il n’est point meurtrier : il est le meurtre. Son contenant ? Le mensonge. Son contenu ? Le mensonge ! Son bonheur ? C’est quand son contenant est contenu ; c’est alors qu’il exulte, qu’il se sent exister. « Ma parole n’est pas une montagne » aime-t-il à dire.
Sékou Touré a le secret, plus que quiconque, de la suprématie, de la force dynamique du mensonge sur la vérité. Il est tout charme captivant quand il ment et jouit quand il tue. La. violence n’est-elle pas jouissance ? La violence est jouissance.
Celui qui veut saisir l’homme Sékou et son oeuvre doit simplement savoir qu’il est mensonge et meurtre. Quand le mensonge est si gros qu’il fend la bouche de celui qui le profère, eh bien, ceux pour lesquels il est proféré, le prennent pour une grosse vérité et une vérité immédiate, parfumée, touchante, qui vous fait marcher sur la tête ou vous fait pleurer. Quand Sékou vous ment, vous méconnaissez sur le champ Dieu, votre père et votre mère pour ne croire qu’en lui.
Mon désir n’est point de juger
Mon désir n’est point de juger cet homme, autrement je serai aussi violent que lui, mais de découvrir la vérité en décriant le mensonge et puis, oui ! pardonner les dix années passées entre ses griffes, dans ses camps d’extermination, d’animalisation de l’homme.
Sékou Touré est mensonge, vous ai-je dit, et le peuple de Guinée croit en lui fermement quand il lui ment. Comment ne pas croire en lui ? De mémoire d’homme et par éducation, les peuples savent que les rois, les chefs, ne mentent pas et la raison de leur conviction est très simple : le roi, le chef, le dirigeant n’a pas besoin de mentir ; il est le représentant de Dieu sur la terre. Cette conviction date des temps immémoriaux et son résidu demeure et demeurera au tréfonds de l’individu et dans la conscience des peuples.
Quand Sékou Touré ment, il est convaincu que son mensonge passera la rampe, parce que ceux auxquels il ment sont loin d’imaginer que, lui, le grand chef, le grand libérateur, peut leur mentir et ils croient tout raisonnablement. Mais malheureusement le temps est là, le temps qui ronge patiemment tout ce qui n’est pas et qui est en lui et qui ne saurait être hors de lui. Avec la complicité du temps, la vérité, l’amère vérité, pure dans sa patience parfois désarmante, finit par être mise à nu et alors « le monde saura ce jour-là qui est Sékou Touré » (Emile Cissé). « On peut tromper une partie du peuple tout le temps, mais jamais tout le peuple tout le temps », dira-t-il lui-même (ce mot n’est pas de lui, on le sait).
Peut-on mentir à soi-même ? Impossible ! Et pourtant, pourtant Sékou a menti à lui-même.
« L’indépendance, Président, quand est-ce que ça va finir ? », lui demanda un jour une vieille femme, lors d’une de ses rondes à l’intérieur du pays. « Depuis le départ des Blancs, je n’ai pas mangé de sucre », poursuivit la vieille femme, appuyée sur son bâton. Sékou se contenta de la regarder, ne sachant que répondre : il souriait mais ses yeux lançaient des flammes. Sa suite était gênée, embarrassée. Pris au dépourvu, lui le verbeux, il battit en retraite. Ce n’est pas seulement la vieille qu’il a fui, mais la région administrative qu’il visitait ce jour-là.
La promesse n’a pas été tenue et la question de la vieille Guinéenne n’est qu’un implacable constat : Sékou n’a tenu aucune de ses promesses. Aux ouvriers, il disait : « les Blancs vous payent mal ; aidez-moi à les chasser, vous aurez le même salaire qu’eux ». Quel ouvrier n’aurait-il pas voté pour lui ? Sa méthode la plus désarmante pour convaincre les Guinéens, les réduire à sa cause afin qu’ils le portent et dans leur bras et dans leur coeur, était de se coucher par terre devant un chef de canton ou devant un notable influent et de dire :
« Je suis orphelin, je suis pauvre, au nom d’Allah et de son Prophète, aidez-moi, votez pour moi. »
C
L’Indépendance
1
Le PDG-RDA 3
Il n’est point besoin, pour moi, de faire l’historique du PDG-RDA, ni de faire le portrait de Sékou Touré. Ce dernier se présentera lui-même et présentera son Parti rien que par ses actes car l’homme, au fond, qu’est-ce que c’est ? Il n’est nullement ce qu’il pense ou dit, mais ce qu’il fait. Les actes de Sékou feront son portrait mieux que moi.
Nous sommes en 1953, précisément le 2 août. Sékou Touré est élu conseiller territorial de Beyla. Les élections étaient partielles. En vérité, Sékou était battu largement par son rival Douty Camara, fils du chef de Beyla. Bernard Cornut-Gentil, gouverneur général de l’Afrique occidentale française (AOF) et Félix Houphouët-Boigny (président ivoirien du RDA) débarquèrent par hélicoptère à Beyla, cassèrent les élections contre toute attente et proclamèrent Sékou élu. Cette tournure des événements va dans le sens de la nature profonde de Sékou Touré ; rendre vrai ce qui est faux et faux ce qui est vrai et prêcher toujours le faux pour avoir le vrai. C’est le fondement de la dialectique sékoutouréenne. Il s’en servira à merveille pendant les interrogatoires d’innocents détenus qui avoueront (et comment !) les fautes qu’ils n’ont pas commises.
C’est Houphouët-Boigny qui a choisi Sékou à la naissance du RDA comme dauphin. Il l’a soutenu — contre vents et marées en Guinée. Il a contribué au financement de ses campagnes. Des Ivoiriens, tels que Mamadou Coulibaly, battaient campagne pour le RDA, aux côtés de Sékou. Mais celui-ci est un petit de la vipère : il ronge le flanc de sa mère pour venir au monde. La mère de Sékou n’est-elle pas morte en couches ? L’ingratitude est dans le sang de Sékou Touré , je veux dire qu’il est ingratitude, comme il est mensonge, comme il est meurtre.
Dès 1963, il se retournera contre Houphouët-Boigny et contre tous ceux, Guinéens et non Guinéens, Blancs et Noirs, qui l’ont tenu par la main et l’ont aidé à marcher, à se nourrir, à s’affermir. Houphouët-Boigny regrettera amèrement son assistance à Sékou ; en 1976, devant l’Assemblée nationale ivoirienne, il demanda pardon au peuple de Guinée.
— Je ne le savais pas, dira-t-il. Sékou, tu es un frère mais un mauvais frère, ajouta-t-il.
A la lumière des élections de Beyla, toutes les cellules du PDG seront basées sur le trucage. Il n’y a pas eu, il n’y aura jamais de véritable suffrage universel en Guinée tant que Sékou Touré sera au pouvoir. Du comité de base à la section du Parti, de la fédération au Bureau politique national (BPN) en passant par l’Assemblée nationale elle-même, tout est truqué, téléguidé par le Responsable Suprême de la Révolution. Si un membre de comité de base ne lui plaît pas, eh bien, il ne sera pas retenu ; de même, si les habitants d’un comité ne veulent pas d’un candidat, ce dernier leur est imposé si Sékou le veut. Cela est ainsi dans les organismes du Parti, des syndicats. Quant à l’Assemblée nationale, ses membres sont purement et simplement désignés et non élus. On se retrouve un matin député de la République de Guinée sans y avoir rêvé et parfois contre son propre gré.
La grève de 70 jours de septembre à novembre 1953, de même que sa victoire pour ramener l’impôt de capitation colonial de 700 francs à 500 francs, furent des atouts considérables pour la lutte politique de cet homme. A sa candidature aux élections législatives de juin 1954 pour remplacer Yacine Diallo, alors premier député de la Guinée, mort la même année, Sékou Touré déclarait : « Dans l’intérêt de l’Union française, la politique de courte vue doit cesser ; choisir le pire par peur du mal est une action inintelligente ».
Cependant, Sékou sera battu à ces élections par Barry Diawadou, leader du Bloc africain de Guinée (BAG). Il reprendra sa revanche aux élections législatives du 2 janvier 1956 : le PDG – RDA remporte deux sièges sur trois. Quant aux élections à l’Assemblée territoriale du 3 mars 1957, il y remporte 57 sièges sur 60. C’est la consécration définitive du PDG.
2
Naissance de l’enthousiasme
En Guinée, en application de la loi-cadre 4 Sékou Touré est élu vice-président du Conseil du gouvernement, et c’est la naissance de l’enthousiasme. La création du nouvel Etat, le 2 octobre 1958, fit déborder cet enthousiasme de son cadre guinéen pour atteindre toute l’Afrique et le Monde Noir. La Guinée est fêtée et Sékou Touré est au faîte de la renommée. Cet enthousiasme brûlant fera beaucoup de mal au pays et à toute l’Afrique. Mais comment ne pas s’enthousiasmer devant l’ampleur, la portée historique de l’événement ? C’est toute la Race Noire, tout le Monde Noir qui se retrouvent réhabilités par le choix du peuple de Guinée. De partout, les cerveaux, les bras, les fortunes du sang Noir, volèrent bénévolement au secours de la Guinée indépendante pour relever le défi lancé par le colonialisme blanc quant à l’incapacité congénitale du Noir. Sékou se crut alors tombé du ciel et se prit pour un messie, invulnérable, immortel, qui n’aurait point sa tombe dans cette terre mère.
3
L’enthousiasme sera de courte durée
L’enthousiasme sera de courte durée. De nature complexé, jaloux jusqu’aux larmes, d’une ambition débridée, d’un égoïsme sordide, Sékou se découvrit rapidement comme un être absolu et criminel. Il est omnipotent, il est omniprésent. Il est, et est seul ; seul son moi compte. Il peut tout tout seul et tout pour lui, pour lui seul. Je viens de dire qu’il est, de nature, complexé et jaloux jusqu’aux larmes. C’est vrai et cela s’explique
Sékou en veut à mort à tous ceux qui ont connu leur mère, partant, à la société entière ; il a eu une enfance malheureuse et une jeunesse pénible. Tous ceux qui l’ont soutenu dans ces périodes-là, tous ceux qui l’ont assisté alors, tous ceux qui se réclament d’une naissance légitime et noble, tous ceux qui ont de l’instruction, tous ceux qui sont nantis, tous ceux qui sont plus beaux que lui ou leurs femmes plus belles que la sienne, eh bien, tous ont été patiemment recensés sur des fiches bien tenues et ont été tous humiliés, arrêtés, tués ou emprisonnés. Les « comploteurs », ce sont ces gens-là ; les « anti-guinéens », ce sont eux ; il faut les détruire à tout prix pour que la Révolution marche. Tous ceux qui se sont mis Sékou à dos, il les a mortellement mordus. Leurs sacrifices consentis pour créer, asseoir le Parti, ont été contre eux, pour leur perte.
4
L’enthousiasme fut de courte durée
L’enthousiasme fut de courte durée, dis-je. Le sang Noir qui a volé au secours de la Guinée et de Sékou, plia bagage avec regret, le coeur serré, comprenant sans doute que le choix de la Guinée allait être bénéfique pour l’Afrique et le Monde Noir mais que l’homme qu’elle s’est choisi allait vite donner raison aux Blancs. De plus, il n’y avait pas que les Noirs venus au secours, mais aussi des Blancs dits « progressistes » de tous les pays. Des Blancs et des Noirs, qui sont allés au-delà de leur bonne volonté en restant en Guinée après le premier complot de 1960, véritable premier coup d’Etat de Sékou contre son peuple, allaient tous plus ou moins connaître les camps de concentration de Sékou et même pour certains y trouver la mort.
Sékou Touré, le génie du mal
On dit que Sékou est d’une grande intelligence. Oui, il est intelligent, c’est un fait ; c’est un fait indéniable si l’on donne à ce mot son sens étymologique ! Mais, selon moi, Sékou n’est pas vraiment intelligent car, chez lui, cette merveilleuse, indispensable faculté de l’esprit est toute tournée vers le mal. Son appréhension et sa raison sont plus promptes à saisir le mal que le bien, et cela pour s’en servir. Sa faculté d’appréhension est tellement vicieuse que quand elle lui permet de saisir le bien, c’est pour le transformer sur-le-champ en mal, mal qu’il égrène comme un rosaire pour ses mânes avides de sang.
Sékou, Mal, voit le mal partout et en toute chose. Ceux qui connaissent bien cet homme savent que lorsqu’il sourit ou rit, il faut craindre le pire. Son charme est irrésistible, désarmant ; il ne s’en sert pas seulement pour séduire les femmes mais surtout pour endormir ses victimes. Quand il vous a condamné à mort, avant de vous voir pris, il vous invite chez lui. Vous jouerez avec lui au damier, vous parlerez de femmes avec lui comme avec un ami intime ; vous mangerez avec lui et c’est à votre départ, sur les marches de son palais, que vous trouverez les baïonnettes flambant la nuit : « Au nom de la Révolution, je vous arrête », vous dira l’officier gendarme qui conduit l’expédition. C’est ainsi, par exemple, que Barry III (leader du Parti socialiste), qui avait délibérément fondu son parti dans celui de Sékou afin que la Guinée fût indépendante, fut arrêté lâchement, lâchement comme toutes les arrestations crapuleuses, grossières, injustes, inhumaines.
Non, Sékou Touré n’est pas vraiment intelligent
S’il l’eût été, il serait devenu l’enfant chéri du monde entier, l’adoré des faibles du globe, le plus envié des chefs d’Etat Noirs, et Conakry, la capitale des Etats-Unis d’Afrique de demain. S’il l’eût été, il n’aurait pas assassiné un Diallo Telli, un Amilcar Cabral, un Bangoura Karim, un Bangoura Kassory, un Achcar Maroff, un M’Baye Cheik, et tant d’autres nobles fils de cette Afrique martyre, car ces hommes n’appartenaient plus à la petite Guinée, mais à l’Afrique entière, à l’universel. Vous êtes d’accord avec moi qu’il n’est pas vraiment intelligent ? Il est comparable au capitaine d’un bateau qui détruirait lui-même et sa boussole et son gouvernail pendant la tempête.
Sékou, c’est le génie du mal. Il a, en sus de son intelligence maléfique, une mémoire à la Napoléon mais c’est encore pour retenir le moindre mal qu’on lui fait. Si je vous dit que Sékou se souvient des événements qui eurent lieu le jour où il est venu au monde, vous ne me croirez point. Et pourtant c’est vrai. Pour Sékou, si sa mère est morte en couches, c’est par la faute du docteur accoucheur, le docteur Souleymane Kantara. C’est lui qui a tué sa mère, le rendant orphelin. Il ne lui a ‘jamais pardonné, en dépit du fait que ce dernier fut un grand militant du PDG-RDA et qu’il l’a longtemps hébergé. En 1971, il séquestra pour sept et huit ans, Odette Kantara et Emile Kantara, enfants du feu docteur Souleymane.
La seule qualité de coeur que je reconnaisse à cet homme, si c’en est une, c’est d’ouvrir son coeur grandement aux malheurs des autres pour en jouir. Le moindre succès d’un Guinéen ou d’un chef d’Etat africain, dans quelque domaine que ce soit, le rend malade. Son service de presse à la présidence coche pour lui tout nom guinéen dont on parle avec éloges à l’extérieur du pays. Automatiquement, il l’enregistre sur ses fameuses fiches secrètes. Pour lui, celui-là est un ennemi de la Révolution. Il est horripilé quand on parle en bien d’un Guinéen de l’intérieur ou de l’extérieur. Lui seul est bon Guinéen, il est le meilleur fils de l’Afrique ; c’est lui seul qui porte le pantalon ; par conséquent, on ne doit chanter que ses seules louanges.
L’exemple de Samory Touré
Cet égocentrisme borné, il ne l’a pas volé. Il l’a reçu tout droit de son prétendu aïeul, Samory Touré ; comme d’ailleurs tous ses travers assassins. Un jour de veillée d’armes, Morifing-Dian Diabaté, le célèbre et fidèle griot de Samory, commit l’imprudence de louer les hauts faits, la témérité de Kémé-Bouréma, le grand général de Samory qui n’était autre que son jeune frère de même père. Devant toute la cour et les chefs guerriers, le griot compara Kémé-Bouréma au lion, à la panthère, au serpent boa, à l’hyène… Samory, blême de colère, se leva, planta rageusement sa lance dans le sol et, portant sa main sur son sabre, d’une voix forte, cria :
— Morifindian Diabaté
— Fama (roi) ! répondit celui-ci.
— Si Kémé-Bouréma est tout cela, et moi alors ? cria Samory, fumant de colère.
— Vous, Fama, vous êtes la forêt : le lion, la panthère, le serpent boa, ne se trouvent-il pas dans la forêt ? répondit le savant griot.
— Pakinn !!! 5, interjeta Samory, content de lui.
Il aurait coupé la langue, puis la tête à son fidèle griot, s’il n’eût su répondre. Sékou Touré n’est que le Samory des temps modernes. Celui qui n’a pas connu Samory physiquement et moralement, eh bien, qu’il aille voir et vivre avec Sékou Touré.
D
Le temps des complots
1
L’orage et le sang
L’odeur de l’orage et du sang
Sékou Touré est-il sensible ? Bien sûr que oui. C’est un humain. Il est même extrêmement sensible, mais pas à l’odeur de la rose ni à celle du sourire de l’enfant, seulement à celles de l’orage et du sang humain. Ces odeurs-là seules peuvent le réjouir.
Ce qu’on appelle la pitié lui est inconnu. En dépit de ses dehors trompeurs, Sékou a un coeur de granit. Il ne s’émeut jamais devant la misère d’autrui. Il n’aime personne à part lui-même. Il cherche et réussit toujours à tirer profit d’un malheur individuel ou collectif. La générosité lui est aussi étrangère que le sentiment tout naturel de la pitié. S’il soutient les mouvements de libération africains, c’est uniquement pour qu’on parle de lui comme d’un grand combattant de la liberté. Au fond, il n’en est rien. Il escroque souvent certains de ces mouvements qui ont le malheur d’avoir leur siège à Conakry.
Le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-vert (PAIGC) d’Amilcar Cabral en sait quelque chose. « Mon frère Sékou m’a trahi », a dit un jour Amilcar Cabral au ministre guinéen Diop Alassane, tous deux en mission à l’extérieur, parlant de l’agression du 22 novembre 1970, agression que Cabral voulait éviter à tout prix et dont Sékou voulait à tout prix profiter.
Je vous ai dit que l’orage a une odeur qui fait jouir Sékou. L’agression du 22 novembre 1970 a été orchestrée en fait par lui parce que cela lui permettait d’éliminer des dizaines de milliers de Guinéens de manière officielle, officiellement reconnue par l’opinion internationale qu’il réussira à tromper et qui cautionnera la disparition de plus de 80 000 Guinéens et Guinéennes dans la seule, sale et fausse affaire de la « cinquième colonne » de 1970 à 1980. L’agression du 22 novembre 1970 ressemble étrangement, dans sa motivation, à celle opérée par Samory contre la ville de Sikasso.
Le siège de Sikasso
Le siège d’une ville est une agression : les fameux marabouts de Samory Touré, lui avaient prédit que s’il s’attaquait à Sikasso, il allait perdre et la bataille et ses vaillants généraux.
— Je perdrai mes généraux ? demanda Samory, intéressé.
— Oui ! affirmèrent les marabouts.
— Donc j’attaquerai, décida-t-il.
Il y avait longtemps que Samory cherchait à liquider son jeune frère Kémé-Bouréma devenu plus célèbre que lui sur les champs de bataille. Il craignait son brillant général. Le siège de Sikasso allait lui permettre de réussir le grand crime, véritable complot contre ses généraux. Etre battu par le roi de Sikasso ne lui faisait rien à partir du moment où Kémé-Bouréma allait y trouver la mort. Il fit le long siège de Sikasso. Il perdit, comme cela était prédit, et la bataille et ses plus illustres généraux dont Kémé-Bouréma. Après Sikasso, Samory allait connaître l’humiliation par son arrestation à Guélémou. Il avait devant Sikasso ses meilleurs soldats, ses meilleurs généraux qui ne savaient pas reculer devant l’ennemi. Le complot ourdi contre Kémé-Bouréma fit sa perte. Il n’avait plus l’ascendant sur le reste de la troupe. Même son harem s’était retourné contre lui pour ses faits criminels : trop de sang versé.
N’Fa Taye, le chef marabout de Kankan, ville dont Samory avait fait le siège pendant trois mois, lui avait dit un jour: « Samory, tu aimes toujours manger des choses sans os ; un jour tu seras mordu par quelque chose qui n’a pas de dents ». Et, en effet, Samory fut mordu par quelque chose qui n’a pas de dents car il fut arrêté au sein de son armée, la plus redoutable d’Afrique Noire à l’époque, sans que la petite expédition française eût à tirer un seul coup de feu.
L’agression du 22 novembre n’a été qu’un complot contre le peuple de Guinée, complot ourdi par Sékou Touré pour éliminer les Guinéens dont il voulait se débarrasser depuis l’indépendance. Douze mille cadres Guinéens étaient fichés depuis 1959, fichés pour être exécutés. Ces fiches sont tenues à jour scrupuleusement au fil des ans.
2
« Complot des intellectuels »
Le premier « complot »
Dès 1960, Sékou, qui a eu un an pour monter sa machine d’exécution, créa de but en blanc son premier complot, dit « complot des intellectuels » : les premières victimes bien connues furent
- Diallo Ibrahima des Lois sociales
- Diallo Yaya, ingénieur des PTT
- Touré Fodé, pharmacien
- l’Imam de la mosquée de Coronthie
- et tant d’autres.
En 1960, le camp de concentration de Boiro n’était pas construit. Ces premiers détenus furent sauvagement traités ; la machine meurtrière, montée, n’était pas rodée. On ne connaissait pas encore les dispositions. Les tortionnaires étaient en formation en Tchécoslovaquie. Siaka Touré, le patron du deuxième bureau guinéen, était à Moscou. Là, il suivait officiellement, des études d’ingénieur du bâtiment.
La prison de Boiro fut construite en 1961 par les Tchèques, sous l’égide de Keita Fodéba, ministre de l’Intérieur et de la Sécurité et en même temps ministre de l’Armée populaire guinéenne.
Les fondations du camp Boiro
Le camp d’extermination des détenus politiques, à Conakry, se trouve dans l’enceinte du vieux camp de la garde républicaine, vieux camp colonial tout juste situé en face de l’hôpital central de Conakry, l’hôpital Donka. Les bâtiments et leurs cellules achevés, Fodéba invita un jour le docteur Roger Accar, alors ministre de la Santé, à visiter les lieux et à donner son avis. La visite terminée, le docteur Accar posa une question et une seule, à Fodéba.
— C’est ici que vous allez mettre des hommes ?
— Et alors ? C’est fait pour ça non ? répondit l’illustre ministre.
— Ce n’est pas croyable, Fodéba ! Les cellules n’ont même pas de fenêtre et pas de plafond ; avec leur étroitesse, des hommes mis ici perdront la vue et mourront comme des mouches et…
— Ça suffit ! coupa le ministre. La visite est terminée.
Nous étions en 1961. En 1969, Fodéba finit sa vie dans la cellule n° 72 qui est à la porte des WC, la dernière cellule du deuxième bâtiment de la mort, bâtiments aux portes métalliques, sans fenêtres. Des vaches ne pourraient tenir là un mois sans crever et pourtant, pourtant des hommes tinrent, peu ou prou, plutôt prou à raison d’un sur mille pendant dix ans.
Boiro 6, le camp pour détenus politiques, est construit en 1961, ai-je dit, mais pas construit n’importe comment. Ceux qui pensent que Sékou improvise, se trompent. Chez lui, tout est calculé jusqu’à son sourire, à sa démarche dont il connaît les effets. Boiro est une prison « travaillée » comme on dit chez les musulmans, c’est-à-dire que cette prison n’est pas bâtie comme une simple demeure mais bâtie avec les travaux occultes des plus grands marabouts de l’époque, avec des sacrifices humains lourds, afin que l’objectif visé soit atteint. L’objectif de Sékou, en mettant des hommes à Boiro, est qu’ils n’en sortent jamais ou s’ils s’en sortaient, eh bien, qu’ils deviennent inutiles à la société, à eux-mêmes pour toujours, et surtout, qu’ils ne soient plus capables de faire quoi que ce soit contre lui : les fondations de Boiro reposent sur sept vierges enterrées avec des tonnes de gris-gris accompagnés de travaux occultes spéciaux.
Sékou savait qu’il allait détenir là des hommes aussi « puissants » sinon plus « puissants » que lui, tels des marabouts versés dans la science occulte qui n’auraient pu faire plus d’un jour dans cet endroit sinistre.
Il est très facile de rentrer à Boiro, mais il n’y a rien de plus difficile que d’en sortir. Les grands marabouts détenus là, tel que l’Imam de la mosquée de Coronthie, se rendirent vite compte que cette prison était « travaillée ». Ils savaient comment « gâter » ce « travail », mais malheureusement, ils n’avaient ni leur Coran, ni le nécessaire. Des marabouts intrépides, tel que Karamoko Youssouf, avec leur chapelet, détruisirent en partie le monstrueux « travail » de fortification occulte de cette prison pas comme les autres, mais cela vers 1979 seulement : entre-temps, des milliers de personnes n’ont jamais quitté cette forteresse de la mort.
« Complot des Enseignants »
Le deuxième complot, dit « complot des enseignants », eut lieu en novembre-décembre 1961. En réalité, les enseignants guinéens réclamaient simplement le maintien de leurs collègues français. C’est tout leur crime. Voilà comment se passa la scène : c’était à l’occasion d’une conférence de la Confédération nationale des travailleurs de Guinée (CNTG) qui eut lieu à la Bourse du travail. Sékou entra avec sa suite dans la salle pleine et ouvrit aussitôt la séance. A la fin de son discours, aucun applaudissement ne fusa. Kaba Mamady, secrétaire général de la CNTG, passa tout de même la parole aux enseignants. Le porte-parole de ces derniers, Keita Koumandian, du fond de la salle où il était, se leva et toute la salle se leva avec lui ; les applaudissements se transformèrent en clameurs. Koumandian mit près de dix minutes avant de commencer son discours. Sékou était mort de colère Le porte-parole demandait essentiellement au gouvernement de la République de Guinée, de maintenir pour un moment les enseignants français, leur présence étant une nécessité pour la jeune nation. La fin de la courte intervention du porte-parole fut noyée dans les applaudissements.
Sékou quitta la salle sans lever la séance. Le même soir, un communiqué radiodiffusé du Bureau politique national du Parti disant ceci :
« Il y a eu des citoyens qui ont porté atteinte à la sécurité de l’Etat. Ce sont :
- Keïta Koumandian
- Traoré Mamadou dit Ray Autra
- Seck Bahi
- Baldé Hassimiou
- Baldé Mountaga
- Camara Sékou
- Bah Ibrahima Kaba ».
Ce communiqué passa aux éditions de 20 heures. Aux éditions de 22 heures, il y eut un rectificatif : Camara Sékou ne faisait plus partie de la liste. Ce dernier fut même félicité par le BPN pour les précisions qu’il lui apportait. C’était clair. Les autres furent arrêtés et condamnés à des peines allant de cinq à dix ans qu’ils purgeront entièrement.
Ce soi-disant complot eut des conséquences graves. Les enseignants et les étudiants se révoltèrent. L’armée intervint. Les grenades lacrymogènes ne suffirent pas : on tira. Il y eut des morts, des blessés et des arrestations massives d’enfants. Les écoles furent fermées. Les camps militaires de la capitale furent remplis. Trains et camions militaires, bondés, déposèrent les jeunes révoltés dans leur région d’origine, comme pour marquer le coup. Elèves et étudiants, affamés, assoiffés subirent des sévices.
La plupart des enseignants et des étudiants fuirent le pays, préférant l’aventure à l’atrocité. Depuis lors, la fuite des jeunes cerveaux n’a cessé de s’opérer. Ceux que ce mouvement avaient trouvé à l’extérieur n’osaient plus rentrer en Guinée après leurs études.
A la réouverture des écoles, il n’y avait plus d’enseignants. On prit n’importe qui pour enseigner n’importe quoi. Cadres du Parti, cadres d’entreprises, officiers, ministres et médecins devinrent bientôt des professeurs.
Le niveau de l’enseignement tomba au plus bas et, comble de malheur, on le réforma.
Pour une alphabétisation mal conçue, on abandonna le français pour les langues vernaculaires. Du primaire au brevet d’études, toutes les matières sont enseignées en soussou, en poular, en malinké ou en kissien … Chaque ethnie ayant son dialecte, l’enseignement des enfants se fait dans ce dialecte selon les régions. Par exemple, un fonctionnaire kissien inscrit son enfant pour la première année à Labé : celui-ci sera enseigné en poular ; ce fonctionnaire, affecté à Conakry, verra son enfant apprendre le soussou et ainsi de suite.
Les générations sous Sékou, sur tous les plans, sont des générations sciemment sacrifiées. Les enfants de ceux qui détiennent le pouvoir sont tous formés, pendant ce temps, à Londres, à Paris, à Washington … avec les devises de la Guinée.
La Révolution guinéenne est une façade
La Révolution guinéenne est une façade. Le Parti a tout, et le Parti c’est Sékou Touré. On va au Parti par peur ou par nécessité. Un rideau de fer entoure et étreint tout le pays. Le citoyen guinéen n’a plus le droit d’en sortir ni celui d’y entrer sans autorisation. La Guinée de Sékou Touré n’est qu’une immonde prison, tout comme ses camps de concentration avec leurs hauts murs électrifiés. Il est impossible d’avoir du sucre, du savon, de l’huile, du riz, du tissu, sans passer par le comité de base du Parti. On est rationné à Conakry. Le reste du pays vit du marché noir. Mais puisqu’à Conakry on peut au moins voir les produits de première nécessité, pourquoi donc rester dans sa région éloignée où l’on ne voit rien ! Le semblant de vie depuis le départ des Blancs, se trouve à Conakry et un peu dans quatre centres urbains : à quoi bon rester dans les villages ? C’est la raison fondamentale de l’exode rural et de l’aventure vers les pays limitrophes.
Si les crimes odieux commis en maints endroits en 1959 cachaient encore le véritable jeu de Sékou, ceux des soi-disants complots de 1960 et de 1961 finirent par fixer l’attention de l’opinion nationale et internationale sur l’esprit criminel, tyrannique de cet homme déroutant, déroutant parce que décevant.
L’exécution de centaines de citoyens en 1960 et en 1961 sans le moindre jugement, démasqua Sékou. Tous les complots qu’il dénonce sont de véritables coups d’Etat contre le peuple de Guinée. Ces complots sont montés de toutes pièces avec l’aide du génie artistique de l’Afrique noire : Keïta Fodéba, le créateur des fameux Ballets africains, qui n’avait pas compris lui aussi. Le Comité révolutionnaire, installé au camp Boiro, n’est qu’un tribunal d’inquisition. Il faut tout de suite vous dire que les complots ne sont que des moyens pour Sékou de résoudre les nombreuses crises qui sillonnent son règne : dès que ça ne va pas à l’intérieur du pays ou même à l’extérieur pour son régime, il crée un complot. Il prend toujours les devants.
Voilà comment il s’y prend : il était question d’arrêter un riche commerçant de Conakry, homme intègre, sans problème et par-dessus tout bon militant du Parti. S’il avait été directeur d’entreprise, fonctionnaire ou membre des forces armées, cela eût été facile ; mais il était dans le privé et ne se mêlait de rien. La fameuse police de Fodéba , l’une des plus efficaces du continent, abattit son jeu. « On » rendit visite à la famille du commerçant au moment où ce dernier vaquait à ses affaires. L’épouse reçut bien « on ». Elle eut tort de laisser « on » seul au salon pour aller à la cuisine. « On » en profita et bondit dans la chambre qui n’était pas fermée et, vite, glissa sous le matelas un pistolet, puis reprit sa place. Le tour était joué.
— Vous direz à votre mari que je repasserai plus tard. Au revoir, Madame !
— Merci monsieur ! Votre nom s’il vous plaît ?
— Dites-lui que c’est de la part de son frère Condé.
Le faux Condé s’en alla. A 15 heures 30, des policiers en uniforme conduits par un inspecteur, débarquèrent d’une jeep. Le petit groupe fut chaleureusement accueilli par le commerçant qui était à table. L’inspecteur sortit une lettre.
— Excusez-nous, El Hadj (le commerçant), nous avons reçu à l’Intérieur (ministère) cette lettre nous signalant que vous voulez attenter à la vie de notre Président et que vous avez l’arme du crime cachée chez vous.
— Moi ? cria presque le commerçant, tremblant, que les siens, qui observaient la scène, voyaient pour la dernière fois.
— Regardez, regardez donc ! dit-il.
— C’est ce qu’on va faire, répondit l’inspecteur.
Précédés par le commerçant, les policiers fouillèrent, mettant tout sens dessus dessous et terminèrent évidemment par le matelas. Le pistolet était là. Le commerçant ouvrit la bouche sans pouvoir parler. Sa femme le regardait sans rien comprendre. Le malheur est qu’elle crut à cette mise en scène. Son mari voulait donc tuer le Président ? Le cher Président ?
On embarqua le pauvre commerçant après avoir fait main basse sur l’or et le peu de devises qu’il avait dans son armoire. On ne devait plus le revoir. Ces scènes sont fréquentes dans la Guinée de Sékou.
Quant au complot de 1960, c’est le commandant Zoumanigui qui devait le dévoiler dix ans après. En 1971, après son arrestation et la sauvagerie avec laquelle on l’a torturé (on lui a brisé un bras), il a déclaré :
« Ah ! Sékou, après tout ce que j’ai fait pour toi, « cadrer » les armes pour toi aux frontières de Koundara. Capturer les enfants des autres, les ligoter et les jeter vivants à la mer pour toi … c’est comme cela que tu me récompenses ?»
Sékou : « Tue-moi, Zoumanigui, au lieu de m’humilier »
Ce que Zoumanigui n’a pas dit, c’est que le jour même de l’agression du 22 novembre 1970, il pouvait être président de la République de Guinée, ou tout au moins arrêter Sékou car Dieu le lui avait offert sur un plat d’or. Il ne sut pas en profiter et Sékou ne pouvait lui pardonner d’avoir été témoin de sa frousse.
— Tue-moi Zoumanigui, au lieu de m’humilier, lui dit Sékou en ce 22 novembre 1970, à deux heures vingt du matin, au palais de la Présidence.
— Je ne suis pas venu pour vous arrêter, mais pour vous protéger, lui dit Zoumanigui, très déçu de voir ce grand homme, les mains en l’air, tremblant de la tête aux pieds.
Zoumanigui a quitté l’armée française avec le grade d’adjudant. En 1959, il fut chargé par l’état-major de l’armée guinéenne nouvellement créée de construire le camp militaire de Koundara. Soldat consciencieux, débonnaire, pas méchant du tout, il monta vite en grade. En avril 1960, il reçut l’ordre de « cadrer » les armes de son camp aux frontières pour donner un contenu vraisemblable au premier complot, celui que Sékou a monté contre l’Imam de la mosquée de Coronthie et les intellectuels comme Diallo Ibrahima.
Pour mettre le feu à la mèche, c’est facile non ? Et la poudre prit feu. De paisibles paysans des frontières entre la Guinée et le Sénégal furent arrêtés. Des vieillards crevèrent dans les prisons à Koundara, à Mali, à Labé, à Tougué, à Dinguiraye, sans jamais savoir ce qu’ils avaient fait. Des armes guinéennes enfouies et déterrées furent exposées à Conakry et on crut au complot. Sékou et Fodéba furent aux anges. Cela a marché, cela va marcher désormais. Ils tenaient le bout de la ficelle. Il suffirait de tirer au moment voulu. Tous les complots qui suivirent sont de même père et de même mère que celui de 1960 : tous faux, préparés par Sékou lui-même pour liquider tous ceux qui sont susceptibles d’exprimer la volonté populaire, comme l’avouera en 1969, avant de mourir, Fodéba .
Garder le pouvoir à tout prix même par le crime et par la bassesse, voilà tout l’objectif de Sékou, toute sa raison d’être chef.
4
« Complot Petit Touré »
La disgrâce de Fodéba
En 1965, un autre complot, dit « complot Petit Touré ». « Petit Touré » est un soi-disant cousin de Sékou, descendant direct de Kémé-Bouréma, ce vaillant général demi-frère de Samory. « Petit Touré » était un riche commerçant devenu directeur d’une grosse entreprise guinéenne. Il eut le malheur de vouloir créer un parti politique. Il déposa le projet au ministère de l’Intérieur, comme le prévoyait la Constitution. Fodéba , alors ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, chargé de l’Armée, agréa, toujours selon la Constitution. « Petit Touré » et Fodéba oublièrent que la Constitution, c’était Sékou. Cet oubli fit leur perte. « Petit Touré » fut tué avec des centaines d’autres guinéens, et Fodéba tomba en disgrâce. Sékou lui enleva le portefeuille de l’Armée et de la Sécurité et l’envoya à l’Agriculture, poste d’attente, car Fodéba eut aussi son complot en 1969 et fut tué.
1964: La loi-cadre
Mais avant le « complot de Petit Touré » en 1965, il y eut, en 1964, la fameuse loi-cadre. La mise en exécution de cette loi-cadre passa presque inaperçue mais elle a eu des conséquences dramatiques pour le pays, surtout sur le plan économique. Cette loi n’était pas autre chose que la lutte ouverte contre les commerçants privés et contre tout Guinéen qui possédait quelques biens. Une police économique fut créée et la vérification des biens de tout citoyen, instituée. Tout bien non justifié fut saisi crapuleusement. La police économique fit une chasse débridée aux trafiquants. On les dépouilla de tous leurs biens liquides et matériels. On saisit leurs comptes en banque et leurs maisons, jusqu’à leurs plantations.
Tout cela serait peu de chose, si en plus on ne les avait pas humiliés. Sékou connaît la force de l’humiliation sur ce peuple fier. Il s’en est servi pendant ses luttes politiques et s’en sert toujours parce qu’il sait que le Guinéen de toute ethnie, comme d’ailleurs tout homme digne et fier, préfère les baïonnettes plutôt que de se rendre à l’adversaire si ce dernier a comme arme contre lui l’humiliation. Sékou finira dans l’humiliation car il adore humilier, soyez-en sûrs.
Les commerçants, pendant la loi-cadre, furent humiliés à mort : imaginez des centaines de commerçants, hommes et femmes, jeunes et vieux, vêtus de vieux sacs de riz, de farine, d’autres en simple slip, tête nue, pieds nus, qu’on promène dans les grandes artères de la capitale, suivis de bataillons d’enfants hurlant, se moquant. Leur crime ? Avoir vendu des articles importés ou même du sucre ou du riz que l’Etat importe et qu’on ne trouve qu’au niveau des comités de base du Parti. Pas plus tard qu’en 1980, des pères de famille étaient exposés en simple slip, toute la journée, sous le soleil, au Palais du Peuple. Motif ? Ils avaient détourné des biens publics.
Sékou s’est déjà servi de l’humiliation pour neutraliser ses adversaires, du BAG de Barry Diawadou et du Parti socialiste de Barry III. Ses hordes de voyous insultaient les chefs de canton, dévêtaient les femmes en pleine rue et les rouaient de coups. On connaît les injures trop grossières dans la bouche d’un chef d’Etat — qu’il a proférées à l’endroit d’un Houphouët-Boigny et d’un Senghor.
La loi-cadre a eu une autre conséquence désastreuse pour l’économie guinéenne : sachant que lorsqu’on place deux ou cinq millions en banque, on risque de se retrouver à Boiro par le truchement d’un « complot », les Guinéens ont pris l’habitude de garder leur argent par devers eux. Cette thésaurisation opérée par les commerçants, les fermiers et même les cadres, se retourna contre Sékou : l’argent sortait des banques et n’y retournait jamais ; d’où l’impossibilité de payer les fonctionnaires qui peuvent rester six mois sans rien percevoir. Une autre impossibilité : celle de recruter de nouveaux fonctionnaires ou au moins de maintenir une bonne partie des anciens. Mesure prise ? Compression des effectifs à tous les niveaux, notamment dans les entreprises d’Etat. Les milliers de jeunes sortant de l’Institut polytechnique de Conakry (IPC) se retrouvent « compressés » à peine recrutés. Seule solution pour ces derniers ? Fuir le pays, aller à l’aventure pour gagner leur vie.
La police économique faisait main basse sur tout ce qui se vendait sur les marchés et qui n’était pas produit ou importé par la Guinée. On peut contrôler un salarié mais peut-on contrôler les biens d’un commerçant privé dans un pays qui manque de tout, jusqu’à l’aiguille que l’Etat n’importe pas, et qui ne vit que grâce à l’activité de ses commerçants qui devraient être considérés comme des héros en pareille circonstance ? Sékou exécrait les commerçants comme il exècre tout Guinéen qui vit de sa sueur sans passer par lui.
Sékou a deux forces pour assujettir le peuple guinéen. C’est d’abord le camp Boiro et ensuite la politique du ventre vide. Au nombril du peuple, il a attaché une ficelle qu’il tire en temps voulu. Depuis le départ des Blancs, la Guinée ne produit presque rien et importe très peu. Le paysan ne trouve aucun intérêt à produire. Après l’enthousiasme au lendemain de l’indépendance, on lâcha tout. Les cultures vivrières et d’exportation deviennent rares. On a occupé les plantations de café et de banane pour faire du riz qui est insuffisant ou ne donne pas. La terre est en colère : elle est imbibée de sang.
Dans tout le pays, pas une seule usine d’engrais. Le peu qui est importé revient aux élus du pouvoir. De même il n’y a aucun produit de traitement de la banane ou du café. Les parasites des plantes vivrières et d’exportation pleurent parce qu’ils ne trouvent plus rien à manger. Pour engraisser la terre, le paysan met volontairement le feu à la forêt, et de la frontière du Sénégal à celle du Liberia, de Siguiri au nord à Kindia au sud, ce n’est qu’un effroyable brasier durant toute l’année. Le désert a mangé le Fouta et toute la Haute-Guinée. On met le feu, dit-on, pour coincer l’agouti ici, et là pour que les bêtes aient de l’herbe.
Aucune mesure sérieuse, efficace, n’est prise par le gouvernement pour enrayer ce mal qui ronge la terre comme le ver, le fruit. Si on menace le paysan, il attache de la paille à la queue de l’écureuil, et y met le feu. La bête, affolée, détale et partout où elle passe, c’est l’incendie. La solution est pourtant très simple : construire des usines d’engrais. Mais cela va à l’encontre du calcul diabolique de ce génie du mal. Il voit dans l’exploitation du sol et du sous-sol de la Guinée, une pure perte qu’il faut empêcher, quitte à tuer sa propre mère si elle vivait (il l’a dit). Il faut tenir la Guinée par le ventre, dans la misère et dans la division, autrement elle vous échappe : c’est la conviction de Sékou Touré .
Comment pouvez-vous comprendre autrement que ce pays, qui est réellement un scandale géologique, avec un climat de paradis, soit parmi les plus pauvres du monde ? Il y a là manifestement un refus systématique de développement, de la part du Responsable Suprême de la Révolution. Sékou n’aime pas la Guinée. Les hommes d’affaires le savent. Des milliers de projets de développement proposés par des Etats ou par des individus sont toujours refusés. Sékou voit l’espionnage dans tout projet de développement de son pays.
Le secret de ce refus de développement ? C’est que Sékou n’est pas Guinéen. Il est impossible de détruire ainsi un pays, son sol et ses fils, lorsqu’on a dans les veines son humus, lorsqu’on en est l’humus. Son long règne a abâtardi et la Guinée et le Guinéen qui a perdu, depuis le départ des Français, son image de marque.
Tout ce que Sékou entreprend est voué à l’échec. Heureusement pour le Guinéen, des hommes avertis et les nations savent faire la différence entre Sékou et le peuple de Guinée.
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« Complot Kaman-Fodéba »
En 1968, encore un complot, plus meurtrier que les précédents. De hauts-cadres du Parti, de l’Etat et de l’armée vont disparaître. Ce complot, Sékou l’a baptisé « complot Kaman-Fodéba ». La machine est rodée. Les tortionnaires sont passés « agents de maîtrise ». Deux événements importants décidèrent Sékou à appuyer sur le bouton : la chute de N’Krumah au Ghana et celle de Modibo Keita au Mali. Il fallait faire vite. Ces « petits caporaux » deviennent dangereux. Ceux de l’armée guinéenne ne rêvaient même pas de faire sauter l’idole de l’Afrique, quoiqu’il ait perdu beaucoup d’atouts. Les caporaux guinéens, jusqu’à ce jour, n’ont pas songé à changer le cours des événements en Guinée. La vérité est qu’il n’y a plus de caporaux dans l’armée guinéenne à l’image de ceux du Ghana et du Mali, et cela depuis l’indépendance, bien avant leur immolation en 1969 et en 1971.
Depuis sa création en janvier 1959, Sékou s’est ingénié à réduire l’Armée populaire à sa plus insignifiante expression. L’enthousiasme du début n’a pas permis aux officiers guinéens libérés de l’armée française de se méfier de leur « Prési » assassin et de s’organiser dans la solidarité. Ils ont eu une foi entière en lui et il les a trahis comme il l’a fait pour tout le reste du peuple.
Au lendemain du coup d’Etat au Mali en 1968, Sékou, lors de la conférence qu’il organisa au Palais du Peuple sur ces événements, avait pourtant dit à ses officiers qu’il allait les détruire jusqu’au dernier. « Il n’y aura jamais de coup d’Etat militaire en Guinée, je le jure ! ». Ainsi parla Sékou ce jour-là. En face de lui, tout l’état-major était là avec Fodéba , ancien ministre de la Défense. Le jour même, rentré au Palais de la Présidence, Sékou mit la dernière main à son plan de liquidation des têtes de l’armée ; ce plan, il l’avait imaginé depuis la chute de N’Krumah en 1966. Il fallait donc faire vite ; frapper vite et fort. Surprendre est sa méthode, et en moins d’un an après la réussite des « petits caporaux » du Mali, il fomenta le « complot Kaman-Fodéba » en 1969.
L’Affaire Tidiane
A cette époque, il venait d’essuyer un affront : le jour de la réception à Conakry de Kenneth Kaunda, Président de la Zambie, un Guinéen l’avait extrait de sa voiture en marche et jeté à terre ; Kenneth Kaunda qui était à ses côtés et qui avait assisté à cette scène, tremblait de tous ses membres. L’agresseur, Tidiane, fut abattu sur le champ par le commandant Zoumanigui sur ordre de Sékou Touré. Zoumanigui était loin de s’imaginer qu’il allait à son tour mourir dans des circonstances atroces, sur ordre du même Président. Le cortège présidentiel fit le reste du parcours, le corps de Tidiane placé dans une jeep de sécurité.
Cette « affaire Tidiane » allait faire sauter beaucoup de têtes et en 1969 et en 1970, car Sékou n’oublia jamais cette humiliation, sans compter que, jusqu’à nos jours, il souffre physiquement de sa chute. Cet événement est d’importance. Il va permettre à Sékou de se rendre compte qu’on en veut réellement à sa vie, et aux autres qu’il n’est pas vraiment invulnérable, comme il le prétend. Les intellectuels de l’armée et les cadres les plus craints vont d’abord en faire les frais en 1969 , le reste de la crème du pays, en 1970, Sékou profitant de l’agression du 22 novembre.
L’épopée des Parachutistes
Le corps des parachutistes, comme les autres corps de la nouvelle armée guinéenne, a pour ossature d’anciens éléments de l’armée française qui ont opté pour le nouvel Etat. Après l’Union Soviétique, de 1959 à 1961, les parachutistes firent un stage au Caire. Leur base est à Labé, tout près de l’aéroport. Le camp militaire de Labé, en 1969, était commandé par le commandant Keïta Cheick, parachutiste lui aussi, tandis que le lieutenant Koumbassa Aly, ancien enfant de troupe de Saint-Louis, commandait le corps des parachutistes. Il avait pour adjoints d’autres enfants de troupe comme :
- Camara Boubacar dit M’Beng
- Keita Lanciné
- Diallo Mouctar
- Namory Keïta
Le Général Diané Lansana avait remplacé Keïta Fodéba au Ministère de l’Armée. Le Colonel Kaman Diaby, premier pilote de chasse de l’ex-AOF, était Chef d’Etat-Major-adjoint.
Dès la création de l’Armée, Sékou Touré la divisa en ethnie (Soussous, Peulhs, Malinkés, Forestiers) et les opposa les unes aux autres. A l’intérieur de chaque ethnie, il a ses hommes, surtout parmi les subalternes qu’il oppose aux officiers. Sur dix militaires, six au moins sont ses agents. A la tête de chaque camp, de chaque armée, il a placé un officier malinké parce que lui-même se réclame de cette ethnie. Il faut tout de suite dire que les Malinkés sont les plus nombreux dans l’Armée. Sur dix militaires, on peut compter un Soussou, un Peulh et un Forestier.
Le règne de Sékou, c’est le règne des Malinkés. Ces dispositions sont les mêmes dans l’administration, dans le Parti et cela à tous les échelons, jusqu’au sein du Bureau politique national et du Comité central.
Je vous ai dit que l’une des méthodes de Sékou est de prêcher le faux pour avoir le vrai, mais au fond le vrai même est faux. Suivez-moi, lecteurs, quand je vous dis que Sékou est un génie du mal : Sékou et Emile Cissé vont tisser savamment le complot de 1969.
Voici les faits :
A Labé, comme dans toutes les villes du pays, certains cadres, pour échapper aux critiques, pour échanger leurs idées et opinions, se retrouvaient dans des endroits cachés, généralement au domicile de l’un d’eux, évitant ainsi de se faire repérer dans les bars, dancings ou « maquis ». A Labé donc, le petit club d’amis formé par Emile Cissé, Koumbassa Saliou (inspecteur d’académie), capitaine Koumbassa Aly, le lieutenant Boubacar M’Beng, le lieutenant Diallo Mouctar et l’adjudant Kéita Namory, sans oublier le commandant Kéita Cheick, se retrouvait chez l’Inspecteur d’Académie.
A part les deux civils, tous les autres étaient des parachutistes. Autour d’un pot de bière, ces messieurs causaient de tout, fort tard la nuit. Au centre des discussions amicales, la littérature, les femmes, la politique.
Un jour, le lieutenant parachutiste M’Beng dit à Emile Cissé: « cher ami, si tu ne fais pas attention en dépit de la confiance dont tu jouis auprès de Sékou, il va te cravater ». Emile se crut blessé par ce terme. M’Beng le sous-estimait, lui, Emile qui appelait Sékou « Papa », lui, Emile, qui pouvait se permettre tout en Guinée, sans aucune inquiétude. Le fils du « Génie du Mal », blessé dans son amour-propre, saisit la belle occasion pour dire que les parachutistes veulent « cravater » le président Sékou Touré et qu’ils sont en train de préparer un sérieux complot.
Emile dit cela à Sékou et Sékou y crut. Sans attirer l’attention des autorités politiques et administratives de Labé, il chargea Emile, son Emile, de mener des enquêtes et de lui en rendre compte. Satan en personne se mit alors à jouer, à jouer avec la liberté et la vie des hommes.
Emile avait son organisation personnelle. Il mit à la trousse de ses propres amis, amis et proches, sa compagnie d’agents de renseignements tous dévoyés, démagogues, chercheurs de femmes pour les « patrons ». Evidement, Emile collectait de faux renseignements qu’il envoyait à Sékou. Un jour, un agent de Emile, le nommé Safir, poursuivit un élève parachutiste du nom de Diallo Mouctar (différent du lieutenant Diallo Mouctar). Il y eut des altercations entre le soldat et l’agent. La scène se passait précisément à Diari, assez loin de Labé-centre. Evidemment, Safir envenimait et dirigeait la querelle. Il nota des bribes malveillantes à l’endroit de Sékou. En vrai fils de son père, Emile fit de l’élève parachutiste son ami. Il lui donnait à boire à volonté et lui offrait des cadeaux. Quand il eut assez d’éléments pouvant « coller », il fit un rapport cohérent à Sékou qui prit l’affaire au sérieux, c’est-à-dire qu’il lui accorda de l’importance sachant au fond que rien ne « collait ».
N’oublions pas que nous sommes en 1969 au lendemain du coup d’Etat au Mali. N’oublions pas non plus que Sékou, le lendemain de ce coup d’Etat, a juré qu’il n’y aurait jamais de coup d’Etat militaire en Guinée. Que cette affaire tourne autour des parachutistes, quelle chance pour toi, Sékou !
A l’époque, c’est Magassouba Moriba qui était ministre délégué à Labé. Sékou lui demanda d’instruire l’affaire. Magassouba s’exécuta. Tous ceux qui étaient sur la liste dressée par Emile furent entendus, en présence du Bureau fédéral du Parti, organisme politique. Les interrogatoires dirigés par Magassouba avaient lieu dans les belles cases de la cité de l’OERS à Labé. Après de nombreuses et laborieuses séances d’interrogatoires, il résulta que rien de tout cela ne se rapportait à un complot quelconque. Le rapport de cette première commission d’enquête fut envoyé au Bureau politique national. Il innocentait les suspects. Dès que Emile le sut, il prit sa voiture et fonça sur Conakry pour dire à Sékou que les enquêtes avaient été sabotées et que Sékou devait envisager « quelque chose ». C’est ainsi que le rapport de Magassouba Moriba n’a pas été accepté par le BPN et l’on chargea le Général Diané Lansana, membre du BPN et Ministre de l’Armée, de reprendre les enquêtes.
Diané se rendit à Labé, accompagné par le commissaire Boiro Mamadou. Ils vinrent par route de Conakry à Labé. Diané, lui, faisait ses interrogatoires au domicile du Ministre délégué. La deuxième commission d’enquête aboutit à la même conclusion que la première : il n’y avait pas l’ombre projetée d’un complot. Mais Diané, en tant que Ministre de l’Armée, trouva que le petit club devrait être dispersé. Il prit sur place la décision d’affecter trois des officiers parachutistes les plus chauds sans informer les intéressés. Ce furent M’Beng, Mouctar Diallo et Kéïta Namory : le premier à Conakry, le deuxième à N’Zérékoré et le troisième à Macenta. Sans être menottés, les trois grands suspects furent embarqués à bord de l’AN 12. C’est le lieutenant Dian Baldé, l’inspecteur de la garde républicaine à Labé, qui fut désigné seul pour accompagner les trois parachutistes. C’est alors que le commissaire Boiro Mamadou qui, vous vous souvenez, venu par route de Conakry à Labé avec le général Diané Lansana, tenant à rentrer immédiatement, insista pour convoyer les trois suspects à la place du lieutenant Dian Baldé. Cela lui fut accordé par le Général. C’était l’erreur fatale, mais qui pouvait imaginer la suite ? Boiro et ses trois convoyés prirent l’AN 12 devant transiter à Kankan. Il y avait avec eux, la présidente des femmes de Kankan, Diédoua, qui devait descendre là. Tous à terre, Boiro et les parachutistes se rendirent à l’aérogare pour les toilettes et pour un « petit verre ». C’est là que Boiro, fanfaron, dit à son collègue de Kankan, le commissaire de l’aéroport
— Je conduis trois parachutistes comploteurs à Conakry. Ils passeront devant le Comité révolutionnaire.
Ce sont ces deux petites phrases qui mirent le feu à la poudre, parce qu’elles furent entendues, par hasard et par malheur pour le peuple de Guinée, par le lieutenant Boubacar Camara dit M’Beng qui était aux toilettes. Le fanfaron commissaire ne le savait pas.
— Dites donc, savez-vous qu’on nous conduits à Conakry comme comploteurs ? dit M’Beng, sans émotion.
Très vite, avant de regagner l’avion, les trois spécialistes du combat rapproché s’organisèrent et décidèrent de ne plus aller à Conakry. L’avion décolla direction Conakry. C’est entre Dabola et Dinguiraye que les trois parachutistes désarmèrent aisément le commissaire Boiro qui ne s’attendait à rien.
— C’est donc ça, Boiro ? Tu nous conduis au Comité révolutionnaire ? Tu paieras avant nous, mon cher, dit M’Beng.
Le commissaire, désarmé, fut vite largué dans le vide, et armés, les trois parachutistes se précipitèrent dans la cabine de pilotage.
Le sous-lieutenant Sidibé, pilote de chasse, était aux commandes; son copilote étant Rachid Bah.
— Changez de cap ! nous allons en Côte d’Ivoire, ordonna Namory.
— Nous n’aurons pas assez d’essence pour y arriver, dit le pilote.
— Ta gueule, lieutenant ! Nous allons tous mourir plutôt que d’aller à Conakry. On nous a trahis.
M’beng ricanait, le moteur tournait bien, le pilote réfléchissait intensément. L’équipage savait ce qui était arrivé au commissaire Boiro. « Ces cocos-là sont prêts à tout », pensait le pilote ; de plus, il avait contre sa nuque un gros pistolet plutôt froid. En réalité, c’est lui qui avait chaud : pilote et copilote transpiraient à grosses gouttes.
— Dans quelques minutes, on n’aura plus de carburant. Nous volons depuis longtemps sur la réserve, dit le lieutenant Sidibé.
M’Beng se baissa : l’aiguille, celle que lui montrait le pilote, n’était pas loin du zéro.
— Atterrissons à Dabola qu’on survole, je crois, dit Mouctar.
— D’accord
Ils atterrirent et firent le plein puis repartirent sans incident.
Diallo Mouctar qui avait des notions de pilotage, ordonna sèchement sans consulter ses deux compagnons :
— On change de cap ! Nous n’allons plus en Côte d’Ivoire mais au Mali, à Bafoulabé précisément, qui n’est pas loin de la frontière.
Le cap fut changé et c’est au-dessus de Maléa, dans la région de Siguiri, que le pilote, qui n’avait pas d’autre solution, déclara très sérieusement :
— Il nous manque encore de l’essence. Nous sommes condamnés à atterrir !
Et ils firent un atterrissage forcé. Il n’était pas du tout sur la réserve. Les pilotes avaient joué et gagné. Eux aussi allaient trahir leurs camarades officiers ; ils allaient aider la Révolution en déclenchant un processus d’extermination jamais vu depuis 1965.
Je pense qu’il est inutile ici de relater comment nos trois malheureux ont pu être pris à Maléa, comment ils se sont battus comme des diables. La suite est facile non à deviner, mais à savoir, et à en être convaincu. Sachez seulement qu’il y a du sang dans la crème comme il y en a dans la dent, et le sang guinéen et la crème guinéenne vont couler en ce mois de février 1969.
De Kankan, on dépêcha le lieutenant Finando pour convoyer les trois « comploteurs » de Siguiri à Kankan. Finando, le coeur meurtri, pleurait dans son âme, ravalant ses regrets et sa profonde peine en voyant ses camarades dans cette situation et dans un état indescriptible : amarrés comme des boeufs fougueux qu’on mène à l’abattoir. Tous les trois parachutistes étaient ses jeunes frères, ses jeunes frères d’armes, de l’école d’Enfants de troupe de Saint-Louis du Sénégal. Il osa poser une question à Namory :
— Mais mon frère, pourquoi avez-vous fait cela ?
Namory qui avait la tête baissée, ne la releva pas et ne répondit pas. Il balançait la tête légèrement de gauche à droite, rongé par le regret d’avoir été pris avec ses deux compagnons. Il savait qu’ils étaient perdus, perdus pour rien puisqu’ils laissaient en vie le tyran de Guinée. Le mal est qu’ils n’avaient jamais comploté et c’est cela qui lui faisait mal. S’ils avaient échoué au moins après une tentative de complot ! Ils n’avaient pas peur de mourir, mais mourir si jeunes et si bêtement sans liquider Sékou Touré, torturait les trois héros vaincus plus que les cordes qui se perdaient dans leur vigoureuse chair.
Le jour même de l’atterrissage forcé de l’AN 12, Sékou Touré et Emile Cissé se trouvaient à Mamou, au Fouta-Djallon. C’est là qu’on leur annonça la perdition de l’avion. C’est là qu’ils apprirent le largage du commissaire Boiro et l’arrestation des trois parachutistes par les paysans de Maléa. Sékou fit venir les autorités politiques et administratives de Labé sans oublier le général Diané Lansana. Vous vous souvenez que c’est à Labé qu’eurent lieu, au début de cette affaire, de nombreuses et infructueuses enquêtes.
Le ministre de l’Armée, Diané Lansana, et le ministre délégué de Labé, Magassouba Moriba, furent traités d’incapables et d’insuffisants par Sékou Touré avec des insanités qu’on ne saurait traduire ici. Le « complot des Paras » venait de naître. C’est là, à Mamou, que les deux pilotes Sidibé et Kourouma firent leur rapport à Sékou. C’est encore là que les trois prisonniers le trouvèrent. C’est là, à Mamou, que Namory Keïta traita Sékou Touré et son entourage de chiens :
— Tôt ou tard, vous payerez, leur dit-il, haineux et admirable quoique ficelé jusqu’aux orteils.
Tortures, dépositions et dénonciations
Après avoir subi d’effroyables tortures à Boiro, les trois officiers parachutistes déposèrent et dénoncèrent. Le mécanisme d’une déposition vous sera démontré ici quand nous attaquerons la « cinquième colonne ». Toujours est-il que Kaman Diaby fut pris, avec lui ses amis officiers dits « intellectuels » qui avaient quitté de bon gré l’armée française pour fonder l’armée guinéenne. Ce sont, outre :
- Kaman Diaby
- Commandant Keïta Cheick
- Capitaine Diallo Thierno
- Capitaine Koïvogui Pierre
- Capitaine Baillo
- Capitaine Sangban
- Capitaine Koumbassa Aly
- Capitaine Barry Abdoulaye
- Capitaine Baldé Abdoulaye
- Lieutenant Bah Amadou, des transmissions
- Capitaine Soumah Abou
Il y eut des civils, d’illustres civils tels que :
- Keita Fodéba
- Fofana Karim (ministre des Mines et de la Géologie)
- Barry Diawadou (ancien leader du Bloc africain de Guinée, le BAG)
- Achcar Maroff (représentant de la Guinée à l’ONU)
- Oumar Deen (ambassadeur)
- docteur Marega, etc.
Je ne cite ici, officiers comme civils, que ceux qui sont bien connus en Guinée et dans le monde. Des centaines d’autres fils du pays vont payer de leur vie ce qu’ils n’ont pas semé.
Les sous-lieutenants pilotes Sidibé et Kourouma auront une promotion pour leur bonne action. Ils seront tous les deux nommés publiquement au Palais du Peuple « lieutenants-deux galons ». N’ont-ils pas aidé la Révolution ? Ils auront un galon de plus et leur Guinée va perdre des centaines de hauts cadres.
L’opinion nationale et internationale se demande comment un Fodéba , un Kaman Diaby se sont laissés prendre comme des poulets alors que chacun d’eux était plus puissant que Sékou ? De fait, on se demande encore comment Sékou a pu, à lui seul, arrêter et détruire tous les membres de son gouvernement et tous les officiers compétents de son armée sans qu’il y ait eu la moindre résistance, la moindre réaction.
En Guinée, le Soussou dit que « lorsqu’on minimise la trahison, c’est qu’elle a été nouée en votre présence ». Jules César avant de s’écrouler, le fil de sa vie rompu dans ses entrailles par le poignard de son neveu, l’enfant qu’il avait élevé, instruit, aimé, protégé, eut la force de prononcer ces mots : « Toi aussi, mon fils ? ». Tout le poids de la trahison se trouve dans ce « toi aussi ». Camara Kaba 41 n’écrit-il pas que : « La liberté est sans prix parce que trop chère et la trahison sans poids parce que trop lourde » ?
Sékou Touré et Kéita Fodéba : le pacte.
Tous ceux qui ont été victimes de Sékou, l’ont été par la force on ne peut plus dynamique de la trahison de cet homme, qui est trahison comme il est mensonge. Si Fodéba s’est laissé prendre, s’il n’a pas fait un coup d’Etat alors qu’il était ministre de l’Intérieur et de la Sécurité et ministre des Forces armées en même temps que président de la Commission nationale d’organisation, c’est qu’il y avait un pacte de sang entre lui et Sékou, pacte que Fodéba a respecté et que Sékou a violé.
Ce pacte même est né d’une trahison, celle des Français par Samory. C’était à Bissandougou. Un groupe de soldats français était venu traiter avec Samory. Le groupe pénétra dans Bissandougou ayant comme seule arme le drapeau blanc. Il était composé de soldats blancs et de tirailleurs sénégalais. L’empereur le reçut apparemment bien puis traita. Les envoyés français prirent congé de l’Almamy et c’est à cent mètres à peine de la case de Samory que les attendaient son fils et quelques sofas 13 armés. Les Français tombèrent dans l’embuscade armés du seul petit drapeau blanc. Ils furent sauvagement massacrés jusqu’au dernier. Leurs tombes se trouvent encore intactes au bord de la route de Kankan-Kérouané, à gauche, à cent mètres de la case de Samory. C’est après ce crime odieux qu’Archinard 11 prit la décision ferme d’en finir avec le tyran. Harcelé, trahi à son tour, épuisé après le long siège !de Sikasso qui dura seize mois, Samory, capturé en Côte d’Ivoire à Guélémou, fut promené partout où il avait fait carnage. C’est à Beyla que son jugement eut lieu. On demanda à Samory d’expliquer les raisons et les conditions dans lesquelles furent massacrés, à Bissandougou, les envoyés de paix de la France. Il nia en disant que ce n’était pas lui. On trouva vite le coupable. C’était un fils de Samory sur lequel l’Almamy comptait et qui lui a donné la descendance qu’on lui connaît aujourd’hui. Le fils en question fut condamné à être fusillé sur place. Samory ne savait que faire. Ainsi il n’aurait même pas de descendance ? Il était effondré. C’est alors qu’un homme, l’un des rares fidèles à le suivre dans son pèlerinage de honte, se leva :
— Fama (le roi) ! Je préfère mourir à la place de votre fils.
— Tu feras cela pour moi, Condé ? demanda Samory.
— Je le ferai pour vous, dit son griot et chef guerrier originaire de Siguiri. Samory n’en croyait pas ses oreilles. Il était ému jusqu’au bord des larmes. Sans tarder, il réunit ses enfants et ses plus proches et leur dit :
— A partir de ce jour, mon sang et celui de cet homme sont mêlés à jamais. Il vient d’offrir le sien pour que survive le mien. Ne l’oubliez jamais. Vous et les siens êtes désormais du même sang. Ne le versez jamais, ce sang.
Le fils de Samory placé au poteau, le peloton d’exécution prêt, Condé intervint auprès de l’officier français :
— Vous n’allez pas exécuter cet enfant, capitaine, mais moi.
— Comment cela, vous ? demanda l’officier français.
— Parce que c’est moi qui lui ai donné l’ordre et non son père. Je suis capitaine aussi et c’est moi qui l’ai instruit. Chez vous comme chez nous, c’est le supérieur qui donne l’ordre qui en est responsable, non ?
— En effet !
— Alors je suis prêt.
— Feu ! commanda l’officier français, touché par le courage sublime de ce Noir.
L’Almamy, même au fond de son exil au Gabon, n’oublia jamais ce sacrifice énorme, inattendu, surprenant. Il ne cessa de recommander à ses enfants et à ses plus proches, la sauvegarde de ce pacte de sang qui ne fut jamais violé jusqu’à Sékou.
L’homme qui se sacrifia n’était autre que le père de la mère de Keita Fodéba. Fodéba connaissait ce pacte. Ce n’est pas par hasard s’il a donné son cerveau, son coeur, sa fortune, ses Ballets africains à Sékou. Pour Sékou, il s’est fait assassin, lui l’apôtre de l’art africain, de la musique africaine. Fodéba, homme fort du régime en son temps, obéissait à Sékou sans protester. Il l’appelait « grand frère ».
Ayant voyagé à travers le monde, Fodéba organisa la police de Sékou et son armée. On lui doit l’orchestre féminin, « les Amazones de Guinée » ; on lui doit la création de tous les grands orchestres et ballets nationaux. Il faisait toute chose avec art. Grand artiste et grand poète, il avait au fond bon coeur et aimait la justice. Mais cela, seuls ceux qui ont vécu avec lui, le savent.
C’était en 1964. Une délégation guinéenne conduite par Saifoulaye se rendit au Congo-Brazzaville, au temps du Président Massamba-Débat. Dans la délégation, il y avait Bangoura Kassory, Diallo Saïdou, Kaba Mamady, entre autres. Fodéba leur dit un jour :
— Je peux douter de l’existence de Dieu, mais je suis convaincu que tôt ou tard, la justice finira par triompher.
Les autres membres de la délégation regardèrent Fodéba avec surprise. Tous le craignaient. Il disait cela, Fodéba, après les rafles meurtrières qui eurent lieu en cette année 1964. Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, il avait reçu l’ordre de Sékou de rafler les désoeuvrés, les voyous, à Conakry. L’exode rural battait son plein. Il fallait rafler et ramener chez eux, dans leur région, ces jeunes gens qui avaient fui la terre. Ordre reçu, ordre exécuté : on rafla n’importe comment, même des fonctionnaires. On garait les camions militaires devant les cinémas, par exemple, et on embarquait tout le monde à la sortie. Les raflés étaient conduits sur le camp Alpha Yaya et dans les régions.
A l’époque on expérimentait un gaz soviétique, dit « gaz de la vérité », qu’on devait utiliser pour les interrogatoires. L’expérimentation se faisait avec un colonel soviétique dans l’enceinte de l’école militaire, au camp Alpha Yaya. Plus de 800 raflés se trouvaient dans la grande salle de gymnastique de l’école. Un jour, en l’absence du colonel russe, un officier guinéen envoya le gaz. Il en envoya sans doute trop : toujours est-il que le matin, agglutinés les uns aux autres surtout près des portes verrouillées, la langue pendante, bavant, on trouva des raflés morts ou mourants. On compta sur place 422 cadavres.
Fodéba n’était qu’un homme de main de Sékou. Il exécutait beaucoup d’ordres qui juraient avec son tempérament. Comment se dégager de cet étau ? L’affaire des raflés disparus l’avait profondément marqué. Au fond, il n’aimait pas ça.
La cellule n°72
La cellule n° 72 est la dernière des deux longs bâtiments de la mort aux portes de fer. Elle est tout juste à deux mètres des WC, WC dans lesquels nous vidions nos pots de nuit chinois, un à un, cellule par cellule, baïonnettes aux fesses, à partir de 4 heures du matin. C’est dans cette cellule n° 72 que Fodéba Keita, bâtisseur du Camp Boiro, a fini ses jours. Sur un mur de la cellule, gravée à l’aide d’une pointe, on peut lire cette confession lumineuse, signée Keita Fodéba : « J’ai toujours servi une cause injuste et pour ce faire, j’ai utilisé l’arbitraire. J’étais chargé d’arrêter tous ceux qui sont susceptibles d’exprimer la volonté populaire. Je n’ai compris que lorsque je fus arrêté à mon tour. Le jour fatidique arriva … »
L’Exécution
Fodéba qui n’avait jamais tenu une houe dans sa main, tint une pioche et une pelle pour creuser sa tombe ; à sa droite, Barry Diawadou creusait la sienne. Les condamnés à mort creusaient leur dernière demeure en pleurant. La nuit était d’encre, les phares des camions, qui les avaient transportés là, trouaient la nuit pour leur permettre de travailler tout en éclairant leur peur. Au bas de la montagne, l’air était plutôt froid mais eux ne sentaient rien. Devant eux et derrière eux, les baïonnettes des pistolets mitrailleurs soviétiques brillaient dans la nuit comme le ventre des poissons qui se retournent dans l’eau de la rivière. Mêlé aux sanglots, on pouvait percevoir le murmure des versets du Coran. Ils étaient tous en tenue bleue de chauffe des détenus. Ils étaient méconnaissables avec leur maigreur extrême et surtout avec leur barbe de plusieurs mois. A gauche de Fodéba, son ami Fofana Karim, ministre des Mines et de la Géologie. Kaman était à l’extrême droite. Il creusait sa tombe sous les baïonnettes de ses soldats d’hier. Depuis 2 heures du matin, ces infortunés creusent. A 4 heures 15 le trou du plus vaillant arrivait tout juste à ses genoux.
— C’est pas fini non ? cria un officier d’escorte.
Pas de réponse, il passa devant chacun, inspecta, tempêta, injuria puis ordonna:
— Reliez vos trous !
Fodéba pleurait ; il regarda Diawadou qui cessa de creuser et qui récitait toujours son « Yasin », un long verset du Coran. Keïta Fodéba relia son trou à celui de Diawadou avec quelques coups maladroits de la pioche, puis parla :
— Ce qui est passé est passé. Tu étais du BAG et moi du RDA. C’est de la politique. Toi et moi sommes maintenant devant Dieu, c’est-à-dire devant la mort ; nous devons nous pardonner nos erreurs d’hier. Vois-tu, nous avons la même tombe. Donnons-nous la main. Tiens, voici la mienne.
Fodéba tendit sa main, Diawadou la refusa et c’est à ce moment que les rafales partirent. Chaque tireur, comme pour s’amuser, vida son chargeur au jugé. Presque tous les corps furent projetés par derrière, en dehors du trou. Un membre du BPN, comme toujours, passa au contrôle, suivi par l’officier qui commandait l’expédition. L’homme politique, lui, supervise et doit rendre compte après à Sékou qui dira un jour : « je n’étais pas seul ». Chaque exécution, de 1959 à 1980, est toujours supervisée par un haut cadre du Parti ou de l’Etat.
Le contrôle fut long. Le nombre de cadavres devait correspondre au chiffre qu’il avait sur le papier , il avait le coeur serré et les pieds pesants, le membre du BPN. Il connaissait parfaitement chacun d’eux. Les corps déchiquetés de ses frères, amis ou camarades étaient là sous ses yeux comme s’ils n’avaient jamais existé. Par routine, il devait donner le coup de grâce mais, par oubli ou manquant de coeur, il ne le fit pas. Son gros pistolet de marque soviétique lui glissait de la main, de sa main pleine de sueur. Il tendit l’arme à l’officier qui le suivait. Ce dernier la prit sans poser de question. Toute question était inutile. Chacun des corps était sans souffle et si le ministre membre du BPN avait là ses amis, lui aussi avait les siens, supérieurs et inférieurs. Leur mission à eux deux était plutôt ingrate, pénible, déchirante, mais l’ordre donné devait être exécuté, se disait-il. Arrivé devant ce qui restait de Keita Fodéba et de Barry Diawadou, le membre du BPN resta plus longuement qu’il ne l’avait fait devant ceux des autres assassinés : Barry Diawadou avait sa tête sur la poitrine de Fodéba dans cette position de deux amants endormis, épuisés d’étreintes ; Fodéba le visage tourné vers le ciel, celui de Diawadou vers la terre.
— Ils furent de grands hommes, prononça le membre du BPN comme pour lui-même. L’officier à ses côtés l’entendit et dit à son tour :
— Tous ceux qui sont là furent grands, n’est-ce pas ?
Le ministre à cette réplique tenta de se ressaisir. Il se raidit, bredouilla mais sa voix le trahissait ; elle avait refusé de quitter sa poitrine pour le suivre dans la reconquête de sa personne. Ils quittèrent enfin les deux cadavres et poursuivirent leur contrôle, mettant un petit trait devant le nom de chaque abattu en s’éclairant d’une torche de poche.
Les phares des camions et ceux de la jeep de commandement trouaient toujours la nuit. Les soldats tireurs étaient derrière eux et ne parlaient pas. Imperceptiblement, le jour grignotait la nuit. Le contrôle terminé, le membre du BPN donna l’ordre de fermer la longue fosse commune.
— Enterrez ! commanda l’officier.
A peine les corvéables se saisirent-ils des pelles qu’un vent formidable se leva et roula sur tout le bas de la montagne comme pour rendre, à la place des humains, un dernier hommage à ces hommes qu’on ensevelissait là, ces hommes qui ont dit non à la domination étrangère, pour dire oui à une Guinée libre, heureuse, ces hommes qui ont fait de longues et bonnes études, qui ont sacrifié leur biens, leurs familles pour que la Guinée vive et prospère, à ces hommes, dis-je, qui nuit et jour, sous le soleil et sous la pluie, ont donné plus que le meilleur d’eux-mêmes à Sékou et à sa prétendue « Révolution » et qui ont piteusement perdu leur vie sans l’avoir pleinement vécue. Aucun d’entre eux, à part Barry Diawadou, n’avait ses 50 ans.
Sékou Touré et le colonel Kaman Diaby
Entre Sékou et le colonel Kaman Diaby, il n’y avait pas un pacte de sang à l’instar de Fodéba, mais une sorte de concordat. Le référendum de 1958 trouva Kaman Diaby à Bamako. Il était alors jeune lieutenant de l’aviation militaire. Les Français, comme à la plupart des cadres guinéens de leur armée, lui avait conseillé de rester avec eux. Kaman ne refusa pas tout de suite mais alla à Conakry voir Sékou.
— Reviens en Guinée. C’est toi qui dois créer l’armée guinéenne. Qu’est-ce que tu as à faire avec les Blancs ? La nation a besoin de toi. Va prendre tes affaires et reviens vite. Tu auras tous les honneurs ici.
Ainsi parla Sékou à Kaman. Tous deux sont de Faranah et, avant de repartir à Bamako, Kaman alla à Faranah demander conseil à sa famille. La maman de Kaman lui déconseilla de quitter les Français mais ses frères, eux, étant donné que Sékou a passé une bonne partie de son enfance dans la famille de Kaman, dirent à ce dernier de venir travailler avec Sékou. Kaman suivit le conseil de ses frères pour sa perte.
Avec les coups d’Etat militaires perpétrés à l’époque, Kaman, adoré par toute l’Armée, homme intègre et bon, devenait dangereux selon Sékou, surtout après le renversement de Modibo Keïta. Il fallait abattre Kaman et au plus vite.
Sékou et Kaman ont grandi ensemble. La mère de Kaman a nourri et protégé Sékou enfant comme elle a fait pour les siens. Kaman a toujours fidèlement servi Sékou : il a été son premier officier aide de camp. Il allait souvent dans sa chambre le réveiller. Il avait ses entrées libres au Palais. Kaman, comme Fodéba, savait que son frère Sékou avait trahi tout le peuple et qu’il aimait tuer, tuer pour tuer. Kaman, tout comme Fodéba, tout comme tant d’autres, conseillait la modération à Sékou, lui montrait le bon chemin. Mais Sékou n’écoute pas les conseils, c’est connu. N’est-il pas plus intelligent, plus malin que tout le monde ? Ne sait-il pas, lui Sékou, ce qui viendra demain ?
Kaman, trompé par ses liens de parenté avec Sékou, ne prit garde. Il avait, comme Fodéba, toute l’armée en main. Du premier officier au dernier soldat, toute l’armée l’aurait suivi s’il avait levé le petit doigt. Ce qui a manqué à Kaman et à Fodéba, à mon sens, c’est la solidarité et la connaissance de l’Histoire. Ils ont laissé leurs amis, de pauvres Guinéens, entre les dents mortelles de Sékou, sans bouger, se disant : « Il ne le fera pas à nous ». Pourtant ces deux, plus que quiconque, savaient que tous les « complots » étaient faux, parce que ourdis par eux-mêmes, surtout Fodéba. Ceux qui ne sont pas versés dans le secret comme un Fodéba ou un Kaman, peuvent raisonner de travers (cela ne les innocente pas) en se disant : « Nous, nous n’avons rien fait de mal, donc nous ne serons pas arrêtés ». Raisonnant de la sorte, ils croisent les bras, mieux, ils font des marches de fidélité lorsqu’on prend par milliers leurs frères dans un « complot ». Non seulement ils ne réagissent pas, mais ils applaudissent. Dès qu’on arrête un cadre, d’autres cadres se battent pour occuper sa place. Le malheur des uns fait le bonheur des autres.
Le Guinéen est lâche, ignore le sens de la solidarité, et illustre trop bien l’histoire de la vache noire, de la vache rousse et de la vache blanche avec la panthère, histoire que Sékou, sans gêne, leur ressasse au gré des conférences alors que c’est bien lui la panthère. Le particularisme étriqué du Guinéen, sa lâcheté, son manque de raisonnement, de solidarité, font la force de Sékou qui en abuse.
Comment pouvez-vous logiquement expliquer qu’un Sékou puisse mettre la main sur un Fodéba, un Kaman, sur chaque membre de son gouvernement, de son Etat-major, tuer par milliers, traîner dans la boue tout le peuple de Guinée, et dormir sur ses deux oreilles ? L’histoire des trois vaches, c’est l’histoire matérialisée des Guinéens. Ils manquent de solidarité par racisme, sectarisme, clanisme, égoïsme, bêtise : Sékou a réussi à les diviser et les croque aisément par petits groupes jusqu’à leur extermination.
Le sort de Fofana Karim
En chemise blanche aux manches retroussées, Fofana Karim, à l’aide d’un bâton, expliquait sur un tableau noir, un croquis trop compliqué pour ma petite tête. Derrière lui, il y avait Senghor, Che Guevara, Sékou Touré , et des ingénieurs chinois. Nous sommes en 1964, les hôtes de marque venaient de quitter la belle foire de Dalaba, chassés par le froid. Ils avaient laissé, sous les sapins du Jardin Chevalier de Dalaba, d’interminables tables garnies de succulents mets. Les mets ont été abandonnés, intacts : trop brûlants de froid. Le ministre des Mines et Géologie instruisait ses élèves de marque. Devant lui, l’arc-en-ciel de la chute de Kinkon, à Pita, étalait contre le flanc de la montagne son large voile multicolore : il était 10 heures du matin. Beau et trapu, le professeur, sans note, déversait son cours. Rien qu’à ses explications, on voyait sous nos yeux, une merveilleuse danse chorégraphique des ancêtres, des grands-pères et grands-mères, des épouses, des enfants et petits-enfants, leur mariage et leur divorce, de toutes les roches qui peuplent la profondeur de ce sol du Fouta Djallon, dans lequel la Chine construisait un barrage, à Pita.
Croyez-moi, la valse était fort colorée et fort cadencée et se mariait parfaitement avec l’arc-en-ciel qui naissait du gouffre, escaladait le flanc rocheux de la montagne pour accrocher sa courbure au ciel bleu du Fouta en cette saison. Fofana Karim parlait toujours. Sékou avait un doigt entre les dents et haussait la tête.
Senghor s’était oublié et avait ouvert la bouche d’admiration. Che Guevara s’était levé de son siège sans s’en rendre certainement compte et, les bras croisés, sa belle barbe tressautant, suivait attentivement la leçon du Maître. Quant aux ingénieurs chinois, ils n’en croyaient pas leurs yeux, leurs petits yeux intelligents qui s’arrondissaient cependant pour mieux voir, entendre et comprendre.
Son cours terminé, Fofana Karim sourit à ses hôtes. On se précipita non pour lui serrer la main, mais pour l’embrasser. Sékou, lui, était froid, manifestement mécontent. D’autres que moi qui assistaient à la scène et qui connaissaient Sékou, surent que Fofana Karim était perdu. Il valait mieux pour lui mettre de l’ordre dans ses affaires car au prochain « complot », il serait là-dedans. S’il échappa au suivant (celui de 1965), celui de 1969 ne le rata pas. Il partit avec beaucoup d’autres « crèmes », emportant trop tôt pour le pays et l’Afrique et le monde épris de savoir, l’énorme culture accumulée au cours de longues et pénibles années.
Sékou, vous l’ai-je déjà dit, abhorre les intellectuels : il les traque et les tue. S’il est vrai que la réalisation d’une oeuvre est infiniment plus pénible que sa conception, il n’est pas moins vrai qu’une oeuvre ne peut être réalisée sans être conçue. Ainsi, Sékou, faisant tomber les cerveaux guinéens, fait tomber en même temps les bras guinéens. Il est vrai qu’il est le seul cerveau, les seuls bras pour la Guinée. Ce qui n’est pas moins vrai, c’est que rien ne s’est bâti dans ce pays depuis que les cerveaux sont tombés, excepté celui de l’omnipotent et l’omniprésent Président. Ce sont les hommes qui bâtissent et développent une nation et, à leur premier rang, les concepteurs, les penseurs. L’action est dans la pensée mère.
Barry Diawadou
Un numéro de « Fraternité-matin » 12 quotidien ivoirien, trouvé sur sa table, fut l’abominable motif de l’arrestation de Barry Diawadou, fondateur du Bloc africain de Guinée (BAG). Il était alors directeur général de l’imprimerie « Patrice Lumumba ». Il est évident que quand on veut abattre son chien, on l’accuse de rage. C’est le moment de rappeler que si Sékou a eu les mains libres au point de tout se permettre sans hésitation ni bornes, c’est que les grands leaders tels que Barry Diawadou et Barry III, croyant bien faire, ont délibérément fondu leurs partis, le BAG et le Parti socialiste, dans le RDA de Sékou afin que l’indépendance de la Guinée ait lieu. Pour l’Histoire, ils ont trahi. Diawadou et Barry III sont tous deux Peulhs, et si la Guinée est devenue très rapidement colonie française, si les Français sont partis de la Guinée en la laissant dans les mains du seul Sékou, si Sékou règne dans la quiétude, c’est par la faute des Peulhs : soyez unis, Peulhs, et Sékou est fini !
Il y a les dessous de l’histoire guinéenne qu’il m’est impossible de révéler ici, même contre Sékou et cela par éducation, par patriotisme et par pudeur, car après tout l’homme est l’homme et aucun homme n’a le droit de cracher sur un autre homme. Je reconnais que ma retenue est de celles qui plaisent à Sékou parce qu’elles lui permettent d’agir toujours à leur ombre, alors que lui ne se serait pas retenu, comme il ne s’est pas retenu pour traîner dans la boue Houphouët-Boigny, Senghor, Mitterrand, Diallo Telli, pour ne citer que ceux-là. Mais on dit chez moi qu’il ne faut jamais être l’autre, mais rester toujours soi.
Les Peulhs (pas tous) clament haut que si Sékou est parvenu au pouvoir et s’y maintient, c’est grâce aux Soussous. Cela est vrai et faux mais plus faux que vrai. Dans l’affaire Sékou, les Soussous sont dans la véranda et les Peulhs dans la chambre : si Alpha Yaya Diallo, roi de Labé n’avait pas trahi l’Almamy Bocar Biro, en demandant l’aide des Français, la France n’aurait pas occupé le Fouta, à plus forte raison le reste de la Guinée. La France, jusqu’alors, avait passé un traité de commerce et de protectorat avec les rois bagas et soussous de la Côte. La conquête du Fouta, puis celle de toute la Guinée, sont parties de cette trahison de Alpha Yaya qui fut d’ailleurs combattu et fait prisonnier par les Français qui s’installèrent tranquillement au Fouta. De même en Haute Guinée, les rois demandèrent à la France de les débarrasser de Samory. Samory pris, les Français s’installèrent. La conquête des autres régions fut facile.
Si les Blancs ont colonisé l’Afrique, c’est par notre faute. S’ils ont acheté, revendu et exporté nos ancêtres, c’est parce que les rois sanguinaires d’alors les ont vendus. Il a même fallu que ces mêmes Blancs se lèvent un jour pour mettre fin à la traite des Noirs, en luttant contre les tyrans noirs pour le respect de la personne humaine. Ce n’est pas d’aujourd’hui que date le manquement aux droits de l’homme chez nos présidents africains. S’il y a sur terre un peuple épris de liberté et de paix, dans les veines de qui devrait couler les droits inaliénables de l’homme, c’est bien le peuple africain. Mais à quoi assiste-t-on ? Au règne des potentats absolus, coupeurs de tête, sacrificateurs d’hommes, assoiffés de sang, et n’ayant pas le plus infime sens du respect de l’homme et de ses droits.
Pour en revenir à Barry Diawadou et Barry III, ils avaient dans leur parti respectif les meilleurs fils du pays. Tous les chefs de canton, tous les intellectuels étaient avec eux. En face, il y avait Sékou et ses hordes de voyous, de femmes dévoyées mais aussi d’anciens esclaves, du Fouta en particulier. Ces deux leaders n’ont pas tenu ferme. Par peur ? Par découragement ? Je me pose ces questions. Je sais que leurs méthodes de lutte politique étaient différentes de celles de Sékou Touré : eux n’humiliaient jamais, ne brûlaient pas les concessions, les livres coraniques, n’insultaient pas. On peut les comparer à l’agneau et Sékou au loup. Dans ce cas le combat était inégal.
Mais outre l’appui intérieur, Barry Diawadou et Barry III avaient aussi celui de la France. Mais ils refusèrent cet appui, surtout Barry Diawadou qui disait : « Je ne veux plus qu’on fasse couler le sang à cause de moi ». Tous deux capitulèrent. A l’insu de leurs militants, ils offrirent leurs deux partis à Sékou pour, il est vrai, un « non » à la nuit coloniale.
L’indépendance de la Guinée est l’oeuvre de tout le peuple de Guinée. Mais, à mon sens, Barry Diawadou et Barry III auraient dû garder leur parti et aller de coeur à l’indépendance avec Sékou, puisqu’eux aussi souhaitaient cette indépendance. Ainsi, après la dite indépendance, il y aurait eu pluralité des partis et non le pouvoir aveugle d’un parti unique, surtout lorsqu’on sait qu’à la tête de ce parti unique il y a un tueur à gages. Si les leaders Peulhs n’avaient pas démissionné, sans aucun doute on n’allait pas assister au sac et au massacre perpétrés par Sékou Touré . Ce n’est pas tout : le mal est que les Peulhs, plus nombreux, ayant plus de cadres, ne s’entendent pas entre eux et Sékou, qui ne laisse passer aucune occasion pour se maintenir au pouvoir, a profité de leurs querelles intestines pour les diviser encore davantage. Les Peulhs, sans tenir compte de l’Histoire, ont toujours un complexe de supériorité sur la classe des serfs de leurs ancêtres et aussi sur les autres ethnies. Un Peulh qui se dit noble n’a absolument aucune considération pour l’ancien esclave de ses grands-parents. La présence française n’a pas pu briser cet état de fait, mais avec l’indépendance, Sékou Touré braqua les anciens esclaves contre leurs maîtres, en donnant les pleins pouvoirs à certains d’entre eux.
C’est ainsi que le moindre fait des Peulhs, même à l’extérieur du pays, est rapporté à Sékou par des Peulhs. Si le « Front » en Côte d’Ivoire, au Sénégal et en France a échoué dans ses bonnes intentions, c’est qu’en son sein Sékou a ses hommes qui le tiennent informé jour par jour. L’unité pour la bonne cause n’a jamais été réussie au sein du « Front ». Sékou ne craint pas le « Front » parce qu’il suit tous ses mouvements. Si, en 1967, le jeune Barry Yaya, un membre du « front » de Côte d’Ivoire, a été pris à Kankan et fut tué, c’est qu’il avait été trahi dès son départ par un autre Peulh. Il suffit que les Peulhs s’unissent entre eux et s’unissent aux autres Guinéens pour que Sékou perde le pouvoir, et que la Guinée devienne heureuse. Mais cette union fraternelle n’est pas pour demain, à moins que…
E
Les évenements de 1970 à 1980
Chronique d’une agression annoncée
Nous avons fait ensemble, deux pas en arrière faisons maintenant un grand pas en avant, lecteurs.
La réunion des officiers
Nous sommes en 1970, vers le milieu de l’année. Sékou venait d’annoncer au monde, lors d’une conférence tenue au palais du peuple, que la Guinée allait être attaquée par les mercenaires. Après la conférence, tous les officiers de la garnison de Conakry avec tous les présidents de comité des camps, s’étaient retrouvés dans la salle de réunions du ministère de la Défense. La séance était présidée par le colonel Diallo, chef d’Etat-major adjoint. J’ai oublié de vous dire qu’aussitôt après le complot du Mali, Sékou avait disloqué le groupe de Kaman Diaby, afin de mieux prendre ses membres. Le colonel Kaman fut nommé secrétaire d’Etat au service civique ; le capitaine Diallo Thierno quitta l’armée lui aussi et fut nommé directeur de Batiport, entreprise d’importation de matériel de construction. Le commandant Cheick Këita fut nommé commandant du camp militaire de Labé…
La réunion des officiers de la garnison de Conakry avait pour ordre du jour la répartition des tâches et les dispositions à prendre dans l’attente de l’agression annoncée par Sékou. On répartit les points névralgiques de la capitale entre les officiers.
Dès que nous serons attaqués, vous viendrez tous ici, au camp Samory. Les hommes et les véhicules seront là, à la place du rassemblement. Chaque officier prendra ses hommes et son armement et rejoindra son poste, expliqua le commandant Kourouma Soma, commandant le Bataillon du Quartier Général (BQG).
— Pas de questions ? demanda le colonel Diallo.
Le lieutenant Camara Kaba 41 leva la main :
— Moi, je voudrais avoir maintenant mes hommes et mon armement. Je dois en effet avoir mes hommes en main, les connaître et faire la reconnaissance du Trésor que je suis chargé de défendre avec eux. D’autre part, attendre qu’on soit attaqué pour se rassembler à la même place, me parait trop risqué.
— Kaba, tu feras comme tout le monde. Quand tu entendras les coups de feu, tu rappliqueras ici.
Ainsi répondit au jeune officier, le commandant Soma. Le colonel Diallo ne disait rien. La plupart des officiers présents étaient d’accord avec le lieutenant Kaba 4l, mais personne ne protesta. Ces dispositions furent catastrophiques comme on le verra plus loin.
L’état de l’Armée
En attendant, parlons de l’état de l’Armée Guinéenne en cette année 1970. A cette époque, l’armée était le souffre-douleur du peuple. Sékou l’avait vidée de tout son contenu. Elle n’existait que de nom. Depuis le départ de Kéita Fodéba en 1969 et surtout depuis les événements du Mali, chaque militaire se demandait pourquoi il portait l’uniforme : pas d’instruction militaire ; les armes n’étaient pas aux râteliers mais dans des caisses scellées. La cuisine de la troupe était inexistante ; les soldats percevaient leur maigre PGA avec laquelle ils se débrouillaient. Soldats et sous-officiers vivaient dans la promiscuité avec leurs familles et dans des taudis aux abords des camps. Sékou avait introduit l’Armée dans la fonction publique. Les allocations familiales étaient coupées aux trois-quarts. A l’instar des civils, Sékou avait créé des comités politiques dits Comité d’unité militaire (CUM). Il enleva le 2ème Bureau à l’Armée pour le confier à Siaka Touré. Tenez-vous bien, la désorganisation de l’Armée n’est pas finie ! Il va décréter l’indiscipline en disant au soldat de discuter l’ordre du supérieur avant de l’exécuter.
Désarmé, fonctionnaire, politicien, en haillons, pieds nus, travaillant dans les plantations et dans les rizières, mal nourri et mal soigné, le soldat guinéen faisait vraiment pitié. Il était devenu la risée de son peuple qui lui en voulait sourdement et pour cause.
Voilà l’état de l’Armée guinéenne en cette année 1970. Piteux état, n’est-ce pas ? Et ce n’est pas tout. Pour la neutraliser davantage, Sékou va dresser contre elle sa Milice bien entraînée par les Cubains.
L’agression a trouvé une armée démoralisée, affamée, malade. N’oublions pas que Sékou a juré en 1968, qu’il n’y aura jamais un coup d’Etat militaire en Guinée. Pour détruire l’Armée, croyez-moi, il n’y est pas allé de main morte.
Les faits
C’est Sékou Touré , comme je l’ai déjà dit, qui a appelé de tous ses voeux l’agression du 22 Novembre.
Le PAIGC 14 avait abattu un avion portugais et fait prisonnier son pilote. Ce pilote était le fils d’un gros industriel portugais qui marchanda avec Amilcar Cabral la libération de son fils moyennant une grosse somme. Cabral accepta le principe mais Sékou, informé par lui, le refusa.
— Mais acceptons, mon frère. Cela va me servir à acheter des armes ! implora Cabral.
— Non, ne lâchons pas le fils ! Son père, qui est très influent, agira sur le gouvernement portugais. C’est une victoire politique qu’il nous faut.
Ainsi parla le stratège Sékou Touré. Cabral qui le respectait comme un Dieu, se soumit sans être convaincu. Quant à l’industriel portugais, sachant qu’il n’obtiendrait rien par la négociation, il décida de passer à la force. Le tiers de la somme qu’il proposa à Cabral, lui servit à monter une expédition de sauvetage de son fils. Cabral l’apprit et en informa encore Sékou.
— Mon frère Sékou, cela va plutôt mal. Nous serons attaqués. Le père du petit portugais a recruté des mercenaires et affrété des bateaux de guerre pour venir le chercher. De source bien informée, des Guinéens font partie des mercenaires. Cabral parlait, soucieux.
— Qu’ils viennent ! Ils échoueront ! répondit Sékou en chaleur.
— Il n’est pas encore tard, mon frère. Evitons que le sang ne coule inutilement dans ce pays comme dans le mien. Acceptons les propositions du père de notre prisonnier.
— Jamais ! trancha Sékou.
Alors Amilcar Cabral se fâcha, bredouilla puis quitta son illustre aîné et sortit précipitamment. La vraie brouille entre les deux hommes était née. Il est vrai que leurs points de vue sur plusieurs problèmes étaient différents. Mais cette fois-ci, sur sa raison, Sékou allait en vouloir à Cabral. De plus, Sékou n’aime pas les métis. Sans doute qu’il trouvait Cabral courageux, même téméraire, mais trop sûr de ses idées 15 et métis.
Dès que Cabral le quitta, Sékou projeta sa conférence d’information.
L’agression : le camp Samory ne sera pas pris
Le tocsin sonna dans la nuit du 21 au 22 novembre, à 2 heures du matin. Nous étions au mois de carême. La lune n’était pas au rendez-vous. L’attaque fut soudaine. Tous les lieux névralgiques de Conakry, exceptée la Présidence de la République, furent attaqués à la fois, en particulier l’énergie, le camp Boiro, l’aviation, le camp Almamy Samory (siège du ministère de la Défense et de l’Etat-major).
En ce samedi nuit, comme à l’accoutumée, toute la Guinée était dans les dancings. Les prisonniers du PAIGC, dont le fils de l’industriel portugais, se trouvaient dans la maison à étage du planteur Fodé Mangaba, non loin du dancing de la Compagnie minière. Ce dancing est au bord de la mer. Vers 22 heures, les petits cuirassés transportant les mercenaires blancs et noirs s’étaient rapprochés de la côte ; le gros bateau attendant entre les îles de Kassa et de Fotoba (les îles de Loos). A la rame, dans des bateaux pneumatiques, les hommes gagnèrent la côte vers minuit. Des Blancs, enduits de noir, correctement habillés, se mêlèrent aux danseurs de la Compagnie minière. Chuchotant à l’oreille des Libanais et de quelques rares européens qui étaient là, ils leur conseillèrent de quitter les lieux sans éveiller l’attention « des zigotos nègres, car cela va chauffer tout à l’heure ». Les Blancs sortirent un à un. Les Noirs ne s’aperçurent de rien. A 1h 30 du matin, une colonne bien armée et bien guidée quitta la plage, emprunta la ruelle qui passe devant le dancing pour tomber sur la grande artère Conakry Tawouya. Elle passa devant la maison d’Amilcar Cabral, à droite, presque à l’angle des deux rues. La colonne franchit la grande artère non sans y laisser une petite arrière-garde. Elle s’engagea entre les maisons du quartier. Elle connaissait évidemment la prison du PAIGC qu’on aperçoit d’ailleurs de la grande artère. La libération de tous les prisonniers et de l’otage qu’elle était venue spécialement chercher fut chose très facile pour ces soldats de la colonne rompus à la guérilla. C’est quand le fils de l’industriel et les autres libérés furent à bord du cuirassé que l’attaque générale fut ordonnée. Tous les Blancs regagnèrent les bateaux, laissant les mercenaires noirs, portugais et Guinéens du « Front », se débrouiller. Ce qui se passa alors est indescriptible. 16
Sachez, en résumé, qu’après avoir égorgé les sentinelles des camps, ils furent maîtres de l’énergie où ils avaient coupé l’électricité, du camp Boiro et des 3/4 du camp Samory, et cela en quelques minutes. Le groupe qui était chargé de saboter les avions de chasse guinéens refusa seul d’accomplir sa mission. On mitrailla la maison de Cabral (absent). Et c’est non loin de là, venant de Tawouya et allant sur Conakry, que Tiesenhausen, chef des Allemands qui ont construit les Usines militaires, trouva la mort, mitraillé dans sa voiture par un mercenaire.
Les mercenaires communiquaient entre eux à l’aide de petits postes transistor. Les bateaux également étaient informés minute par minute de ce qui se passait sur la terre ferme. A Boiro, les prisonniers furent libérés. Condamnés de 5 à 20 ans de détention, ils avaient échappé aux exécutions de 1969 ; mais comme on le verra, excepté le capitaine Soumah Abou, ils se rendront volontairement à Sékou qui aggravera leur cas : ils seront tous exécutés. Parmi eux, Achcar Maroff M’Baye Cheick, capitaine Koïvogui Pierre (abattu, lui, par un milicien au carrefour de l’Institut de Recherches Fruitières de Foulaya, pendant son transfert à la prison de Kindia). Il y avait aussi, les capitaines Diallo Bailo, Barry Abdoulaye…
Siaka Touré loge tout près du camp Boiro ; une rue sépare sa demeure de l’enceinte de la prison. Pendant qu’on égorgeait ses soldats, il se cachait à l’hôtel Camayenne. Les mercenaires ne le trouvèrent pas chez lui. Il se terra là jusqu’à la fin des combats, c’est-à-dire à 11 heures précisément, ce 22 novembre. En janvier 1971, il sera cependant nommé capitaine, comme s’étant distingué, au même titre que les lieutenants Kaba 41 et Conté Lansana et les capitaines Sidy Mamoudou, Keïta Noumouké, pour ne citer que ceux-là, lesquels se sont distingués lors des combats.
Les agresseurs avaient assiégé le camp Samory.
Après avoir égorgé les sentinelles, ils se planquèrent et attendirent. Comme décidé lors de la conférence des officiers de la garnison, officiers et soldats en courant, les mains vides, se retrouvèrent rapidement sur la place d’armes, comme prévu. Vous vous souvenez ? Ce fut alors le carnage quand les mercenaires, qu’ils ne pouvaient voir dans l’obscurité totale, ouvrirent le feu. Les survivants étaient ceux qui s’étaient réveillés en retard et qui ont pu situer les tireurs. Des soldats dévoués, bafoués par le régime, étaient là, étendus par centaines, sans vie. Comme l’a dit Cabral, le sang a coulé inutilement le 22 novembre. Les mercenaires étaient au courant du plan de défense guinéen.
Mon dessein ici n’est pas de raconter cette agression dans le détail. Cela fera l’objet d’un autre témoignage: 18 « La bataille de Conakry ». Dans ce présent témoignage, nous tentons de stigmatiser les crimes commis, et inconnus du public, de Sékou Touré . J’avoue que c’est une tentative parce qu’il est impossible de connaître et de relater tous les crimes de cet homme surtout pendant qu’il vit. Qui l’ose ? L’un de ses hommes de main, le grand tueur Cissé Emile, n’écrivit-il pas sur le mur de sa cellule, « qu’un jour, Sékou sera mis à nu et que ce jour-là le monde connaîtra son vrai visage » ? Il faudra 20 ans après son règne pour que la Guinée et le monde se rendent compte de l’immensité et de la sordidité du mal qu’il a fait à la Guinée et à l’Afrique.
La fumée des armes des agresseurs couvrait encore le ciel de Conakry, quand Sékou mit en exécution son plan de liquidation « de tous ceux qui sont susceptibles d’exprimer la volonté populaire ». Disons en fait que l’agression lui permit de poursuivre ce plan car, comme je l’ai dit au début, ce plan a été projeté dès 1959, encore dans la chaleur de l’indépendance. Mais si Sékou a frappé durement lors des complots précédents, l’agression de ce 22 novembre qui est un complot comme les autres, c’est-à-dire fomenté par lui de toutes pièces, lui permettra de donner un coup de grâce à la prétendue « contre-révolution », surtout qu’il a été plaint et soutenu par le monde entier mal informé. Et franchement cela a été un coup de grâce, inexplicable, indescriptible comme vous l’allez voir.
L’agression échoua et c’est au camp Samory précisément, camp qu’elle n’a pas pu prendre grâce au hasard, hasard qui a pour nom les lieutenants
- Kaba 41
- Conté Lansana
- Tiana Diallo, etc.
Les mercenaires pris, torturés inhumainement, déposèrent et dénoncèrent les premiers cadres innocents que Sékou voulait tout d’abord neutraliser. Ceux-là pris, ils en dénoncèrent d’autres, d’autres dénoncèrent d’autres et ces autres, d’autres encore et ainsi de suite. Le processus était « ininterrompu et il le sera jusqu’à la fin du règne de Sékou. Restez les bras croisés, caporaux guinéens si vous le voulez, mais c’est sûr qu’il vous prendra.
Les premiers cadres pris furent tous pendus avec tous les mercenaires. On pendit même des cadavres.
Les hommes de main
Je me suis souvent demandé et je me demande encore aujourd’hui, comment un homme peut tuer froidement un autre homme et marcher après, prendre son petit café, rire, parler ? Pour le faire, à mon sens, il faut être surhomme. On dit cependant que le surhomme n’existe pas. Mais, comment expliquer alors qu’un homme puisse tremper ses mains dans le sang d’un autre et manger après avec ces mêmes mains tachées à jamais ? Comment un homme qui en pend un autre, peut, après, regarder les autres, marcher et sourire ?
Avez-vous vu les yeux ? Avez-vous vu le pendu se débattre au bout d’une corde, les mains liées derrière le dos, avant d’expirer ? Et surtout, surtout lorsque l’homme que vous pendez est innocent, blanc comme neige.
Je vous dis, moi, que pour être capable d’un tel crime, le criminel doit se dédoubler, être un autre, être surhomme, être une bête à visage d’homme mais une bête.
Si Sékou est le cerveau du crime en Guinée, il n’est pas le seul. Il a fabriqué, pour les besoins de sa cause, des criminels. Il a transformé des chats en panthères blessées et des agneaux en buffles blessés. Tous ceux qui ont été membres de son fameux « Comité révolutionnaire » sont des tueurs et ont tué froidement, sachant très bien, étant dans le secret plus que quiconque, que leurs victimes étaient plus propres qu’eux. Sékou ne pouvait pas perpétrer ses crimes odieux s’il n’avait pas, pour le faire, des hommes zélés, dévoués, démagogues et profiteurs, des hommes qui pensent que le règne de Sékou est sans fin : ils se trompent car ça finira un jour.
Les juges à Boiro et les tortionnaires des camps de concentration oublient simplement, dans leur triste besogne, qu’ils sont des hommes et qu’ils ne torturent et tuent que des hommes faits comme eux, sentant, aimant comme eux et qui, tout comme eux, se trouvent dans cette vaste prison qu’est la Guinée où la liberté, la justice et les droits de l’homme sont choses mortes depuis l’indépendance. Je suis sûr qu’un jour ces tueurs me feront des reproches en me disant :
— Pouvions-nous faire autrement lorsque nous avons été désignés pour cela ?
Et à moi de leur répondre
— Vous avez peut-être raison, frères ! Mais si on ordonne de mettre l’un de vos frères en diète noire qui, après 18 jours sans manger ni boire, n’arrive pas à rendre l’âme, avez-vous besoin, vous, de l’étrangler dans sa cellule avec une ficelle pour qu’il rende vite cette âme ? Et vous avez fait cela, mes frères. Le capitaine Kouyaté, par torture, a foutu le vagin de Saran dehors, ne pouvait-il s’y prendre autrement pour lui faire dire ce qu’elle ne sait pas ?
Le sort des mercenaires
Et les mercenaires étaient là, parqués comme des chèvres, tous nus, par terre. Leurs yeux dilatés de frayeur, d’angoisse, ressemblaient étrangement à ceux de mes ancêtres chassés, traqués et capturés par les esclavagistes. D’agresseurs, ils sont devenus prisonniers et le prisonnier a des droits, comme cela est indiqué dans la Charte des Nations Unies. Et l’OUA et les Nations Unies avaient condamné, comme cela se doit, l’agression de Conakry, en oubliant toutefois le respect des droits des prisonniers. Sékou se moque bien de l’OUA et des Nations Unies avec toutes leurs organisations humanitaires quand il s’agit du respect des droits de l’homme. Les fils de l’homme étaient là, parqués, dans le foyer des soldats du camp Alpha Yaya.
A les voir dans cet état, on oublie qu’ils ont semé la terreur et la mort. Leur but était de libérer les Guinéens de la terreur et de la mort. Ils ont échoué et ils savent qu’ils vont mourir.
Trois officiers étaient chargés d’eux. Il y avait :
- le commandant Toya Condé, qui venait d’être nommé commandant de ce camp Alpha Yaya en remplacement du commandant Ousmane, abattu le 22 novembre à l’entrée du camp Boiro.
- Zézé, capitaine et adjoint de Toya
- le capitaine Mamady, président du Comité militaire du camp Almamy Samory.
Je vous ai dit que pour être tueur, un homme devait être dédoublé.
Mieux que les deux premiers, je connais le capitaine Mamady. Je me souviens encore de lui, à l’école d’Enfants de troupe de Saint-Louis, quand il jouait du banjo devant sa chambre d’internat en compagnie de celui qui allait être président du Mali, Moussa Traoré. J’étais tout jeune et les notes de son instrument me restent encore. Je revois le beau et long cou annelé de Moussa Traoré ; son ami Mamady était de contact facile, comique, bon causeur, bon camarade, excellent officier. Je me demande à l’heure où j’écris, comment Sékou a pu transformer cet homme bon en assassin car Mamady est devenu un assassin. Savez-vous, soldats guinéens, que Mamady est à la base de l’élimination de tous les officiers disparus dans les pseudo « complots » de 1969 et de 1971 ?
Vous vous souvenez sans doute que Sékou Touré a introduit la politique dans l’Armée en 1969. Le premier président de comité fut le capitaine Mara Kalil. Mamady jouera pour l’éliminer et prendre sa place. Mara se retrouvera à Labé comme commandant du camp. Président de comité, Mamady va servir Sékou avec lequel, par interposition, il a des alliances. Mamady est de Kankan et lié à la famille de Moussa Diakité qui a des alliances avec Sékou, comme on le sait. En outre, civils et militaires, tous ceux qui sont de Kankan sont protégés par Siaka Touré, et Siaka, après la suppression du 2ème Bureau dans l’Armée, est devenu le patron des services de renseignements de la République. L’homme fort du régime après Fodéba, c’est Siaka Touré, et Mamady est son ami, pour ne pas dire son frère.
« Les douteux »
Sékou avait donné les pleins pouvoirs aux comités militaires nouvellement créés, dont la plupart des présidents étaient des soldats ou des sous-officiers. Mamady va aider à décimer l’armée guinéenne. C’est lui qui dressera de sa main la liste de tous les « douteux » de l’Armée, qui seront tous arrêtés. Sékou, dès le lendemain de l’agression, vers avril 1971, envoya un document ultraconfidentiel demandant aux fédérations, sections, comités de base, entreprises, enfin à tout l’appareil de l’Etat et du Parti, de faire parvenir au Comité révolutionnaire, la liste des « douteux ». Ce procédé va permettre aux haineux de vider leur venin.
Par simple rancune ou jalousie, tout citoyen guinéen pouvait se retrouver à Boiro : quelqu’un a fait la cour, il y a vingt ans, à votre femme et vous avez eu à réagir, eh bien, devenu membre d’un comité du Parti en 1971, ce quelqu’un vous enverra à Boiro ! Quelqu’un a voulu épouser votre fille et vous vous y êtes opposé, il y a de cela dix ans, eh bien, vous êtes « douteux » et fait pour aller à Boiro ! Vous avez soufflé une fille à un membre d’un comité de base, vous devenez « douteux », « douteux » pour la Révolution de Sékou Touré et c’est Boiro ! Les 95 % des dizaines de milliers de Guinéens qui se sont retrouvés à Boiro, c’est pour un problème de femme !
Au sein de l’Armée, Mamady, président du Comité militaire du quartier général, c’est-à-dire président du Comité du siège du Ministère et de l’Etat-Major, se considéra comme le porte-parole de tous les autres présidents de toute l’Armée. Puisqu’il y a suprématie du politique sur l’administratif, Sékou ira même jusqu’à désigner les présidents de comité des camps comme adjoints des commandants de ces camps. Je vous ai dit que la plupart de ces présidents étaient des soldats. Ainsi, par exemple, après le capitaine commandant un camp, c’est le caporal président de comité qui a voix au chapitre avant les lieutenants et sous-lieutenants. Mieux, le capitaine doit lui rendre compte de sa gestion.
Je dois dire que les soldats guinéens prirent vite conscience de la situation. Beaucoup ne suivirent pas les nouvelles recommandations qui mettaient officiellement la pagaille dans l’Armée. Mamady, lui, exécuta ces recommandations à la lettre. Devenu l’adjoint du ministre de l’Armée, Sagno Mamady à l’époque, parce que président du comité du Quartier Général, il s’en prit sans aucune retenue à celui-ci. Sagno refusa que Mamady vérifiât sa gestion. Il y eut un scandale. Une bouche ouverte au niveau des Forces armées eut lieu au Palais du Peuple. Sagno Mamady et le commandant Zoumanigui, commandant de la Gendarmerie, se défendirent en vain : Sékou soutint ses hommes de main contre ceux qui ont contribué à faire de lui ce qu’il est, tel un Sagno Mamady qui a facilité l’adhésion de la région N’Zérékoré au RDA. Vieux militant, intègre, modeste, Sagno Mamady sera pris et mourra à Boiro.
Camps de concentration et comités révolutionnaires
Disons qu’il n’y avait pas qu’un seul Comité révolutionnaire. Celui de Boiro, coiffé par Ismaël Touré, était le noyau, le central. Chaque camp de concentration, après l’agression, en raison du grand nombre de détenus, avait son petit Comité révolutionnaire. Celui d’Alpha Yaya était dirigé, avant qu’il ne soit arrêté à son tour, par Sagno Mamady, ministre de l’Armée, secondé par Marcel Bama Mato, ministre de l’Intérieur, qui sera d’ailleurs pris lui aussi. Les tortionnaires ici ? Zézé, Toya. Celui de Kindia avait pour président le fameux Emile Cissé. Le chef de la cabine technique ? L’adjudant Soumah, gendarme. Celui de Kankan était présidé par Siaka lui-même et, à la cabine technique, le capitaine Kouyaté Lamine qui sera aussi pris en 1976 en même temps que Diallo Telli. Emile Cissé, lui, sera pris en 1972. Mais c’est Siaka qui était le coordinateur général.
Les dépositions de Kankan, de Kindia et d’Alpha Yaya étaient centralisées à Boiro au niveau du grand Comité révolutionnaire. Boiro est l’Université de la torture et du crime. Les professeurs en crime étaient là, reliés à Sékou par téléphone. C’est lui le Recteur, non ?
Les pendus du Pont 8 novembre
Revenons un moment au camp Alpha Yaya où sont parqués les mercenaires et où l’on interroge les ministres Baldé Ousmane, Barry III, Magassouba Moriba et le commissaire Kéita Kara arrêté parce qu’il a aidé son ami le capitaine Abou Soumah, seul rescapé des détenus de 1969, à s’enfuir après sa délivrance par les mercenaires le 22 Novembre.
Le capitaine Zézé — en rélité capitaine Jean Kolipé Lama, qui deviendra ministre dans le gouvernement Diarra Traoré — est le chef de la cabine technique à Alpha Yaya ; c’est un officier de valeur, comme par ailleurs tous les soldats formés par la France. Zézé est d’apparence affable. Court et trapu, il a l’air bon tout comme Mamady. A voir tous ces tueurs évoluer dans la société, personne ne peut déceler en eux la bête innommable qui sommeille. Ces gens-là ne savent pas écrire « pitié » à plus forte raison la ressentir. A les voir en besogne, simplement en besogne, on a le vertige.
Sagno Mamadi et Marcel Bama Mato avaient le vertige. Ceux qui traînaient là, amarrés du cou aux chevilles, étaient leurs frères, leurs collègues, ministres il y a encore une semaine, comme eux. Aujourd’hui, ils sont là, véritables loques humaines aux 3/4 morts de faim et de soif.
Depuis leur arrestation, Magassouba et Barry III, qui se traînent là, n’avaient ni mangé ni bu. Zézé s’amusait et riait. Il avait jeté aux deux hommes une orange non épluchée. C’est la première fois depuis plus d’une semaine qu’ils ont quelque chose qui ressemble à de la nourriture, qu’on peut mettre dans la bouche, qu’on peut avaler. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Mais comment se saisir d’une orange non épluchée, placée à deux mètres environ lorsqu’on n’est pas une limace, lorsque les mâchoires ne répondent plus à la volonté ? Je vous demande d’imaginer la scène car je n’ai pas le coeur de vous la décrire. Je me demande seulement pourquoi le créateur de toute chose a créé le ventre parlant la faim ? Ceux qui se trémoussent là, dans la poussière, après une orange insaisissable, sous les yeux de leurs collègues, furent grands. Ils ont commandé des années durant. Ils ont contribué à la grandeur de la Guinée par son indépendance.
Quelques jours plus tard, après leur avoir arraché la « vérité », ils seront pendus, et la corde leur sera passée au cou par Mamady.
La pendaison
Le camion Zil soviétique sortit du camp Boiro et se dirigea vers Conakry. La nuit était tardive. Les détenus, dans leur bleu de chauffe, menottés, se demandaient bien où on les conduisait. Si c’est pour l’exécution, c’est plutôt vers la banlieue qu’on devrait se diriger. Le camion se gara sous le pont qui passe au-dessus de l’autoroute non loin de Syli-Cinéma. Ils aperçurent les cordes et comprirent aussitôt. Ils ne pouvaient pas savoir qu’ils étaient condamnés par l’Assemblée nationale a être pendus. L’Assemblée nationale, c’est Sékou Touré . Ses membres désignés et non élus devaient simplement ratifier ses diktats. La plupart d’entre eux se sont retrouvés à Boiro après avoir condamné les autres, sans que leur immunité parlementaire soit levée.
On fit monter le premier condamné sur la cabine du camion, on le maintint bon et là-haut, sur le pont, Mamady passa la corde à son cou et commanda au chauffeur :
— En avant
Le détenu se balança au bout de sa corde ; ses soubresauts furent de courte durée. Déjà le camion faisait marche arrière pour se placer exactement sous les cordes déjà préparées là-haut, attachées au garde-fou du pont. Ils étaient quatre à être pendus. Parmi les trois qui restaient, un pleura ; les autres récitaient les versets du Coran. Ils furent tous pendus et Mamady rentra chez lui : il a pu dormir et prendre son petit café le matin, prendre ses enfants dans ses bras, embrasser sa femme comme si de rien n’était.
Sékou, dans son palais, faisait de même. Et tenez-vous bien : à chaque fois qu’il effectue un voyage important à l’extérieur ou qu’une conférence inter-africaine ou internationale a lieu en Guinée, Sékou fait un sacrifice humain.
On a pendu les ministres
Contrairement aux premières exécutions qui eurent lieu en 1959, les femmes et les enfants, ayant pris goût par le nombre de tant d’exécutions depuis, s’amusaient dès le lever du jour à mettre les bâtons dans les culottes des pendus. Ceux-ci passèrent toute la journée là, pour être bien vus. Vous qui êtes en train de me lire, imaginez-vous une fille ou un fils d’un de ces pendus voir non seulement le corps de son père, en bleu de prisonnier, mort enchaîné mais de plus dans la culotte duquel des femmes et des enfants enfoncent, avec des injures, des bâtons ? Cela a bien eu lieu dans la Guinée de Sékou Touré .
Après les quatre pendus de Conakry
Après les quatre pendus de Conakry, chaque fédération devait avoir son pendu. Les détenus à pendre, mercenaires et paisibles citoyens, devaient partir du camp Boiro et du camp Alpha Yaya. A Alpha Yaya, Mamady, aidé de Zézé et de Toya, avait enroulé les pendables dans des fils barbelés pour leur transfert. Proprement embrochés, peu de pendables arrivèrent à destination vivants. Il y a eu des fédérations qui ont pendu tout de même des cadavres ; d’autres qui avaient reçu leurs pendables morts, exigèrent et obtinrent des pendables vivants.
Après les pendaisons, Sékou Touré n’était pas satisfait. Il y avait des têtes sur sa fameuse liste qui non seulement n’étaient pas pendues mais même pas encore arrêtées. Il fallait faire vite, profiter de la chaleur de l’agression, de la compassion du monde entier pour rendre vrai ce qui est faux.
Le monde entier le soutient. N’est-il pas l’agressé ? Sékou, à l’affût dans l’ombre de l’agression, va tuer comme il ne l’a jamais fait depuis 1953. Il va abuser de la bonne foi de l’ONU, de l’OUA, des pays africains et de tous les pays du monde. Ils vont tous le soutenir, lui Sékou, contre les paisibles Guinéens. Les organismes internationaux et tous les pays vont compatir aux maux de Sékou, en lui envoyant des centaines de milliers de dollars et de l’armement supplémentaire. Avec le monde entier à ses côtés, il va, avec ses complices, mâter le peuple de Guinée : il n’y a pas une seule famille guinéenne, de toute ethnie, qui n’ait eu un de ses membres arrêté ou tué dans l’affaire de la « 5ème colonne »18.
Après les pendaisons, Sékou déclara que le dossier de l’agression restait ouvert. Il y eut un certain temps de flottement entre les premières dépositions, les pendaisons dans tout le pays et la naissance de l’expression « 5ème colonne ». En effet, pendant l’agression et même après les pendaisons, on n’employait pas le vocable de « 5ème Colonne » mais celui de « complices » des agresseurs. Il a fallu un temps à Sékou Touré pour enfanter sa « 5ème colonne ». L’accouchement, sans être douloureux, devait tout de même être entouré de secret. Mais tout finit par se savoir. Sékou, Ismaël, Emile Cissé, Siaka et le docteur Kozel, mirent au monde leur terrible enfant qu’ils baptisèrent « 5ème colonne », dans la belle villa de Gemayel (un commerçant libanais), tout près de l’hôtel Camayenne à Conakry.
2
La « Cinquième Colonne »
Emile Cissé, le fils du crime
Le docteur Kozel est un coopérant tchèque, dentiste de son état. Il travaillait à Kankan et connaissait bien Emile Cissé. Depuis l’agression, Emile ne tenait plus en place. Terrible homme de main de Sékou, il se croyait, comme tant d’autres activistes, arrivistes et démagogues, sorti des cuisses du grand Syli 19 . Dans toute la Guinée, Emile Cissé n’avait d’égard que pour Sékou. Je ne parlerai pas de sa vie privée ni de celle de Sékou et de tous les hommes au pouvoir. Je résumerai cependant en disant que leur vie est une orgie. Emile Cissé a fait scandale par sa vie privée à Kankan, Labé, Mamou et à Kindia. Mais ce qui nous intéresse, c’est sa participation historique à l’assassinat des Guinéens sous le haut patronage de Sékou.
Si Sékou est le crime, Emile Cissé est le fils du crime, comme Ismaël Touré est le frère jumeau du crime, comme Siaka Touré est le cousin germain du crime. Emile n’avait pas le côté fourbe de Sékou. Il parlait et agissait sans biaiser, sans crainte aucune : il crève l’oeil de sa victime en ricanant. Et pourtant, pourtant, Emile Cissé est avant tout un artiste et un grand artiste ! Toute la nature de l’artiste est tendue vers la recherche et le partage de la liberté, de la paix, de l’amour, du beau et du bon. Et pourtant, pourtant, de grands artistes sous Sékou ont torturé, tué. Les notes languissantes de Mamady et de Moussa Traoré du Mali me parviennent encore ; les oeuvres artistiques de Kéita Fodéba sont immortelles les ballets et les choeurs d’Emile Cissé sont des chefs d’oeuvre …
Emile Cissé, brillant artiste, romancier et metteur en scène, à la fois clair et profond, a torturé, brûlé, violé, tué.
C’est à Kankan, dans les transes de l’après-agression qu’Emile rencontra son ami Kozel. Ils commentaient cette malheureuse affaire quand Kozel prononça un mot qui a intéressé vivement Emile :
— Ça ressemble à de la 5ème colonne, dit Kozel.
— Qu’est-ce que c’est ? questionna Emile, en le saisissant par le bras.
Alors Kozel entra de plain-pied dans l’historique de la 5ème colonne. L’intérêt d’Emile fut tellement grand qu’il prit l’avion avec son ami pour Conakry. Il fallait vite annoncer la bonne trouvaille à Sékou, la justification légalisée des crimes commis et à commettre : la 5ème colonne. Y aurait-il plus ample motivation, plus éclatante justification ?
Pendant deux mois environ, Kozel dans la cave de Gemayel, ayant l’océan Atlantique à ses pieds, au milieu de tous les vins délicieux du monde, va aider la Révolution de Sékou Touré, non seulement en apprenant à ses élèves ce que c’est que la 5ème colonne, mais aussi comment rendre plus vraisemblable, plus raffinée, la manière de torturer, de dénoncer et de déposer. Tout l’Est, tant décrié pour son mépris des droits de l’homme, va hurler par la seule bouche de ce dentiste slave, un hurlement haut et puissant dans lequel il y aura tout de même des fausses notes. Kozel, dans la cave de la villa Gemayel, écrivait nuit et jour. Pendant qu’on sapait ses vins, Gemmail croupissait à Boiro, à deux cent cinquante mètres de là.
Pour remettre la machine en route après l’élaboration du volumineux dossier de la « 5ème colonne », rien de plus facile. Il suffisait de prendre n’importe quel détenu politique et le passer au tourniquet, ou au pneumatique, ou alors brancher les fameuses petites pinces sur la partie tendre du sexe pour que le pont-levis soit rétabli entre les pendaisons et la suite du procès ; « procès » signifie ici condamnation sans jugement et sans appel. Vous comprenez bien que quand les voleurs ont le pouvoir et qu’ils jugent les volés, ces derniers et leurs biens n’ont aucune chance. Le Comité révolutionnaire n’est, je le répète, qu’un tribunal d’inquisition, sans aucune différence avec les tribunaux moyenâgeux ; à ceci près qu’au Moyen-Age, il n’y avait pas d’électricité. Les cabines techniques comportent des instruments archaïques et modernes de torture.
« Tout le peuple est gendarme »
Vous n’avez sans doute pas oublié que Sékou, par document ultra confidentiel, a demandé aux organismes d’Etat et du Parti, de dresser et de faire parvenir au Comité révolutionnaire, la liste des éléments dits « douteux » pour la Révolution. Je vous ai dit que l’application de cet arrêté fut une hémorragie. Sékou n’était toujours pas satisfait. Il lance le 1er Août 1971, la vaste et douloureuse opération : « tout le peuple est gendarme ». Entre-temps, pour rendre vraisemblable le cas Kozel et son « mémoire » sur la 5ème colonne, avec son accord, il sera dénoncé et incarcéré à Boiro. Lui aussi ne connaissait pas Sékou car il va souffrir, le pauvre.
Jour et nuit, des mois durant, surtout d’août 1971 à février 1972, des convois de camions bondés d’innocents citoyens, arrêtés dans des conditions humiliantes au milieu des leurs, franchissaient les portails des camps Boiro, d’Alpha Yaya, de Kindia et de Kankan. A la fin août 1971, il n’y avait plus de place à Boiro. Depuis janvier 1971 déjà, on avait réquisitionné quatre bâtiments où logeaient les gardes républicains pour en faire des cellules. L’ensemble de ces quatre bâtiments fut appelé « Poste X ». Du « Poste X », on a le bureau du Comité révolutionnaire, la cabine technique en face, et plus bas, à 100 m environ, le fameux « Bloc » du camp Boiro bâti en 1961 par Keita Fodéba.
En août 1971, la commission d’enquête, autrement dit le « Comité révolutionnaire » ne savait plus où donner de la tête. De fin octobre à fin août, plus de 12 000 cadres furent arrêtés. Les cellules qui étaient faites pour recevoir 3 personnes, en reçurent de 9 à 12 et cela c’est au Bloc. Au « Poste X », les cellules n’étant pas d’origine, on entassait de 17 à 40 détenus. Ainsi toute la nuit, on s’arrête ou l’on s’asseoit : impossible de se coucher par manque de place. Ismaël disait aux fédérations zélées :
— Gardez vos « douteux ». Quand la commission aura besoin de quelqu’un, elle ira le chercher.
Si Ismaël était dépassé par l’ampleur des vagues d’arrestations qui s’opéraient dans tout le pays, les militaires, gendarmes, gardes républicains et miliciens qui s’occupent de « loger » et de nourrir les détenus, l’étaient encore davantage. L’effectif prévu avait quintuplé. Le riz ne suffisait plus. De toutes façons le président du Comité révolutionnaire, Ismaël, et le geôlier en chef, Siaka, n’avaient plus la situation en main. Ce qui les intéressait, c’était des cadres à tous les niveaux. Ils étaient tous « pris » et ceux qui devaient être passés par les armes l’avaient été déjà. Quant aux « douteux » inconnus par eux, arrêtés dans les fédérations, sections, comités de base du Parti, comités d’entreprise, comités militaires, ils étaient à la merci des maladies qui ne tuent pas et qui les tuent ici, à la merci de la faim qui les dévore jusqu’à leur dernière fibre mentale avant de les engloutir.
Il fut un moment, en 1974 particulièrement, la mort elle-même ne voulait pas de nous. Nous étions tellement vidés de tout ce qui fait de l’homme homme, que nous achever lui aurait ôté le parfum de sa victoire. Nous faisions pitié aux vers, aux poux même qui ont contribué à nous mettre dans cet état lamentable. Entre nos os et notre peau, la chair avait disparu.
Le Comité révolutionnaire ou la machine à tuer
Le Comité révolutionnaire, pour vite expédier des hommes à la mort, s’est subdivisé en plusieurs sous-comités. Le président de chaque commission a sa liste des détenus à interroger. Chaque sous-comité a son bureau et plusieurs membres. Les présidents des sous-comités connus sont :
- Siaka
- Moussa Diakité
- Keita Mamady
- Emile Cissé
- Kéra Karim… et comme chef d’orchestre
- Ismaël Touré
Collaborent avec la commission, des cadres que le commun des citoyens prend pour des anges. Sékou a toujours associé à ses crimes, d’honnêtes gens dont la plupart, à la longue, y prennent goût, malheureusement.
Des représentants des travailleurs, de l’Armée, de la Jeunesse, des fédérations de la capitale et tous les frères et beaux-frères de Sékou sont membres du Comité révolutionnaire. C’est ainsi que dès après l’agression, Mamady fut membre du Comité révolutionnaire en tant que président du comité d’unité militaire du Bataillon du Quartier Général, mais aussi en sa qualité de membre de la famille de Sékou. Les ressortissants non intelligents de Faranah, de Beyla et de Kankan se croient membres de la famille de Sékou. Depuis Samory, les Kankanais n’aiment pas les Touré. Mais dans le Bureau politique national et dans le Gouvernement, des hommes influents tels que Siaka Touré, Moussa Diakité, Sangaré Toumani, Diané Lansana… sont originaires de Kankan. Ce sont eux qui soutiennent et protègent leurs frères. Et pourtant Sékou a ravagé cette ville de Kankan.
A chaque sous-comité révolutionnaire, est attaché un commissaire ou un inspecteur. Des journalistes, tel que Fodé Bérété, font partie de la commission d’enquête. A sa disposition, le Comité révolutionnaire a le grand fichier soigneusement tenu à jour depuis 1959. Il n’y a pas un seul cadre guinéen de l’intérieur comme de l’extérieur qui ne se trouve sur les fiches de Sékou Touré . L’Etat guinéen de Sékou est un Etat policier. La collecte du renseignement se fait de la base au sommet. Rien ne lui échappe donc. Sa police régulière, la police d’Etat, est de trop. Il peut même la supprimer, la police secrète de Siaka étant la plus forte.
Sur la fiche de chaque cadre sont notés des petits détails de sa vie. Pour rendre vraisemblable la déposition d’un détenu, la commission se sert justement de sa fiche, c’est-à-dire des détails vrais de sa vie. Comment l’opinion ne croirait-elle pas à une telle déposition, si détaillée, de la bouche de l’inculpé ? La Guinée, et cela jusqu’à celle de Diallo Telli en 1976, a toujours cru aux dépositions, partant aux « complots », à la trahison de leurs fils, de leur époux, de leurs frères. Et pour le complot de 1970, l’agression est là pour confirmer la véracité des dépositions.
L’une des méthodes du Comité révolutionnaire est de faire dénoncer quelqu’un par celui qui le connaît le mieux. C’est ainsi qu’on brûlera impitoyablement un fils pour dénoncer son père. C’est ainsi que des amis, des membres d’une même famille, un mari et sa femme, se sont retrouvés à Boiro. Le commissaire Mama Fofana a dénoncé El Hadj Fofana, ancien trésorier du Parti, qui est son oncle, et a dénoncé également le ministre Sagno Mamady et le gouverneur Condé Emile, ses deux grands amis.
L’essentiel est de ne point se retrouver entre les griffes de Sékou, entre les griffes de ses tortionnaires. Ici à Boiro, à Kindia, à Alpha Yaya et à Kankan, des hommes, des femmes ont maudit leur mère et leur père de les avoir mis au monde. Nous avons cherché ici la mort salvatrice pour échapper à la douleur, cette douleur qui vous fait vomir la vie et l’espoir.
Arrestation de l’inspecteur Barry Bobo
Vendredi 3 Septembre 1971, l’inspecteur de police Barry Bobo fut arrêté. Il revenait d’une mission d’Etat effectuée à Koundara, à la frontière du Sénégal. C’est à 17 h 55 qu’il pénétra chez lui. Au salon, il trouva son beau-frère Mouctar et sa fillette Hawa âgée de 3 ans et demi. Sa femme était en réunion. Le beau-frère avait la mine plutôt cramoisie. Sans tarder, il lui dit en tendant le journal Horoya :
— Tu es dénoncé par Oury Misikoun.
L’inspecteur, en tremblant, prit le journal. Il regarda la photo de son dénonciateur et lut. Il oublia sur le champ la grande fatigue emmagasinée de Koundara à Conakry. Son coeur battait. Lui qui était de la Sécurité savait, peut-être pas tout, mais il savait. Il savait que c’était faux, parce qu’il n’était mêlé à rien. Mais il savait aussi qu’on ne l’avait pas dénoncé pour rien, qu’il allait être sans aucun doute un tout petit pignon de l’effroyable engrenage, sachant que dans ce régime, et particulièrement dans cette sale affaire de la « 5ème colonne », l’on vous condamne sans vous juger. Etre simplement dénoncé, c’est aller tout droit à Boiro. Boiro ! Ah ! Bon Dieu !
L’inspecteur entreprit de se déchausser. Je dis « entreprit », parce qu’il y mit du temps. Il dénouait et renouait ses lacets sans s’en rendre compte. Au bout d’un certain temps, n’y parvenant pas, il força. Un lacet craqua, celui de la chaussure du pied droit. Il l’ôta, cette chaussure. La chaussette qui puait était prise de transes. En transe également, il ne parvint guère à vaincre le lacet de la chaussure du pied gauche. Il resta ainsi un moment, un pied nu, l’autre chaussé. La petite Hawa alla dans la chambre de son père chercher les repose-pieds 20. C’est au moment précis où la fillette pénétrait dans le salon, venant de la chambre avec les repose-pieds, que quelques membres du comité du Parti, comité du quartier dans lequel vivait l’inspecteur, y pénétrèrent aussi par la grande porte. Parmi eux, il y avait évidemment les fidèles miliciens en armes.
— Venez-vous m’arrêter ?
—- Oui ! au nom de la Révolution, on vous arrête.
— Pouvez-vous attendre que ma femme arrive ?
— Non ! Inutile. Nous étions ensemble à la réunion au comité. Nous l’avons avisée ; elle sait. Partons !
— Attendez ! Attendez que je téléphone au ministre de l’Intérieur, Moussa Diakité, qui m’a envoyé en mission. Est-ce que je peux ?
— Téléphonez, Inspecteur
— Merci. Allô ! C’est le Ministre ?
— Oui.
— Inspecteur Barry à l’appareil, camarade Ministre. Je viens de rentrer de mission. J’ai dans mon salon, des gens du Comité qui, il parait, ont reçu l’ordre de m’arrêter. Que dois-je faire ?
— Vous mettre à leur disposition.
Le ministre raccrocha. L’inspecteur, lui, ne le put tout de suite. Les miliciens étaient en position de tir à la porte d’entrée et devant les fenêtres du salon. L’Inspecteur regardait sa fillette qui, rieuse à l’arrivée de son père, avait changé de mine, effrayée peut-être par la scène et certainement par la vue de PM-AK.
— Mange au moins, mon frère ! dit Mouctar au mari de sa soeur.
— J’ai faim aussi, papa.
L’inspecteur Bobo se mit à table avec sa fillette sur les jambes. Il la servait quand son épouse entra. Sans s’arrêter, sans saluer son mari qu’elle n’avait pas vu depuis deux mois, elle fila dans sa chambre où elle éclata en sanglots, s’arrachant les cheveux, se roulant par terre.
— Papa ! Où vas-tu encore ? demanda la petite Hawa qui avait passé ses petits bras autour du cou de son père, sa joue collée à celle de son papa chéri. Elle ne pleurait pas mais l’étreignait de toutes ses faibles forces.
Le père arriva péniblement à se défaire du chaud collier de bras de sa fillette pour aller relever sa femme. Il la secoua énergiquement ; elle hurlait à présent. Il continua à la secouer pour la faire taire. Les miliciens et les responsables du comité observaient cette scène avec indifférence, l’air plutôt pressé. La femme se tut un moment, yeux fixes, bouche ouverte, rouge comme une tomate, les habits déchirés, les cheveux fous.
— Ecoute ! Ecoute-moi bien. Je te confie ma mère et mes enfants et retiens ceci : si ceux qui m’arrêtent sont impartiaux et justes, ils me relâcheront vite, mais si toutefois je ne revenais jamais, éduque bien mes enfants et apprends leur que leur père avait été accusé…
L’inspecteur Barry Bobo, arrêté le 3 septembre 1971, ne fut libéré qu’en 1975 et n’a pu revoir ses enfants qu’en 1978 ; ils étaient avec leur mère qui avait fui le cauchemar sékoutouréen pour se réfugier à Dakar, au Sénégal. Le pire est que, même après la libération de son mari, l’épouse traumatisée n’a jamais plus voulu retourner en Guinée. Ce fut le divorce.
J’ai oublié de préciser qu’à Boiro, l’inspecteur Barry Bobo a été interrogé par son ministre, celui de l’Intérieur et de la Sécurité.
Les amis utiles
Sékou aimait quelqu’un tant qu’il pouvait lui être utile dans sa politique, mais au fond, il n’avait confiance en personne. Je connais plusieurs de ses amis « utiles » tel que Tibou Tounkara pour ne citer que celui-là. Tibou avait un amour fou et une confiance aveugle en Sékou. Sa fidélité à cet homme était sans faille. En 1964, alors Ambassadeur de Guinée au Sénégal, Tibou, lors d’une conférence le 25 février 1964 à l’ambassade, déclarait : « Si un jour un malheur devait arriver à Sékou Touré, et que ma personne puisse servir de sacrifice pour le sauver, je prie Dieu qu’il en soit ainsi ». Dieu exauça cette prière de Tibou que Sékou « prit » et sacrifia en souriant de son sourire beau et charmant d’un saint, un saint macabre. Tibou était amoureux de Sékou, comme beaucoup d’autres.
Mais Sékou ne trahissait que lorsqu’il savait que vous l’aimiez. Le génie du mal, par sincérité ironique ou par finesse de son art ou de sa nature, accordait souvent aux individus ce qu’il refusait aux nations. C’est ainsi que l’ambassadeur français André Lewin pouvait obtenir de lui, ce que la grande nation française ne pouvait.
C’est ainsi que j’appelle ici « utiles » ceux qui l’aimeront et le soutiendront jusque dans la tombe, tombe creusée par leur grand ami Sékou. Désarmés par cet amour du grand homme, ils ne se méfièrent point et, trahis, ils furent tous pris, humiliés, volés ou tués par lui. Sékou ne craignait et souventes fois n’épargnait que ceux qui ne le craignaient point. C’est l’ignorance de la psychologie du chef qui perd la plupart des sujets : le chef n’a pas d’ami, il n’a pas d’épouse, ni d’enfant, ni père ni mère. Le chef n’aime personne. Le chef n’aime que le pouvoir et le pouvoir seul.
3
Dans l’enfer du Camp Boiro
Diallo : entre la Bible, le Coran et la Douleur
Diallo avait les mains liées jusqu’aux coudes ainsi que ses chevilles. Deux gardes le maintenaient à genoux sur des morceaux de briques réfractaires soigneusement disposés sur le ciment. Les tessons de briques lui avaient lacéré la peau au niveau des genoux et fouillaient sa chair. C’est la sixième séance, c’est-à-dire six jours que, sans boire ni manger, Diallo passe à l’interrogatoire. Comme il a refusé de reconnaître ce qu’on veut lui faire reconnaître, c’est-à-dire comme il refuse « d’aider la Révolution », eh bien, la cabine technique l’aidera à aider la Révolution !
Diallo en était à son sixième jour de torture. Il se sentait perdu mais tenait ferme. C’est comme si une force extérieure lui intimait de ne rien dire, mais il n’en pouvait plus : quatre jours de diète d’accueil sans eau sans nourriture, six jours d’interrogatoire aussi sans boire ni manger, au total dix jours de super enfer ; il n’en pouvait plus vraiment. Depuis le deuxième jour de l’interrogatoire, on ramène Diallo toujours évanoui dans sa cellule. Parfois il revenait à lui et se retrouvait encore ligoté. Le fil électrique pénétrait sa chair et s’y perdait ; alors il se remettait à hurler sans larmes, une sorte de colle épaisse engluait sa langue et sa gorge.
Après cette sixième séance, revenu à lui, il fit une prière d’adieu :
— Je préfère mourir, mon Dieu ! Rappelle-moi à Toi, ne me laisse pas plus longtemps dans les mains de ces bourreaux qui ne Te connaissent pas. Tu m’as donné le courage jusqu’à ce jour mais je ne tiens plus à vivre. La mort vaut mieux. J’ai en ce moment plus de courage pour mourir que de voir de mes yeux mes tortionnaires. Tu sais bien, mon Dieu, que je ne peux pas dénoncer tous ceux qu’ils m’ont donné à dénoncer. Ils sont innocents comme moi, tu le sais. Rappelle-moi à Toi ce soir, parce que je ne veux pas aller demain dans la cabine technique.
Ainsi pria Diallo. Sa cellule, comme par hasard, se trouvait entre « la Bible » et « le Coran » : à sa gauche, la cellule 65 est occupée par Monseigneur Tchidimbo, archevêque de Conakry, transféré de la prison de Alpha Yaya à celle de Boiro ; à sa droite, c’est la cellule de El Hadj Fofana, la cellule 67. Nous sommes au « Bloc » et non au « Poste X ». Au moment où Diallo faisait sa prière, il pleuvait légèrement. Nous sommes en juillet 1971, le 22 exactement. Diallo est ingénieur agronome. Les murs de sa cellule sont plutôt nus pour ne pas dire lisses. Pas de traces de lichens, à plus forte raison d’un pot de fleurs. Il aurait aimé plonger son nez dans les dessous d’une tulipe pour sentir autre chose que l’odeur du sang et celle de la profondeur des entrailles remuées, tripotées par l’aveugle douleur ou la psychose de la prochaine douleur.
Diallo, couché sur le dos, meurtri, les genoux lacérés par les brisures de briques, se tourna vers « la Bible » et posa la question qui le tenaillait depuis le troisième jour de son interrogatoire.
— Monseigneur ! Monseigneur ! appela faiblement Diallo.
— Oui, mon fils.
— Demain je passe pour la septième fois dans la cabine. Dois-je mentir sur ceux qu’on me demande de faire venir ou accepter de mourir sous la torture ?
— Sauvez, sauvez mon fils, votre âme, selon vos moyens. Acceptez ce que ces gens vous demandent.
— Même en mentant ?
— Même en mentant, mon fils. Vous ne mentez pas librement, vous êtes à leur merci. Ce sont des bourreaux. Dieu est seul juge de vos décisions, mon fils, mais vous devez sauvez l’âme qu’Il vous a confiée. Courage, mon fils.
— Merci, Monseigneur
Diallo n’était pas satisfait. Il se tourna alors vers « le Coran ». El Hadj Fofana, comme l’archevêque de Conakry, ne dormait pas. Il priait. Il était trois heures du matin. Diallo l’appela faiblement.
— El Hadj ?
— Oui, mon enfant
— Je dois…
— J’ai suivi mon enfant. Ce que Monseigneur t’a dit, c’est ce que je vais te répéter : l’âme est à Dieu, Il nous l’a confiée. Nous devons la protéger à tout prix. Si tu perds ton âme en refusant de parler, tu en rendras compte demain à Dieu. Lis donc ce qu’ils t’ont donné à lire et libère ton âme. Demain la vérité éclatera. Dieu est avec nous ici. On nous torture sous Ses yeux. Demain, ceux qu’on te demande de faire venir sauront que tu étais réduit à ta simple expression pour le faire et ils ne t’en voudront pas. D’ailleurs ils seront arrêtés et eux aussi passeront dans la même cabine technique et en feront venir d’autres. C’est un processus ininterrompu. Dieu seul nous sauvera et sauvera ce pays. Tu as compris, mon fils ?
Aucune réponse. Diallo pleurait. Ainsi, il va faire venir ses amis, ses frères innocents qui ne se doutent de rien.
— Tu as compris, mon enfant ?
Diallo se moucha. El Hadj Fofana comprit qu’il pleurait.
La pluie avait cessé de tomber. Le camp était très calme. Il faisait chaud dans les cellules. Les 3, 20m du mur de l’enceinte de la prison, arrêtait l’air qui venait de l’océan Atlantique tout proche. Tout le Bloc se trouve dans cette cuvette. La corniche passe derrière l’enceinte. Cette enceinte de la prison se trouve dans celle de tout le camp de la Garde républicaine.
J’ai dit que toute la Guinée de Sékou Touré est une vaste prison qui est plus que l’enfer. Le détenu politique guinéen se trouve par conséquent au coeur de quatre enceintes concentriques : l’enceinte autour du pays, l’enceinte du camp Boiro, l’enceinte du Bloc et sa cellule. Toute communication ici est interdite. Des familles attendent pendant dix à douze ans sans savoir ce que sont devenus les leurs. Les épouses des arrêtés de 1969, ceux du « groupe de Kaman-Fodéba », attendent toujours, sans possibilité de se remarier. Le secret à Boiro est gardé par quatre forteresses, et quiconque viole ce secret est tué. Siaka seul peut pénétrer dans l’un de ces camps de concentration de Sékou.
Un jour, en l’absence de Siaka, Marcel Bama Mato, ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, franchit le portail du « Bloc ». Sékou l’apprit et se mit en colère ; criant sur Siaka, il lui dit :
— « Pourquoi tu ne l’as pas bouclé ? Tu as eu tort de le laisser sortir de là ».
Même Ismaël, président du Comité révolutionnaire, ne met pas les pieds au « Bloc ». Siaka seul a cette prérogative.
Le lendemain à 20 heures, on ne vint point chercher Diallo pour la cabine. Il a passé le reste de la nuit et toute la journée qui suivit à méditer sur les conseils des porte-paroles de l’Eglise et de la Mosquée. Il finit par prendre son parti :
— J’opte pour la mort mais je ne dénoncerai personne.
Toujours est-il que le surlendemain, on ne vint point le chercher. On lui apporta même, contre toute attente, un peu de quinquéliba 21 chaud. Monseigneur Tchidimbo et El Hadj Fofana faisaient désormais attention à leur « enfant » d’à côté. Tous deux prêtaient l’oreille pour savoir si l’on ne venait pas le chercher.
— Mon fils !
— Oui, Monseigneur
— Ils ne sont pas venus
— Pas encore.
— Je crois que tu es sauvé, mon fils.
— Moi je ne crois plus en rien. Je n’ai plus foi qu’en la douleur, oui à l’étrange douleur qui perce ma peau, suce mon sang, mange ma chair, broie mes os et aspire ma moelle avec plaisir…
— Espère ! mon fils.
— En quoi, Monseigneur ?
— A l’Espérance.
— Je vous dis, Monseigneur, que je ne crois plus en rien sinon qu’en la douleur. Si les gardes ne sont pas venus hier, s’ils ne viennent pas aujourd’hui, eh ! bien, demain c’est sûr qu’ils viendront. Votre Espérance, elle, ne sera pas au rendez-vous.
— Ne blasphème pas, Diallo. Dieu est avec toi mais tu l’ignores. Ne sois pas ingrat à Son endroit. Ne perds pas ta foi parce qu’on t’a percé la peau et…
— Et on a mis le courant sur mon sexe et je pisse du sang en ce moment. Ça ne vous dit rien ?
— Tout cela est peu de choses.
— C’est peu de choses, El Hadj ? (El Hadj Fofana qui suivait la conversation entre le Rosaire et la Douleur, était intervenu en demandant à Diallo de ne pas blasphémer).
— Oui, Diallo ! C’est peu de choses, puisque, toi, tu respires après 6 jours de cabine, après 10 jours de Diète Noire. Tu sais combien de camarades sont morts dans la cabine ? Tu viens d’arriver mon fils. Je répète que Dieu est avec toi. La preuve est qu’Il t’a donné le courage de tenir ferme et de respirer dans ton enfer. A Monseigneur et à moi il n’a pas donné la moitié de ton courage. Dès que j’ai vu la cabine, j’ai « prié » Allah Le Tout-Puissant et j’ai préféré lire ce qu’ils ont écrit plutôt que de souffrir inutilement. Il est vrai que j’ai eu la chance d’avoir le docteur Kéita Ousmane à côté de ma première cellule. C’est lui qui m’a conseillé de ne même pas essayer de résister, mais de reconnaître vite ce qu’ils veulent bien me reprocher. Keita Ousmane a passé 10 fois dans la cabine technique. Monseigneur Tchidimbo, lui, a failli avaler son rosaire au camp Alpha Yaya. Il est tombé dans les mains de Toya et de Zézé, là-bas. Tu as cru, continue à croire en Dieu. Nous sommes là par Sa volonté, te dis-je, et Lui seul peut nous sortir d’ici… Chut ! J’entends les pas d’un garde.
El Hadj Fofana se tut. Diallo était toujours étendu sur le dos, les bras croisés sous sa tête. Il fixait le plafond et prêtait l’oreille. Son sang se vidait lentement par son sexe. On prête toujours l’oreille à Boiro et on suit tout ce qui se passe à l’intérieur du camp, et cela nuit et jour. Si les détenus sortent d’ici avec leur vue aux trois-quarts détruite, ce n’est pas dû seulement à la sous-alimentation ou à l’obscurité permanente dans les cellules, mais aussi parce que nous regardons par les fentes ou par le bas de la porte. Cela grille la vue.
Le garde passa devant la cellule de Diallo, ouvrit le portillon et tomba dans le petit espace entre le portail du « Bloc » et les bâtiments de l’enfer.
Le Bloc
Le « Bloc » occupe une superficie d’un hectare environ. Il y a trois rangées de deux bâtiments, chaque bâtiment mesurant 35 m. Franchissez le portail : à votre gauche, c’est le poste de garde et l’infirmerie. L’infirmerie se trouve dans une petite pièce de la salle de garde. De l’infirmerie, vous avez devant vous les fameux bâtiments de la mort aux portes métalliques. Derrière ces deux bâtiments, il y a un grand jardin qui donnerait sur la plage, s’il n’y avait pas le haut mur. Côté jardin, entre les deux bâtiments de la mort, se trouve aménagée une douche commune, douche faite par les détenus eux-mêmes. Gravé dans le ciment de cette douche en plein air, on peut lire, écrit par Maurice Colle: « L’ECOLE DE LA VIE ».
De 1970 à 1976, chaque détenu avait droit à une douche tous les 3 mois. C’est à partir de 1977, qu’à tour de rôle, on pouvait se laver une fois par mois. Entre le dernier bâtiment aux portes métalliques et le dernier bâtiment de la rangée du centre, il y a les WC. Le détenu, jusqu’en 1977, n’allait pas dans ce WC. Nous avons pour nos besoins diurnes et nocturnes, des pots de nuit chinois, à raison d’un pot par cellule, pot qu’on vide à 4 heures du matin, cellule par cellule. Derrière ce WC commun, dans le Jardin, se trouve le « puits perdu » vidé de temps en temps par les pompiers dont le camion ne rentre pas dans le « Bloc », mais reste dans la ruelle séparant le mur de Boiro de la maison de Siaka et du dancing « Le Palmier ». Un trou est spécialement aménagé dans le mur pour laisser passer le tuyau aspirateur du camion des pompiers.
C’est à partir de 1975 qu’on a commencé à faire de la salade et des aubergines au « Bloc ». Il y a également les cochons de Siaka et du chef de poste central, Condé Fadama, que nous élevons. Nous élevons aussi les canards et les poulets du dernier homme de garde venu.
Ce qui frappe le nouveau détenu ayant pénétré dans le « Bloc », c’est le silence. Ici, non seulement le silence est de rigueur, mais il chante, il chante de joie d’être seul à parler. Oui, ici le silence parle et parle éloquemment. Diallo a eu la chance d’avoir conversé avec Monseigneur Tchidimbo et El Hadj Fofana, à l’époque. Quand on vous prend en train de communiquer avec la cellule voisine, c’est 4 jours de diète noire pour chacun. Mais la raison profonde, viscérale du silence chanteur de Boiro, est qu’il suffit à un détenu qui n’a pas fini de déposer, ou qui n’est pas encore interrogé, d’entendre votre nom pour qu’il s’en souvienne et le porte, s’il le veut, dans sa déposition, aggravant ainsi votre « cas ». Entre ces murs, porter son nom de baptême devient, ainsi, mortel. On le rejette avec plaisir et raison. Non seulement on cache son vrai nom aux autres détenus, mais aussi aux gardes, aux geôliers, surtout lorsqu’on est officier ou haut cadre. Les officiers et les hauts cadres sont « succulents » pour les meurtriers. Ils ne sortent de ces murs hauts et froids que par un hasard. A Boiro, entre 1971 et 1978, dès que vous appelez un détenu par son nom de baptême, il se fâche.
« Le Rosaire » et « le Chapelet » finirent par avoir raison . Diallo ne passa plus à la cabine, mais il purgea tout de même 8 ans de prison.
Un filet de pêche sur la Guinée
Je vous ai parlé du silence joyeux, dévoreur, des camps de la mort de Sékou Touré . Ces camps ont aussi leurs ténèbres, des ténèbres lourdes qui trouent la nuit comme le soleil perce le jour. Vous vous souvenez du 1er août 1971. Si vous l’avez oublié, sachez que c’est à partir de ce jour-là que « l’Eléphant 22 pêcheur » a lancé son fameux « tout le peuple est gendarme », véritable filet de pêche jeté sur toute la Guinée : et chacun a pêché son poisson, même l’homme de la rue. La pêche fut bonne pour les pêcheurs mais funeste pour le pays.
Ce n’est donc pas seulement dans les cellules des prisons que les ténèbres trouaient la nuit, lourd manteau comme tombé du ciel qui recouvrait ma belle Guinée entièrement, pesant de tout son poids maléfique sur les êtres et sur les choses. La terreur noire, l’angoisse permanente, l’affolement ivre, le désarroi larmoyant, la misère rouge, la peur ailée, enfin toutes les horreurs de la vie et du monde, tombaient par nappes incendiaires sur la douce et paisible Guinée.
L’arrestation d’El Hadj Fofana a failli se transformer en émeute. Les Soussous étaient excédés. Sékou les connaît trop bien, comme il connaît parfaitement les réactions de chaque ethnie. Si les Soussous se révoltent, ils vont jusqu’au bout. Pour arrêter leurs plus hauts cadres politiques, Bangoura Kassory et Bangoura Karim, ministre des transports, ex-ambassadeur de la Guinée aux Etats-Unis, il fallait non seulement changer de politique mais aussi de tactique et, pour cela, le Félin de Guinée va, une fois de plus, se jouer de tout le peuple, en se jouant des Soussous.
En lançant son « tout le peuple est gendarme » le 1er août 1971, ce n’est plus son Comité révolutionnaire basé à Boiro qui procédera désormais aux arrestations des dénoncés, mais le peuple. C’est non seulement l’homme de la rue qui va se jeter sur un dénoncé pour le traîner à Boiro, mais chacun, devenu gendarme, arrête qui il veut selon sa force physique ou selon la force de sa traîtrise, de son mensonge, de sa méchanceté, de sa bêtise. N’importe qui arrêtant n’importe qui, n’importe quand et n’importe où. Vous imaginez aisément la sainte, douloureuse, poignante pagaille dans tout le pays. Cette pêche en eau claire commencée le 1er août 1971, se poursuit encore.
Bangoura Kassory, ambassadeur itinérant, ministre de la Justice et Bangoura Karim, seront arrêtés dès le 1er et le 2 août 1971. Il n’y eut aucune réaction des Soussous. Les gros poissons pris, on racla les tout petits sans oublier les écrevisses et les crabes. Et c’est là justement où le bât a blessé, dans cette affaire de la « 5ème colonne ». L’entendement humain peut concevoir l’arrestation d’un cadre, d’un mini-cadre, et même d’un danseur populaire, mais l’hypersensibilité à l’injustice est à son paroxysme quand Sékou entasse dans ses prisons, de paisibles paysans, des enfants de 12 à 14 ans, de pauvres femmes illettrées, des anonymes, oui tous des anonymes dont la plupart ne l’ont jamais vu, dont la plupart ne connaissaient même pas Conakry, la capitale de leur pays … Dieu ! Et ces vieillards de 70, 80 ans sur la barbe desquels on mettait le feu, dans la cabine technique, barbe qui brûlait jusqu’à la racine de l’âge, jusqu’à la racine de la vie ! Et ces femmes qui ont tant dansé, tant chanté pour lui, qu’on torture dans leur intimité, dans l’intimité de l’humanité génératrice, comme on l’a fait à Saran, à Kankan ! Saran, vous vous en souvenez ? C’est tout au début de notre témoignage ; et Saran aussi, un jour, témoignera car elle a pu sortir de l’enfer de Boiro.
Camara Mamadou Saliou
L’adjudant-chef Camara Mamadou Saliou se leva brusquement, son poste transistor à la main. Il resta un moment au garde-à-vous. Tout son corps frémissait d’émotion, disons plutôt de colère, d’indignation. Ce qui se passait de douloureux dans son âme, se lisait aisément sur son visage plutôt beau. Ses yeux dilatés étaient fixes, injectés de sang. Sa femme malienne, Oumou Traoré, sortit d’une chambre et tomba en arrêt devant l’état décomposé de son cher mari. Ce dernier qui avait le petit poste en main, le tendit à sa femme. Il pleurait, et elle comprit. A ces moments de terreur généralisée, le Guinéen, surtout la Guinéenne, comprend vite.
On ne sait comment, son pagne du dessus se détacha et tomba ; elle resta dans son petit pagne multicolore comme en portent souvent les femmes africaines. Elle se mit à trembler puis à pleurer à son tour. Ce qui se passa ensuite en elle, confions-le à la pudeur et passons.
— C’est Ouri Misikoun qui m’a dénoncé. Je vais tout de suite à Conakry, fais ma valise.
— Mange au moins , le repas est sur la table.
— Manger ?
On était au salon. L’adjudant-chef Saliou prit sa casquette de gendarme. Il était chef de brigade de la gendarmerie à Boké. Boké est au nord-ouest de la Guinée. L’adjudant-chef se dirigea vers la sortie. Son épouse réussit à bouger enfin, elle lui barra la route, se jeta à ses pieds qu’elle ne lâcha point. L’adjudant-chef tenta de se dégager et ne réussit pas. Les enfants étaient à l’école. Ils étaient seulement deux à la maison. Oumou, tout en tenant les pieds de son mari, se roulait par terre en sanglotant. Elle était toujours en petit pagne.
— Mange au moins ! mange au moins ! En Guinée, il n’y a pas de « petit événement ». Tout prend de l’importance, mange au moins, oncle 23.
Il ne répondit pas, il s’arracha à elle violemment et sortit, sans manger, sans aucun effet personnel. Elle courut derrière lui quelques mètres puis s’arrêta, se rendant compte qu’elle n’était pas en tenue correcte. Elle retourna vite prendre son pagne et quand elle revint, son mari, comme un fou, courait en direction de la gare-voitures. Elle s’arrêta alors et dans son geste de femme éplorée, elle tomba à genoux et se mit à cogner son front contre le sol. Elle voyait ainsi son mari partir pour ne plus jamais revenir.
— S’il avait au moins mangé ! dit-elle à ceux qui étaient venus la relever.
Cette scène a eu des milliers de soeurs jumelles en Guinée, entre novembre 1970 et septembre 1975. Et dire que l’adjudant-chef Mamadou Saliou n’avait pas été « pêché », pêché par le Comité révolutionnaire ou par le commun des mortels devenu « gendarme ». Les scènes de « pêche » dans les familles, en présence de l’épouse et des enfants, ont arraché à Dieu Lui-même des larmes chaudes.
Généralement les pêcheurs, s’ils sont du Comité révolutionnaire, agissent la nuit, à partir de 1 heure du matin jusqu’à 4 heures du matin.
Arrestation de Kassoum Traoré
Et c’est à 2 heures du matin que l’adjudant-chef Kassoum Traoré, arriva à Boiro, au Poste X, le 23 août 1971. La jeep militaire se gara devant la porte n° 5 du Poste X. Le capitaine Kouyaté Lamine, que vous connaissez maintenant, était au volant.
— On m’a ordonné de te déposer à Boiro, a-t-il dit à Kassoum.
— Mais pourquoi, mon capitaine ?
— Je n’en sais rien Kassoum, je t’assure. Je ne sais pas du tout ce qu’on peut te reprocher.
— Moi je sais. Je l’ai su dès qu’on a arrêté le général Kéita Noumandian. Vous le savez mieux que moi, mon capitaine, dès qu’on arrête votre ami ou quelqu’un que vous fréquentiez, il faut être prêt pour Boiro.
— Ça, je le sais Kassoum. C’est peut-être ça, mais sait-on jamais ? Que Dieu vous protège
— Mais vous qui me connaissez assez bien, mon capitaine, faites quelque chose pour moi ! Nous avons créé l’Armée guinéenne ensemble. Nous avons servi plus de 10 ans ensemble au camp Samory, et actuellement je suis sous vos ordres dans la Compagnie de sécurité de la Présidence ; vous êtes l’aide de camp du Président, vous me déposez dans les mains de ces gens qui n’ont pas peur de Dieu, qui n’aiment surtout pas les militaires ; faites quelque chose pour moi mon capitaine ! J’ai des enfants en bas âge, j’ai trop souffert dans ma vie, vous le savez. J’ai…
— J’essayerai, Kassoum, mais je ne vous promets rien de sûr, car c’est trop compliqué. C’est plus compliqué que tu ne le penses.
— Mais pas tellement compliqué pour vous ! Vous les connaissez très bien, ces gens de la Commission, ce sont vos collègues, vous étiez à Kankan, vous…
— Je dis que je ferai quelque chose pour toi ; peut-être que c’est pour un simple renseignement.
— Je sais que je suis perdu, mon capitaine.
— Ne dis pas ça. Sois courageux.
— Courageux ? Vous savez qu’aucun militaire n’est ressorti d’ici.
— Voilà, nous sommes arrivés, Kassoum. Tu as toujours été un bon soldat. Je passerai le matin me renseigner auprès de Siaka pour savoir ce qu’on te reproche.
Cette conversation entre le capitaine et son adjudant-chef, commencée dès la sortie du Palais présidentiel, s’acheva devant la porte n° 5 du Poste X. Kassoum Traoré ne resta pas très longtemps à Boiro. Il mourut de tuberculose le 12 avril 1974. En 1976, comme je vous l’ai déjà dit, son capitaine, le tortionnaire de Saran et du commandant Zoumanigui, pour ne citer que ces deux-là, fut arrêté avec Diallo Telli et mourut de mort atroce : 17 jours de diète noire.
Au Poste X, la cellule des officiers
Mais revenons à Kassoum Traoré — comme il devait me raconter en détail sa vie pendant notre commune détention, entre août 1971 et avril 1974, disons qu’il n’a pas du tout connu le vrai bonheur.
Il était donc deux heures du matin quand la jeep transportant Kassoum se gara devant la porte n° 5 du Poste X. Rappelez-vous le Poste X. Je vous l’ai déjà situé sommairement. C’est l’ensemble de quatre grands logements pour familles des gardes républicains, dans l’enceinte du camp Boiro, à 15 mètres des bureaux du Comité révolutionnaire et à 20 mètres de la fameuse « cabine technique ». A cause du surnombre des détenus au Bloc, on a évacué ces quatre bâtiments pour en faire des cellules. Ici, les portes ne sont pas en fer ; les cellules, naguère chambres à coucher des gardes républicains, sont vastes. Le plafond est bas et à la place des fenêtres, on a monté des briques en ciment en laissant tout juste vers le haut, une fente de 2 cm de largeur pour la prise d’air. Les appartements de quatre chambres qui se font vis-à-vis, sont appelés « portes » et numérotés de 1 à 7. Vous entrez dans un appartement et vous êtes au préau, espace entre les quatre chambres se faisant vis-à-vis. A la « porte 5 » se trouve une cellule spéciale dite « cellule des officiers ». En 1971, elle se trouva en deuxième position après celle de Jean-Paul Alata 24 qui se trouvait à l’entrée à votre gauche.
En ce mois d’août 1971, dans la « cellule des officiers », il y avait le commandant Kourouma Soma qui commandait le camp Samory au moment de l’agression. C’est lui qui avait dit, lors de la réunion des officiers de la garnison de Conakry, de se rassembler à la place d’armes au premier coup de feu des agresseurs. Vous n’avez pas oublié le carnage qui résulta d’une disposition aussi idiote. Mais était-elle vraiment idiote ? L’ennemi n’en était-il pas clairement informé ? Il l’était. Pourquoi, Sékou qui a annoncé à la face du monde, au Palais du Peuple, que la Guinée allait être agressée, n’a-t-il pas cru nécessaire de donner des armes à ses soldats ? Les armes étaient toutes graissées dans des caisses scellées. C’est pour dire en un mot que les dispositions de « défense » prises par l’état-major de l’époque n’étaient pas tellement bêtes. La trahison à l’égard d’Amilcar Cabral se précise ici…
Il y avait également dans cette cellule les lieutenants Boubacar N’Diagne, Traoré Mohamed, Diallo Youssouf, l’adjudant Bafodé et le capitaine Camara Kaba 41 …
Les brodequins résonnèrent au préau. Nous ne dormions pas. On ne dort pas à Boiro, surtout quand la commission travaille. Les râles de bête qu’on égorge tout près de la cabine technique, vous font penser à votre tour de passer. Comment dormir dans ce cas ? Les brodequins s’arrêtèrent devant notre porte. Le guetteur, l’un de nous, par manque de fente dans la porte, était à plat ventre. Il ne pouvait apercevoir que les brodequins. Nous étions tous assis, à nos places, à même le sol. Vient-on chercher l’un de nous pour l’abattoir ou alors est-ce un nouvel arrivant ? On ne sait. Mais nous le sûmes bientôt. La porte par derrière s’ouvrit brusquement et l’on jeta dans la cellule un homme. Nous ne le reconnûmes pas tout de suite. Lui non plus ne pouvait nous voir dans la pénombre. Après un moment, je m’écriai :
— Kassoum ?
— C’est qui ?
Je lui dis mon nom ; les autres officiers également l’appelèrent. Nous nous présentâmes à lui un à un comme pour l’encourager et lui souhaiter la bienvenue. Il fallait lui faire une place parmi nous. En attendant, il n’en avait pas. Il était assis par terre, ses bras entourant ses genoux. Il nous regarda tour à tour et dit :
— C’est impossible ! Tu es là aussi « 41 » ? C’est pas possible ! Toi ?
— Eh ! bien, oui ! je suis là aussi.
Les gens ne sont pas au courant de ton arrestation. On te croit toujours en mission au Fouta.
— Et voilà ! elle se termine ici, à Boiro, ma mission.
— Traoré Mohamed, avec ses genoux osseux, déplia ses longues jambes et dit
— Ça ne va plus ! un Kassoum aussi ?
— Rien ne va plus, mes frères, dit le commandant Soma.
— Qui t’a dénoncé, Kassoum ? demanda le lieutenant N’Diagne.
— Je n’ai pas entendu mon nom à la radio. C’est le capitaine Kouyaté Lamine qui vient de me déposer sur ordre de Siaka, il paraît. Et vous, mon capitaine « 41 », qui vous a amené ici ?
— Tu ne suis pas toutes les dépositions, toi, Kassoum. C’est le commissaire Mama Fofana qui l’a dénoncé en même temps que le ministre Sagno Mamady, répondit le lieutenant Youssouf.
— Mama Fofana a simplement dit que « 41 » est l’un des officiers privilégiés de Sagno Mamady, poursuivit l’adjudant Bafodé Bangoura.
— Cela vaut-il vraiment Boiro ? questionna Kassoum. C’est donc sûr : je suis là aussi à cause du général Noumandian. Je suis son homme à tout faire en tant qu’adjudant de compagnie. Kaba « 41 » est attaché militaire au cabinet du ministre Sagno. Je comprends maintenant. Mais ce que je ne comprends pas, c’est que le général ne parle pas de moi dans sa déposition.
Kassoum se tut, baissa longuement la tête. Il n’avait pas encore eu sa place. Il fallait se serrer pour en trouver. Nous étions couchés, comme des circoncis, en deux rangées, face à face, pieds contre pieds et nos têtes contre le mur. Kassoum trouva une place dans la première rangée, près du lieutenant Traoré Mohamed, à droite, en entrant dans notre cellule. Je l’avais aussi en face de moi.
La même nuit, on jeta dans nos cellules :
- le commissaire Diallo Aliou
- Moustapha Chaloub (commerçant libanais)
- Sylla Mamadou dit « SM »
- Touré Alfadio de la Justice
tous dénoncés par Alata. Ils jouaient à la belote ensemble. Alata était tout près, dans la première cellule. C’est le mur qui nous séparait. Il suivait aisément toutes nos conversations. Il marchait longuement dans sa cellule où il était tout seul, comme un fauve dans sa cage. C’était un gros poisson, comme on le dit ici, c’est-à-dire un haut cadre aux dépositions importantes pour le Comité révolutionnaire. On le sortait de temps en temps au préau, quand il faisait trop chaud et là, il écrivait, écrivait comme s’il ne pouvait s’arrêter d’écrire : il avait déposé plusieurs fois et « trimballé » à Boiro des dizaines de hauts cadres. Il finit d’ailleurs par collaborer, lui et le ministre Bangoura Kassory, avec la Commission. On venait de temps en temps les chercher pour le Comité révolutionnaire. Ils revenaient souvent avec une miche de pain, chacun, et des cacahuètes.
Les vieux officiers et la plupart des jeunes intellectuels de l’armée furent arrêtés en 1971 à partir du mois d’avril. En 1971, Sékou finit de décimer l’armée. Tous les officiers arrêtés furent fusillés le 31 juillet 1971 à Conakry et à Kindia. Cinq d’entre eux seulement furent sauvés par miracle. Parmi eux, les capitaines Foula Henri et Camara Kaba « 41 ». Le capitaine Foula Henri, premier attaché militaire est un ancien de Saint-Maixent, en France. Il n’est même pas là pour l’affaire de la « cinquième colonne ».
En 1964, lors d’une conférence sur l’économie, conférence tenue à Conakry par un Français, il eut la témérité de dire publiquement qu’ « en Guinée, il n’y a pas de dialogue ». Il représentait l’armée à cette conférence. Le même jour, le capitaine Foula Henri fut destitué par Sékou et écarté de l’armée, puis arrêté et envoyé au camp de la Garde républicaine, qui ne s’appelait pas encore « camp Boiro ». Fodéba, qui était à l’époque ministre de l’Armée et de la Sécurité, désavouait la décision de Sékou, tout comme le colonel Kaman Diaby (commandant à l’époque). Aucun officier n’approuvait la destitution et l’arrestation de leur camarade, mais l’on ne fit rien. On abandonna Foula Henri à son sort ; Fodéba fit ce qu’il pouvait en veillant spécialement sur son capitaine détenu.
C’était le premier coup porté à l’Armée. Sékou a tâté le terrain : il le trouva froid. Cela va l’encourager et un à un, du ministre de l’Armée au général, en passant par tous les officiers supérieurs jusqu’au dernier officier subalterne, il va tuer le serpent en lui tranchant la tête, sans que l’armée se soulève. Le peuple, traîné dans les WC par Sékou, ne comptait que sur l’armée pour le tirer de la crotte, sachant bien que l’armée, plus qu’aucun autre secteur de la nation, était au fond du puits perdu. Le soldat perdit toute sa valeur et son image de marque. Le pire est que le soldat guinéen lui-même est conscient de son inutilité, de son incapacité à redonner à son peuple qu’il aime pourtant, et sa liberté et l’espoir.
Depuis 1964 jusqu’en 1970, à chaque « complot », Sékou prenait soin d’arrêter Foula Henri. En plus des deux capitaines cités, Foula Henri et Kaba « 41 », il avait aussi libéré par miracle, les lieutenants Camara Balla, Conté Thierno et Sissoko Sétigui. Tout le reste a été immolé inutilement. N’oublions pas que Sékou a juré en 1968 après le coup d’Etat du Mali, qu’il n’y aura jamais de coup d’Etat militaire en Guinée. Mais la peur ne sauve pas, c’est connu. Tout comme Samory, Sékou sera mordu un jour par quelque chose qui n’a pas de dents.
Retournons dans la cellule des officiers, au Poste X.
Après deux mois de transe, Kassoum Traoré finit par faire comme tout le monde, c’est-à-dire rire et jouer pendant qu’on torture à côté. On finit par s’habituer à tout. Nuit et jour les camions déversaient à Boiro, leur cargaison de malheureux. Les cellules s’emplissaient. Les places vinrent à manquer. On n’arrivait pas encore à mourir comme des mouches. Les réserves de la liberté n’étaient pas encore totalement épuisées. A part les centaines de fusillés du 31 juillet, dix cadavres « seulement » sortaient par jour, du Bloc et du Poste X.
La vie quotidienne des prisonniers
Ce qui était intolérable et restera intolérable, ce sont les légions de poux qui nous assiégeaient et tombaient des murs comme de la pluie. C’est aussi la chaleur permanente, étouffante. Nous n’avions pas encore la tenue bleue des « ayant-déposé ». C’est un privilège ici d’avoir une tenue bleue de prisonnier. Nous avions ôté, dès les premiers jours, nos vêtements d’hommes libres pour en faire des taies d’oreiller. Nous étions, pour la plupart, en slip. Avoir une couverture en laine de l’armée soviétique est aussi un privilège et une aubaine.
Il y avait surtout la faim ; elle était permanente aussi comme la chaleur, comme la peur, les poux et les moustiques : un quart de riz importé et un demi-quart de bouillon. J’ai dit « bouillon » parce que je ne trouve pas un autre vocable pour désigner de l’eau chaude salée, avec un morceau de viande de trois grammes environ. Ingrédients ? Point. C’est très simple : c’est la ration normale de 200 personnes qu’on donne à 1 800, 2 500 personnes. Quinze détenus pour une miche de pain et deux morceaux de sucre. Ça c’est le « petit-déjeuner ». Quand le bouillon quitte la cuisine et arrive au Bloc et au Poste X, les gardes l’écrèment jusqu’à la moindre goutte d’huile, ajoutent carrément deux à trois seaux d’eau tirée du robinet puis rajoutent des kilos de sel.
Au début, impossible d’avaler son quart de riz. L’on a encore dans l’arrière-gorge et dans la mémoire, le goût des repas de l’épouse. Les premiers cadavres qu’on sort chaque matin, sont ceux d’entre nous qui ne pouvaient, malgré nos pressions, avaler la nourriture de Boiro.
Cela fait déjà trois mois que nous ne nous sommes pas lavés. Un jour, Sylla Mamadou dit « SM » ôta son slip. Il était pesant de crasse ; on aurait dit qu’il avait séjourné un an dans la suif. De petits vers blancs et de gros poux grouillaient dans cette boue noire et gluante. A voir le slip de « SM », on avait la nausée. Il n’eut pas le courage de le porter à nouveau. Il le prit délicatement en grimaçant et le plaça dans l’encoignure du mur, près de la porte, attendant qu’on ouvre celle-ci pour le jeter dehors.
Au quatrième mois, sans avoir toujours bénéficié d’une douche, un garde regarda ma tenue en tergal kaki. Elle avait une teinte bizarre, de la couleur unie du kaki, elle avait viré à celle d’une tenue de parachutiste : des plaques de crasse grises et vertes sur un fond kaki très brillant. Il m’avait connu en liberté, ce garde. Il eut pitié, referma la porte, alla chercher un morceau de savon et brancha le raccord puis, rouvrant la porte, il dit :
— Mon capitaine
— Oui !
— Venez vous laver et laver votre tenue.
Je n’en croyais pas mes oreilles. Je restai une minute sans réagir, puis il ajouta :
— Venez vite ; le chef de poste n’est pas là ainsi que le chef des miliciens.
Je bondis alors et gagnai le préau. L’eau qui s’écoulait du long raccord branché depuis notre cuisine, cuisine qui se trouve près de la « Tête de mort », me semblait être un ruisseau. D’abord je bus, lavai ma tenue puis me lavai. Les produits chimiques du savon (72%) n’arrivaient pas à vaincre la crasse de quatre mois sur ma tenue. Il m’a fallu passer le savon à six reprises pour qu’il mousse enfin. Après ma tenue, il fallait laver le slip ; le mien était de couleur bleue mais aussi empesé sinon plus que celui de « SM ». Après réflexion, je sus que la crasse de nos slips provenait non seulement de la transpiration, mais surtout de nos pollutions nocturnes de jeunes gens sevrés de femme. Nous étions encore pleins de réserves nutritives « mâles » emmagasinées en liberté. Peut-être que nos soeurs, parce que femmes, devaient être plus chanceuses pendant leurs règles. Il n’en était rien malheureusement comme je devais le savoir plus tard. Mon bienfaiteur, baïonnette au canon, montait la garde à la porte du préau, porte qui donne sur la « liberté surveillée », c’est-à-dire sur le petit espace en plein air entre les portes 5 et 6, et les portes 1, 2, 3, en face. Avant de finir de laver mes vêtements, mon corps était assez trempé et la crasse qui avait pris l’eau, avait augmenté de volume et se détachait de ma peau par plaques. A leur place se formèrent aussitôt de petites plaies. Je me lavais en geignant, l’eau même me faisait mal à présent. J’étais comme à l’aise dans ma crasse de quatre mois !
Bien sûr que dans les quatre cellules qui se faisaient vis-à-vis, les camarades étaient à plat ventre et m’observaient avec envie, espérant qu’après moi ils auraient le bonheur suave d’être enfin au contact de l’eau.
A mon bienfaiteur, s’ajoutèrent un milicien, un gendarme et un garde républicain, tous en armes, baïonnettes au canon. En effet, ce sont les éléments des quatre corps qui gardent les détenus et chaque corps est chargé de surveiller les autres. Mais pour le Bloc, on a ajouté les parachutistes.
Après ma douloureuse douche, je portai mon slip mouillé et réintégrai ma cellule. Le soldat mit ma tenue à sécher. Au fond, je n’étais pas tellement heureux, mes camarades ne s’étant pas lavés. Ces scrupules, on les éprouvait au début, mais quand nous serons suffisamment animalisés après 6, 7, 10 ans de détention, il disparaîtra comme tant d’autres sentiments. Après m’être douché, j’eus droit à trois heures de sommeil environ ce jour-là, pour la première fois. Je ressentais sans doute des picotements sur tout le corps comme si quelqu’un s’amusait à le cribler de piqûres d’aiguille à coudre mais je l’avais léger et je sentais bon. Ce n’était plus cette odeur de sperme frais et séché accumulé au fond du slip pendant quatre mois et qui vous arrive par relents, empoisonnant votre être jusqu’au dégoût de vous-même, mais celle, ô combien apaisante, d’un corps humain propre.
Jusqu’en 1973, nous avions deux repas par jour.
Un quart de riz à l’eau chaude salée à midi, et un autre quart à 18 heures. Nos assiettes nous étaient glissées, porte entrebâillée. Aucun garde n’a le droit de mettre le pied dans une cellule ni le droit de s’entretenir avec un détenu.
Quand on vient prendre quelqu’un de jour ou de nuit ou quand on jette un nouvel arrivant, cela se fait toujours en présence d’un élément de l’armée, de la gendarmerie, de la milice et de la garde républicaine. Parmi nos gardes, il y avait des cerbères qui ont pour Dieu Sékou Touré et des fils de l’homme, moins nombreux qui faisaient leur devoir, le coeur ulcéré.
Le secret dans les camps de la mort, est sacro-saint. Il ne devait en aucun cas, filtrer au dehors. Siaka rappelait sans cesse à nos gardes :
— Donnez aux détenus des cigarettes, de la cola, votre salaire si vous le voulez, mais ne parlez jamais d’eux dehors et surtout, surtout, ne faites jamais de commission à leurs familles. Si je prends l’un d’entre vous en train de faire des commissions aux familles, c’est douze balles.
Il ne blaguait pas, Siaka, en disant cela à nos gardiens. Une bonne dizaine allait perdre la vie à cause de nous, tels que Youssouf dit « Sôkhô » et le chef de poste l’adjudant Barry, de Dalaba.
Le commissaire Diallo Aliou, quand on l’arrêtait, avait des problèmes de coeur. On l’avait autorisé, le jour de son arrestation, à prendre ses médicaments. Mais là, dans la cellule, il trouva un autre remède, un remède aux maux les plus compliqués : la peur. Aliou fut guéri complètement le jour où on est venu chercher Chaloub Moustapha pour la cabine technique. Chaloub était dans la même affaire que Diallo Aliou, « SM » et Touré Alphadio.
On vint donc une nuit chercher Chaloub dénoncé, comme les trois autres, par Alata. Chaloub était parti à peine trois minutes, qu’on entendit des hurlements. Sa torture ne dura pas 10 minutes. Je crois que le lieutenant Cissé (« docteur » de la cabine technique de Boiro), ou Oularé, avait bu un verre de whisky de trop. En 10 minutes, Chaloub avait reconnu ce qu’on voulait qu’il reconnaisse. Quand on le ramena pour prendre sa couverture et rejoindre la Bastille (le Bloc), aucun de nous ne le reconnut. Il couchait à ma droite sur ma couverture. Il se baissa pour prendre la sienne avec laquelle il se couvrait mais n’arrivait pas à s’en saisir et pour cause ! ses deux bras étaient déplacés et retournés à l’envers au niveau des coudes. Je ramassai sa couverture et la plaça sur ses avants-bras ; il eut le temps de murmurer :
— « N’gbe kana ». Cela veut dire en soussou : c’est fini pour moi.
Personne ne dormit ce jour-là dans notre cellule. Dès qu’on est venu chercher Chaloub pour la cabine, Touré Alphadio se mit à pisser. Je ne sais quel est l’animal dont le débit d’urine est assez puissant pour le comparer à celui de Alphadio. Cette nuit-là, il urina toutes les deux minutes et cela jusqu’au matin. Et à chaque fois qu’il allait au pot, c’était véritablement les chutes du Niagara. En quelques minutes, il remplit notre pot de nuit commun. Il fallait taper à la porte pour le vider et je crois qu’on le vida 5 fois cette nuit, de telle sorte, qu’en fin de compte, le garde refusa d’ouvrir. Le matin, Alphadio avait perdu près de 10 kgs. Ses trois autres camarades de l’affaire Alata non interrogés, avaient également fondu.
Le lieutenant Traoré Mohamed ne savait plus sur quelle fesse s’asseoir. Dans son visage amaigri, seul son beau nez aquilin brillait. Ses yeux avaient fait retraite dans les orbites. Le lieutenant N’Diagne était toujours étendu sur le dos, les bras croisés sous la tête. C’était notre position favorite. En quelques mois seulement, les arêtes de notre os iliaque s’étaient émoussées, comme rongées par le ciment, impossible donc de se coucher sur le côté. Ici, dans les camps de la mort, l’homme sent ses ongles pousser et la sensation est drôle, comme une caresse. Comme l’on est fouillé à fond et à l’improviste, aucun de nous n’avait sur lui un objet coupant. Nos alliances même nous étaient ôtées, volées. Pas de lame, pas d’aiguille à coudre, pas de bague, pas de ceinture, pas de chaussures, pas d’écritoire. Aucun objet qui puisse vous permettre de vous donner la mort, car à des moments de torture sèche comme on l’a fait à Chaloub par exemple, après une diète noire de 10 à 12 jours, la mort serait la bienvenue.
La nuit du 18 octobre 1971
Le mois d’octobre arriva. Sékou Touré, se sentant submergé par les interventions de ses pairs, des personnalités du monde libre, de la Ligue des Droits de l’Homme et d’Amnesty International, pris ces derniers de vitesse et massacra des milliers de cadres, exactement le 18 octobre 1971 à Conakry, Kindia, Kankan, Alpha Yaya, comme il l’a fait le 31 juillet 1971. La nuit du 18 octobre restera gravée dans nos mémoires tout comme celle du 31 juillet 1971. Impossible de vous donner la liste des disparus du 31 juillet et du 18 octobre à cause de sa longueur et, à dire vrai, parce qu’il m’est impossible de les connaître tous.
L’histoire de Condé Emile
Condé Emile était en face de nous, à la porte 4. Il y a 3 mètres entre la porte 4 et la porte 5 où j’étais. Il n’y avait que de hauts cadres à la porte 4, tels que Kassory Bangoura, Condé Emile, Yansané Sékou Yalani … Comme tous ceux auxquels Ismaël ou un quelconque membre du Comité révolutionnaire en voulait particulièrement, Condé Emile fut méchamment torturé. Le grand crime commis par Emile Condé ? C’est qu’il avait épousé une peulhe en plus de sa métisse malinké. Cette métisse malinké se trouve être l’amie de collège de Andrée Touré, épouse de Sékou Touré. Sékou déconseilla ce second mariage à Emile qui n’a rien voulu savoir. D’abord il aimait la fille, et sa métisse malinké, opposée à ce mariage, avait quitté le foyer. L’entêtement de Condé Emile le perdra comme l’entêtement de Sékou Yalani Yansané pour le même problème de femme, lui vaudra 10 ans de détention.
D’ailleurs quel cadre détenu par Sékou n’avait, au fond de son cas, un problème de femme ? Peu ! 90 % d’entre nous ont été arrêtés à cause des femmes et le plus souvent, à cause de nos propres épouses ou de nos propres filles, et c’est une réalité. A l’interrogatoire, Ismaël devait nous le dire et le cracher au visage de Condé Emile menotté :
— Dans toute la Guinée, tu n’as trouvé pour épouse qu’une femme Peulhe ? Tous ceux qui ont épousé des femmes Peulhes le regretteront amèrement ici.
Les raisons du « complot peulh »
L’on était en 1971, et en 1976, Sékou va déclencher le « complot peulh », complot qui allait lui permettre enfin d’exterminer jusqu’au dernier, les Peulhs du Fouta-Djalon. Il ne pouvait réussir son monstrueux « complot peulh » projeté depuis avant 1971, si de hauts cadres du Parti, de l’Etat, des Forces armées mariés à des femmes peulhes, étaient en liberté. Il lui fallait éliminer ces cadres d’abord avant de faire face aux Peulhs ainsi affaiblis.
Le camion se gara près de la porte 4. On alla chercher Condé Emile. C’est dans la cour qu’on le menotta aux mains et aux pieds et sans aucun ménagement, des sbires le jetèrent dans le camion comme on jetterait une chèvre ou un mouton pour l’abattoir. Condé Emile n’eut pas de choc contre le plancher du camion bâché, mais contre les corps de ses camarades dont le camion était bourré. Ils étaient tous ligotés comme Condé Emile, mais eux venaient du « Bloc » et de la « Tête de mort ».
Je ne vous ai pas parlé de la « Tête de mort » tout au début. Elle ne fait pas partie du Poste X exactement, mais elle se trouve tout près, à 30 m environ, à côté des bureaux du Comité révolutionnaire. Dès que vous franchissez l’entrée du Camp Boiro, la « Tête de mort » est à votre gauche. C’est l’ancienne salle des « consignés » au temps de la coloniale. Que Dieu vous garde d’y être.
Les lugubres et funestes échos des balles de PMAK de l’armée soviétique, résonnèrent longuement au pied des monts Kakoulima, à 40 km de Conakry et à celui du mont Gangan à Kindia. Longuement, parce que les prisonniers à abattre étaient très nombreux en cette nuit du 18 octobre 1971, entre 1 heure et 4 heures du 30 du matin.
— Je ne suis pas mort ! je ne suis pas mort ! achevez-moi ! pardon, achevez-moi ! criait un mal abattu en implorant ses assassins.
Une pelle sur le crâne lui répondit. Ce coup ne l’acheva point et les pelletées de terre chaude vinrent à son secours. Il fut enseveli vivant. Il n’était pas seul. D’autres infortunés, grièvement blessés ou « anti-balles », menottés aux chevilles et aux poignets, furent assommés à coups de crosse ou de pelle et furent aussi ensevelis vivants. Les populations des environs des camps d’extermination ont bien suivi les assassinats collectifs du 31 juillet et du 18 octobre 197 1.
Après ces deux grosses tueries par balles, Sékou finit par adopter la méthode de la « Diète Noire », plus douce pour lui, sans échos qui traversent les montagnes et les plaines et les coeurs.
La terreur blanche qui s’était emparée de nos camarades dénoncés par Jean-Paul Alata était tombée. Après Chaloub, aucun autre n eut droit à la cabine technique, mais une autre terreur allait s’emparer de tous les détenus de la porte 5.
Du Camp Boiro au Camp Alpha Yaya
Une autre nuit en effet, vers 21 heures seulement, le camion se gara. Encore ce fameux camion Maz, qui n’apparaissait que la nuit, emportant des malheureux pour un voyage sans retour. On le connaissait maintenant très bien, ce camion jusqu’aux ronflements pleurnichards de son moteur fatigué. Un des lieutenants gendarmes du Comité révolutionnaire se présenta avec une liste. Il fit l’appel de certains d’entre nous, surtout de ceux de la cellule d’Emile Kantara, en rentrant à la porte 5, à droite, et de celle où se trouvaient El Hadj Fofana et le docteur Kéita Ousmane, se trouvant dans le même prolongement que la première. On sortit aussi un gendarme mécanicien et « SM » qui étaient avec nous dans la cellule.
Nous étions très heureux pour nos camarades eux, ils étaient aux anges. Il y avait par exemple « SM », Lao, Siradiou Baldé , un vieillard (ancien gouverneur de Boffa), en tout une bonne vingtaine. Tout le monde crut à leur libération. Nous leur confiâmes des commissions verbales pour nos familles… Mais quelle ne fut pas notre terreur quand les gardes, une dizaine au moins, se jetèrent sur nos camarades et les menottèrent sous nos yeux. Il fallait voir les yeux de « SM » par exemple. Le vieux Siradiou, 70 ans environ, tomba évanoui. On le ligota tout de même dans cet état avec le fil téléphonique de campagne. Comme pour Emile Condé, on les jeta sans ménagement dans le camion qui s’ébranla pour une destination inconnue. Je dis « inconnue » mais, pour eux comme pour nous, la destination n’était autre chose que la mort par fusillade.
Cette nuit-là encore, personne n’a pu fermer les yeux au « Poste X ». Je revois encore les visages terrifiés de nos camarades. Ce n’est qu’après six mois que par mégarde, un garde nous apprit qu’ils étaient au camp Alpha Yaya. Ils devaient nous revenir un an après, en 1972, tous paralysés. El Hadj Diaby Mamadou et Lao se déplaçaient à quatre pattes ; « SM » la tête de travers, le menton collé à la clavicule droite, ses lèvres tordues, la langue pâteuse, salivant.
A Alpha Yaya, la cellule a 90 cm de largeur. Comme le plafond est haut, on se croirait réellement dans une tombe. De cette expédition, seul Fodé Mangaba, grand planteur, perdit la vie après s’être brisé un bras. En voulant fuir, il monta dans le plafond qui céda. On le laissa ainsi sans soins, exprès, jusqu’à ce que mort s’en suive.
Emile Cissé et Emile Kantara
Emile Cissé, venu de Kindia un jour pour déposer les bandes des dépositions, prit avec lui Emile Kantara pour le torturer à Kindia. Emile Kantara était l’un des patrons de l’usine d’alumine de Fria et un ami de Siaka. C’est en l’absence de ce dernier, qu’Emile Cissé, qui lui en voulait à mort, a pu l’amener.
A Kindia, les détenus se trouvent dans la même prison que les « droits communs » mais ils sont à part. La cabine technique, ici, se trouve dans le camp militaire tout comme à Kankan et à Alpha Yaya. Le chef de la cabine est un gendarme nommé Soumah. Ne tombez pas dans ses mains, s’il vous plaît ! Mais comme ce n’est pas par plaisir qu’on tombe dans les mains de ces bourreaux ! Après avoir bourré sa victime de décharges électriques à fortes doses, Soumah aimait lui poser cette question :
— Tu as vu les étoiles ? J’ai appris cela en Tchécoslovaquie.
C’est peu dire quand il parle d’étoiles. C’est plutôt tout le cosmos qui explose dans votre tête. Vous avez la sensation très nette que votre crâne explose. Vous voyez très nettement ce qui se passe dans un espace illimité : des milliers de soleils et des milliards d’étoiles rivalisent d’ardeur en vous rendant proprement fou.
Soumah n’agit pas en brute comme Emile Cissé ou le lieutenant Oularé. C’est un fin connaisseur des parties sensibles de l’homme et de son arsenal de la mort. Cissé Emile, lui, agit sauvagement.
— A poil ! ordonna-t-il à Emile. Kantara. Ce dernier sans se presser se mit « à poils ». Cissé Emile ricana. Sans d’abord l’amarrer, il éteignit sa cigarette sur la nuque du détenu qui grimaça. Il sentit d’une façon fulgurante, une douleur cuisante jusqu’au talon. Emile Cissé passa par toutes les méthodes insupportables pour le commun des mortels pour faire avouer à Emile Kantara ce qu’il voulait lui faire avouer, mais il ne réussit pas cette première nuit-là. Il ne réussira pas les autres nuits qui suivirent, nuits absurdes, atroces, pires que l’enfer. Emile Kantara, les dents serrées, ne disait même pas « oh maman ». C’était la première fois que Emile Cissé et Soumah échouaient devant une victime. C’est que Emile Cissé ne voulait pas tuer Emile Kantara. Sa déposition pour lui et Sékou était plus importante que sa mort. Quand un jour Siaka vint à Kindia, il trouva Emile Kantara le corps entièrement troué ; à chaque centimètre de son corps, il y avait une plaque de sa peau arrachée avec la chair. Siaka ramena son ami à Boiro, au Poste X. Quand nous revîmes Emile Kantara dans cet état, tout notre espoir de sortir vivants de Boiro se dissipa. De la tête au pied, soigné par l’infirmier, on avait l’impression qu’Emile s’était trempé dans un bain de mercurochrome. Il était en slip, impossible de porter un autre vêtement qui collerait à ses plaies vives. Emile Kantara fumait comme la plupart d’entre nous et au début, on ne nous fournissait pas de la cigarette. Dès qu’il entendait les brodequins au préau, Emile, à plat ventre, criait au garde :
— Donnez-moi le mégot, Chef
Qu’un grand patron d’une grande société comme Fria quémande un mégot au garde, à plat ventre, mégot qui lui était souvent refusé avec mépris, nous fendait le coeur. Il n’était pas le seul haut cadre à être réduit à sa plus insignifiante expression, mais tous. C’était encore plus insupportable pour les officiers que d’être humiliés par leurs recrues d’hier.
Le pot de nuit chinois
Je vous ai sans doute dit qu’à Boiro, nous faisions tous nos besoins, la nuit comme le jour, dans un pot de nuit chinois. Cela est facile la nuit, mais en plein jour, devant les copains, devant vos subordonnés, devant votre père, votre beau-père, devant votre fils, eh! bien, croyez-moi, cela est difficile comme une montagne à déplacer ; et pourtant, à la longue, vous finissez par accomplir le plus naturel, le plus humain des besoins, la mort dans l’âme. Quand un vieillard allait au pot, instinctivement tous les regards se détournaient et mieux, on créait un brouhaha pour couvrir le bruit des pets et des diarrhées de nos pères. A la longue, on se déshumanise en nous adaptant aux conditions de vie sociale des animaux.
Si vous ne l’avez pas oublié, j’avais dans ma cellule, les adjudants Traoré Kassoum qu’on a jeté une nuit parmi nous comme un poulet, et Bangoura Bafodé, mes subordonnés. Eh bien, Je suis resté un mois sans aller aux besoins ! Chaque fois que l’envie me saisissait, je la refoulais.
On vidait comme vous le savez aussi nos pots, cellule par cellule, à partir de 4 heures du matin, dans un WC extérieur délabré. Ce WC finit par être inopérant. Le chef de poste ordonna alors de faire nos vidanges dans le WC des femmes dans le bâtiment en face, à la porte 1. Ce sont les portes 5 et 6 qui n’avaient pas de WC. Le WC des femmes est extérieur à leurs cellules, à la porte 1, mais se trouve à l’intérieur du bâtiment.
« Marlon », cinéaste, avant son épouse, Gallé, bouclée là avec les Tiguidanké Soumah, Marie Camara (MC), Kassé, future mère du petit Daniel que vous allez connaître, Mara Oria, Barry Mariama, Odette Kantara… « Marlon » était à la porte 6 avec les Louis Akin, Kéïta
Cheick, El Hadj Diallo Ibrahima dit ONAH, Commissaire Sy, etc. Un jour je priai ma cellule de m’autoriser à vider notre pot chez les femmes parce que je ne pouvais plus refouler mes besoins comme je l’avais fait depuis un mois. Ce n’était pas mon tour. Prière exaucée, tout heureux, je pris le pot suivi comme toujours de gardes en armes. Je croisai « Marlon » au préau des femmes. Il savait que sa femme était là. Les 4 gardes étaient restés à la porte du préau. « Marlon » glissa, d’une voix fluette, un petit bonjour en poular à son épouse qui répondit d’une voix de souris. « Marlon » vida son pot et sortit. Arrivé devant le WC, je posai mon pot encore plein et vite, descendis mon slip. Je ne suis pas une femme, heureusement, mais ma tentative d’évacuation de mes besoins d’un mois refoulés, devait être plus pénible que l’accouchement. Je donnais des coups de poings dans mon ventre pour aider mon sphincter. J’allais réussir un K.O. quand un garde se présenta.
— Ah ! Ah ! Ah ! C’est comme ça ? On ne t’a pas dit de chier mais de vider le pot ; lève-toi, imbécile.
— Pardon chef ! suppliai-je
Il braqua son arme sur moi et hurla.
— Lève-toi, je te dis !
— Pardon chef, cela fait un mois que je n’ai pas chié (il ne pouvait comprendre que cette expression).
— Je m’en fous. Lève-toi ou j’appelle le chef de poste. Tu seras mis en diète.
Je ne suppliai plus. Je restai assis. Je transpirai. Je poussai en vain ce gros bébé qui refusait obstinément de venir au monde. Alors, le garde me tira. Mes jambes prises dans mon slip, je tombai ; il me releva et me poussa devant lui, sa baïonnette contre mon dos. Arrivé dans ma cellule, il me boucla avec rage en me couvrant d’injures. J’étais plein de sueur. Comme d’habitude, je souris et retombai dans mon optimisme. Il était maréchal de logis et j’étais capitaine. Je ne lui en voulus point. Je ne lui en voulus même pas quand, quelques instants après, il vint chercher dans m cellule, son oncle, l’adjudant chef Téréna, pour qu’il aille au même WC et se doucher. Oui !
Mouvements de prisonniers
On a transféré El Hadj Fofana et docteur Keïta Ousmane au Bloc. Alata et Emile Kantara aussi avaient rejoint à la porte 2 les ministres Diop Alassane et Portos 26, le gouverneur Sékou Fofana et le commissaire Mama Fofana, qui m’a dénoncé (le pauvre !).
Siaka était venu un soir libérer les lieutenants N’Diagne Boubacar, Diallo Youssouf, l’adjudant Bangoura Bafodé et le commandant Soma. Chaloub, lui, avait rejoint le Bloc dès la nuit de sa fameuse torture puis transféré à Kindia avec Bobody.
Ici à Boiro, les cellules se vident un matin et se remplissent le soir. Les fédérations, sections, les comités de base du Parti, les comités militaires, les entreprises, continuent à cracher leurs « douteux » et cela va durer jusqu’en 1975.
A la porte 5, nous reçûmes un important lot des agents de maîtrise de Fria dont Doudou N’Diaye, arrêté avec sa femme Franki. Doudou ne sut l’arrestation de sa femme que longtemps après.
Les femmes étaient nombreuses à Boiro
Les femmes étaient nombreuses à Boiro. Leur doyenne était Marie Lorofi, épouse du romancier Camara Laye, arrêtée bien avant l’agression : elle était venue remercier Sékou d’avoir libéré son père, le docteur Lorofi arrêté en 1965. De Boiro, Marie Lorofi fut transférée à Kindia, puis ramenée à Boiro à demi aveugle. Elle a vu et suivi toutes les exécutions sommaires de 1970 à 1972.
En plus des quatre jours de diète noire d’accueil, on tondait les femmes. Vous avez vu une femme tondue et en short bleu de prisonnier ? C’est pas beau à voir du tout, je vous assure.
Quand on arrêta Kassé, elle avait un mois de grossesse. Elle accoucha d’un garçon, en prison, qu’elle prénomma Daniel. Daniel marcha en prison et nous lui apprimes à lire et à écrire en prison. Nous reviendrons à Daniel plus tard.
— Chef ! je suis indisposée, je n’ai rien sur moi. Puis-je avoir un peu de coton avec l’infirmier major ? La femme souriait au garde avec charme. Dans son sourire, on lisait le dépit. Elle avait tapé à sa porte et le garde avait ouvert.
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je suis indisposée.
— C’est quoi ça, indi … indi … indi … quoi ?
— Tu n’es pas marié, chef ?
— Si, je suis marié.
— C’est ce qui arrive à votre femme qui m’est arrivé. Je n’ai rien sur moi. Allez demander un peu de coton au major pour moi.
Pour toute réponse, le garde rabattit violemment la porte et s’en alla après avoir lancé à la malheureuse prisonnière
— Ma femme n’a pas trahi comme toi, et rien ne lui arrive. Tu vas voir, espèce de 5ème colonne.
La femme fit le tour de sa cellule, lentement, en réfléchissant, embarrassée. Elle couchait à même le ciment, même pas sur l’habituel carton de poisson. Elle s’arrêta un moment puis, sur les nerfs, courut à la porte qu’elle martela des deux poings, longuement. Un autre garde, énervé lui aussi, vint ouvrir.
— Chef, je suis malade, dit-elle sèchement, ses seins se soulevaient de rage à peine contenue.
— Qu’est-ce que tu as ?
— J’ai vu la lune, lui dit-elle en pointant son vers le ciel.
— Voir la lune ici, dans la cellule ? Il te reste à voir le soleil.
Il la boucla par derrière et partit en ricanant. Elle s’assit par terre et pleura, puis s’endormit. Elle purgea son indisposition sans aucun secours. Le secours ne vint pas les deuxième, troisième, quatrième, cinquième mois non plus. La femme, dit-on chez nous, c’est l’eau. C’est on ne peut plus vrai. Sans entrer dans les détails, disons que cette femme regretta d’être femme ; elle se dégoûta : cinq mois d’indisposition sans eau ! Toutes les femmes arrêtées en 1971, dans tous les camps, ont vécu cette scène affreuse.
Il y a un détail que nous n’arrivions pas à expliquer. Chaque fois que Kassé était indisposée, son petit Daniel tombait malade. Ainsi, dès que le petit Daniel tombait malade, nous savions tout de suite que sa mère avait vu la « lune ».
La porte 6
On vida bientôt la porte « 4 » en transférant ses occupants tels que Sékou Yalani Yansané, gouverneur, et Bangoura Kassory, ambassadeur, au Bloc. Les arrêtés pour le détournement à la banque, dont « MC » ( Mamadou Camara), prirent leur place. A ceux-ci on ajouta, après leur passage à la cabine technique, Keïta Kaba (7 fois) du Comité national de la JRDA, et Sako du ministère du Commerce. Dans les années 1973 et 74, les morts se comptèrent par milliers. La porte « 6 » se vida presque complètement.
Les groupes rivaux autour de Sékou Touré
Cissé Emile, tortionnaire à Kindia, fut arrêté à son tour, vaincu par Ismaël et Siaka Touré. Les trois hommes luttaient à mort pour occuper la meilleure place dans le coeur de Sékou Touré. Emile se croyait sorti tout droit des cuisses de Sékou et combattait le frère (Ismaël) et le cousin (Siaka) de ce dernier. Aucun des trois ne connaissait véritablement le diable en personne. Tous les trois, plus que quiconque, faisaient en Guinée ce qui leur passait par la tête. Eux seuls étaient véritablement libres en quelque sorte. Mais au fond, personne n’est libre en Guinée, même pas l’épouse de Sékou, ni ses enfants. Sékou n’aime personne d’autre que lui, rappelez-vous.
En Guinée, il y a trois groupes rivaux :
- le groupe de Sékou Touré
- le groupe de Ismaël
- le groupe de Diallo Saifoulaye.
Tout Guinéen doit appartenir à l’un de ces groupes. Chacun d’eux avaient ses représentants au sein du Comité révolutionnaire. Si un élément du groupe de Sékou Touré tombe dans les mains d’un représentant d’Ismaël Touré, il est cuit et on le recuit et ainsi de suite. Si par malheur vous n’appartenez à aucun de ces groupes, c’est que vous êtes suffisant et c’est la cuisson au rouge également. Emile Cissé et Siaka étaient du groupe de Sékou et Sékou se méfie de Ismaël, son frère, et au fond, de Siaka, le chef de sa gestapo, l’homme fort de son régime. Il soutenait donc Emile Cissé et contre les deux et contre tout le peuple de Guinée : il a toujours divisé, opposé, pour régner.
La fin d’Emile Cissé
J’ai été au Festival des Arts nègres à Alger, en 1969. Emile, grand artiste, je vous l’ai dit, était venu avec la troupe de Kalédou, un collège. Emile refusa de loger sa troupe avec les autres troupes de la délégation guinéenne. Je l’ai vu insulter comme un bambin, comme Sékou le fait, le ministre de l’Education nationale, Keïta Mamady. A notre retour après le Festival, il n’eut rien et, mieux, on le fêta.
Il avait un harem, Emile, harem composé des plus belles filles de Labé. A Kalédou comme à Alger, chaque fille y passait à tour de rôle. Les parents se plaignirent. Sékou vint à Labé, tint un meeting et imposa son dauphin. Ce qui déroute tout entendement humain, lorsqu’on arrêta Emile Cissé, on arrêta toutes les filles de son harem dont les parents avaient tout fait pourtant pour les tirer des griffes de cet assassin, ce dévoyé de grande envergure. Comme par hasard, toutes ces jeunes filles martyres étaient des Peulhes ; et pour toi Sékou, le Peulh est moins qu’un chien, il est à piétiner, il est à abattre : c’est révoltant.
La démarche d’Emile Cissé était de prouver à Sékou que ses meilleurs alliés de famille, Ismaël et Siaka, étaient ses pires ennemis et préparaient sa chute. Au fond, Ismaël et Siaka ne s’entendent pas ; mais pour éliminer Emile, ce « libanais bâtard », comme ils disent, ils s’unirent et finirent par l’avoir. Sékou lâcha son dauphin alors que lui-même avait créé l’opposition entre les trois hommes. Emile Cissé pris, lui, le cerveau de la « 5ème colonne », cette dernière perdit de la vitesse et s’essouffla à partir de février 1972.
Le décompte des cadavres
J’ai dit plus haut que la porte « 6 » s’était presque vidée en 1973. Les disparus étaient morts de faim ou de maladie. On transféra les survivants de la porte 5 dont je faisais partie à la porte 6. Nous nous retrouvâmes 90 dans quatre cellules. Dès le lendemain, on bourra la porte 5 de jeunes soldats de l’aviation militaire. Etaient-ils venus avec les germes du choléra ? On ne sait. Toujours est-il qu’ils périrent jusqu’au dernier, deux semaines après. Sans désinfecter les lieux, tous les détenus qu’on enfournait là, moururent et cela jusqu’en 1976.
Dès 1971, nous nous amusions à compter les cadavres, par jour, par mois, par an, rien qu’à la Porte X. Il nous fut impossible de nous retrouver dans nos comptes au bout de six mois, à plus forte raison au bout de 3, 10 ans. Et personne, ni le Comité révolutionnaire, ni les détenus, ne peut vous dire exactement le nombre de morts à Boiro, de 1971 à 1980. Les chiffres qu’Amnesty International donne sont erronés, parce que trop insignifiants par rapport à la réalité. D’abord le Comité révolutionnaire est incapable de donner le chiffre exact des arrêtés, des détenus de 1971 à 1980, à plus forte raison celui des morts. Jours et nuits, 10 ans durant, on a enterré.
La plupart des disparus étaient inconnus des membres du Comité révolutionnaire. Ils sont partis par dizaines de milliers, des fils anonymes, de façon anonyme, sans retour. Les leurs, espérant toujours, les attendent dans l’attente angoissante. Même les épouses, les enfants du faux complot de 1969, complot dit « Kaman-Fodéba », attendent toujours. Et tu ne leur dis rien, Sékou. Tu es incapable de leur dire la vérité. Boiro, c’est le secret mignon, ton secret, que tu caresses, embrasses et humes, sur lequel tu veilles scrupuleusement comme sur le plus précieux trésor de ton monde à toi. Je t’ai déjà dit que tu ne connais pas le peuple. Le temps lui aussi t’échappe. Tu ne le connais point. Pourtant c’est lui qui te découvrira, c’est lui qui te perdra. Rappelle-toi la partie du message de « ton » Emile Cissé, message qu’il adressa au temps, et qu’il confia au mur de sa cellule avant que tu ne le tues : « Un jour Sékou Touré sera mis a nu et ce jour-là, le monde saura qui il est réellement ». Ma démarche, comme je l’ai dit au début, est de dénoncer tes mensonges et tes crimes afin de découvrir la vérité.
Passer la journée au préau
Ma nouvelle porte, la porte 6, se trouve juste en face de la porte 1 occupée par une partie des femmes détenues. Avec les nombreux morts, Siaka ordonna d’abord qu’on entrebâille les portes de nos cellules pour 15, puis pour 30, et la mort devenue rageuse, il accepta qu’on passe la journée au préau et qu’on nous boucle à 19 heures. Passer la journée au préau, c’était l’Eden pour nous. Extrêmement affaiblis, mal nourris, mal soignés, la sévère mort faisait des trouées dans nos rangs. Nous autres survivants, pour l’instant, nous avions au moins la chance précaire de respirer plus d’air, de nous connaître, de suivre mieux ce qui se passait au bureau du Comité révolutionnaire et de voir nos soeurs et nos frères d’en face de la porte 1 à 3. Ceux et celles d’en face étaient aussi surpris de voir les leur parmi nous. Il n’y a que 10 mètres qui nous séparent.
Cela fait trois ans que je n’ai pas vu une femme. Les voir là, assises au préau, en short bleu, les cheveux coupés, l’air morne, accablé, nous peinait. Le petit espace qui séparait nos deux bâtiments grouillait de gardes toujours en armes. Les FM (fusils mitrailleurs) étaient en batterie devant chaque porte.
Un jour, à la porte 3, j’aperçus Portos sortant de sa cellule. Il était en slip, mais quel slip ! Un véritable nid pour mille souris. Il était si maigre que son semblant de slip flottait autour de ses reins et coulait entre ses jambes. Portos ! Grand Dieu ! Voir dans cet état ce mentor de la politique étrangère, cet homme qui avait fait la fierté de la Guinée, vous fait oublier votre propre cas pour peu que vous soyez patriote. Et dire qu’il n’est pas le seul ! Savoir qu’il y a des milliers d’intellectuels, de technocrates qui ont disparu ou qui attendent, comme lui, de disparaître, vous rend malade pour votre pays.
Un Blanc, professeur à Kalédou, le collège d’Emile Cissé, vient de se suicider en avalant un tube de comprimés de quinine qu’il a reçu de la ville. Il occupait la porte 7, un autre bâtiment, non loin de la «Tête de mort », près des bureaux. Certains gardes, en dépit des avertissements redoutables de Siaka, par pitié pour nous, faisaient nos commissions tout de même. L’enquête fut brève. Les commissionnaires furent pris et moururent tous au Bloc, pour nous.
« Mon Yéro »
— Hé capitaine ! hé capitaine ! me répétait souvent Yéro, mon Yéro. Je l’aimais comme mon fils. C’était un jeune Peulh aux gros yeux jaunes, beau comme peut l’être un Peulh. Il s’est retrouvé à Boiro dans le cadre des « douteux ». Originaire d’un village de Labé, il exerçait un travail saisonnier dans les champs d’arachides au Sénégal. Après la récolte, il revenait en Guinée chargé de présents pour sa famille. Yéro n’avait que 22 ans. Il a laissé une jeune femme et un petit garçon qu’il adorait. Dès qu’il revint cette année-là du Sénégal, on l’arrêta comme « douteux », comme élément du « front ». Le jeune paysan n’avait jamais mis les pieds à Conakry. Il ne l’a jamais vu de ses yeux, Sékou.
— Hé capitaine ! hé capitaine !
— Courage Yéro, rien ne t’arrivera. Tu reverras bientôt ta femme et ton petit. C’est pas tellement à vous autres qu’on en veut, mais à nous dits « cadres ». Moi, Sékou me connaît. Personne ne te connaît, toi.
— Pas de médicaments, capitaine, et je suis très malade !
— Ça oui ! il n’y a pas de médicaments des Blancs, mais il y a toi-même et il y a Dieu. Le meilleur des médicaments, c’est ton moral, et Dieu est le médicament des médicaments. Désire ardemment que tu reverras un jour ta femme et ton enfant et répète pour toi-même sans cesse : « Je reverrai ma femme, je reverrai mon enfant ». Tu as compris, Yéro ?
— J’ai compris, capitaine, mais et ça ?
Je flottai d’abord avant de répondre. Il me montrait d’un doigt enflé, son ventre enflé qui se gonflait chaque jour. Son ventre était plein de ténia et grossissait à vue d’oeil comme une larve de hanneton. Pas de médicaments. Que faire ? On peut remonter le moral de quelqu’un et le sauver. Mais peut-on avec les meilleurs mots du monde extraire les kilogrammes de ténia du ventre de mon jeune ami Yéro ? Déjà, avant-hier, on a transporté au Bloc, un autre navetane 27 du Sénégal, rongé par une maladie vénérienne. Deux jours après son transfert au Bloc, nous apprenions son décès. Il était originaire de Donghol Sigon, région de Mali (Guinée). Il était pourtant rentré depuis un an du Sénégal avant l’agression. Ses adversaires le capturèrent comme « douteux » parce qu’il avait beaucoup de biens.
Yéro, mon Yéro, allait mourir 6 mois après que je l’eus quitté pour la porte 2 ; mais il allait mourir après l’adjudant Kassoum Traoré.
La mort de Kassoum Traoré
Vous vous rappelez Kassoum Traoré, comme du chef de brigade de gendarmerie de Boké, Mamadou Saliou Camara, à qui sa femme a dit qu’il n’y a pas de « petit événement » en Guinée et qui est venu de lui-même se présenter à Boiro. Mamadou Saliou nous avait rejoints dans la cellule des officiers, à la porte 5. Nous étions tous maintenant à la porte 6, dans la première cellule à droite. Les éléments de « l’affaire Emile Cissé » grouillaient dans les trois autres cellules de la porte 6. Les « gros » de cette troupe, tel que Boup, étaient au Bloc et à Kindia. C’est le mur qui me séparait des maîtres d’école Sow, Billo, et Balla Tangal.
— Je n’ai jamais connu le bonheur, mon capitaine, me disait Kassoum. J’ai été vendu comme esclave dans mon enfance. J’ai fait les travaux forcés et, pendant ces travaux, le garde de cercle m’envoyait chercher du vin rouge de Balato à Kouroussa, villes distantes de 40 km. Je devais aller et revenir vite, le même jour. Mon père est mort dans les mines d’or à Dinguiraye. J’ai fait la guerre dans l’armée française. Bokassa de la Centrafrique était mon camarade dans les transmissions. J’en ai instruit d’autres qui sont aujourd’hui des officiers. Revenu dans mon pays après l’indépendance, j’ai juré de « porter les ficelles » moi aussi. Etre officier enfin, c’est tout ce que je cherchais. Nous, les anciens sous-officiers, nous avons été à l’école militaire au camp Alpha Yaya pour le BI. Après l’examen, sans qu’on le demande et sans qu’on sache pourquoi, on nous a tous libérés de l’armée. Je suis retourné dans mon village, Balato, la mort dans l’âme. Je faisais du riz, beaucoup de riz quand survint l’agression. On nous rappela. On m’envoya dans la Compagnie de sécurité de la Présidence. J’avais retrouvé l’espoir, l’espoir d’avoir mes galons. J’ai remercié Dieu. Mais je n’ai pas de chance, mon capitaine. La preuve, je suis à Boiro.
— Avec moi, Kassoum ; c’est une chance aussi, notre chance. Continuons à avoir foi en Dieu. Dieu ne fait jamais rien pour rien. Remercions-le pour tout ce qu’il nous fait, que cela soit du bien ou du mal.
— Le remercier pour le mal qu’Il nous fait aussi, Le remercier pour les torts que ces imbéciles nous causent ?
— Oui, Kassoum ! Le remercier quand Il nous crève les deux yeux, quand Il nous brise les deux jambes, les deux bras ; Le remercier quand il tue notre enfant, tue notre épouse adorée, tue notre…
— Non ! mon capitaine. Dieu est injuste. Comment moi, j’ai pu naître dans la misère, trimer toute ma vie, former des gens qui m’ont commandé par la suite, se retrouver innocent à Boiro… et Le remercier ?
— Mais, Kassoum, s’Il ne t’avait pas créé, est-ce que tout cela allait t’arriver ? Tout ce qui nous arrive, nous arrive par la volonté du seul Dieu. Il nous a donné la vie et la vie est plus que tout. Les souffrances font partie de la vie, il faut donc les accepter, surtout lorsqu’on ne peut faire autrement. Quand Dieu vous aime, Il vous fait souffrir. Si vous passez une année entière, sans maladie dans votre foyer, sans perte d’un enfant, sans accident, sans un petit malheur, soyez certain que Dieu s’est éloigné de vous.
Tu crois, Kassoum, que les prophètes, les messagers de Dieu n’ont pas souffert ? Jésus a été cloué sur la croix, Mohamed se couchait par terre et se nourrissait de dattes pour ne pas crever de faim. Saint Paul ou Saint Jean, je ne le sais plus, a été scié en deux … La souffrance est un sceau divin. Tu as fait la guerre 39-45. Tu sais ce qu’ont souffert les Juifs. Pourtant c’est le peuple élu. Le peuple de Guinée a souffert parce que Dieu l’aime. Les Juifs ont souffert près de 2 000 ans. Hitler est parti, Sékou Touré partira un jour ! Sois convaincu de cela. Tu crois que j’ai trahi moi, Kassoum ?
— Non ! non ! mon capitaine.
— Aucun de ceux d’entre nous qui sont morts, nous autres qi attendons la mort, personne n’a trahi.
— Ça je le sais.
— Tu crois, Kassoum, que Sékou à lui seul peut faire ce qu’il a fait et continuer de le faire s’il n’avait pas avec lui le Bon Dieu ?
— Il est injuste, Le Bon Dieu, trop injuste.
— Je ne sais pourquoi, mais je n’ai pas du tout peur. Je suis convaincu que je sortirai d’ici vivant. Je n’ai pas peur parce que Dieu m’a dit que je m’en sortirai.
Kassoum sourit. Pendant toute notre longue conversation, il croquait de la cola qu’un garde lui a offert hier. Le morceau était devenu si petit et noir qu’il n’osait le porter à la bouche, de crainte de le finir. C’est avec son ongle qu’il détachait un tout petit morceau pour le mâcher. Les autres suivaient notre causerie attentivement ; le gros M’Baye, un riche agriculteur de Koundara, d’origine sénégalaise, était en face de Kassoum et de moi. Il refusait de manger parce que la nourriture était mauvaise. M’Baye perdait des litres d’eau par jour. Nous étions très inquiets pour lui. Il fondait, fondait d’une façon effrayante. Il mourra avant Kassoum et Camara Mamadou Saliou, le gendarme de Boké.
— Dieu t’a parlé ? reprit Kassoum. Il était sur le même carton de poissons que moi. Nous mangions ensemble, fumions ensemble. Maintenant, on nous fournit de la cigarette, un paquet par jour. Nous sommes en 1974. Au début, nous fumions la laine de nos couvertures ou les feuilles de papayer séchées.
— Dieu m’a parlé, Kassoum, depuis 1971. Ce n’est pas pour rien que je t’ai parlé de Dieu. Il existe bel et bien ; quand Il m’a parlé, tu étais en face de moi, à la porte 5. Cela a duré à peine trois secondes. Avant cela, j’avais vu en rêve le Prophète Mahomet qui s’est présenté à moi. J’ai vu également le Khalife Thierno Aly et son épouse Fatima, la fille du Prophète. Ces deux-là priaient côte à côte et, chose curieuse, chacun d’eux a récité un verset. C’est-à-dire que l’épouse, à gauche de son mari, a fait prier ce dernier. Ils m’ont passé les deux versets que je récite depuis (exact). C’est plus tard que Dieu m’envoya le Prophète, que je revoyais pour la deuxième fois, tout en blanc, chapelet en main, pour me dire ceci : « tu es là par simple jalousie , tu resteras là longtemps mais tu sortiras sain et sauf. Ne crains rien et … » . Je garde le reste pour moi, Kassoum. Tu vois maintenant que Dieu existe? Kassoum ne répondit pas. Incrédule ? Assis, ses bras entourant ses jambes relevées, il baissa la tête. Il aimait s’asseoir ainsi. Le calme régnait dans la cellule. Alphadio Touré, du fond de la cellule, à notre droite, était étendu et fixait la petite fente de deux centimètres par laquelle l’air nous arrive.
Nous étions 17 dans cette cellule. Il y avait, fraîchement arrêtés, 4 élèves du 2 août et 2 de Gbangban, un collège de Kindia. Il y avait d’autres élèves dans toutes les cellules, de la porte 5 à la porte 6. Ils avaient entre 13 et 18 ans. Impossible de manger devant ces enfants, nos enfants. Dès qu’on leur sert leur quart de riz, ils l’avaient en deux secondes et vous regardent avec des yeux de loup affamé. Nous étions comme forcés de partager nos rations pour compléter les leurs.
Depuis que nous avons été autorisés à rester au préau toute la journée, nous avons maintenant une douche par jour et, au fond du préau, deux pots de nuits chinois. Le malheur est que ces deux pots se remplissaient en quelques minutes en raison de notre grand nombre pour deux pots, et la vidange ne se fait que la nuit.
Il était treize heures, nous venions de terminer notre maigre repas. Ce jour-là, comme par hasard, on nous donna des oranges pour le dessert. Kassoum épluchait la sienne avec ses doigts quand il fut pris de toux. Il laissa tomber son orange à moitié épluchée et se précipita vers le pot qui était dans le coin, près de la porte. Il crachait du sang.
— J’ai une sale maladie, dit-il, courbé sur le pot.
En quelques minutes, le pot fut plein d’un sang trouble. Kassoum vomissait ainsi ses poumons, sous nos yeux d’atterrés, de morts vivants.
Le chef de poste alerté, on sortit Kassoum de la cellule et on l’abandonna au préau. Nous étions maintenant une centaine à la porte 6. Kassoum, avant la tombée de la nuit, avait rempli trois fois le pot, toujours sans secours, sans soins. Kassoum passa la nuit ainsi, seul, au préau. Nous étions bouclés depuis 19 heures. Le lendemain, je demandai l’écritoire et du papier au chef de poste et j’écrivis à Siaka Touré en lui demandant de tout faire pour sauver Kassoum, et de l’enlever au milieu de nous pour ne pas contaminer les autres. Hier, j’avais mangé dans la même assiette que Kassoum. Nous fumions la même cigarette avec d’autres, chacun tirant « un coup ». Parfois nous étions 15 à fumer la même cigarette dans les moments durs.
Siaka, après avoir reçu mon mot, fit par miracle déplacer Kassoum dans une arrière-pièce de la porte 7. Il le fit même examiner par le docteur Diallo Abdoulaye dit « De Gaulle » qui avait remplacé le docteur Dumov. Siaka fit même remplacer l’infirmier-major Sako par le lieutenant Dia qui allait décevoir tous les détenus. Nous finîmes par l’appeler docteur « diète ». Kassoum mourut le 12 avril 1974, sans avoir été officier.
A la porte 3, toujours au Poste X, il y avait encore des femmes : Mme Picot, dont le mari arrêté aussi, se trouvait à la porte 7, tous deux professeurs, de nationalité belge. Le couple Picot est fondateur du programme de télé-enseignement en Guinée. Les cours Picot pour candidats libres au baccalauréat, sont bien connus. Ils n’ont pas échappé à Sékou Touré. Mme Picot était avec Fatou Touré Mamia, Mme Jean Faragué, etc.
A Boiro, on Prie.
L’occupation majeure, fervente, de tous les détenus de Boiro, de Alpha Yaya, de Kindia, et de Kankan, c’est la prière. Tous ces camps de la mort, ô paradoxe, ne sont que des mosquées géantes. Dans les camps de la mort, l’homme se tourne vers le seul Sauveur et prie, prie. Qu’on le veuille ou non, à Boiro, on prie. Musulmans, chrétiens, témoins de Jéhovah, se retrouvaient parfois dans la même cellule. Bouclés 6 ans sans avoir le soleil sur la tête et 4 à 5 mois sans se laver, nous arrivions à prier correctement, proprement tout de même. C’est ici qu’on se rend compte qu’aucune condition n’empêche vraiment de prier. Nos slips, pleins de sperme frais et séché, nos soeurs indisposées pendant 4 ou 5 mois, tout le monde priait et dans toutes les positions, dans toutes les directions. Par exemple, quand on a cherché longtemps Dieu vers la direction habituelle de la Mecque sans le trouver, eh ! bien, on se tourne vers le nord, puis l’ouest, puis le sud. Dieu n’est-il pas partout ? Nous priions en slip, tout nus à cause de la fournaise.
Nos chapelets, au début, étaient faits de ceps de manguiers. Ils ressemblaient drôlement au collier de la femme africaine des temps anciens.
C’est Mme Camara Laye (Marie Lorofi) qui inventa un chapelet qui n’a rien à envier au chapelet sorti d’usine, à base du riz importé que nous mangions. Elle rendait pâteux sur le ciment de la cellule, à l’aide d’une bouteille, le riz cuit et formait de petites boules. Elle montait ces boules sur un crin de balai pour y faire des trous et les mettait à sécher. Elle les enfilait ensuite, et c’était le chapelet. Sa science évoluant, elle se priva des deux morceaux de sucre de son petit déjeuner pour les ajouter à la pâte obtenue afin qu’elle soit plus consistante. Au fil du temps, elle colora les petites boules. Ce chapelet, croyez-moi, était plus rapide pour rétablir le pont entre Dieu et nous que celui de l’usine.
Les rêves, les superstitions, après la prière, tenaient beaucoup de place dans notre misérable existence. Dans les prisons, on rêve énormément et on est très, très superstitieux. Là, enfermés dans quatre enceintes, coupés totalement du monde commun, nous savions des choses sur lesquels les savants auront à se pencher demain. Nous connaissions le corps humain, l’Au-delà, plus que les professeurs et les papes. Je le répète, plus heureux que Moïse qui n’a vu qu’une boule de feu, nous, nous avons vu, oui, vu de nos yeux Dieu et on a souvent causé avec Lui. Tous les croyants qui n’ont fait qu’un an dans les camps de la mort de Sékou Touré, ne connaissent pas Dieu comme nous le connaissons, nous qui y avons séjourné plus longtemps.
Nous avions à Boiro, les plus grands marabouts versés dans les sciences occultes, dont la plupart ont « travaillé » pour toi Sékou et qui nous ont appris des choses déroutantes pour le commun des mortels. La science, qui signifie observation des données exactes en tout temps et en tout lieu, fait piètre mine à côté de ce que nous savions sur la vie et sur la mort. Pourquoi ? Parce que simplement nous étions la Mort personnifiée. Comme vous le savez, la mort s’appelle aussi trépas, autrement dit la mort c’est la vie du monde commun et la vie de l’Au-delà. Et lorsqu’on a dépassé le seuil des 5 ans à Boiro, le reste de la vie se passe dans l’Au-delà. Vous devenez totalement étranger à la vie d’ici-bas. Le monde d’ici-bas devient le passé, un passé flou, un rêve inconsistant. La réalité pour nous autres qui avons vécu 10 ans à Boiro, est loin, très loin de ce monde, de la création divine, dirai-je.
Tout être, humain, bête, plante, est fait de l’humus de son terroir et vit de cet humus. Le temps lui-même, le temps commun comme je l’appelle, est fait de cet humus et il pousse de la terre comme une plante, le temps. C’est ainsi que le temps chronométrable n’existe que pour la terre car la terre est en perpétuel mouvement et le mouvement c’est la vie. Je suis fort convaincu qu’au fur et à mesure qu’on s’éloigne de la terre, le temps commun se contracte, s’amenuise jusqu’à l’unité puis décline, dégringole pour tomber à zéro, à l’inexistant. Les aiguilles de la montre des astronautes n’indiquent que le temps pondéral, le temps terrestre. A la distance des étoiles, le temps comme nous le concevons, n’existe point. Là, dans l’espace sidéral, le temps commun est néant.
A Boiro, le temps est nul, néant parce qu’il n’y a pas mouvement véritable, parce qu’il n’y a pas vie, votre vie et tout cela, parce que Boiro n’est pas de ce monde du cosmos et n’est même pas de la création divine, je le répète. Boiro est un monde à part, un monde où siège et règne en permanence, la douleur étale, l’incommensurable douleur, l’inqualifiable douleur qui réduit l’humain à sa notion et cela tout juste pour la sentir, elle, la douleur.
Boiro est un monde où la mort est parfum et la vie pourriture, Si je dis pourriture, c’est que je ne trouve pas de vocable pour la qualifier au mieux, la vie à Boiro.
La torture morale du prisonnier
Le nouveau détenu, enfermé dans l’un des camps de la mort de Sékou Touré , est torturé avant même d’être interrogé, par des sentiments pourtant nobles. Le premier de ces sentiments est la honte : la honte pour lui-même, et aussi pour la famille qui, elle, essuie irrémédiablement la honte lourde qu’un des siens soit mêlé à cette affaire de la « 5ème colonne », à une affaire de trahison du digne peuple de Guinée et du vénéré Sékou Touré. Ce sentiment de honte, on s’y fait rapidement en se disant qu’après tout on n’est pas seul et que plus grands que soi sont aussi mêlés à la même « affaire ».
Après le sentiment de honte, viennent ceux du coeur : l’amour. D’abord votre ou vos femmes, puis vos enfants, votre mère et votre père, sans oublier vos frères et vos soeurs et parfois pour les romantiques, votre chien ou votre chat. Au fil du temps, l’amour pour votre père mourra le premier, puis suivra l’amour pour vos enfants, pour votre mère, pour votre chien ou chat et, seul survivra au carnage causé par le temps et le désespoir, l’amour pour votre femme ou vos femmes, pour ceux qui en ont plusieurs. Je n’ai jamais su combien j’aimais ma femme que lorsque j’ai été séparé d’elle. Et plus je durais entre ces murs sans joie aucune, plus je l’aimais. L’amour pour une femme est un amour assassin : la femme, c’est l’indispensable douleur. La masturbation est fréquente entre les murs sombres des camps de concentration de Sékou, dans les premières années, quand l’irrésistible appel de la nature peut encore se faire entendre. Mais après 5 ans de détention, cet appel tout d’abord se brouille puis des coupures dans la tonalité se produisent. Au début, ces coupures sont brèves puis elles se prolongent. On sent nettement dans son corps, la mort progressive de l’appel de la nature. Et, presque à votre insu, la rupture ou la coupure devient totale et l’appel n’est plus entendu par le cerveau et par les sens, tué par d’autres appels d’un autre monde que celui des humains et des bêtes.
Sevrés de femme depuis 10 ans, nous n’arrivions plus à sentir, à reconnaître dans l’air vicié cette suave, enivrante, particulière odeur du corps féminin. Personnellement, je ne savais plus si la femme est sucrée ou salée. Mon « compagnon » n’était plus mon compagnon ; il m’avait lâché : l’hibernation ayant trop duré. Mais au fond, libération ou mort définitive du compagnon ? Je ne le sais. Toujours est-il que mon cerveau n’émettait plus d’ondes pour l’appel du désir amoureux. Il faut dire que nos prières ferventes et longues (toute la journée et toute la nuit) étaient venues s’intercaler entre nous et notre vie sexuelle, vie sexuelle qui est plus mentale que physique ici. Nous gardions nos ablutions toute la journée, sans uriner, sans faire de pet, à plus forte raison aller au WC. Nous nous mettions volontairement en état de pureté, nuit dans l’attente de la mort, afin d’aller à Dieu.
Cette mort, nous l’attendions seconde après seconde. Lorsqu’on meurt dans ces camps, on ne vous lave pas, à plus forte raison prier sur votre corps maigrichon et noir ! On vous jette dans un petit trou, tout nu car votre tenue de prisonnier doit revenir à d’autres. Vous voyez maintenant pourquoi nous gardions nos ablutions toute la journée et la plus grande partie de la nuit ?
Tout est une question d’exercice de la volonté pour une parfaite maîtrise de soi. L’idée que l’homme se fait de la femme, celle que nous nous faisions au début de notre détention, ne nous effleurait même plus : plus d’érection, plus de pollutions nocturnes. J’ai adressé à l’approche du carême, une prière spéciale à Dieu afin qu’Il m’évite les pollutions nocturnes. N’oubliez pas que nous étions toujours bouclés la nuit, et qu’il n’est pas question de taper la porte pour se doucher et faire ses ablutions dehors à 5 heures du matin.
Chose curieuse, la mort de la sexualité correspondait chez nous, à l’exaspération de la jalousie à l’égard de nos épouses restées dehors, à la merci surtout d’un Sékou Touré, d’un Siaka Touré ou même d’un tiers. Mais qu’est-ce qui résiste au temps ? Ma jalousie à moi finit aussi par mourir. Nous avons fini, le séjour devenant trop long, par nous rendre à ce qui nous parut alors comme une évidence criarde, à savoir que nos femmes, jeunes ou vieilles, ne pouvaient absolument pas rester 5, 8, 10 ans sans s’inspirer avec d’autres hommes : c’est cruel. J’adorais tellement la mienne que l’idée qu’elle m’eût trompé un jour, même une seule fois, ne m’effleurait même pas ; cette conviction qui me resta de 1971 à 1976, a beaucoup contribué à la solidité de mon moral en ces années terribles pour nous.
Mais l’évidence criarde, mortelle dont j’ai parlée plus haut, m’ouvrit les yeux pour me fermer douloureusement le coeur. Etre là , aux chaînes et par terre, être convaincu que la femme que vous aimez est peut-être devenue par la force des choses un matelas pour les hommes et, qui sait, pour vos tortionnaires, est intolérable, révoltant. Cela fait mille fois plus mal que les décharges électriques qui font péter votre sexe et le sphincter de votre anus. La douleur morale est plus cuisante que la douleur physique.
Ma haine pour la femme naquit alors. L’amour, avant Boiro, m’était aussi précieux que la vie. Mais en fait, l’amour n’est-il pas la vie et la vie l’amour ? Mais cette haine, petit à petit se désintégra et finit par mourir elle aussi en se transformant en rancune, puis en indifférence puis, oh ! Eternel, en pardon.
Mais l’homme n’est pas du bois mort, heureusement ! Au coeur de l’indifférence, du pardon, couvent l’amour et la jalousie. Mon limpide et profond amour se révoltait une ou deux fois par an. Je me retrouvais alors comme sur un tas de braises inextinguibles.
Par exemple, un jour de 1980, je rêvai qu’un homme avait garé sa voiture devant ma maison. Il était noir, trapu et vilain. Il pénétra dans la demeure et ressortit peut après tirant ma belle femme par les bras. Ma femme perdit pied, tomba ; il la traîna jusqu’à son véhicule, une Renault 2 CV ; l’ayant embarquée de force à l’avant, le temps de s’installer à la direction, ma femme en profita pour s’échapper. L’homme la poursuivit et la rattrapa. Ma femme perdit et son pagne et son mouchoir de tête. Ce qui me frappa, ce ne sont point ses belles jambes, mais son crâne ; oui ! oui ! elle était rasée, ma femme et son crâne luisait au clair de lune. Je me réveillai plein de sueur et ne put dormir le reste de la nuit, ni des jours qui suivirent. Ma jalousie s’était encore manifestée et je souffris comme on peut l’être dans nos conditions.
De la porte 2 à la porte 7
Le 21 février 1974, on me transféra à la porte n° 2. Là, je retrouvai « SM », El Hadj Diallo Ibrahima dit ONAH, l’ingénieur agronome Diallo Cellou, les commissaires Bah, Sy, Bobo, etc.
A Boiro les jours sont semblables aux jours, les nuits aux nuits. Dans les années terribles, de 1971 à 1977, le jour et la nuit sont confondus de même que les saisons. Que la grosse pluie fasse crever le toit ou que l’ardent soleil fasse bouillir ce même toit, c’est la même chose, c’est l’enfer, l’enfer de Boiro. La mort inlassable, continue son sinistre nettoyage.
La faim nous fouettait sans pitié, surtout en 1974 et en 1975.
C’est à la porte 2 que j’ai appris la présence du commandant Mara Kalil, chef d’état-major de l’armée de terre et du commandant Sylla Ibrahima, chef d’état-major de l’aviation militaire. Ils étaient donc encore vivants ! On m’apprit également la présence au Bloc, du beau capitaine de la douane, Diallo Sékou. Au Poste X, j’étais le seul officier survivant.
De la porte 2 on transféra le reliquat des hommes, au total 59, à la porte 7 qui se trouve à 10 mètres des bureaux du Comité révolutionnaire, à 15 mètres de la «Tête de mort » et à 15 mètres également de la fameuse « cabine technique » de Boiro, tout juste en face de nous.
Dans les années terribles, ce ne sont pas seulement les humains qui hurlaient de douleur, mais la douleur elle-même hurlait, appelant de tous ses voeux d’autres hommes, nos tortionnaires, nos assassins, à la raison. Dans les camps de Sékou Touré, la douleur fuyait la douleur, la raison, l’irraison. La bêtise humaine était si monumentale que l’entendement humain fuyait tout entendement.
Quand le mal est personnifié, c’est-à-dire quand le mal, la douleur, parle, hurle, pense, boit et mange, eh bien, il est pratiquement impossible de l’oublier. Ah Sékou, toi qui ne fais que tuer, où est ta victoire ?
Ce n’est pas seulement dans les camps que les balles fauchent les Guinéens par milliers, dans les nuits profondes, mais aussi aux frontières du pays. Les Guinéens chassés du Sénégal par milliers une année, à la suite de tes manigances, Sékou, furent mitraillés à tes frontières de Koundara et de Mali (Guinée). Les femmes enceintes, les enfants qui ne connaissaient pas leur patrie périrent par milliers. Les assassins les dépouillèrent de leurs biens jusqu’aux bagues, abandonnant parfois les corps aux charognards, achevant les blessés graves. C’est le lieutenant Diallo qui était à Mali à l’époque. Toujours grâce à tes manoeuvres, Sékou, près de 400 petits commerçants furent expulsés de la Gambie par ton ami. Tu les massacras jusqu’au dernier, à Kindia, n’est-ce pas ?
A la porte 7, on voit et suit tout ce qui se passe à la cabine technique et à l’entrée du Bloc, plus bas, à 100 mètres et surtout on suit tous les mouvements au siège du Comité révolutionnaire tout près.
Nous aperçûmes un matin, une collégienne de 14 ans, dans sa tenue bleue d’écolière, assise près du robinet, faisant sa toilette. Elle avait l’avant-bras bandé avec du chiffon. On l’avait, elle aussi, mitraillée à la frontière de la Sierra-Léone dans sa tentative de fuir ta Guinée pour aller poursuivre de bonnes études en Côte d’Ivoire. Elle avait reçu des plombs dans son avant-bras. Au lieu de la conduire dans un hôpital, c’est à Boiro, à la « Tête de mort » qu’on l’amena et où on l’abandonna au milieu des hommes, sans lui extraire les plombs. Les gardes, par pitié, la sortaient de temps en temps pour qu’elle se lave au moins.
Elle en profitait pour rester longtemps auprès de l’eau. Elle resta longtemps à la « Tête de mort » et disparut un jour. Libérée ? Morte ? On ne sait.
Le garde fou
Parmi les gardes républicains qui nous surveillaient, il y avait un fou, un fou auquel on avait donné une arme pour nous garder. Il s’appelait Condé. Assis là sur les marches de la porte 7, il passait tout son temps à insulter, à haute voix, les grands responsables, tels que Sékou Touré lui-même, Ismaël, Béavogui, Siaka Touré… Il fallait être vraiment fou pour oser le faire surtout pour un agent. Craignant pour notre vie, nous signalâmes son cas au chef de poste en lui demandant de le relever ou de lui enlever l’arme.
Trois jours après notre plainte, vers 22 heures, nous entendîmes des coups de feu du côté du Stade du 28 septembre. Il y eut l’alerte automatiquement à Boiro. C’était notre pauvre fou de garde, Condé, qui venait d’abattre deux personnes. Il fut enterré vivant, je dis bien vivant, au cimetière de Dixinn-Foulah, en présence d’une foule nombreuse, par Siaka, sur ordre de Sékou Touré. L’imam de ce quartier de Conakry en eut une crise cardiaque dont il mourut, tellement il était écoeuré. Qu’est-ce que tu n’as pas fait comme mal, en tout genre dans ta vie, Sékou ? Tout !
L’arrestation du commandant Sylla Ibrahima
C’est Sylla ? Viens me voir au bureau, téléphona un jour Siaka au commandant de l’aviation militaire, Sylla Ibrahima. Ancien élève de Saint-Maixent, diplômé de l’Académie militaire de Frounzé (URSS), Sylla est le fondateur de l’aviation militaire guinéenne. Nommé au grade de commandant après l’agression, en même temps que Diarra Traoré et Mara Kalil, Sylla a eu le tort de se présenter au Comité central du PDG. Soutenu par les civils qui appelaient de tous leurs voeux un changement, il eut le même nombre de voix, aux dires des gens, qu’Ismaël. Ce succès d’un militaire dans la vie politique, effraya Sékou qui, comme d’habitude, prendra les devants.
Déjà en 1971, il avait fait dénoncer Sylla obscurément par le commandant Zoumanigui à propos 28 d’un livre, « Le Zéro et l’infini » qu’il détiendrait, alors que celui-ci est interdit en Guinée. Sylla, à l’époque, était le plus haut gradé soussou, encore un mauvais signe. Quand Sékou veut vous abattre, il vous élève. Le mieux est d’être totalement ignoré par lui ; surtout qu’on ne lui parle pas de vous en bien. S’il vous nomme ministre, ambassadeur, gouverneur, chef d’entreprise, ou vous offre une ficelle de plus si vous êtes militaire, c’est pour vous arrêter un an après, en vous fourrant dans l’un de ses « complots ». Il clamera haut qu’il vous a élevé à tel haut poste et vous avez trahi la Révolution ; c’est pour amener le peuple à ne rien comprendre dans son jeu et à être avec lui pour vous tuer.
Le peuple est certes un mouton, Sékou, mais pas un mouton de Panurge. Tu as toujours parlé, agi, tué en son nom, mais tu le connais très mal. Tu te fies à ses applaudissements 29 ; le soleil et la pluie le tapent pour toi ; les femmes ont abandonné leurs maris pour toi et les maris sont rarement au foyer toujours à ton service et pour rien.
Un jour, retiens-le, ce peuple te crachera à la figure et te jettera des pierres et t’oubliera.
En 1963, dans mon poème « Fouta-Djallon », j’ai écrit ces vers que tu n’as certainement pas encore lus:
Mets ta main à la main de Dieu
Et au pied de la Nuit
Car l’une est un don de Dieu
Et l’autre le sang de tes pères
Ton sang
Et puisqu’il m’est donné
De mourir un jour
Je voudrais, désirerais ardemment
Que mon âme s’écrasât au Fouta-Djalon
Car elle ne pourrait trouver
Meilleur cercueil, son berceau… 30
Ces vers te sont dédiés et sont dédiés à tout dirigeant noir, à tout Africain hier colonisé. Malheureusement pour l’Afrique, toi et tes pareils si nombreux, vous ne mettez vos mains à l’oeuvre de Dieu et à celle des hommes que pour les détruire. Toi, Sékou, tu as détruit la Guinée. Peut-être que tu ne t’en es pas rendu compte ; si cela est, alors je te le dis. Tu n’es capable que de détruire, point de bâtir. Tu as détruit ce pays qui est un véritable cadeau fait à l’homme par Dieu. La Guinée n’appartient pas aux seuls Guinéens, aux seuls Africains, mais aussi à tous les hommes au monde. Pourquoi ? Simplement parce qu’elle est belle et accueillante, et le Soussou dit que ce qui est beau appartient à tout le monde.
Au début de ce témoignage, j’ai dit que tu es jaloux jusqu’aux larmes. Oui ! tu es on ne peut plus jaloux de la beauté et des richesses de la Guinée parce que tu n’es pas Guinéen. Un Guinéen authentique n’aurait pas fait ce que tu as fait à ce pays et à ses fils et filles, jamais Tu es un espoir décevant, pour la Race Noire qui est réhabilitée par le choix des Guinéens authentiques. La Guinée t’a servi de tremplin pour assouvir ton ambition démesurée pour le pouvoir et pour le gain. La parole t’a été donnée rien que pour cacher tes faits monstrueux. Ce peuple qui a fait de toi le mentor des indépendances africaines et de la réhabilitation de la Race Noire, tu le méprises, le minimises, le ridiculises, l’humilies avant de l’immoler à tes mânes et à ta grosse bêtise et à ta folie. Les petits enfants qui se rendent à l’école et qui passent devant le portail de ton palais, « côté famille », tes gendarmes les attirent dans ta cour et les capturent pour toi. Tu en égorges de tes propres mains pour les offrir à tes diables, à tes fétiches, puis tu bois leur sang chaud et enduis ton visage de monstre de leur graisse. Les autres, comme l’a avoué le commandant Zoumanigui à Kankan, avant que tu ne le tues, tu les amarres, les lestes et les jettes vivants à la mer. Je ne suis pas le seul à le savoir, mais tout le peuple.
Revenons au commandant Sylla, que tu as élevé au grade de commandant, que tu recevais à ta table en compagnie de sa femme et parfois de sa mère. Tu parlais avec lui comme à un copain. Tu l’avais tellement mis à l’aise, apprivoisé, que vous parliez de vos petites « nanas » ensemble. Tout cela pour tuer sa méfiance afin de mieux le tuer ; et tu as tué Sylla. Il était le garçon unique pour sa mère.
Siaka téléphona donc à Sylla pour qu’il le trouve à Boiro, dans son bureau. On avait arrêté le cousin de Sylla et il est intervenu auprès de Siaka afin qu’on libère son frère. Chez les Soussous, le cousin est un frère. Quand Siaka lui a demandé de venir le trouver à Boiro, Sylla était aux anges pensant que c’était pour chercher son frère libéré enfin. Sylla prit sa jeep et sortit du camp Samory où il logeait et prit la route de Boiro. Il passa sous le Pont des Pendus, prit l’autoroute et tourna à gauche, pour emprunter la rue qui passe devant la morgue de Conakry. A cet endroit, dès qu’on quitte l’autoroute, il y a un passage à niveau. Les voies ferrées des compagnies d’alumine de Fria et de l’Office des bauxites de Kindia (OBK), bauxites que les Russes exploitent pour se faire rembourser, passent là. Dès que le commandant Sylla quitta l’autoroute pour franchir la première voie, une voix lui dit :
— Arrête ! ne continue pas.
Sylla freina, surpris, indécis. Il continua tout de même et franchit les deux voies de chemin de fer. Juste en face de la morgue, la même voix lui intima:
— Arrête Sylla ! N’y va pas.
Il freina à nouveau et se mit à réfléchir : il voulait bien obéir à la mystérieuse voix mais l’envie de tirer son frère des griffes des assassins était plus forte. Son coeur se mit à battre furieusement. Il resta là deux minutes à réfléchir puis reprit la route. Il traversa le rond-point de l’hôpital Donka ; au moment de quitter la rue qui passe devant Boiro, pour la troisième fois, la voix mystérieuse dit brièvement mais sèchement :
— N’y entre pas !
Sylla freina pour la troisième fois, mais déjà la sentinelle postée à l’entrée du camp avait levé le barrage pour le laisser passer : le commandant Sylla ne passait toujours pas. A cet ordre impératif, le troisième de la voix mystérieuse, il prit peur et voulut s’en retourner.
— Passez mon commandant ! dit la sentinelle qui s’était approchée de lui, intriguée par ce stop prolongé, d’autant plus que la jeep barrait le passage.
Le commandant Sylla pénétra dans Boiro pour ne plus jamais en ressortir vivant. Il passa devant la « Tête de mort » à sa gauche, tourna toujours à gauche et se gara devant les bureaux du Comité révolutionnaire. C’est le lieutenant Oularé qu’il trouva sur les marches ; celui-ci l’attendait. Il avait reçu les ordres de Siaka Touré, qui avait disparu du camp après son coup de téléphone à Sylla.
Le lieutenant Oularé se mit au garde à vous, le visage éclairé d’un sourire.
Siaka est là ?
— Non, mon commandant ! Il est sorti mais il m’a laissé les ordres. Allons chercher votre frère.
Tous les deux montèrent dans la jeep du commandant Sylla et allèrent au Bloc. C’est Sylla qui était au volant. Là aussi les ordres étaient donnés. La jeep s’arrêta devant le portail. Oularé appuya son doigt sur le klaxon et le portail s’ouvrit.
— Allons ! dit Oularé au commandant Sylla. Ils entrèrent, descendirent de la jeep et, Sylla suivant Oularé, ils pénétrèrent dans le poste de garde du Bloc. Les gardes, baïonnettes au canon, étaient fin prêts.
— Au nom de la Révolution, je vous arrête déclara le lieutenant Oularé au commandant Sylla.
On lui ôta ses galons et on le logea.
Au Bloc
En juin 1976, des 59 rescapés que nous étions au Poste X, porte 7, il n’en restait plus que 13. C’est à la porte 7 que le chef de brigade de la gendarmerie de Boké, Camara Mamadou Saliou, fut pris de malaise après avoir avalé un comprimé (il souffrait du coeur) et, transporté au Bloc, il mourut le lendemain. Les 13 rescapés de la porte 7 furent transférés au Bloc le 22 juin 1976. C’était la nuit. Dès que la jeep du commandant Fofana franchit le portail, je me sentis bizarre sans pouvoir me l’expliquer. Le silence était épais ; nous étions arrivés sous la pluie. Il était 22 heures environ. Les longs bâtiments aux portes toutes closes, avaient l’air de s’enfoncer dans la nuit. Ils étaient pourtant brillamment éclairés. Je fus logé avec mes amis Lao et le grand commerçant Condé Ibrahima. Là encore nous étions par terre. Nous étions venus avec nos précieux cartons d’emballage de cigarettes et de poissons.
Quelle ne fut pas ma surprise de revoir ici des cadres que je croyais morts depuis longtemps ou pas encore arrêtés. A part le long cauchemar qu’ils partagent avec joie, le Poste X et le Bloc n’ont rien de commun. Le Bloc est l’immense « Tète de mort ». Si la « Tête de mort » n’a que l’enceinte du camp Boiro, ce dernier a sa propre enceinte dans celle de ce même camp, et est spécialement conçu pour tuer.
C’est le docteur Accar qui a eu raison en disant à Fodéba, en 1961, qu’en mettant des hommes ici, ils allaient mourir comme des mouches. C’est là que j’allais encore vivre 4 ans d’une façon surnaturelle, inhumaine, les deux pieds toujours dans la tombe et accroché d’une main à quelque chose d’invisible, d’inodore que vous appelez vie. J’ai dit d’une main parce que si les deux sont à la fois fatiguées, c’est la chute dans le vide : à Boiro, la tombe est plus profonde qu’à Nongo, après Kaporo (Conakry), ou qu’au pied des monts Kakoulima et Gangan, cimetières géants des assassins de Conakry et de Kindia. Quand on est mort-vivant, la tombe qui s’ouvre à vos pieds et dans votre tête est incomparablement plus profonde que celle du mort-mort.
J’ai passé 6 ans au Poste X sans avoir le soleil sur ma tête. Au Bloc, immense tombe, on avait, à partir de 1977, le soleil sur sa tête jusqu’à 18 h 30.
Dans la nuit de notre transfert, j’attrapai un refroidissement. Ce sont les anciens d’ici, les durs, qui vinrent les premiers me voir dans ma cellule. Je gardai le « ciment » pendant 4 jours. C’est Monseigneur Tchidimbo qui me soigna avec les médicaments qu’il recevait de sa congrégation.
Avez-vous vu un évêque en slip, la pipe calée entre les dents, son pot de nuit dans les mains chaque matin et qui court, qui court pour le vider ? Ma cellule faisait face à celles de :
- Bah Bano
- Thierno Saliou Yemberin
- Sékou Yalani Yansané
- Fofana Sékou
- Thiam Abdoulaye
- Thierno Seck
- Béjanie, l’intendant général de l’armée guinéenne (qu’on nomme ici « Mandat »),
- Koumbassa Saliou
- Portos
- El Hadj Fofana
- Condé Sory ….
Le docteur Keïta Ousmane, Touré Naby Moussa, le commandant Sylla Ibrahima, Gomez de l’Aviation civile, étaient dans le même bâtiment que moi. Comme vous voyez, je n’ai attribué aucun titre à ces détenus cités parmi des milliers qui sont pourtant d’illustres cadres.
— « Il n’y a pas de ministre, il n’y a pas d’officier ici. Il n’y a que des contre-révolutionnaires », aimait nous lancer à la figure Condé Fadama, chef de poste central du Bloc qui a tété au même sein de louve que Sékou Touré, qui est le résumé de ce dernier dans le domaine du crime et du cynisme, à la seule différence qu’il est plus petit de taille et qu’il est exécutant. C’est un ancien magicien, devenu gendarme et geôlier.
La première chose qui me frappa au Bloc, c’est de voir ici des ministres gardiens de poulets et de porcs. Bah Bano, ancien secrétaire d’Etat au Budget, avait un long bâton et passait toute la journée derrière les poules et les canards des hommes de garde. Il était tellement maigre que ses lunettes ne tenaient plus sur son nez. Garder le poulet, nourrir les porcs ici ou planter de la salade, est un très grand privilège et, croyez-moi, une fonction supérieure à celle d’un chef d’Etat ! Imaginez un peu et comparez un peu la situation de milliers de détenus dans leurs cellules closes à celle de 10 d’entre eux qui sont dehors, oui dehors, à l’air libre, pouvant se doucher, aller aux WC la journée et non dans leur pot et surtout être en contact avec les gardes, se familiariser avec eux, savoir tout ce qui se passe au camp ; n’est-ce pas un paradis pour ces 10-là ? Quoique cela fasse mal, c’est l’adjudant Fadama qui a raison : ici, il n’y a pas de ministre, il n’y a pas d’officier.
Dès le lendemain de mon transfert au Bloc, le commandant Sylla et Laurent Gabriel m’apprirent la mort de tous les officiers tels que le commandant Mara, le capitaine Tounkara, tous les deux morts d’hypertension. Mara occupait la cellule 9. On lui donna une injection et sa tension se mit à grimper à vive allure. C’est l’une des façons de liquider chez Sékou Touré. Vous chopez une diarrhée qui ne s’arrête pas ou une tension qui brise l’aiguille du tensiomètre, après qu’on a vidé dans vos veines ou dans vos fesses le contenu d’une petite ampoule.
Si vous savez observer et en avez le temps, vous verrez, pendant l’injection, l’infirmier transpirer et devenir très maladroit. Lui seul sait que ce n’est pas pour soigner votre dysenterie ou votre fièvre. Le commandant Mara faisait partie, comme tous les officiers arrêtés, d’une même liste dressée par d’autres officiers par lesquels Sékou Touré passait pour agir au sein de l’Armée. Si Sékou a juré qu’il n’y aura jamais de coup d’Etat militaire en Guinée, c’est qu’il est sûr de son fait. Des officiers l’ont aidé.
C’est à Boiro qu’on apprend tout sur le régime de Sékou. Quand il est fatigué d’un de ses marabouts ou craignant qu’il ne « travaille » pour un autre Guinéen, il l’arrête et l’envoie dans l’un de ses camps de la mort. S’il trouve un agent, un de ses sacrificateurs, de ses démagogues, un de ses hommes de main peu discret, dangereux, il l’arrête et le tue. Avant de mourir, ces agents trahis par leur « Prési », mécontents, avouent leur crime.
Tous les officiers qui restaient en liberté après les assassinats de 1971, figurent sur une nouvelle liste et cela du général < Toya Condé lui-même aux sous-lieutenants. Non seulement ils étaient tous sur une liste, mais on a torturé des officiers parmi nous, des soldats parmi nous pour déposer contre eux. Ces dépositions sont sur bande 31. Le génie du mal n’attend que le souffle du vent pour remettre en marche sa machine meurtrière.
— S’il ne dénonce pas, tue-le ! tue-le ! criait un jour Siaka, en pleine journée, sortant de la cabine technique, désarçonné par la résistance d’un détenu. Le caporal du camp Alpha Yaya qu’on torturait ainsi, ne voulait pas déposer contre ses officiers, en particulier le commandant Keïta Noumouké. Il préférait la mort.
Après « l’affaire de la grenade au Palais du Peuple », Sékou voulait relancer une nouvelle tuerie en masse, semblable à celle de « l’affaire de la 5ème colonne ». Cette nouvelle affaire n’emporterait pas que les seuls officiers les mieux vus de l’Armée, mais aussi le restant des cadres dans tous les secteurs qui avaient échappé à la mort en 1971.
J’étais à ce moment au Poste X quand Siaka a ordonné au lieutenant Cissé de tuer le caporal s’il ne parlait pas ; c’était en 1975, bien avant « l’affaire de la grenade au Palais » ; bien avant « l’affaire Telli » et la révolte des femmes. C’est le commandant Keïta Noumouké que Siaka voulait à tout prix prendre afin de faire venir Toya, et tous les autres officiers. Oui ! Toya, tu es sur la bande, toi qui chantes pour Sékou pendant les défilés, au stade. Sékou ne voulait pas laisser de témoins et surtout il ne voulait laisser aucun cadre guinéen de sa génération qui aurait le pouvoir un jour après lui et qui développerait le pays. Si je vous dit qu’
- Ismaël Touré
- Mamouna Touré
- Keïta N’Famara
- Béhanzin
- Diané Lansana
- Béavogui Louis Lansana
- Kaba Mamady…
au plus haut niveau, sont tous sur la bande.
Le reste des membres du Comité national de la JRDA, les :
- Sako Mohamed
- Bangoura Mamadouba
- Camara Camille
- Camara Ibrahima
- Diao Baldé …
sont aussi sur les bandes 32. On déclenche un « complot », on met les bandes et le processus reprend. C’est très simple.
Le commandant Sylla et moi-même priions pour nos frères officiers et sous-officiers en liberté, afin qu’Allah leur épargne notre sort. Nous avons passé les années à tirer le chapelet pour eux, même pour ceux d’entre eux qui ont donné nos noms, les noms des camarades disparus ; oui, nous avons prié pour un Mamady, un Siaka, qui pensent qu’ils sont à l’abri. Un Mamady arrêté, un Toya arrêté, quoique tueurs, ce sont des non-tueurs, nos frères
- Noumouké Keita
- Sidi Mohamed
- Conté Lansana
- Camara Kandé
- Toffani Henri
- Finando
- Kerfala
- les sous-lieutenants et les lieutenants, sans compter
- les officiers supérieurs de toutes les armes
qui allaient être immolés pour rien. Nous, nous étions perdus ; que soient sauvés les autres.
Fodé Sylla, le miraculé
Avant que les 13 rescapés hommes du Poste X ne soient transférés au Bloc, Sylla Fodé, tailleur à Bonfi vint nous saluer. Il était certes avec sa béquille et boitait, mais il était vivant et marchait. Fodé n’a été sauvé de la mort que par Dieu et par Dieu seul. A la porte 6, Fodé perdait tout ce qu’il avait de chair, par pans entiers. Il était pourri aux trois quarts. Ses os du bassin jusqu’aux chevilles, étaient nus, décharnés, d’énormes vers grouillaient dans son corps. On voyait nettement ses nerfs ramollis. Il n’avait le contrôle d’aucune partie de son corps, hormis sa tête car, dans son état désespéré, Fodé Sylla parlait et pouvait manger. C’est Lao et moi-même qui nous occupions de notre camarade auquel les infirmiers ne donnaient même plus de soins pour ne pas gaspiller les médicaments. Quand toutes les cellules étaient fermées, c’est Lao, avec la permission du chef de poste, qui passait la nuit avec Fodé Sylla, au préau. Fodé passait toute la journée et toute la nuit à crier. Tout son corps n’était qu’une énorme plaie. Il faisait tous ses besoins sur place. Fodé était un squelette vivant. Il nous avait confié son testament, verbalement, sûr de mourir.
— Tu sortiras d’ici, Fodé. Crois en Dieu, lui seul peut sauver sa créature. Courage ! lui disais-je souvent. Qui a dit « L’homme, cet inconnu » ? Si je ne me trompe, c’est le titre d’un ouvrage écrit par Alexis Carrel 33, titre que tu vas falsifier pour ton compte, Sékou. Oh ! combien ce chercheur, Alexis Carrel, n’a-t-il pas raison ! L’homme est incomparablement plus dur que l’acier. Si j’ai dit ici que dans les prisons de Sékou, nous avons vu Dieu et conversé avec Lui, c’est en vivant de multiples cas miraculeux semblables à celui de Fodé Sylla, car Fodé va survivre ! Petit à petit, sous nos yeux, sans d’ailleurs très bien comprendre, sans pouvoir expliquer, les cellules de Fodé vont se renouveler et reconstruire l’homme aux trois quarts mort. Ses os vont se recouvrirent de chair et la chair de peau neuve, et Fodé sera un jour libéré, libéré avant nous. Je sortirai de Boiro 6 ans après Fodé.
Kindia : Une crise d’hémorroïdes
Nous sommes à Kindia et les détenus sont dans la cour pour 15 mn afin de prendre l’air. Le lieutenant Conté Thierno, tout en prenant l’air, cherchait quelque chose que lui seul savait. Il n’avait pas de slip et ses hémorroïdes sorties, remplissaient son short bleu de prisonnier. La crise était telle qu’il se tordait et pleurait. Ses yeux tombèrent sur un bloc d’acier rond. Il ramassa la rondelle d’acier et la cacha sous sa chemise. Il ramassa ensuite des brindilles qu’il dissimula également. Après les 15 minutes de prise d’air, rentré dans sa cellule, le lieutenant Conté Thierno alluma du feu soigneusement après avoir disposé trois petites pierres. Il mit son morceau d’acier plat à chauffer sur les trois morceaux de pierre. Quelques instants après, la plaque était suffisamment chauffée ; il l’enleva du feu et descendit son short. Sans hésiter une seconde, il s’assit brusquement sur la plaque chaude. Il y eut un bruit comme si l’on avait jeté du sel dans de l’huile chaude. Les hémorroïdes qui pendaient, rentrèrent immédiatement dans son ventre et toute douleur cessa, exceptée celle provenant de ses fesses brûlées, car il brûla ses fesses pendant l’opération. Jusqu’à sa libération, le lieutenant Conté Thierno n’eut plus d’hémorroïdes.
Les étrangers à Boiro : Kapet de Bana
Tous les pays limitrophes de la Guinée avaient leurs représentants dans les prisons de Sékou Touré ; je dirais même que tous les pays africains étaient représentés : la plupart arrêtés aux frontières, à l’aéroport, dans les ports. A la porte 6 par exemple, au Poste X, il y avait parmi nous un Mossi qui ne comprenait rien d’autre que le moré 33 ; heureusement pour lui et pour nous, il y avait un garde qui avait fait la Haute-Volta au temps colonial et qui parlait cette langue. Il ne fut jamais libéré. Des Maliens, cadres ou bergers, étaient nombreux à Kindia. Des Sénégalais étaient un peu partout. Il y avait des Camerounais, des Congolais, des Libériens, des Sierra-Léonais… Les Arabes étaient représentés par de nombreux Libanais. Même aujourd’hui, il suffit de franchir les frontières pour se retrouver à Boiro.
Ces nombreux étrangers menaient, tout comme nous, une vie misérable. Spontanément, nous venions à leur secours. Par exemple, le professeur Kapet de Bana, 34 réfugié camerounais en Guinée, a pu survivre grâce à la collecte de pain que nous lui offrions. Il ne mangeait pas de riz ; son ventre ne le supportait pas. A part le riz, il n’y avait que le clair bouillon insipide et même inodore et un morceau de pain. C’est le commandant Sylla qui organisa cette collecte : il lutta auprès des chefs de poste et des gestionnaires afin d’augmenter la ration de pain de Kapet, mais sans succès ; et dire que le commandant Sylla Ibrahima mourra de faim.
Kapet de Bana avait gardé sa barbe. Il refusait de se faire coiffer et raser. Plein de bouillon salé, il avait un corps gros et flasque. Convaincu que je n’allais pas échapper à la diète noire donc à la mort, étant officier, il m’apprit comment prolonger mes pauvres jours dans les cas extrêmes.
— N’hésite pas un seul moment à boire ton pipi et à manger ton caca, mon frère, si tu n’as pas la chance d’attraper un lézard ou une souris et si tu n’as plus la force d’écraser un cancrelat gras et succulent. Au 10ème jour de ma diète à moi, j’ai commencé à boire mon pipi et à manger mon caca. Tu verras mon frère, ils n’ont ni odeur ni goût le premier jour, mais au 11ème et au 12ème jour, eh ! bien, tu leur trouveras et odeur et goût.
— Ça ressemble à quoi comme goût, Kapet ?
Je lui saisissais le bras à la fois effrayé et dégoûté. A ma moue grimaçante, il me rassura:
— Mon pipi et mes excréments m’ont permis de survivre 3 jours de plus et c’est au 14ème jour de ma diète qu’Allah est venu à mon secours (Kapet est athée). On m’a sorti de la diète et on m’a ramené dans ma cellule. Il faut tout faire pour sortir d’ici. J’ai fait l’expérience. Ton pipi et ton caca peuvent te sauver la vie. Tu as compris, mon frère ?
— J’ai compris, Kapet ; J’y songerai le cas échéant.
Depuis ce jour, je m’entraînais, par la pensée, à boire mon pipi et à manger mon caca. Il m’arrivait souvent, joignant l’acte à la pensée, de grincer des dents, de les interchoquer car tout de même, on ne peut avaler une telle nourriture sans la mâcher.
Apprendre à mourir, c’est apprendre à vivre
Je ne sais plus qui a dit que philosopher c’est apprendre à mourir. C’est très vrai. Pour nous autres sauvés du déluge, et même pour ceux d’entre nous qui sont morts après avoir vécu 7 ou 8 ans dans les prisons de Sékou Touré , vivre c’est apprendre à mourir. Il est vrai que nombre d’entre nous ont cherché à trouver la mort, en se suicidant, la trouvant meilleure à la vie que nous menions.
En 1963, j’écrivais :
[…]
Je m’accrocherai à la vie
De toutes nies griffes
Et y mordrai
De toutes mes dents.
Refuser de mourir lorsque vous êtes nourris de la mort, lorsque vous ne respirez qu’elle pendant 8, 10 ans, n’est pas tâche facile. En dépit de tout ce qui se passait, nous n’avions pas perdu l’espoir, l’espoir à la fois de s’en sortir ou de mourir. Nous avons espéré, dis-je, mais cet espoir comme vous le voyez, est fait de vie et de mort de façon équitable. L’espérance, elle, existe, d’une façon dominante, sans partage. On peut même dire, d’une façon absolue, que seule l’espérance existait en nous. Les nôtres et nos biens, nous les avions perdus. A la longue, à la longueur et à l’intensité du cauchemar, nos enfants, nos femmes, nos pères, nos mères, n’existaient plus. Tout ce qui est humain et fait de l’homme un être merveilleux, jusqu’aux sentiments et aux vertus, n’existaient plus pour nous. Il nous fallait absolument nous convaincre de cela pour que cela nous allège dans notre lutte quotidienne, permanente contre la mort. Il fallait absolument pour nous, pour survivre, apprendre à mourir au point que la vie et la mort soient confondues, qu’il nous soit impossible de les distinguer et, mieux, pousser l’ironie du sort jusqu’à aimer la mort plus que la vie. Si vous arrivez à ce stade, vous êtes sauvé. Cela vous débarrasse d’abord de la peur humaine puis vous détache de tout ce qui vous est cher dans la vie et qui fait la vie.
Il n’y a pas de meilleure arme contre la mort que la mort elle-même. Apprendre à mourir, c’est apprendre à vivre.
Les femmes, « nos mères » à Boiro.
Nous avons laissé plusieurs de nos mères au Poste X ; au Bloc, il n’y en avait que deux : Fatou Touré et Saran ; notre Saran du début de ce témoignage, a été transférée de Kankan à Conakry, au Bloc. J’ai dit tout à l’heure « nos mères » en parlant des femmes détenues. C’est on ne peut plus juste comme terme, car toutes ces femmes se sont données corps et âme pour sauver nos corps et nos âmes et cela aux moments les plus durs. Si la plupart d’entre nous du Poste X ont survécu, certes c’est grâce à Dieu, mais aussi grâce à ces femmes. Non seulement elles nous ont nourris, soignés, habillés mais elles osaient même intervenir auprès de Siaka Touré, auprès des commissaires, auprès des super-chefs geôliers comme Oularé, Fofana Bembéya, Léno, afin qu’on nous libère. Il fallait le faire et elles l’ont fait avec charme, sourire et un petit mot d’encouragement glissé dans un morceau de pain. Aucun disparu, aucun survivant du Poste X ne peut dire qu’il n’a rien reçu d’une de ces vaillantes femmes. Elles s’occupaient particulièrement des vieillards et des plus jeunes. Si nous étions bouclés à un tour, elles l’étaient à deux, pourtant : il y avait l’habituelle languette et un gros cadenas chinois. Mais leur comprimés d’aspirine ou de nivaquine, leurs cigarettes, leurs morceaux de pain, traversaient les murs et la forêt de baïonnettes pour nous atteindre. Ces femmes étaient toujours à l’affût de nos découragements, de nos pertes de foi et d’espoir, de nos ténias jusqu’à nos migraines. Placées dans les mêmes conditions qu’elles, celles qui nous ont mis au monde ou nos épouses n’auraient pas fait mieux.
A partir de 1976, les femmes réussirent à faire leur propre cuisine dans leur cellules. Mais toujours prévues à la cuisine commune, elles nous distribuaient à tour de rôle, porte à porte, leur ration qui venait de cette cuisine commune.
Bangoura Kassory
Je n’ai pas retrouvé Bangoura Kassory vivant, au Bloc ; il est mort en 1975, emporté par une cirrhose du foie. Bangoura Kassory était l’ami fidèle de Sékou. Tu l’as tué, Sékou, cet ami fidèle. Il t’est resté fidèle jusque dans sa tombe, le sais-tu ? Nous avons tout fait à Boiro pour qu’il nous révèle les emplacements, à travers le monde, de tes fabuleux trésors, trésors volés à la Guinée. Bangoura Kassory, ton ambassadeur itinérant, n’a rien voulu nous dire ; mais demain, le monde saura que tu ne t’es accroché à ton fauteuil, que tu n’as fait des sacrifices humains, que tu n’as assassiné par milliers des Guinéens, que pour assouvir ton âpreté au gain. Le pouvoir pour toi c’est l’argent. Sais-tu, Sékou, que Bangoura Kassory est mort, ta photo cachée dans ses vêtements de prisonnier ? Tu l’as tué parce qu’il en savait trop.
Le « complot peulh » et la mort de Diallo Telli
En fin 1976, Sékou va mettre en exécution son vieux plan d’élimination totale des cadres Peulhs puis la destruction de tout le Fouta. Il fit éclater le «complot peulh » d’une façon grossière. Il est sans gêne, cet homme. Après avoir arrêté Diallo Telli 36 et plusieurs autres, il va partir en guerre ouverte contre tout le Fouta en tentant d’attirer les Soussous dans son camp, en déterrant la vieille hache de guerre.
Les Soussous ne marchèrent pas et il échoua dans son entreprise criminelle.
Il va alors traîner dans la boue les Peulhs.
Il traitera de dernières venues, les femmes peulhes.
Il coupera les bourses aux étudiants peulhs.
En dépit d’effroyables tortures, la cabine technique n’eut pas raison de Diallo Telli. Alors Sékou passa par la ruse, la fourberie. Telli fut pris au piège du gros mensonge. De toutes façons, il était perdu.
Ma cellule, la cellule 22, était en face de celle dans laquelle Telli se mourait. Un jour, un gardien de poulets eut le courage de s’approcher de la cellule de Telli et de lui poser cette question :
— Pourquoi es-tu revenu en Guinée ?
— Peut-on fuir la mort ? répondit-il, au 8ème jour de sa diète.
Un autre jour, le docteur Alpha Oumar, au 13ème jour de sa diète, tapa à la porte de fer de sa cellule. Un garde se présenta et le docteur lui dit :
— Appelez-moi le chef de poste, je veux voir le capitaine Siaka.
Diallo Telli, dans la cellule voisine cria fort :
— Appelez Dieu ! Appelez Dieu ! Lui seul !
Jamais, jusqu’à ce qu’il s’éteigne, Diallo Telli n’a tapé à sa porte.
Le docteur Alpha Oumar Barry, tenta de se donner la mort en s’ouvrant les veines avec ses dents, mais en vain. Il n’en avait plus la force. Il y avait eu une méprise. Maître Sy Savané avait commencé la diète en même temps que les Telli. Il y avait Sékou Philo, Diallo Amadou Oury et Alioune Dramé dans la même « affaire » et dans le même bâtiment, qui ne faisaient pas partie de la diète noire. C’est au 5ème jour de sa diète à mort que maître Sy Savané apprit qu’il faisait partie du convoi. Cela le rendit fou à moitié. Il y a de quoi !
Lamine Kouyaté et Diallo Alassane : deux officiers du « complot peulh »
Dans le groupe des assassinés du «complot peulh » il y avait deux officiers. Il s’agit de Kouyaté Lamine, avec lequel nous avons fait connaissance depuis Kankan et qui fut l’aide de camp de Sékou Touré , l’officier qui déposa une nuit l’adjudant Kassoum Traoré à Boiro. Le second, c’est le lieutenant Diallo Alassane du génie route de l’armée qui a fait ses études en Allemagne fédérale.
Le capitaine Kouyaté ne faisait pas partie, contrairement aux officiers arrêtés, de la liste établie par le commandant Mamady, et pour cause ! Il est le beau frère de Mamady. C’est Madame Andrée Touré, l’épouse de Sékou, qui perdit le capitaine Kouyaté Lamine. Ce dernier avant de mourir, a confié au mur de sa cellule ses ressentiments. Il s’en prenait à Moussa Diakité. Il a peut-être raison, mais il y a une vérité complémentaire, à savoir que Andrée Touré était amoureuse du beau et fort capitaine et jalouse de Mme Tolbert 37 qui trouvait également cet officier à son goût.
C’était à Monrovia, en 1975, lors de la fameuse réconciliation de Sékou avec Senghor et Houphouët. C’est là que Mme Tolbert remarqua l’athlétique aide de camp, immobile et vigilant sous la pluie.
— Votre aide de camp est formidable ! confia Madame Tolbert à Madame Sékou Touré . Vous en avez de la chance ! ajouta-t-elle.
— Oui, il est bien bâti ; répondit Andrée Touré en souriant d’un sourire contracté.
Après Monrovia, en 1976, Madame Tolbert fit un tour à Conakry et retrouva le beau capitaine au Palais. Maladroite, elle parla encore en bien de l’aide de camp de Sékou. Avant même que madame Tolbert ne quitte Conakry, Andrée Touré dit un jour à Sékou :
— Madame Tolbert est amoureuse de ton aide de camp.
En disant cela, elle avait la mine triste.
— N’est-ce pas ? questionna Sékou.
— Elle m’en a parlé à Monrovia et ici, le jour même de son arrivée.
Sékou Touré ricana. Kouyaté était perdu. Il n’est pas Peulh, mais il fit partie du « complot peulh ». Jai dit au début que je ne parlerai pas de la vie intime ni de Sékou ni de ses tortionnaires dans ce témoignage. Mais je ne suis pas le seul à savoir ce qu’il y a entre Mme Tolbert et Sékou Touré , comme d’ailleurs entre la plupart des belles femmes (épouses) de ses pairs africains et Sékou. Il faut reconnaître que peu de femmes résistent au charme de Sékou. Ce qu’il m’est impossible de savoir :
est-ce à cause d’Andrée Touré ou à cause de Mme Tolbert, ou alors à cause des deux que Sékou a tué le capitaine Lamine Kouyaté ?
Je certifie seulement que tous les aides de camp, à part le commandant Sidi Mohamed, ont été tués à cause d’Andrée Touré ; et l’un d’eux, le lieutenant Dia Gouréyssi, est mort de mort mystérieuse. On a parlé de jaunisse. C’est faux.
Le dernier officier mort dans l’affaire Telli, le lieutenant Diallo Alassane du génie-route, a été tué à cause d’Andrée Touré ; pourtant lui, n’a jamais été aide de camp. Voici ce qui s’est passé. Le ministre de l’Armée, Sagno Mamady effectua une mission au début de 1970, en Allemagne fédérale. Il y alla avec le lieutenant Diallo Alassane qui parlait couramment l’allemand. C’est en l’absence du ministre Sagno que je fus nommé attaché militaire. A son retour, il me trouva à son cabinet.
Le ministre Sagno et le lieutenant Alassane avaient trouvé Mme Andrée Touré en cure en Allemagne fédérale. Sékou était très bien informé. Il en voulut au jeune et beau officier qui accompagnait le ministre Sagno Mamady en Allemagne. Il crut fermement au début que c’était moi, l’attaché du ministre. Cette conviction de Sékou, en plus du fait que je figurais sur la liste des « douteux » dans l’Armée, me perdit ; sans compter d’autre part que je suis marié à une Peuhle. Quand Sékou et Siaka se rendirent compte, en 1972, que ce n’était pas moi qui avait accompagné Sagno Mamady mais bien le lieutenant Alassane, ils le portèrent sur la liste des gens du « complot » suivant, celui de 1976.
Avant qu’on ne mette Kouyaté Lamine en diète noire, Saran 38, — qui logeait dans le 2ème bâtiment aux portes de fer, bâtiment qui se trouve dans le même prolongement que celui qu’occupait le capitaine Kouyaté Lamine — aperçut un jour ce dernier au moment où on lui donnait son assiettée de riz.
— Dieu est vraiment grand, Kouyaté. Tu m’as rejointe ici. Tu aideras aussi la Révolution, mon frère.
Le capitaine regarda tristement Saran qui se tenait les reins et qui riait. Elle n’oubliera jamais son vagin arraché par le capitaine Kouyaté, qu’elle voyait là, seul dans sa cellule, en tricot rouge aux manches brodées de blanc.
Saran ne se sentit plus vengée par le Bon Dieu quand on sortit en plein jour le corps recroquevillé du géant et beau capitaine Kouyaté après 14 jours de diète noire. Elle fut triste et pleura même.
Je vous ai parlé de la désintégration progressive des sentiments chez nous les détenus. La mort de nos camarades ne troublait guère plus, par exemple, nos jeux de damier ou de belote. A force de vivre dans nos cellules avec les cadavres, la mort ne nous disait plus rien.
— Enfin le cauchemar est fini pour eux ! ils sont au paradis pour l’éternité, disions-nous.
Les commandants Mara et Sylla
Après la mort de Telli et de ses compagnons, entre février et mars 1977, l’on s’appliqua à provoquer le restant des Officiers afin de trouver un motif à leur assassinat. Il y en avait quatre à Kindia. Ce sont :
- capitaine Henri Foulah
- lieutenant Camara Balla, ancien directeur des Usines militaires
- lieutenant Conté Thierno
- lieutenant Sissoko Sétigui.
A Conakry, au Bloc, il n’y en avait que trois :
- commandant Sylla Ibrahima
- capitaine Sékou Diallo de la douane
- capitaine Camara Kaba 41, ancien attaché militaire
Après l’assassinat du commandant Mara, tous les détenus, civils et militaires, se méfiaient désormais des injections. Les commandants Mara et Sylla Ibrahima étaient deux grands amis et cela depuis le Centre d’instruction de Ségou (République du Mali), au Bataillon autonome du Soudan-Est 39. Bakayoko Tiékoro du Mali et moi-même avons été leurs instructeurs de 1956 à 1957. Nous avons eu à les préparer pour l’Ecole des officiers de réserve de Saint-Maixent, eux et le commandant Kourouma Karifa, le capitaine Koïvogui Pierre (tué par Sékou) , le lieutenant Fofana Boubacar (tué par Sékou) et le gouverneur Tounkara Mama. Je connais donc parfaitement les liens entre Mara et Sylla.
Mara fut arrêté le premier et Sylla le rejoignit en 1973, sans être dénoncé par personne. Vous savez comment il fut arrêté et la raison. Cette raison, c’est la même pour tous les détenus politiques de Guinée. Rappelons-nous les aveux de Fodéba . J’étais chargé d’arrêter tous ceux qui sont susceptibles d’exprimer la volonté populaire ( … ) ». Le commandant Sylla Ibrahima était sur la liste tout comme ceux qui sont encore en liberté provisoire et qui passent tout leur temps à nous insulter nous autres détenus, « anti -Guinéens », et contre-révolutionnaires », disent-ils. Ils ne connaissent pas Sékou Touré, ni sa Révolution. Ils ne savent pas qu’après notre disparition, ce sont eux qui viendront à notre place, dans les cellules de la mort, aux murs gris, dans lesquelles on a toujours froid dans la torride chaleur.
Le commandant Mamady, gouverneur à Boulliwel à l’époque, ne disait-il pas en 1979, lors du XIème congrès du PDG: « Donnez-moi ces contre-révolutionnaires afin d’engraisser les plaines de Timbi avec leurs cadavres ». Il ne se doutait pas en disant cela qu’il est disgrâcié depuis longtemps parce qu’il en sait trop et que Sékou attend le jour propice pour le prendre. Il ne sait même pas, Mamady, pourquoi on l’a enlevé de N’Zérékoré (une frontière) pour le coincer à Boulliwel, au coeur du Fouta…
Dès que fut pris le commandant Mara, le commandant Sylla s’occupa de la famille de son ami. Il fallait avoir le courage de le faire car, à l’époque, dès qu’on vous arrête, vous n’avez plus d’amis, ni parents, exceptés votre épouse, vos enfants et votre mère. Fréquenter la famille d’un détenu de la « 5ème colonne » est un crime, et c’est Boiro. Dès qu’on vous arrête, vos amis mettent immédiatement de l’ordre dans leurs affaires prêts à aller à Boiro ou à fuir le pays.
Sylla osa s’occuper de la famille du commandant Mara. Mais l’épouse de son ami, Nialen, n’est pas une femme « simple », ordinaire, comme on le dit en Afrique : elle possède « quelque chose », « quelque chose » que voulaient posséder à la fois Sékou Touré et Siaka Touré pour le renforcement de leur pouvoir. Ce que Nialen possède, lui a été donné par son père, un grand notable de la forêt.
Pour rentrer en possession de l’objet, Sékou et Siaka devaient d’abord posséder Nialen, et Nialen ne comptait que sur Sylla, l’ami de son mari. Sylla était-il au courant du pouvoir que détient Nialen ? Je n’en sais rien, toujours est-il que les trois hommes rivalisaient d’ardeur amoureuse auprès de Nialen. Elle n’était pas une beauté, Nialen, mais possède un grand charme. Nialen allait souvent au Palais. Pour intervenir pour son mari ? Pauvre femme, elle ne sait pas que si Sékou et les dignitaires de son régime tiennent une femme, ils tuent son mari.
Siaka était aussi souvent chez Nialen. C’est de règle, on incarcère le mari pour mieux courtiser sa femme et si elle est à votre goût, vous la garder pour vous en assassinant son mari, comme vous l’avez fait pour Emile Condé et pour tant d’autres. N’est-ce pas Sékou ?
Nialen était embarrassée et dans son embarras, elle fut maladroite. Evidemment elle ignore le terrain sur lequel elle se bat. Elle ignore également la force de frappe des adversaires. Nialen est une jeune femme courtisée par un Président de la République et l’homme fort du régime ! Elle résista maladroitement et sa maladresse perdit son espoir, le commandant Sylla.
— Laisse-moi ! je ne veux pas de toi ! je ne veux pas de toi ! cria-t-elle à Siaka qui s’était jeté sur elle, chez elle. Les deux luttèrent férocement et c’est quand la femme arracha l’épaulette du capitaine que la lutte cessa.
— Tu aimes qui ? questionna Siaka, les yeux durs.
— Sylla.
— Ah bon ? On verra ça.
C’est après cet incident que Sylla, quelques jours après reçut le coup de téléphone de Siaka, lui demandant de le trouver à son bureau, à Boiro. Vous connaissez la suite.
« Oublie que tu es commandant »
L’atmosphère était telle au Bloc, après la mort de Diallo Telli, que nous sûmes vite qu’il y avait quelque chose de grave qui se préparait. Les gardes étaient sur les nerfs et nous provoquaient délibérément, surtout nous les militaires.
Nous primes nos précautions ; par exemple, on ne devait jamais être ensemble. Un jour, Sylla et moi eûmes la chance de nous retrouver aux WC, près de la fameuse cellule de Keita Fodéba, c’était au mois d’avril, vers le 5 de ce mois. Nous n’étions que deux, alors, tous deux à califourchon, occupés.
— Tu sais ce que tu vas faire, Sylla ?
— Non !
— Oublie que tu es commandant. Oublie totalement ce que tu fus hier. On nous cherche à mort toi et moi. Je ne sais pas ce qui se passe mais ça ne va pas du tout. Ce matin, à la vidange, le garde m’a mis en diète parce que, dit-il, j’ai retardé les autres camarades. Il n’a même pas voulu que je nettoie mon pot. Il m’a mis en diète pour un motif fallacieux, mon pot plein de « caca ». Faisons très attention. Tu sais que le poulet ou le canard du dernier homme de garde a plus de valeur qu’un détenu. Nous aurons besoin de toi demain. Méfie-toi. Prends donc l’exemple sur moi. Je suis toujours dans mon lit ou alors je joue à la belote ou au damier. Je ne suis plus capitaine, je ne suis plus 41, je suis Bentoura. Tu as compris ?
— J’ai compris et te remercie mon frère.
Le lendemain de notre conversation aux WC, Sylla s’adressait à un soldat, un jeune forestier de l’Aviation militaire, récemment arrêté pour un problème de carburant. Le jeune soldat tremblait de fièvre et ne savait comment se soigner. Sylla lui dit :
— Quand on tombe malade ici, on appelle un garde et on lui signale la maladie ou alors on demande un écritoire au chef de poste et on écrit à l’infirmier-major en indiquant sa cellule.
Il était environ 9 heures du matin. L’infirmier-major, Barry, un détenu comme nous, était dans la cellule du ministre Portos. Il avait suivi le conseil que Sylla avait donné au jeune soldat malade.
— Tu te mêles de quoi, toi, Sylla ? C’est pas ton boulot occupe-toi de ce qui te regarde, espèce de … (suivirent des injures qu’on ne peut transcrire ici).
Le commandant Sylla et tous les détenus qui étaient là, étaient sidérés. Je priai Sylla de ne pas répondre. Il ne répondit pas. Il tremblait de colère. Le major Barry, complètement déchaîné, fut calmé par Portos. Mais dès qu’il quitta ce dernier, contre toute attente, il fit un rapport à Siaka Touré que le chef de poste transmit immédiatement. Conté Fadama, le cerbère, n’était pas là ce jour-là. Dans ce rapport, Barry disait que le commandant Sylla voulait révolter les militaires détenus.
L’affaire tournait plutôt mal car nous savions qu’une telle accusation vaut la peine de mort. Mais ce que je n’ai pas compris, c’est qu’un agent des douanes (Alphonse), de son vrai nom Sy, et qui se faisait passer pour un lieutenant de l’armée de terre, vint au poste de garde, soutenir le major Barry dans son accusation contre Sylla, en renchérissant que « Sylla se croit toujours commandant en prison ». C’est Sy lui-même, après le poste de garde, qui vint me trouver à la douche de plein air pour m’avouer, oh ! miséricordieux, qu’il a chargé Sylla au poste ; que Barry a raison et que Sylla est « gonflé ». J’étais tellement sidéré que je n’ai pu placer un mot, J’avais le vertige.
Je sus sur place, qu’avec un tel faux et cynique témoignage d’un faux lieutenant, le commandant Sylla était perdu. C’est le même Sy, alias lieutenant (Alphonse) qui, libéré avant moi, vint trouver Sékou Touré en personne pour lui dire que « le capitaine Camara Kaba 41 se porte comme un charme en prison et tient à se venger un jour, et qu’il a un moral de fer ».
J’ai oublié de vous dire que dans les prisons de la mort, Sékou et Siaka avaient jeté des « moutons » parmi nous. Les moutons ne sont que des espions, des agents arrêtés et incarcérés exprès, rien que pour récolter des informations, tirer les vers du nez aux détenus et faire leur rapport à Siaka. C’est la même organisation policière qui continue dans les prisons. Comment être assez sur ses gardes, dans une cellule fermée, avec des faux détenus qui sont de vrais agents ? On a précipité la mort de plusieurs d’entre nous par le travail criminel des « moutons» . Ce qu’on n’a pu obtenir des détenus par la torture, on l’obtient par ce procédé. C’est ainsi que les lieutenants Kamissoko et Saa Paul furent rapidement liquidés grâce aux « moutons ».
La mort du commandant Sylla
C’était le 13 avril 1977, un dimanche, lorsque l’on cria du poste de garde : « Barrage ! Barrage ! ». C’est un mot que les détenus connaissent parfaitement. Dès que l’on crie « barrage », tout le monde rejoint immédiatement les cellules, même si vous êtes plein de savon à la douche ; on vous boucle. C’est quand il y a un événement que les détenus ne doivent pas suivre que l’on crie « barrage ». Cet événement peut être l’évacuation du cadavre de l’un d’entre nous, ou l’arrivée d’un nouveau détenu, ou la visite de Siaka au Bloc, ou alors une libération individuelle.
Ce 13 avril 1977, on cria « barrage » et toutes les cellules furent fermées. Il était environ 14 heures en ce dimanche. Le dimanche, c’est le riz gras à Boiro. Le commandant Sylla était dans la même cellule que le vieux Touré, chauffeur de Sobragui, et l’agent de police Kanté Ibrahima. Sylla partagea le bol de riz gras entre les trois occupants. Les autres mangeaient, Sylla préférant prier d’abord, lorsqu’on ouvrit leur cellule.
— Commandant Sylla ! on vous demande au poste.
Quatre gardes, baïonnette au canon étaient à la porte. Nos guetteurs, cellules fermées, étaient à leur poste depuis.
— Je peux m’habiller ?
— Prenez simplement une chemise.
Le commandant Sylla n’a pas posé sa question pour rien. Il était sûr de sa libération. Il porta une chemise et on l’embarqua dans la jeep. On baissa la petite bâche de la portière arrière de la jeep et celle-ci sortit du Bloc. Ce qui nous sembla bizarre, on n’ouvrit pas tout de suite nos portes et il faisait particulièrement chaud ce dimanche 13 avril 1977.
La jeep fit plusieurs tours dans le camp et revint 20 minutes plus tard au Bloc. Nous étions toujours bouclés et nos langues allaient bon train. Nous étions heureux, notre camarade était libéré. La jeep fit marche arrière et se gara devant la « 49 ». La cellule « 49 » est la cellule élue pour tuer. Je ne sais pas si quelqu’un est jamais entré dans la cellule « 49 » et ressorti vivant.
On enferma Sylla et on écrivit sur sa porte « DN » (Diète Noire) avec de la craie blanche. La jeep repartit et on rouvrit nos cellules. Nous sommes restés plus d’une semaine sans nous rendre compte que notre frère de misère était là, à 3 pas, condamné à mort. Un jour, nous reconnûmes sa voix, une voix pas encore fatiguée. Sylla récitait la sourate « Yacine », très longue, qu’il a assimilée parfaitement. Il en a récité les versets jusqu’à l’épuisement, jusqu’à la perte de voix. Pendant deux semaines, sans eau, sans une miette de pain, Sylla luttait avec la mort et ne tapait toujours pas à la porte comme les détenus mis en diète le font ordinairement.
Le comandant Sylla mourait et la vie, notre vie d’inhumanisés, allait de son éternel train. On jouait au damier, aux cartes, on rigolait. Je vous ai déjà dit que nous étions animalisés jusqu’à la bestialité et que nous n’étions plus de ce monde. Comme dans une course de fond, Sylla remporta la victoire, dans un temps jamais atteint, à plus forte raison battu : le commandant Sylla survécu 22 jours complets sans boire ni manger. On alla le jeter comme tous les autres à Nongo, après Kaporo, et la vie continua. Oui ! la vie continue. Mais si les morts n’ont pas de problèmes, ils en posent aux vivants.
Dans la Guinée de Sékou Touré, le mal est personnifié
Ne sous-estimez pas les bêtes car l’instinct animal est supérieur à la raison humaine. Cet instinct n’est que la raison primaire, la raison mère, fondamentale. Au fil du temps, c’est-à-dire par le processus d’évolution, donc de transformation, la raison humaine s’épure, et en s’épurant s’étiole. L’étiolement, toujours par processus, finit par la cassure. Comment donc juger juste ? Autrement dit comment raisonner juste ou même voir justement ? L’animal, lui, ne se trompe presque jamais.
A Boiro, les persécuteurs et les persécutés ont tous perdu et l’instinct primaire et la raison humaine. Les premiers, parce qu’ils agissent sans retenue, sans mesure, comme s’ils n’ont jamais eu la plus petite fibre vivante ; les seconds, parce qu’ils subissent outre mesure, en dehors du temps, en dehors du monde commun, ayant comme pain et comme seul repère, l’insupportable douleur. Vous savez, quand l’insupportable est supporté très longtemps, à tel point que le temps commun lui-même fuit et que l’être humain devient moins qu’un objet, eh ! bien, seule la douleur existe, vit et vibre. J’ai déjà dit et je répète que quand le mal est personnifié, c’est-à-dire quand il parle, marche, boit et mange, je vous assure qu’il est très difficile de l’oublier et dans la Guinée de Sékou Touré , le mal est personnifié.
Le commandant Sylla est mort un mois après Diallo Telli. Quatre mois après sa mort, le 27 août 1977, ce sera la révolte des femmes.
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La Révolte des Femmes
L’insupportable supporté
Si Sékou fomentait ses « complots » afin de résoudre ses nombreuses crises économiques, et d’éliminer par milliers d’innocents patriotes, le mouvement des femmes du 27 août 1977, lui, l’a totalement surpris, dérouté. C’est que la révolte des femmes n’était pas « un complot ». Renseigné comme il est, il l’aurait vite su et maîtrisé.
Je vous ai parlé tantôt de l’insupportable qui est supporté et de la personnification du mal en Guinée. Ne vivant que de privations, d’humiliation, de douleur, le peuple de Guinée en avait par-dessus la tête. Leurs maris, fils ou frères en prison ou sans emploi ou ayant fui la terreur, les femmes guinéennes n’en pouvaient plus, elles ne pouvaient plus supporter plus longtemps l’insupportable. Ce sont elles, plus que les hommes, qui supportent l’insupportable règne de Sékou Touré .
Ces femmes faisaient vivre leur famille avec le petit commerce qu’elles pratiquaient. Je vous ai parlé de la pénible situation des commerçants et de leur héroïsme sous ce règne totalitaire et absurde. Je vous ai parlé aussi la fameuse police économique de Sékou Touré, lâchée comme des chiens de SS nazis derrière non seulement les petits commerçants qui faisaient vivre tout le pays, mais aussi derrière d’humbles citoyens et citoyennes.
Vous venez de Dubréka à 50 km de Conakry pour chercher du riz à un prix d’or à Conakry. Un petit sac de riz de 50 kg dans les années 1974 jusqu’en 1980, coûtait 5 000 à 5 200 sylis (50 000 francs CFA). Le transport Dubréka-Conakry (50km) valait 500 frs CFA. Arrivé à Conakry, vous n’obtenez que 5 kgs de riz par exemple. Sur le retour pour Dubréka, c’est au km 29, au barrage, qu’on vous retirera vos 5 kg de riz. Couchez-vous à leurs pieds, faites descendre Dieu du ciel, hurlez en vous roulant par terre, rien à faire, vous n’aurez pas votre riz ! Tant pis si vos enfants, à Dubréka, crèvent de faim.
C’est l’ex-secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères qui a raison en écrivant sur le mur de sa cellule :
… »Pour Sékou Touré peu importe la désolation de son peuple »…
Les faits
La révolte des femmes est partie d’un petit fait, mais comme cela arrive souvent, les grands événements naissent des petits faits. Les SS de Sékou avaient l’habitude de fouiller les femmes jusque dans leur pagne. En fait, dès qu’une vendeuse aperçoit un policier, l’alerte est donnée et chacune cache dans ses pagnes, entre ses cuisses, ce qu’elle peut cacher : boîtes de tomates, assiettes, … et la police économique fouillera ses femmes jusque dans leurs pagnes, des femmes illettrées qui souvent ne portent pas de dessous. Parfois ce ne sont que les objets de pacotille qu’on attrape, mais aussi celui vénéré, caché par le Bon Dieu lui-même !
Ce jour-là, le policier fouilla et trouva une assiette en aluminium, fabriquée en Guinée, à la Soguifab. La propriétaire, une nommée Marie Bangoura, de Boffa, était nourrice et avait son bébé au dos. La jeune vendeuse, vexée, outrée, indignée, se saisit de l’assiette. Le policier tira, la jeune femme tira et le pagne se détacha et le bébé tomba. La femme se jeta sur le policier et ce fut la bagarre généralisée. Les petites commerçantes et les badauds s’en mêlèrent ; la révolte se transforma en quelques minutes en émeute. En moins de deux heures de temps, dans toutes les régions de la Basse-Guinée, la police économique fut lapidée, les commissariats saccagés. Des milliers de femmes et de badauds, armés de gourdins, de pierres, de bouteilles, marchèrent sur la Présidence. On se serait crû à Paris, à la prise de la Bastille.
Sékou, tremblant derrière sa fenêtre, essaya de calmer les femmes en supprimant la police économique mais fit l’erreur de convoquer d’urgence une réunion au Palais du Peuple. C’est là qu’il essuya la profonde humiliation de son règne. Les femmes le traitèrent de bâtard et d’ingrat, l’insultant père et mère. On le cacha des femmes qui voulaient le tuer. Désemparé, Sékou donna l’ordre au Général Toya de tirer, et les chars crachèrent des obus. Il y eut des morts et des blessés. Puis, maître de la situation, Sékou rafla.
La répression : à Boiro, les cellules furent remplies
A Boiro on se crut en 1971. Les cellules furent remplies. On tortura comme à l’accoutumée, on fit danser les détenus dans un grand feu que Siaka fit allumer devant la cabine technique. Sur 447 petits commerçants, des tabliers (possédant de petits étalages au marché), 27 seulement furent libérés.
— J’ai pissé du sang, disait Barry Sory, chef des vendeurs de tickets au marché de Madina, après sa torture. Je ne m’en sortirai pas, ajouta-t-il.
Barry mourra quelques jours après, au Bloc.
Ce ne sont pas seulement les petites vendeuses, avec leurs bébés, et les petits commerçants qui furent incarcérés à Boiro, mais aussi les responsables politiques du 5ème arrondissement de Conakry où se trouve le marché. Parmi eux, le professeur Sylla Almamy Fodé, et des centaines de transporteurs. On reprochait à ces derniers d’avoir colporté les échos de l’incident du marché « Madina » dans les régions voisines de Conakry. Le grand transporteur Sankoumba Diaby fut pris. On lui reprochait d’avoir mis ses cars rafistolés à la disposition des femmes pour leur marche sur la Présidence et le Palais du Peuple.
La victoire des femmes
Ce qui est important dans ce mouvement des femmes, c’est qu’il a permis à Sékou de mettre un peu d’eau dans son vin. La police économique supprimée, le petit commerce fut au tiers libre ; il y eut un peu de relâche aux frontières, ce qui permit de pourvoir le marché d’articles de première nécessité. Les prix étaient toujours élevés mais, au moins, on pouvait les voir de ses yeux ; des articles de première nécessité comme l’huile, le sucre, les oignons, les tissus, etc.
Les femmes eurent leur victoire sur Sékou dont la côte a baissé depuis.
L’attitude de l’Armée
— Cet événement, mon général, c’est le moment pour l’Armée de prendre le pouvoir. L’occasion est trop belle. Vous êtes à la tête de l’Armée. Ordonnez !
Ainsi parla un sous-officier, un adjudant, Imam du camp Alpha Yaya, au général Toya. Toya alla sur le champ en informer Sékou Touré . L’adjudant se retrouva à Boiro. Très courageux, l’adjudant, un Peulh, avait frappé malheureusement à la mauvaise porte. Il ne savait pas que Toya est capable de ligoter sa mère pour l’offrir à Sékou afin d’en faire un sacrifice humain.
Savoir exactement qui est qui empêche jusqu’à ce jour l’Armée de prendre le pouvoir sans carnage. Son extrême division, les règlements de compte, la méfiance des uns à l’égard des autres y sont pour beaucoup.
Notes
1. Diète privation totale d’alimentation imposée pour quelques jours ou jusqu’à la mort.
2. Appellation par laquelle se désignent des personnes qui portent le même prénom, en l’occurrence Cheik (Sékou étant une déformation de Cheik).
3. Le Parti démocratique de Guinée, section guinéenne du Rassemblement démocratique africain devenu après l’indépendance Parti unique.
4. Loi-cadre dite « loi Defferre », du nom du ministre Gaston Defferre du gouvernement Guy Mollet, social-démocrate de l’époque (1956).
5. Expression signifiant l’acquiescement : « c’est bien vu ».
6. Kéïta Fodéba avait été haut responsable de la Culture et grand ordonnateur des premiers Ballets d’Afrique Noire, célèbres dans le monde entier, à la fin des années 50s. Voir plus loin.
7. On verra plus loin l’origine de ce nom.
8. L’agouti est un gros rongeur, ressemblant au rat, très apprécié pour sa chair faisandée.
9. Voir Kindo Touré, Unique Survivant du « Complot Kaman-Fodéba», collection Mémoires Africaines, L’Harmattan, 1986.
10. Le Génie du Mal, titre originel donné par l’auteur à ce récit.
11. Le Camp d’internement de Conakry sera baptisé « Boiro », en souvenir du commissaire jeté de l’avion.
12. Sofa : combattant de Samory.
13. Louis Archinard, général français, vainqueur d’Amadou (1890) et de Samory Touré (1891), il permit la pénétration française au Soudan.
14. « Fraternité-matin » était le quotidien houphouétiste du Parti unique ivoirien, le PDCI – RDA.
15. PAIGC : Parti Africain de l’indépendance de la Guinée-Bissau et des Iles du Cap-Vert, sous la direction prestigieuse d’Amilcar Cabral, qui mène une lutte armée contre le colonisateur portugais à partir des pays voisins de la Guinée-Bissau (Sénégal et Guinée-Conakry).
16. L’envergure intellectuelle et internationale d’un Cabral — théoricien et praticien de la lutte anti-coloniale faisait évidemment une grande ombre sur le peu talentueux Sékou, qui pourtant avait fait publier des dizaines de tomes de « pensées » par les presses nationales de Guinée. D’autre part, des témoignages fiables ont souligné l’intérêt qu’avait Sékou de se débarrasser physiquement du leader Cabral ainsi que d’une partie de son entourage, dans un « complot » concocté avec les Portugais. Cabral échappa au « complot de 1970 » mais pas à celui de 1973. La police secrète portugaise (PIDE) le fit assassiner par l’intermédiaire de Guinéens, à Conakry même, le 20 janvier 1973. Voir plus loin.
17. Cette « épopée » a été racontée, sous forme de roman, dans Un week-end à Conakry, Jean Seignard, éditions l’Harmattan.
18. Cet ouvrage, à notre connaissance, n’a pas été rédigé.
19. La « 5ème colonne » désigne, dans un pays en guerre avec l’étranger, les « ennemis de l’intérieur », les « dissimulés », les « traîtres », qui n’attendent que l’occasion pour se révéler. L’expression est de Franco au moment de sa prise de pouvoir en Espagne.
20. Syli : l’éléphant, symbole de la Guinée, et de Sékou Touré .
21. Chaussures d’intérieur, savates.
22. Quinqueliba : décoction de feuilles faisant office de thé matinal.
23. L’éléphant, syli en langue soussou, est le symbole de la Guinée au départ, puis celui de Sékou Touré .
24 Une autre façon de désigner son mari.
25. J-P. Alata était un prisonnier célèbre parce que français arrivé dès la fin des années 50 à Conakry pour aider la Guinée indépendante, et Sékou Touré par là même. Il est l’auteur de Prison d’Afrique.
26. Ancien directeur de l’Office nationale des hydrocarbures, d’où son surnom.
27. Alpha Abdoulaye Diallo, dit Portos, auteur de La Vérité du Ministre, Calmann-Lévy, 1985.
28. Navetane : travailleur migrant saisonnier.
29. Le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler est un livre-critique imparable de l’univers concentrationnaire et totalitaire de l’Est, écrit en 1940. Koestler se suicida en 1983.
30. Le jour de l’enterrement de Sékou Touré à Conakry, en 1984, le peuple pleurait au passage du cercueil. Quelques heures plus tard, le même peuple applaudissait à tout rompre les militaires qui avaient enfin déboulonné le régime !
31. Poème figurant dans le recueil « Sois et Lutte » de l’auteur, publié en 1986 à Conakry.
32. Des bandes magnétiques qui seront utilisées pour d’éventuelles arrestations.
33. Voir note précédente.
34. Alexis Carrel, prix Nobel 1912, pour cet ouvrage. Connu pour ses importantes découvertes médicales mais également controversé après sa mort (1944) pour ses positions racistes et antisémites.
35. Le moré est la langue nationale des Mossi de l’actuel Burkina-Faso (dénommé alors Haute-Volta).
36. Après le reflux du mouvement nationaliste camerounais en 1958 dont l’Union des populations du Cameroun (UPC) était le fer de lance, les militants étaient pourchassés par l’ordre colonial puis néo-colonial en place à Yaoundé.
37. Diallo Telli, premier secrétaire général de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), était un très brillant diplomate, revenu en Guinée indépendante pour servir son pays. Jaloux de sa prestance, de ses capacités, de sa notoriété mondiale, Sékou Touré se devait de l’éliminer.
38. Epouse du président libérien William Tolbert déposé en 1980 par un coup d’Etat militaire mené par Samuel Doe.
39. Il s’agit de la femme torturée au début de l’ouvrage. Son tortionnaire, arrêté à son tour, la retrouve en prison.
40. Le Mali était appelé le Soudan Français au temps colonial.
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